Chapitre I. « À bas les Belges ! » : une infra-politique de l’expulsion
p. 23-56
Texte intégral
1Comment décrire ce qu’il s’est passé ? Peut-on encore croire possible d’écrire ce qu’il se serait vraiment passé ? Comment se tenir au plus près des faits ? D’ailleurs, qu’est-ce qu’un fait ? Pour les maîtres de l’école des Annales, écrivait Paul Ricœur, les faits n’étaient plus ces objets dont il importait avant tout d’en éprouver la vérité intrinsèque, ou d’en faire le fastidieux commentaire : « Les faits ne sont pas donnés dans les documents, mais les documents sont sélectionnés en fonction d’une problématique1. » À la vérité, on parlera plutôt ici de scénario.
2Le scénario, tout comme la problématique, n’est pas faux. C’est une proposition. Dans le cas d’un événement violent, il est évidemment tributaire d’une vision de l’histoire à la Edward Gibbon : c’est-à-dire, d’une histoire « des crimes, des forfaits et des malheurs du genre humain », mais aussi de la façon dont le genre humain lutte contre ceux-ci2. Les archives judiciaires, qui permettent de retracer les enjeux principaux de l’émeute, sont tributaires de cette dialectique : elles n’écrivent la paix sociale désirée par l’État que sous la forme dont leurs auteurs en régulent les écarts, la maintiennent par la force.
3Partant, toute la difficulté de la tâche réside dans l’écoute attentive de voix et de revendications, qui courent toujours le risque de s’évanouir au moment même où elles sont enregistrées. Pour que le scénario ne soit pas celui d’une enquête déjà close, il faut que les bifurcations pouvant surgir à tout moment de l’événement soient restituées. Tenter, dans la mesure du possible, de placer son regard au-dessus de l’épaule de celui qui écrit l’archive, prête à être subjuguée par le conformisme du dossier classé.
4Dans cette première partie, c’est donc de décor et de protagonistes dont il va être question, mais aussi d’histoire. Peut-être cette histoire est-elle proche de l’anthropologie, par ailleurs. En essayant d’ancrer les gestes de l’émeute et de l’expulsion dans un lexique social, un vocabulaire pratique, un répertoire de l’action, ce sont les traits d’une résistance quotidienne à l’hégémonie des compagnies qui sera décrite. François Simiand avait d’ailleurs bien montré que l’expulsion de 1892 paraissait noyée dans un flot continu de grèves, renvoyant ainsi à sa modestie le présent travail3. Mais il semble toutefois nécessaire de se questionner sur ce qui, précisément, en fait l’originalité. Sur ce que ces troubles « xénophobes » avaient d’inédit, à une époque où le mot n’existait même pas4.
Lens-Liévin, fin de siècle : territorialités de la mine
Une constellation de concessions
5Vers 1890, dix-sept compagnies occupent la partie occidentale du ruban houiller français, situé en Pas-de-Calais, avec des concessions aux dimensions et aux potentiels variables. L’annexe 1 présente une carte du bassin houiller, reprise de celle réalisée par Émile Vuillemin en 1889 : les concessions de Dourges, Courrières, Lens, Grenay et Vicoigne-Noeux y sont spatialement dominantes. Elles se partagent en cinq rectangles le « gonflement » du gisement compris entre Béthune au nord-ouest et Douai au sud-est. Cette prise au sol est avantageuse dans la compétition productive que se livrent les compagnies puisque, correspondant à la zone d’exploitation, elle autorise aussi la prospection.
6L’importance, sinon la prééminence, des compagnies localisées dans le Pas-de-Calais est incontestable. Plus nombreuses, certes, elles produisent presque le double de leurs voisines du Nord. Mais ce qui caractérise plus précisément cet écart, sur le long terme, est le décollage rapide qu’elles connaissent. Depuis les premiers sondages des années 1840-1850, les concessions du Pas-de-Calais ont largement supplanté tout autre centre d’extraction français, venant même talonner le bassin de Düsseldorf (10,348 millions de tonnes par an, en moyenne, entre 1888 et 18925). Cependant, cette vue d’ensemble masque des différences cruciales au sein des unités départementales. Si, dans le Nord, la concession d’Anzin est la plus productive pour la période 1890-1894 (elle représente 19,96 % de la production régionale, puis vient Lens avec 13,70 %, Courrières avec 9,36 % et Vicoigne-Noeux avec 7,71 %)6, son emprise au sol, hégémonique, lui confère une situation de quasi-monopole vis-à-vis des concessions voisines et empêche – dans l’idéalisme de l’économie classique dont on trouve des traces chez E. A. Wrigley ou M. Gillet – l’épanouissement de la concurrence, facteur d’innovations. Dans le Pas-de-Calais, c’est l’inverse. Le partage du territoire houiller – « opération magnifique, peu coûteuse et réalisée sans vive concurrence7 » – a permis de faire apparaître trois classes de concessions à peu près homogènes : celles qui dépassent ou tendent à dépasser le million de tonnes par an (Lens, Vicoigne-Noeux, Courrières, Bully-Grenay), celles qui produisent entre 500000 et 800000 tonnes par an (Bruay, Marles, Liévin), et les autres.
7Les compagnies sont nettement plus productrices de territoire que le maillage départemental, duquel elles font fi : ainsi les concessions de Courcelles-lès-Lens, l’Escarpelle, Ostricourt, Carvin et Meurchin sont-elles à cheval sur le Nord et le Pas-de-Calais. Le capital qui les anime peut bien être « déterritorialisé », elles se conçoivent avant tout comme des entités physiques et juridiques. Physiques, voire géologiques, car le référent territorial qui fait le plus de sens pour elles est tout d’abord le « ruban houiller », masse oblongue quasi-insulaire dont l’apparition sur les cartes est performative, sa distinction vis-à-vis du reste du territoire s’opérant par le raccrochement à un référent unique, la présence de houille dans le sous-sol. Juridiques, d’autre part, car le second référent est celui des limites des concessions, dont le tracé résulte d’un accord entre exploitants et État, et est encadré par un corpus, la loi de 1810, dont les syndicats n’ont de cesse de critiquer l’arbitraire. Cette mesure de proto-capitalisme impérial permettait en effet de concéder l’exploitation de ressources appartenant à l’État à des entrepreneurs privés qui, selon leurs opposants, s’étaient contentés de fournir le capital et de procéder à l’exploitation des mineurs. Or, l’utopie auto-organisatrice qui se développera par la suite (le mythe de « la mine aux mineurs », nous y reviendrons) prit, en partie, la forme originale d’un recours à l’État précisément parce qu’il était le propriétaire de ces ressources8. Enfin, à l’intérieur de ce dernier cadre, jouent les articulations les plus complexes. Une concession peut en effet contrôler plusieurs fosses. Si celles-ci apparaissent comme des sortes d’îlots séparés par de larges pans de campagne, elles n’en sont pas moins reliées par un vaste et complexe réseau de communications. Or, c’est à cette échelle locale que se présentent des éléments qui, bien que faiblement, font résistance à ce zonage.
Les rails du progrès
8Les compagnies ont développé une industrie nouvelle, mais elles l’ont fait sur un territoire qui n’était pas totalement vierge. Émile Vuillemin, président du Comité des Houillères et archiviste de la mise en exploitation du Nord-Pas-de-Calais, écrit dans le premier tome de son histoire du bassin houiller :
« La plaine de Lens, au sol crayeux et peu productif, ne renfermait en 1850 que de petits villages, peu peuplés et ne pouvant par conséquent fournir qu’un petit nombre de bras aux nouvelles houillères qui s’établissaient alors. Il fallut dès l’origine attirer de nombreux ouvriers des Bassins du Nord et de la Belgique, et par suite créer des maisons pour les loger9. »
9Si celui-ci attire l’attention sur les contingents de bras exogènes venus peupler ces « colonies minières », il ne faut pas oublier que ces quelques « petits villages » ont précisément été les témoins d’une modification rapide et brutale de leur environnement, de leur paysage et de leur mode de vie : criblé de trous, le sol du Pas-de-Calais va aussi se voir recouvert de dizaines de kilomètres de voies ferrées. Leur développement, auquel les compagnies songent « dès l’adoption du tracé de la ligne des houillères », précise Vuillemin, est même coextensif à la nature de l’industrie extractive : le charbon est un produit pondéreux qui, bien qu’il puisse en partie être exploité sur place, doit aussi pouvoir être expédié sur les routes du commerce national et international. Ainsi, en 1880 (date à laquelle le mémoire de Vuillemin est publié), la Compagnie de Lens possède-t-elle un réseau ferré de 43 kilomètres, sur lequel se meuvent 8 locomotives de 24 à 28 tonnes, 360 wagons à houille et « trois voitures spéciales contenant chacune 60 personnes, servant à amener les ouvriers des villages voisins à leur travail aux fosses10 ». Dans l’esprit des exploitants, le chemin de fer est une réalité qui agrège tant l’insertion de la main-d’œuvre que l’expédition du charbon.
10Cette vision gestionnaire, où les corps semblent indifférenciés de la matière, résulte de la volonté de contrôler l’ensemble du processus productif. La carte de la concession de Lens en 1892 (annexe 2) montre bien cet entrelacement des réseaux, cette interpénétration des échelles. La cohabitation de données physiques (localisation de failles) et anthropiques (villes et villages, concessions, communications) rappelle le primat géologique de l’industrie, et connote ainsi le déterminisme scientifique qui traverse l’époque. D’autre part, l’étroite dépendance entre industrie et connectivité est frappante. Le village d’Hulluch, à l’écart de tout puits, semble isolé, tandis que les fosses n° 11 et 12 se voient dotées de voies ferrées qui leur sont exclusives.
11L’habitat dispersé qui préexistait à la mise en exploitation rencontre donc inégalement les bouleversements matériels et environnementaux de la révolution énergétique française. Mais le « futurisme » qui domine la représentation du temps fait entrevoir aux derniers témoins d’une époque révolue ou à tout le moins transitoire, que, tôt ou tard, ils seront aspirés par la tempête du progrès11. Le bassin houiller, écrit en effet Joël Michel, est une « galaxie en expansion12 ». À mesure que ses exploitants accroissent leur puissance (par l’amélioration des prospections, des calculs, des innovations techniques) la « frontière minière » agrège de nouvelles fosses, qui sont comme les satellites d’un système de référence. La prospection technique et la pratique cartographique constituent précisément les moteurs d’une expansion optimiste, ou au moins désinhibée : la question de la limite des ressources ne se pose alors pas, ou peu13. Au contraire, le mode d’existence des concessions se définit d’une part, par l’exploitation ; d’autre part, par la recherche constante, incessante, de nouveaux gisements. Comme une frontière « à la manière américaine », « dévoreuse de main-d’œuvre et d’espace, imprègn[ant] toujours le plus fortement le paysage et l’atmosphère de ces régions mixtes », « oblitér[ant] le passé rural14 ».
L’espace-temps minier
12La Compagnie de Lens s’est longtemps démarquée des autres par son port d’embarquement colossal à Vendin-le-Vieil, sur la rive gauche du canal de la Deûle. Il s’agissait d’un large bassin de 340 mètres de long sur 32 de large, permettant de charger une péniche de 240 tonnes en moins d’une heure, de sorte que « l’ensemble des appareils pourrait recevoir 6000 tonnes et plus par journée de 12 heures ». De plus, « un puissant éclairage électrique par lampes à arc permet de prolonger le travail après la chute du jour15 ». Si cette remarque peut paraître tout à fait banale aujourd’hui, elle fait pourtant acte d’une transformation essentielle, inhérente au développement industriel : la modification du rapport au temps. Cet affranchissement technique de l’obscurité vient briser le rythme cyclique des jours et des nuits pour y substituer celui, linéaire, de l’activité marchande. Comme Tim Ingold l’écrit :
« L’objectif de la technologie moderne a en effet été de dépasser les contraintes du monde naturel, d’harnacher ses forces, de façon à ce que les rythmes de la société puissent être mis en conformité avec un programme artificiel et arbitraire […] À cet égard, les développements du secteur des transports et des communications ont eu un impact décisif, et on peut dire qu’il n’y eut probablement pas d’innovation plus lourde de conséquences que la lumière électrique. L’effet recherché était l’installation d’un nouveau type de temps, comme régulateur dominant de l’activité humaine. Sorokin et Merton l’appellent le temps astronomique ou sidéral : “uniforme, homogène ; […] purement quantitatif, dépouillé de toute variation qualitative16”. »
13Le territoire minier est en ce sens générateur d’une spatio-temporalité qui lui est propre. Ainsi la lumière électrique rivée au port d’embarquement n’est-elle que le projecteur d’un ensemble plus vaste d’artificialités, d’un espace qui apparaît comme fondamentalement « autre », d’une hétérotopie17.
14Arrivant de nuit vers le Voreux, Étienne Lantier découvre la fosse de loin comme s’il s’agissait d’une apparition fantasmagorique : « Il aperçut des feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air, et comme suspendus », « les feux reparurent près de lui, sans qu’il comprît davantage comment ils brûlaient si haut dans le ciel mort18 ». Ce monde se présente comme étant clos sur lui-même, et dans lequel le temps se déploie de façon infinie – mais aussi vide, sans à-coups, sans brusqueries, sans retours. Ce temps-là dévore, engloutit continuellement les hommes et les marchandises qui lui sont soumis. Au fond de la mine, cette tension extrême prend la forme d’un supplice pour Maheu : « La roche, au-dessus de lui, à quelques centimètres de son visage, ruisselait d’eau, de grosses gouttes continues et rapides, tombant sur une sorte de rythme entêté, toujours à la même place. Il avait beau tordre le cou, renverser la nuque : elles battaient sa face, s’écrasaient, claquaient sans relâche19. » Au jour, la division des tâches qui affecte les ouvriers s’immisce dans le foyer, en cadençant le réveil des uns, le sommeil des autres, le petit-déjeuner que doit préparer Catherine pour son père qui, précisément, l’accuse d’avoir abusé de son temps « libre » : « Si tu avais moins dansé hier dimanche, tu nous aurais réveillé plus tôt… En voilà une vie de paresse20 ! » Le spectre de la traditionnelle Saint Lundi semble lointain, effacé21. Tout se passe comme si le temps du travail et la discipline industrielle avaient modelé de fond en comble les coutumes des mineurs, de sorte que leur vie serait indissociable de leur travail.
15De ce fait, l’historiographie du monde minier a souvent considéré que les mineurs formaient un groupe social à part entière, comme Joël Michel qui, dans l’avant-propos de sa thèse, affirmait s’être inspiré des community studies22. Pour lui, le monde de la mine est moins le résultat du développement économique que du « paysage humain des communautés nombreuses et closes sur elles-mêmes23 ». Cette conception a de bonnes raisons d’exister. Il suffit de mettre les pieds dans cet univers pour sentir que tout a pu y émerger ex nihilo, que le temps et l’espace y ont été compressés à l’extrême. Ainsi le chemin de fer qui lie les villages aux puits ne rétrécit-il pas seulement la distance, mais aussi le temps. Cette quête de la réduction maximale constitue la matrice du projet des compagnies, qui en ont trouvé l’aboutissement dans la construction de cités ouvrières : les corons.
16Ces constructions représentaient pourtant un investissement considérable, comme le remarque Émile Vuillemin : les 1085 maisons d’ouvriers dont les travaux furent entrepris en 1877 ont coûté à la Compagnie de Lens 3738426 francs, ce qui correspond au moins à 2800 francs par maison24. Mais elle pouvait de ce fait loger 55 % de ses ouvriers, quand la Compagnie des mines de Liévin en logeait 73 %25. Les frais ne s’arrêtaient d’ailleurs pas là. Les compagnies bâtissaient écoles, asiles, hôpitaux, églises ; elles organisaient des œuvres de bienfaisance en faveur des ouvriers comme des caisses de secours, des caisses d’épargne, des coopératives de consommation… et fixaient ainsi, moralement et financièrement, les classes laborieuses. Dans la brochure consacrée à la concession de Lens, imprimée en 1892 par Danel, on lit par exemple que : « Les maisons spacieuses et salubres sont louées aux ouvriers à raison de5 francs par mois, y compris la location du jardin attenant à chaque habitation26. » Or, en ces quelques mots se déploie le génie du paternalisme qui, soucieux de la régénération du prolétariat par l’hygiénisme, n’en perd pas moins de vue la location des vies.
17En rester là condamne cependant à balayer d’un revers de main la réflexivité des acteurs du passé. Écrire l’histoire des mineurs en décrivant la façon dont ils ont courbé l’échine devant un ensemble de dispositifs arbitraires peut les rendre misérables et attirer la compassion : cela n’en fait pas moins des sujets passifs, dépolitisés. Adopter une telle écriture revient en outre à se plier aux exigences des dominants, en étant aussi dociles et attentifs à leurs aspirations que l’ouvrier idéal dont rêvait Denis Poulot dans Le Sublime ou Le travailleur comme il est en 1870 et ce qu’il peut être27. Or, le monde de la mine n’a pas fait de lui un homo novus, et l’embauche ne représentait pas un « an zéro ». Femmes et hommes y sont demeurés des sujets historiques. Tout comme Étienne Lantier, ils parvenaient à la mine par un chemin obscur, dans lequel se masquait la pluralité de leurs passés et l’hétérogénéité de leurs futurs. Et même lorsque ces communautés s’y sont stabilisées, le mineur n’y était pas enchaîné, « prisonnier dans l’espace et dans le temps » comme le dit Philippe Ariès28. L’établissement à long terme dans ces « colonies » pouvait bien les avoir dépossédées de leur caractère artificiel, elles n’en sont pas moins devenues l’habitat de « clans » dont la mémoire, les pratiques et les traditions se sont vues reconfigurées par les conditions matérielles d’existence qu’ils partageaient29 : un enchevêtrement d’équipements que l’on côtoyait quotidiennement, que l’on affublait de surnoms, et que l’on pouvait, s’il le fallait, considérer comme des moyens efficaces de lutte.
18Comme l’écrit E. P. Thompson à propos du temps de travail, il ne suffit pas de se lamenter sur le fait que celui-ci, bien qu’arbitraire et artificiel, se soit imposé. Le romantisme d’un âge d’or pré-industriel doit aussi ménager une place à une analyse dialectique des relations entre ouvriers et patronat, tant à propos du temps que de l’espace :
« La première génération d’ouvriers en usine avait été instruite par les patrons de l’importance du temps ; la deuxième génération avait organisé des comités pour ramener la journée de travail à dix heures ; la troisième faisait grève pour revendiquer la reconnaissance et le paiement des heures supplémentaires. Elle avait intégré la logique du patronat et appris à défendre ses droits dans le cadre de cette logique30. »
19Si arbitrairement factice qu’apparaisse le territoire minier, il n’en fait pas moins l’objet d’une appropriation par les mineurs. Tout comme la question du temps de travail ne saurait se réduire à une inéluctable marche vers l’emprise chronométrée des corps – puisque les travailleurs retournent dialectiquement cette mesure comme moyen d’émancipation en la négociant –, les mineurs habitent socialement l’espace minier, l’investissent, y « demeurent ».
Territoires et temporalités de la violence
La grève « contagieuse »
20Le paysage, écrit Tim Ingold, « raconte – ou plutôt est – une histoire. Il enveloppe les vies et les temps de prédécesseurs qui, générations après générations, s’y sont mus et ont joué un rôle dans sa formation31 ». La connaissance d’un lieu informe la pratique d’y habiter, et réciproquement, en temps de crise, cet espace se sépare, se partage, se redéfinit autour de points cardinaux orientés par les stratégies collectives. Comme l’a montré Michelle Perrot, la grève fait surgir la conscience d’habiter un territoire bien spécifique. C’est un sentiment d’appartenance qui prend d’autant plus de sens lorsqu’il s’agit de contester. Parfois, il entre en concurrence avec d’autres lieux et d’autres situations : des rancœurs existent entre mineurs de compagnies voire de fosses voisines, et la conjoncture particulière des concessions ne les placent pas toutes dans une situation favorable à la contestation. Pourtant la grève des mineurs tend à l’« expansion géographique » :
« Partis d’un puits, unité fondamentale de toute l’organisation minière, occasionnellement ou habituellement rebelle, les mouvements rayonnent par la vertu de l’exemple, que les bandes s’efforcent de propager32. »
21Perçue comme hybris, comme phénomène irrationnel par les réactionnaires33, la grève minière est souvent associée à une épidémie, une contagion qui va de puits en puits. Elle se propage naturellement dans une zone continue et, de ce point de vue, « le bassin du Pas-de-Calais offre des conditions exceptionnelles qu’on ne retrouve à aucun degré dans la géomorphologie tourmentée des mines bordières du Massif Central34 ».
22Si l’historienne française a dédié une partie de sa thèse aux émeutes xénophobes, le rapprochement de ce type d’éruptions avec des grèves au sens « classique », c’est-à-dire inscrites dans une opposition frontale entre salariés et employeurs, et donc l’analogie de leur teneur politique, sera discuté ultérieurement. Pour le moment, il semble néanmoins possible de mobiliser les traits essentiels de cette praxis territoriale de la contestation d’un point de vue formel.
Micro-géographie de l’émeute
23Le 14 août 1892, vers onze heures du soir, à la fosse n° 3 de la Compagnie de Liévin (située à Éleu-dit-Leauwette), une rixe éclate entre un Français et un Belge dans un cabaret du coron. Le lendemain matin, les ouvriers se réunissent dans les cabarets du même coron « d’où, après avoir passablement bu, ils sortirent vers dix heures et demie, et peu après éclatait une nouvelle bagarre35 ». Arrivés sur les lieux, le lieutenant de l’arrondissement de Béthune et le brigadier de Liévin trouvent « la population du coron numéro trois en pleine effervescence ; une foule de quinze cent personnes au moins, parmi lesquelles beaucoup de femmes et d’enfants, parcourait les rues en chantant et en poussant notamment les cris de “À bas les Belges”36 ». Au soir, le calme revenu, les ouvriers retournent dans les cabarets et « discutent vivement [des] événements de la journée37 ». Par bien des aspects, cette éruption s’apparente à une grève subite, une protestation qui « jaillit sous le choc d’une émotion, où la manière – le procédé et le ton – comptent autant que le grief lui-même, chiquenaude parfois infime, mais ultime, qui provoque le déferlement de rancœurs accumulées38 ». En effet, la bagarre du dimanche 14 au soir ne concerne que deux individus qui ne sont ni des figures éminentes du groupe ouvrier, ni des récidivistes. Pourtant, lieutenant et brigadier en font la cause d’une émeute populaire, à la fois violente et jouissive. Cette causalité est-elle arbitraire ? Ni l’un ni l’autre ne savent réellement ce qui est en jeu, ils essayent seulement d’établir une linéarité autorisant la quête de l’origine – partant, celle des coupables.
24Car, formellement, l’émeute du 15 août constitue une cessation de travail qui investit les lieux de l’entre-soi, de la discussion et de la réflexion, mais aussi du plaisir. Fut-elle élaborée dans le secret dominical ? Fut-elle élaborée la nuit ? Qui sont les agents transmetteurs qui font passer le mot, assurent l’unanimité secrète de la contestation ? C’est impossible à savoir. La micro-géographie de l’émeute proposée ici étant tributaire des archives de police, elle se cantonne à une vision de surface : c’est le banc de sable voulant avancer sur la mer. Aussi les lieux où se réunissent les ouvriers fonctionnent-ils eux-mêmes comme des places fortes d’un discours caché : aucun policier, aucune archive n’y pénètre. Ce sont de véritables « coulisses39 » : ce qui s’y est raconté demeurera pour toujours la propriété inviolable d’un groupe qui, un instant, s’est dérobé à la surveillance, à l’enregistrement, à la dépossession de l’intime politique. Seuls les cris, la masse, le bruit de l’émeute résonnant dans les rues du coron sont retranscrits.
25On peut à partir de là mesurer à quel point ce qui s’est élaboré dans les estaminets et ce qui a été proféré dans la rue pouvait être différent. Ces deux lieux sont en effet des sites de production de la parole : mais tandis que l’un est réservé à l’effusion, à l’hypothèse, au secret ; l’autre tranche et sélectionne ce qui va être rendu public. Du cabaret à la rue, c’est le mouvement d’une décision collective vers la publicité. Celle-ci peut d’ailleurs contenir des résignations : des projets avortés peuvent n’avoir pas passé le pas de la porte ; et, dès lors, ou bien ils sont perdus pour l’historien, ou bien ils réapparaîtront plus tard, sans qu’on ne le sache, masqués.
26L’autre qualité de ce discours caché est de rendre imprévisible la survenue des émeutes. La semaine suivante, après l’exode d’un certain nombre d’ouvriers belges, le procureur général de Douai fait part de son inquiétude au garde des Sceaux face à une éventuelle contagion dans le bassin minier puisqu’« il existe dans les concessions de Lens, de Liévin, de Carvin, de Drocourt, un nombre assez considérable d’ouvriers belges […] qu’on voudrait faire renvoyer40 ». Or, cette inquiétude trouve confirmation le jour même : à Ostricourt, village distant d’une vingtaine de kilomètres de la fosse n° 3 de Liévin, des menaces sont échangées entre Français et Belges, tandis qu’à Lens, une centaine de jeunes gens promène un mannequin en criant « À bas les Belges41 ! ». La similarité est frappante, et le constat est sans appel : on redoute des violences identiques à celles de Liévin. Dans l’esprit des observateurs, si l’émeute a la capacité de se reproduire avec plus ou moins d’intensité, son avènement reste en tout cas suspendu, flottant. Le mercredi 24 août, à la fosse n° 3 de Liévin, les mineurs fêtent comme de coutume le paiement de la quinzaine en se rendant au cabaret. À deux heures du matin, c’est de nouveau l’émeute, et la foule ne se disperse qu’après le passage d’une brigade. Sachant qu’il faut prévenir rapidement, l’ingénieur des mines de Liévin télégraphie aussitôt au préfet. Le lendemain, gendarme et commissaire viennent constater : 68 maisons appartenant à des Belges ont eu leurs carreaux brisés. Alors que l’« épidémie » se diffuse, la prophylaxie est très faible. Le commissaire Rodière, qui redoute que des faits similaires ne se produisent à la fosse n° 3 de Lens, située au nord de Liévin (puisque des ouvriers y auraient été désignés pour réitérer les troubles), dépêche des troupes depuis Carvin, Béthune et Lille en direction de Lens vers 21 h 20. Mais à 21 h 40, des bris de carreaux sont déjà signalés42. L’émeute devance constamment la police, comme le remarque – non sans ironie – le Réveil du Nord :
« Vers neuf heures, alors que les gendarmes, rentrés à la caserne, se préparaient à dîner, une bande de jeunes gens a parcouru les rues Daubrée et Coince des corons Daguerre et a brisé, à l’aide de latteaux arrachés à la palissade de jardins avoisinants, les carreaux de vitre de douze maisons habitées par des mineurs de nationalité belge […] À la même heure, on cassait aussi des carreaux à une maison des corons de la Plaine43. »
27La seconde vague d’émeutes de début septembre amplifie le caractère contagieux et synchronique des émeutes, en se déplaçant momentanément dans les concessions d’Ostricourt, Courrières et Dourges. Ainsi la nuit du 6 au 7 septembre voit-elle se réitérer des voies de faits dans le hameau de Libercourt et dans les corons au nord d’Oignies, distants d’une vingtaine de kilomètres au nord-est de Liévin : entre onze heures du soir et une heure du matin, rapporte le commissaire Rodière, « 60 mineurs en tenue de travail ont brisé les fenêtres et les portes vitrées des maisons occupées par des Belges. Dégâts sont évalués [à] environ 600 ou 700 francs ». Des auberges ont également été visées. L’arrivée de la brigade de gendarmerie de Carvin, de nuit, calme momentanément le jeu – même si ceux-ci regrettent de ne pouvoir opérer aucune arrestation, les émeutiers s’étant réfugiés « sous bois [vers] Libercourt44 ». Mais au même moment, comme le rapporte l’ingénieur en chef des mines de Courrières, la fosse n° 3 de la compagnie doit faire face à des violences dont les auteurs, semble-t-il, se sont déplacés exprès :
« Une bande d’une vingtaine d’individus appartenant pour la plupart aux compagnies de Lens et de Liévin s’est livrée vers onze heures à une manifestation violente contre quelques familles belges de cet établissement […] Cette bande poursuivie par notre propre police s’est dirigée vers la fosse n° 9 de Drocourt […] Nous avons fait connaître ces faits au commandement de la gendarmerie de Vimy, mais cette brigade ayant à se partager entre les puits de Méricourt et de Drocourt me paraît hors d’état de faire tête à la situation, surtout si, comme le bruit en persiste, Drocourt se trouve particulièrement menacé d’une descente d’un grand nombre d’ouvriers de Lens et Liévin45. »
28L’idée que les corons de Drocourt allaient être attaqués trottait depuis un moment dans la tête des autorités locales, puisque comme le dit Rodière, « l’élément belge s’y trouve dans la proportion de 80 % ». Mais il est clair que, pour lui, l’émeute conservait le caractère « subit » des premiers jours, et il doutait fort qu’« étant donné l’éloignement de onze kilomètres, [des mineurs de Lens et de Liévin] se dirigent sur ce point46 ». Pourtant, tout comme l’ingénieur en chef des mines de Courrières, il a été abusé par ce bruit qui court, ou plutôt ce non-bruit : c’est la parole fuyante de la rumeur, capable de créer la diversion. Les forces de l’ordre s’étant concentrées là où le « bruit » les avaient conduites, c’est ailleurs qu’il explose. Dans la nuit du 7 au 8 septembre, Lens entend ses rues résonner du tintement ruisselant des vitres brisées, et du péremptoire « À bas les Belges ». Vers onze heures du soir, rapporte le lieutenant Gest, deux bandes, l’une de 7 à 8 personnes et l’autre d’une douzaine, armées de bâtons, ont brisé les portes et fenêtres de 28 maisons occupées par des Belges dans les corons Bataille, Saint-Amé et Dubois47.
La colère a ses lieux… et ses jours
29Il apparaît donc bien que la colère investit des localités qui sont clairement désignées, élues par ceux qui y participent, et qui relèvent de stratégies différentes. Il y a d’abord le huis clos de l’élaboration : le cabaret, l’estaminet, les maisons ; parfois le fond de la mine, où circule une parole enfouie mais non moins grondante. Puis, l’abri : les sous-bois environnants, mais aussi et encore les cabarets. Enfin, les cibles : les émeutiers privilégient les zones de concentration des étrangers, afin que dans leurs actes, la part de nationaux qui parfois cohabitent avec eux soit épargnée. Ainsi les fosses d’Ostricourt comptent-elles320 ouvriers belges sur 640 ; les mines de Lens environ 50 %, répartis aux fosses n° 3 et n° 7, vers Wingles ; de même pour les mines de Liévin ; 80 % environ pour les mines de Drocourt ; mais à peine un peu plus de 7 % pour les mines de Courrières48. De fait, les plus fortes proportions correspondent – Drocourt excepté – aux sites de l’émeute. Mais celle-ci ne s’y cantonne pas pour autant : en effrayant, elle vise le départ de Belges habitant d’autres communes ou d’autres corons. Et c’est précisément ce qui advient : sur 905 ouvriers rentrés en Belgique, précise une note du ministère des Affaires Étrangères de la Belgique, « tous […] ont quitté la France volontairement : 56 effrayés seulement par l’attitude des ouvriers français, 406 à la suite de menaces, 441 à la suite des voies de fait, bris de mobiliers, coups, 1 a été renvoyé par son patron, 1 enfin a été expulsé par les autorités49 ».
30Les bandes ont donc accompli leur devoir d’exemple. Les ouvriers belges, au même titre que les forces de l’ordre, ont été frappés par leur capacité de déploiement d’un puits à l’autre, d’une concession à l’autre. L’imitatio d’ouvriers isolés a suivi, sous la forme de menaces et la rumeur, profondément anxiogène, s’est propagée. En quelques jours, l’expulsion s’est réalisée comme menace toujours possible, brutalité sans territoire surgissant bruyamment après s’être concoctée dans les espaces feutrés de l’infrapolitique50. Cette puissance de frappe atteste, comme l’explique Michelle Perrot, de la forme éminemment picturale de la contestation minière :
« La disposition même de l’espace minier, troué de champs, mêlés de bois, porte à déambuler ; les bandes y jouent le rôle de courroie de transmission. Les descriptions de Zola, inspirées de modèles réels, de gravures, restituent le caractère pictural de ces meutes auxquelles leur composition familiale, leur déploiement en rase campagne, agreste horizon du terril, la nature de leurs armes, la pierre et le bâton, prêtent un visage infiniment rural51. »
31Par ailleurs, si la violence a ses lieux, elle a aussi « ses jours : paies décevantes, sombres rentrées aux innovations vexantes ; ses heures : les matins vigoureux plus que les soirs harassés ; ses saisons : le printemps surtout est explosif ; ses conjonctures : la récession qui rend le patronat agressif, les accidents52 ». Elle a, en clair, ses propres temporalités. Celles-ci contreviennent d’ailleurs au temps linéaire et homogène de la discipline industrielle : la cessation de travail et les violences qui leur sont parfois consécutives marquent une rupture dans la production53. Les bris de carreaux s’effectuent la nuit, certes pour éviter de croiser les brigades de gendarmes, mais aussi parce qu’il peut s’agir du refus de rentrer « paisiblement » chez soi après le travail, ou bien de s’y rendre directement. Enfin, nombre de commentateurs soulignent que les violences et les émeutes ont lieu lors du paiement de la quinzaine : par là, violence et contestation sont aussi associées à la fête, aux formes traditionnelles et populaires de bagarres rurales qui surgissent à la fin de l’été, et qui sont principalement le fait de ces « grands garçons célibataires, qui battaient autrefois le pavé la nuit et les jours de fête », et qui furent « lentement refoulés de l’espace public pour rejoindre l’école, la fabrique, plus tard l’usine et le service militaire obligatoire54 ».
La communauté à l’épreuve de la justice
La machine judiciaire… et ses luddites
32La connaissance possible des événements est inséparable du pendant répressif de la dialectique archivistique. L’enregistrement sert le contrôle : c’est une machine qui s’autoalimente. Rapports, feuillets, télégrammes circulent au sein d’une administration qui « décrit avec des mots de tous les jours le dérisoire et le tragique sur un même ton, où l’important pour l’administration est de connaître qui sont les responsables et comment les punir55 ». Les archives judiciaires et policières n’écrivent pas l’histoire, de même que ceux qui produisent ces documents n’ont pas le sentiment d’y participer. Le lieutenant Gest et le commissaire Rodière sont loin d’être obnubilés par la postérité – tout au plus par l’évolution de leur carrière –, et les questions qu’ils se posent ont principalement trait à l’urgence de la situation (où poster les brigades ? quels renforts appeler ?), et au règlement futur de cette affaire56.
33Mais il y a plus. Comme l’écrit Ann Laura Stoler, il existe bien un « sens commun » de l’archive judiciaire, qui émerge lorsqu’elles sont lues dans le sens du poil, au fil de leur « inéloquence étudiée », dans laquelle transparaissent à la fois cette conscience vouée à l’ordre et aux lois, mais aussi ses incertitudes et ses anxiétés57. Car policiers, gendarmes, procureurs et magistrats se heurtent continuellement à une parole qui, elle, cherche précisément à maîtriser son propre enregistrement. Dans l’archive judiciaire, écrit encore Arlette Farge, « la parole n’est […] ni spontanée, ni libre. Plus encore, elle appartient à un système qui l’incite à des fins bien précises ; ses débordements sont rares, et sa véridicité est bien entendu entachée de tous les modes particuliers de ruse, de dénégation et d’aveux qui l’accompagnent. L’accusé, l’informateur, l’homme ou la femme qui répondent devant la police ont à chaque fois des stratégies particulières face à l’institution58 ». Le discours des ouvriers émeutiers – non pas caché mais travesti dans les interlignes de la gouvernementalité – se lit donc à rebrousse-poil, « à rebours des intentions » qui motivent la production de tels documents59.
34L’émeute qui a lieu à Liévin le 15 août a pour origine, dit le lieutenant Gest, une bagarre entre un ouvrier français et un ouvrier belge. Lorsque le procureur de la cour d’appel de Douai prend l’affaire en main, il rapporte dans une lettre adressée au garde des Sceaux :
« Mon substitut ayant appris que la première scène de violences avait été provoquée par un ouvrier belge qui avait frappé à la tête un sieur Grattepanche, ouvrier français, se rendit chez ce dernier, et constata qu’il portait à la tête deux plaies longues de deux à trois centimètres, paraissant avoir été faites avec un instrument tranchant. Une enquête faite immédiatement établit que l’auteur de ce délit était un sieur Thiébaut Philibert, qui fut placé sous mandat de dépôt et transféré à Béthune où il sera jugé en flagrant délit60. »
35Le 22 août, le même auteur nous apprend que le nommé Thiébaut Philibert a été condamné pour coups et blessures volontaires à 20 jours d’emprisonnement. La fluidité de l’enquête et de la condamnation paraît alors d’une limpidité déconcertante : le coupable a été arrêté, les ouvriers ont obtenu réparation. Tant pis pour ces quelques « ouvriers belges qui avaient reçu dans le courant de la nuit des blessures assez graves » mais pour qui « les renseignements n’ont pas été assez précis pour […] permettre quant à présent d’arrêter les auteurs de ces agressions61 ». Mais dès lors que l’agitation anti-belge se fait sentir en d’autres points du bassin houiller, et que les troubles se réitèrent et s’amplifient le 24 août, l’enquête se complique :
« Dans la matinée de jeudi, le procureur de Béthune s’est transporté sur les lieux et a commencé une enquête, mais malgré tous ses efforts, il n’a pu arriver à découvrir les coupables. Les Belges dont les maisons ont été attaquées, saisis de frayeur se sont cachés et n’ont pas vu les assaillants ; d’autre part les rares ouvriers français dont on a pu obtenir quelques renseignements n’ont pu donner que des indications vagues, les auteurs de ces désordres ayant pris soin, pour mieux se dissimuler, de s’envelopper la tête avec des sacs ou avec des châles62. »
36Impossibles témoins, impossible parole : les Belges, épouvantés, ont fait volte-face ; les Français demeurent dans le mutisme de leur solidarité ouvrière. Le 27 août au soir, toujours aucune arrestation. Le procureur de Douai ne peut que recommander à celui de Béthune qu’en vertu de la gravité des faits, tout individu qui serait arrêté pour violences contre des personnes ou des propriétés soit maintenu en état d’arrestation. Il cherche à gagner un temps qu’il n’a pourtant pas, et le 29 août, le dossier est classé par le garde des Sceaux.
37L’embarras suscité par l’échec de cette enquête a une répercussion immédiate sur celle relative aux émeutes du 6 septembre, à Oignies et Ostricourt. À l’heure où l’on constate et interroge, différentes motivations font jour. Pour le commissaire Rodière, de Lens, le feu aurait été mis aux poudres par « l’arrivée aux mines d’Ostricourt d’un ouvrier français, le sieur Pantigny ancien délégué du syndicat des mineurs du Pas-de-Calais revenant de Belgique, qui a raconté à ses camarades les scènes qu’il a eues à subir dans les charbonnages ». De son côté, le commissaire de police de Carvin, après avoir patrouillé toute la nuit sans pouvoir rencontrer les auteurs qui, selon lui, s’étaient tenus « sous bois », relate l’arrestation d’un belge « inculpé tentative viol et vol sur jeune fille 21 [ans] de Libercourt ». Un télégramme anonyme du 7 septembre donne une version proche, dans laquelle « une tentative de vol commise hier dans l’après-midi sur la route de Libercourt à Carvin par un ouvrier belge sur un jeune homme de Wahagnies qui allait porter 300 francs à Carvin aurait contribué à déterminer ces incidents ». Enfin, le 8 septembre, le commissaire de Carvin établit une sorte de synthèse de ces trois versions :
« Les violences auraient été exercées comme représailles à la suite du renvoi [du] charbonnage belge d’un mineur français nommé Pontigny et de quelques autres ainsi que tentative vol et viol commis sur jeune fille de Wahagnies par mineur belge nommé Lenoir que j’ai arrêté63. »
38Or, de la même manière qu’au lendemain des émeutes de Liévin, la population ouvrière avait sciemment joué aux singes de la sagesse, il est probable que cette profusion puis confusion des versions disponibles à l’enquête soient le produit de la volonté subalterne elle-même, qui se représente comme capable d’orienter les accusations. Transparaît ainsi, dans ces rumeurs, une « politique du déguisement et de l’anonymat64 » qui cherche à détourner la machine judiciaire à son profit. Faire remonter l’accusation à Léon Pontigny, c’est ainsi s’arroger l’occasion de souligner qu’il a été lui-même expulsé de Belgique, et ce dans des conditions douteuses ; de même que faire remonter l’accusation à Lenoir, c’est décrier la présence belge dans le bassin houiller français. Dans les deux cas, l’enquête a tendance à épouser les formes du conflit désiré par les ouvriers, et donc d’un règlement qui passerait par une expulsion « légale » des Belges.
39En clair, pour réussir, les ouvriers français savent qu’ils doivent composer avec les élites et leurs pratiques hégémoniques du cas judiciaire, du scandale journalistique, de l’affaire d’État. Cela ne réussit pourtant pas immédiatement : le 9 septembre, le commissaire de Carvin indique dans un télégramme qu’il a arrêté « Boutiller Eugène, 21 ans, mineur Libercourt meneur principal troubles sur Libercourt, réputation passable. Le matin je transfère Béthune 1° Adolphe Fenzy, 47 ans, mineur Oignies auteur de troubles, réputation mauvaise, 2° Coget Augustin, 18 ans, mineur Oignies auteur de troubles, réputation médiocre ». Ce faisant, il replace l’enquête dans le terrain balisé de l’émeute locale, avec ses meneurs et ses listes noires65.
40Après les émeutes d’Oignies et Libercourt, puis celles de Wingles entre le 12 et le 13 septembre, les forces de l’ordre locales reprennent les rails de la répression quotidienne. L’implication des Belges est laissée à d’autres : pour le moment, seuls les agitateurs français sont visés et arrêtés. Ainsi, dès lors que la plasticité des premiers jours a disparu, que police et gendarmerie cessent d’être des leviers de manœuvre potentiels en faveur de leurs revendications, les ouvriers émeutiers cessent totalement le jeu d’une infrapolitique déguisée, travestie, pour s’opposer frontalement aux formes diverses de la domination. Dans la nuit du 21 au 22 septembre, rapporte le procureur général de Douai, une bande d’une douzaine d’individus a parcouru les corons de Courcelles-lès-Lens et brisé les carreaux de 26 maisons, bien que « vides pour la plupart ». Il poursuit :
« L’enquête a établi d’une manière certaine la culpabilité de trois individus que, vers une heure du soir, la gendarmerie a mis en état d’arrestation. Elle a voulu les emmener en chemin de fer, mais des femmes et des enfants en grand nombre se sont couchés sur la voie et ont empêché le départ du train. Les gendarmes obligés de céder n’auraient même pas pu maintenir les individus arrêtés66. »
41Dans un autre télégramme, le lieutenant Gest affirme que ces « 150 personnes femmes enfants » étaient par ailleurs « munies de briques67 ». Devant une telle pression, le procureur général de Douai relâche les inculpés, tout en précisant qu’il reviendra le lendemain accompagné d’une force armée suffisante. Au soir, le lieutenant Gest y dépêche deux brigades, tandis que le commissaire Rodière précise que la gendarmerie « connaît les inculpés, qui sont domiciliés dans la commune ». De fait, les bénéfices qu’espéraient obtenir les ouvriers d’un tel laps de temps supplémentaire pour faire diversion sont en effet minimes : deux individus échappent à la police (mais ils seront rattrapés le 29), et le 23 septembre, ce ne sont pas3 mais 7 individus qui sont arrêtés, les 4 supplémentaires l’étant pour outrages à agents. Seuls les émeutiers de Billy-Montigny – où la police, retenue, n’avait pu intervenir – profitent quelque peu de la situation, puisque les charges prononcées contre deux individus soupçonnés d’avoir appartenu à la même bande sont abandonnées, faute de preuves.
Composition sociologique des inculpés : un tableau complet ?
42L’annexe 3 reproduit la liste des inculpés des événements d’août-septembre 1892, telle que l’on peut la déduire du registre d’audiences correctionnelles du tribunal de Béthune68. Elle a été constituée par correspondance avec les noms retrouvés dans les rapports et télégrammes des forces de l’ordre, mais aussi au travers du motif principal des condamnations, celui du « bris de clôtures » (désignant en réalité aux bris de carreaux et de portes). Les 66 condamnés sont ici présentés de la même façon que le ministère de l’Intérieur le fit pour le ministère des Affaires Étrangères en octobre 1892, c’est-à-dire selon leur identité civile (nom, âge, nationalité, profession) et avec les diverses informations relatives à leur délit (date, nature, date du jugement, peine69). L’auteur du document d’octobre (qui ne présente que 39 condamnations) en fait d’ailleurs en marge un commentaire succinct. Tout d’abord, il estime que les fauteurs de troubles sont « des ouvriers sans travail, la plupart parleurs de cabarets », ceux-là même qui « représentèrent que les compagnies cherchaient à affamer les Français en leur préférant des étrangers ». Puis, devant les chiffres, il ajoute : « 3 Belges et 36 Français ont été frappés par les tribunaux. C’est la meilleure preuve que les Belges sont loin d’avoir été de tout reproche70. » Dans le comptage proposé en annexe, la part de sujets belges apparaît dans le même ordre de grandeur (5 sur 66, soit autour de 7,5 %). Pourtant, les motifs de leur inculpation sont différents de ceux des Français : il s’agit en général de coups et blessures, de violences – celles, précisément, qui sont dites à l’origine des émeutes et des représailles. Le constat de l’auteur paraît en fait bien sévère.
43Mais le trait le plus discutable concerne la présentation des agitateurs comme étant des « parleurs de cabarets » – vagabonds colporteurs d’une infrapolitique du chaos, Souvarines de comptoir –, ceux dont les mobilités dérangent un État soucieux de compter, localiser, classer sa population. Or, si durement réprimé que soit le vagabondage, les indices d’une possible migration interne n’apparaissent pas dans le tableau. Les condamnés étaient-ils nés dans les communes en question ? Provenaient-ils du Nord ? D’autres régions ? Certes, le domicile des accusés apparaît, mais c’est l’unique référent territorial. Il n’est pas mis en perspective et, dès lors, seule la nationalité importe. Si une telle modalité de classement peut paraître naturelle – encore qu’elle laisse dans l’indétermination la durée de résidence des Belges en France – elle est pourtant le résultat d’une évolution significative de la criminologie française, lisible dans les Comptes Généraux de l’Administration de la Justice Criminelle. Établis et composés par le garde des Sceaux, ils comptabilisent et ordonnent les tendances de la criminalité pour chaque année. Or, si jusqu’en 1888 la matrice concernant l’« origine » des accusés plaçait à égalité les mobilités internes et externes, le Compte de 1889 « binarise » ce système en ne distinguant plus que les accusés « nés en France » et ceux « nés à l’étranger71 ». Dès lors, l’intrusion de ces derniers dans les limites de la communauté nationale, homogène, est suspecte. Les migrants non naturalisés, les cosmopolites, ceux qui ne s’imprègnent pas de l’« esprit » national auraient une tendance accentuée, écrit Henri Joly dans La France criminelle, a se mettre « en hostilité avec ses lois » :
« Ce n’est pas assez dire : moins on incline à se faire citoyen d’un État et à adopter une nouvelle patrie à défaut de celle que l’on a quittée, moins on est retenu par ces liens habituels qui enchaînent la plupart d’entre nous dans la régularité, la prudence, dans le respect de nos semblables et dans la crainte de l’opinion72. »
44Par là, la sévérité du fonctionnaire ministériel à l’égard du petit nombre de Belges condamnés apparaît comme immergée dans l’idéologie de la Troisième République, construite sur le ressentiment de 1870, et orientée vers la consolidation de l’État-nation. Et, de la même façon, les émeutiers français sont peints, indistinctement, comme les mauvaises graines d’un territoire fécondé par l’idée nationale.
45L’autre trait frappant de cette composition réside dans l’apparente hétérogénéité des âges. De 15 à 59 ans, tous les statuts semblent s’être subsumés sous l’impératif de défense du marché local du travail : jeunes galibots et jeunes freinteurs de 15 à 16 ans, herscheurs et aides-mineurs de 17 à 20 ans, abatteurs de 25 à 45 ans ; mais aussi vieux raucheurs, raccommodeurs et boiseurs… Michelle Perrot le remarquait, les grèves minières « concernent rarement une seule catégorie73 ». Cependant, cette diversité pourrait bien n’être qu’apparente. Si l’âge moyen est de 23 ans, et l’âge médian de 24 ans, on perçoit par ailleurs une singulière répartition dans les tranches d’âges : ainsi, 17 individus ont entre 15 et 19 ans ; 20 ont entre 20 et 25 ans ; 26 ont entre 25 et 45 ans ; et 2 seulement ont plus de 45 ans.
46L’intérêt de ce découpage est de cibler trois « catégories » d’individus appartenant à l’univers de la mine, chacun étant l’épitomé d’une représentation du monde qui lui est propre – support de fantasmes, d’espoirs, et parfois de colère. C’est particulièrement le cas pour les jeunes garçons ayant moins de 20 ans : peu qualifiés, exposés à une vive concurrence interne pour l’obtention du poste d’abatteur, leur présence dans les émeutes est souvent considérée comme illégitime. Les garçons portent en effet avec eux la vision archétypale de l’effusion de violence juvénile – le « péril jeune » –, reflux d’une culture virile passéiste résistant mal au processus de civilisation imposé d’en haut aux classes laborieuses. Un article de La Réforme appuie par ailleurs cette idée, en montrant comment, par souci de respectabilité, les mineurs prennent en main leur propre image afin d’éviter tout amalgame :
« Dans la lettre qu’ils viennent d’adresser à un grand journal lillois, un groupe d’ouvriers font remarquer que ces violences sont le fait d’une minorité, que presque tous les mineurs repoussent. “Malheureusement, disent les protestataires, il ne nous est pas possible d’empêcher de se former des bandes, composées surtout de jeunes garçons et parfois de simples gamins74”. »
47Ils espèrent ainsi déjouer le pars pro toto judiciaire, qui risquerait de frapper d’infamie l’ensemble de la communauté minière et les espoirs qu’elle porte. En effet, les mineurs sont alors considérés comme l’« avant-garde » de la classe ouvrière : puissamment organisés, ils occupent une place symbolique dans l’imagerie de la grève générale, mais aussi de l’acquis social75. Le personnage clef de cet imaginaire, celui qui incarne tous les espoirs, est précisément l’« abatteur-roi » : dépositaire d’une technique et d’un savoir-faire quasi-artisanal, peu surveillé lorsqu’il est au « fond », c’est lui qui y règne en maître, non encore vaincu par la mécanisation de sa tâche76. Despotique, il y rythme la cadence du rendement ; fier, il bouscule les manœuvres et brime les galibots ; autonome et bien payé, son statut attire la convoitise77. Tous ces traits font que c’est bien souvent de lui que partent les grands mouvements. Ainsi, la présence d’une forte proportion d’hommes âgés de 25 à 45 ans indique que des abatteurs faisaient très probablement partie des émeutiers : dès lors, la fascination qu’ils exercent a pu servir de courroie d’entraînement à l’adhésion du groupe, à la diffusion et à l’imitation de leurs gestes, de leurs paroles : bris de carreaux et « À bas les Belges ! ».
48Enfin, que dire de cette frange médiane, composée d’individus fraîchement sortis de la conscription obligatoire ? Ces derniers ont quitté la mine vers 20, 21 ans, et n’y sont revenus que trois ans plus tard. Famille, femme et parfois enfants les y attendent : pourtant le plus urgent est de pouvoir nourrir ces bouches, de récupérer un poste dans la concession, un statut. Mais trouver un « Martin Guerre » là où l’on était attendu peut provoquer l’ire. En réalité, dans la France des années 1890, l’absence de conscription pour les étrangers est un argument souvent utilisé lors des émeutes et projets de lois xénophobes. Depuis 1811 existait en effet la possibilité d’être « admis à domicile » (décret du 26 août), soit, en outre de jouir des droits civils tout en restant étranger. Cette admission, valable pour cinq années et renouvelable, constituait le statut le plus avantageux, et donc le plus choisi par les Belges : même s’ils étaient inscrits sur les listes de conscription, ils pouvaient faire valoir leur extranéité au moment de l’appel, et donc échapper au service militaire. La loi du3 décembre 1849 « sur la naturalisation et le séjour des étrangers en France », si elle marquait un tournant dans la conception de la naturalisation (avoir vingt et un ans révolus et avoir séjourné dix ans en France), n’en posait pas moins des contraintes pratiques (coût de la procédure notamment) qui, si elles n’étaient pas insurmontables, rendaient tout de même l’admission préférable. Enfin, la loi du 26 juin 1889 sur la nationalité – la plus importante pour les contingents de frontaliers qui résidaient alors en France – visait à faire d’une pierre deux coups, en élargissant l’accès à la nationalité et en facilitant les conditions et les procédures administratives (Art. 8, 3° : est Français « tout individu né en France d’un étranger qui y est lui-même né » ; art. 8, 4° « Tout individu né en France d’un étranger et qui, à l’époque de sa majorité, est domicilié en France, à moins que, dans l’année qui suit sa majorité, il n’ait décliné la qualité de Français » ; art. 8, 5°, 1 « Peuvent être naturalisés les étrangers qui peuvent justifier d’une résidence non interrompue pendant dix années » et 5°, 4 : « L’étranger qui a épousé une Française, aussi après une année de domicile autorisé »), mais aussi en aspirant à l’élargissement des forces militaires françaises, dans le cadre de la réforme de 1872 et de l’esprit de revanche. D’un point de vue pratique, cette loi faisait en sorte que les enfants de la troisième génération d’émigrés étaient fortement conviés à se naturaliser et à gagner la nationalité française. Or, les effets durent être relativement limités, puisqu’en juillet 1891, une convention franco-belge légiférait sur « l’application des lois qui règlent le service militaire dans les deux pays » : en faisant en sorte que ne soient pas inscrits sur les listes de recrutement militaire belge « 1°) Les individus nés en France d’un Belge et domiciliés sur le territoire français » et « 3°) Les individus nés d’un Belge naturalisé français pendant leur minorité et ceux nés d’un ancien Français réintégré dans cette qualité pendant leur minorité », les gouvernements tentaient de clarifier la situation, devant des mouvements du travail transfrontaliers qu’ils peinaient à contrôler78. Ainsi, dans ce bassin houiller du Pas-de-Calais connaissant des vagues successives de migrations, l’arrivée récente, au dire des archives de police, d’un grand nombre de Belges dans les concessions à l’été 1892, contrevenait à un mode de fonctionnement « normal » du marché local du travail pour ces Français qui voyaient ces migrants comme des usurpateurs79. Encore une fois, tout en s’en tenant à la simple probabilité, il apparaît que la catégorie des jeunes conscrits français a pu participer activement aux troubles d’août-septembre 1892.
49Le tableau, enfin, ne saurait être complet puisqu’il y manque un élément essentiel : les femmes. Elles ne sont pourtant pas absentes des troubles : le 15 août, elles sortent dans les rues du coron de la fosse n° 3 ; le 23 septembre, ce sont elles qui se couchent sur les rails du train emmenant les condamnés de Courcelles-les-Lens. Mais, dans les deux cas, leur présence est associée à celle des « gamins ». Or, cette dénomination floue, englobant tout en particularisant, est en réalité liée à l’absence de droits politiques qui caractérise ces deux populations. Les femmes sont-elles pour autant exemptes de justice et de répression ? Bien au contraire, écrivent Frédéric Chauvaud et Gilles Malandain, « la femme n’est, au moins théoriquement, l’égale de l’homme que lorsqu’il s’agit de répondre de ses actes et d’encourir le châtiment ». Frappées d’exclusion, infériorisées, les femmes sont des objets juridiques que le maintien de l’ordre et la surveillance tentent, dans la mesure du possible, de contourner : « Quand elle ne peut être tue, [la déviance des femmes] est moins souvent poursuivie, moins sévèrement qualifiée ou punie que la déviance masculine, et les rares exceptions confirment surtout la règle80. » Leur absence dans ce tableau résulte de cette mansuétude ambiguë, cette condescendante bienveillance imprégnée de machisme, qui les relègue à l’arrière-plan du politique.
« E » comme « Expulsion » : violence et répertoire de l’action collective
Un siècle d’expulsions
50L’ampleur, inégalée pour le xixe siècle, de l’expulsion d’août-septembre 1892 ne doit pas faire perdre de vue les formes primaires qui en constituent la matrice. De la même manière que les émeutes, lues « au ras du sol », font apparaître des connivences formelles avec la grève en milieu houiller, il semble que l’expulsion dont est témoin le bassin du Pas-de-Calais peut faire l’objet d’une généalogie pratique. Par là, cet acte se verra conféré une certaine autonomie vis-à-vis de la grève « classique » opposant frontalement ouvriers et patrons. D’autre part, cette démarche devrait permettre de situer socialement l’expérience des mineurs : non pour décrier l’apparente nouveauté du phénomène, et ainsi relativiser son importance et son originalité ; mais pour montrer en quoi celle-ci procédait d’une praxis collective ancrée dans les esprits, les habitudes.
51Dans l’ensemble d’expulsions ou de projets similaires dont le nord de la France a été le théâtre au xixe siècle81, l’émeute anti-belge de juillet 1819 à Roubaix constitue un premier acte. Des rixes sont ensuite fréquentes au cours des années 1830 ; et en 1846, des ouvriers belges sont violemment sommés de quitter le chantier ferroviaire de Nanteuil-sous-Jouarre, reliant Paris à Strasbourg. Mais c’est sous la IIe République que les conflits sont les plus violents : à Dunkerque, le 10 mars 1848, 40 ouvriers belges sont chassés par les locaux, le maire et les gendarmes ; le 17, à Lille, la foule saccage la gare dans les ateliers de laquelle sont employés un certain nombre de Belges. Denain et Tourcoing ne sont pas épargnées, tandis qu’à Paris, en plein « printemps des peuples », les étrangers de toutes nationalités connaissent insultes et brimades. En novembre 1885, à Dunkerque, les bateliers français empêchent les employés belges de décharger, et on retrouve placardé, sous la Halle-Abri : « Lache de Dunkerquois vous avez de la misère par votre faute rasamblé vous tous ensemble et chasé les belges du peyie. » En mai 1891, à Brévilly-les-Forges, vers Sedan, la police est obligée d’intervenir pour protéger les ouvriers belges menacés d’expulsion par les Français. À Roubaix, en juin 1892, une rixe sanglante éclate à l’entreprise Dillies entre un Français et un Verviétois, à qui on reproche d’avoir été appelé pour son savoir-faire. À Denain, en mai 1893, les ouvriers des chantiers navals se mettent en grève et exigent le renvoi des Belges ; et en juillet, à Masnières, les verriers Allemands embauchés pour leur technique particulière de la « bouteille tournée » sont exposés à des menaces d’expulsion. En 1904, à Fromelennes, des ouvriers français accompagnés par leur maire, ceint du drapeau tricolore, empêchent des frontaliers Belges de passer en France82… Dans cette mosaϊque, de rares tessons colorés par le ressentiment informent sur la nature de l’expulsion. Ainsi, les renvois de Belges ou d’Allemands appelés pour leur savoir-faire ou destinés à l’introduction d’une nouvelle technique de fabrication rappellent-ils les phases luddites que connaissent ouvriers français mais surtout anglais dans les années 1830 : de la même manière que les bris de machines ne signifient pas nécessairement une technophobie ou un misonéisme ouvriers – sinon dans le discours paternaliste des élites83 –, le refus de l’innovation portée par l’étranger, de son savoir-faire, voire de sa présence dans les lieux de travail ne manifeste-t-il pas forcément une xénophobie franche et assumée.
52Pour Charles Tilly, l’expulsion constitue une forme émeutière de défense d’intérêts collectifs : « Là où la main-d’œuvre est relativement peu nombreuse, elle est encore en mesure d’espérer contrôler le marché du travail, ce qui, en période de crise, se traduit souvent par l’expulsion des “étrangers”, même s’ils occupent leurs postes depuis longtemps84. » Comme telle, elle s’inscrit dans le « répertoire de l’action collective » caractéristique de la France entre 1650 et 1850, c’est-à-dire « local, patronné et situé, dans lequel les actions collectives sont le prolongement du temps quotidien85 ». Dans cette perspective, l’« étranger » est un « autre » relatif à une territorialité plus ou moins étendue, ou à un groupe professionnel plus ou moins soudé. Chez les Compagnons du devoir, étudiés par Jean-Noël Gurgand86, et dans les rigues, étudiées par Pierre Lévêque87, des rixes sanglantes éclatent régulièrement entre artisans ou associations de portefaix voisines de quelques dizaines de kilomètres. L’« étranger » n’y constitue alors que « l’individu venant tout simplement d’une autre commune », dans la mesure où « l’identité sociale est très fortement territorialisée et se définit dans la défense d’une petite communauté de travail […] autour de laquelle peuvent se mobiliser les proches88 ». Ainsi, en mars 1838, un violent conflit éclate entre six cent individus de la commune de Warling et des haleurs venus de Maulde et Mortagne, distantes d’une trentaine de kilomètres. En décembre 1892, à Avesnes-les-Aubert, un vif mécontentement règne parmi les ouvriers tisseurs qui reprochent aux fabricants « de faire travailler de préférence les ouvriers des communes voisines ». Un placard anonyme disposé dans toute la commune montre d’ailleurs que le terme d’« étranger » n’est pas le fait des fabricants ou des autorités, mais des ouvriers eux-mêmes : « Avesnes-lez-Aubert beaucoup de nos amis sans travaille nos dit que Larcitec Riquet Leandre dix huit et beaucoup d’autre done des éton à l’étranger [et] font que l’ouvrier d’Avesnes-lez-Aubert est sans travaille et san pain et san pétrolle et sans carbon89. » Si cette analyse est séduisante, elle escamote toutefois en grande partie le sens que pouvait revêtir le mot « étranger » à la fin du xixe siècle. Le processus de « nation-building », renforcé par la IIIe République, l’espionnite xénophobe découlant de l’Affaire Dreyfus, mais aussi tout un ensemble de mesures juridiques et normatives venant toucher à l’intime représentation du « dehors » et du « dedans », du « nous » et du « eux », formaient un ensemble contextuel qu’il serait impossible d’oblitérer dans la présente analyse. Une partie ultérieure sera dédiée à cette question. Pour le moment, il est toujours possible de demeurer dans le cadre proposé par Charles Tilly, afin de mieux en exposer les limites.
Août-septembre 1892 : un conflit du travail ?
53En établissant une rupture entre le répertoire « paroissial et patronné » de 1650-1850 et un autre, successif, « national, autonome, modulaire dans lequel la spécificité d’un temps politique ordonne les scansions de l’activité protestataire90 », Charles Tilly ne se détache que difficilement d’une forme de téléologie marxienne dans laquelle le « pré-politique » céderait la place au « politique » : et où, dans cette optique, l’expulsion d’août-septembre 1892 ne serait que le « reflux » de l’ancien répertoire dans la phase contemporaine de polissage syndical et partisan de l’insurrection. Cette conception rend mal compte du caractère non seulement exceptionnel, anormal et aberrant d’août-septembre 1892, mais aussi hybride, métis. Ces événements font, semble-t-il, ce que Jacques Revel et Jean-Claude Passeron appellent un « cas » :
« Un cas n’est pas seulement un fait exceptionnel et dont on se contenterait qu’il le reste : il fait problème, il appelle une solution, c’est-à-dire l’instauration d’un cadre nouveau du raisonnement, où le sens de l’exception puisse être, sinon défini par rapport aux règles établies auxquelles il déroge, du moins mis en relation avec d’autres cas, réels ou fictifs, susceptibles de redéfinir avec lui une autre formulation de la normalité et de ses exceptions […] L’identification d’un cas comme telle pose à tous ceux qui se heurtent à sa singularité la même question logique, celle de la signification d’une identité instable, voire autodestructrice, puisque le contenu en est parfois réduit à la discordance que le cas introduit dans les opérations bien rodées des décisions quotidiennes ou dans les procédures confirmées du raisonnement scientifique91. »
54En effet, si l’on suit Tilly, l’expulsion des « étrangers » constitue une tentative de reprise en main du marché local du travail par ceux qui y appartiennent. Une autre condition, ajoute-t-il, est que cette communauté soit relativement peu nombreuse, et soit de ce fait dotée d’une solide cohésion et d’un fort sens de l’autonomie. Enfin, ces événements surviennent plus favorablement dans des périodes de « crise92 ». Mais en ce qui concerne août-septembre 1892, ce schéma n’est que partiellement vrai.
55Tout d’abord, la communauté des mineurs composant les quelques concessions témoins des événements n’a pas la densité des territoires industrieux et des villes. En même temps, la comparaison n’est pas pertinente : le monde de la mine concentre des hommes et des femmes autour d’une même activité extractive, ce qui consolide fortement la cohésion du groupe autour de la profession. Les recensements de 1891 pour Lens et Liévin appuient clairement cette surreprésentation : à Lens, sur 13192 habitants, 6095 appartiennent aux « industries extractives », et à Liévin, 3069 sur 386993 ! En ce qui concerne la présence d’« étrangers », principalement de Belges, leur proportion varie selon les concessions, allant de 7 % pour celle de Courrières à 80 % pour les mines de Drocourt. Quoi qu’il en soit, leur présence numérique est faible, incomparablement plus faible, par exemple, que dans le canton de Roubaix, qui compte au même moment 68906 Belges, ou de Tourcoing (4979594). Il s’agit donc bien d’une petite communauté, professionnellement soudée, et qui, d’autre part, n’est implantée là que depuis deux ou trois générations. Or, et c’est là que le bat blesse, cette communauté s’est dès le départ constituée en cohabitant avec l’élément étranger : « Il a fallu dès l’origine » des houillères du Pas-de-Calais, note Vuillemin, « attirer de nombreux ouvriers des Bassins du Nord et de la Belgique95 ». Historiquement, le Pas-de-Calais pouvait être vu comme un creuset composé d’individus « étrangers » – Français et Belges – qui les avaient fondus en un seul et unique moule : celui de la mine.
56Pourtant, en août-septembre 1892, une des revendications principales des émeutiers est que l’arrivée récente d’un grand nombre de Belges dans les concessions constitue une menace pour leur travail, ceux-ci acceptant des salaires moins élevés. « Depuis quelque temps déjà », écrit le commissaire de police de Carvin le 23 août, « la Compagnie [d’Ostricourt] embauche de préférence des mineurs belges qui auraient amené une baisse approximative de 0,75 centimes sur le salaire moyen quotidien des ouvriers français96 ». Une semaine auparavant, le procureur général de Douai avait mené l’enquête et découvert que « depuis une huitaine de jours, la Compagnie des Mines de Liévin avait embauché environ deux cent ouvriers belges moyennant un salaire inférieur à celui que gagnent les ouvriers français », et poursuit-il, « que ceux-ci en avaient éprouvé une irritation, qui s’était manifestée la veille au soir, par des rixes au cours desquelles plusieurs ouvriers belges et français avaient été grièvement blessés97 ». L’origine, devine-t-il, est plus profonde : « Le motif principal de cette agitation provient de ce que les salaires ayant considérablement baissé en Belgique, les ouvriers belges ont une tendance à venir se faire embaucher en France et à accepter des salaires inférieurs à ceux exigés par les ouvriers français98. » De combien est, au juste, ce salaire ? En réalité, il varie selon la tâche : les très jeunes gagnent en moyenne 1,63 francs par jour ; les manœuvres au fond, 3,70 francs ; les mineurs à proprement parler, 6,35 francs ; tandis qu’au « jour », le salaire moyen est d’environ 4 francs99. On peut donc envisager que le salaire moyen journalier d’un adulte se situe autour de5 francs par jour. Or, dans une toute autre logique que celle cherchant à éprouver la véracité de cet argument, une note du ministère des Affaires Étrangères belge remarque : « Le seul renseignement à retenir pour se faire une idée du dommage approximatif éprouvé est que nos ouvriers gagnaient en France, d’après leurs déclarations concordantes, un salaire variant de 4,50 à 5,50 francs100. »
57La différence de salaire apparaît alors comme un argument faux, sauf, peut-être, replacé dans la perspective qui est la sienne, c’est-à-dire celle d’une quête constante pour l’augmentation de la production, et qui est inséparable de la place des compagnies sur le marché énergétique. Les courbes de la production et des salaires entretiennent en effet une relation étroite : ainsi, lorsque la production augmente, le coût de l’extraction baisse par le jeu des économies d’échelles, et le partage de la plus-value peut, en certaines circonstances, jouer en faveur des ouvriers. Par exemple, entre 1879 et 1882, la production journalière de la Compagnie de Lens passe de 960 à 1060 kg, et le salaire de 3,59 à 4,08 francs. Et, même lorsqu’en 1883 le rendement redescend à 899 kg, le salaire continue d’augmenter pour arriver à 4,61 francs101. Les années 1886-1892 sont marquées par une remarquable embellie de la production (+78 % pour les mines de Lens, +48 % pour Liévin102), mais l’année 1892 inaugure en même temps une phase de prix en baisse, comme l’a montré François Simiand103.
58Les troubles d’août-septembre 1892 auraient-ils alors été une réaction mécanique à l’entrée dans une phase de baisse des prix ? On peut très bien dire, avec François Simiand, que c’est la conscience acérée de la conjoncture économique (avec la perspective d’un éventuel contrecoup des prix sur les salaires des mineurs) qui aurait motivé un mouvement social relativement brutal. Celui-ci se serait alors traduit par l’expulsion des agents qui, toujours dans une perspective purement économiciste, constituaient un risque pour des ouvriers déjà vulnérables. Les ouvriers borains, s’ils étaient effectivement moins bien payés et non syndiqués – ou du moins si cette rumeur était suffisamment partagée chez les ouvriers français – auraient pu contrevenir à l’espoir d’une résistance ouvrière à un patronat cherchant à rattraper l’écart induit par la baisse des prix par des stratégies de dumping ou de « sous-concurrence ouvrière104 ». Mais on peut aller au-delà, et dire que les mineurs avaient conscience non seulement de la conjoncture économique propre à leur secteur, mais aussi de l’importance de leur secteur au sein de la société française. C’étaient eux l’esprit de la mine, du bassin houiller du Pas-de-Calais, les produits d’une conscience collective née non pas ex nihilo mais surtout de l’interconnexion des espaces productifs, des chemins de fer parcourant le ruban houiller, des migrations internes aux corons ; eux, le moteur souterrain des trains, de l’industrie, de l’électricité, de la modernité énergétique européenne.
59Timothy Mitchell a récemment développé une thèse sur les liens entre pouvoir politique et secteur énergétique, en montrant qu’en ce qui concerne le secteur charbonnier au xixe siècle européen, ses acteurs avaient pu, par la conscience de l’importance de cette ressource, se constituer en force politique suffisamment efficace pour être le fer de lance des processus de démocratisation. En clair, selon l’auteur, le charbon devenait un enjeu si considérable pour les sociétés occidentales que tout mouvement social dans le secteur énergétique devait amener non pas à un affrontement, pouvant mettre en danger la circulation du charbon, mais plutôt à un compromis dans lequel pouvait éventuellement intervenir l’État105. Par là, le syndicalisme minier trouverait l’origine de sa prédominance non dans des considérations uniquement économiques (comme chez François Simiand) ou culturelles (comme chez Joël Michel), mais aussi environnementales106. Si cet argument mérite d’être discuté, il pose toutefois la question de la stratégie militante déployée par les mineurs. En effet, en visant les Belges, ceux-ci savaient qu’ils établissaient un lien entre secteur houiller et nation : et, sans préjuger de l’issue du conflit, il semble difficile de déterminer si les mineurs eux-mêmes cherchaient à se débarrasser des étrangers du fait de leur extranéité seule, du fait de leur non-militantisme, ou en vue d’une nationalisation du secteur minier qui passerait aussi par la « nationalisation » de sa main-d’œuvre… C’était postuler, en clair, l’instauration d’une préférence nationale dans les secteurs dits « stratégiques », ce qui sera effectivement le cas avec les décrets Millerand de 1899 (permettant entre autres d’imposer un pourcentage d’ouvriers étrangers à ne pas dépasser pour l’exécution des marchés de travaux publics ou de fournitures passés au nom de l’État, des départements, des communes et des établissements publics de bienfaisance107).
Limites de cette approche l’appartenance collective à l’épreuve de la nation
60En 1960, devant l’assemblée de la Société d’Histoire Moderne, une jeune historienne propose une courte communication intitulée : « Les rapports des ouvriers français et des ouvriers étrangers (1871-1893). » Michelle Perrot propose de voir dans les nombreux incidents qui parsèment la vie ouvrière française de la fin du xixe siècle autre chose que de simples réajustements, de simples issues à des négociations impossibles, ou encore l’héritage de formes anciennes de la solidarité artisanale ou préindustrielle : « Ainsi, dit-elle, c’est dans le sens du nationalisme que les ouvriers français inclinent, dans leurs rapports avec les immigrants […] Les conséquences sur le mouvement ouvrier et socialiste sont notables. Au renforcement de la nation correspond un affaiblissement de celui de la lutte des classes108. » La communication va cependant connaître l’oubli, avant de reparaître dans le sillage des études sur les mouvements migratoires contemporains. Pierre-Jacques Derainne, dans sa thèse soutenue en 1999, reprend l’argument et montre comment le xixe siècle est marqué par un processus d’« enracinement national prolétarien », ayant pour but d’élargir aux frontières de l’État-nation le sentiment d’appartenance de tous ses membres109. Paradoxalement, tandis que l’internationalisme fait ses premiers pas, le vocabulaire de la contestation se nationalise, et le rejet n’affecte plus seulement le voisin – devenu compatriote – mais l’« étranger », comme non-national. En ce qui concerne la seconde moitié du siècle, Gérard Noiriel et Laurent Dornel ont montré que l’augmentation considérable du nombre d’émeutes xénophobes dans la France des années 1880-1890 traduisait la cristallisation d’une consubstantialité entre marché du travail et territoire national, de sorte que l’ouvrier se trouvait rejeté au nom de sa double nature de « voleur de bras » et d’« étranger110 ». L’intérêt que portent ces auteurs aux migrants et à la nation, l’élaboration d’un corpus entièrement neuf et la mise en place d’outils conceptuels inédits est néanmoins inséparable de leur contexte de production111. Ainsi, dans le monde anglo-saxon, les années 1980-1990 sont pour l’historiographie un moment de réinvention : alors qu’en 1975, Tom Nairn faisait déjà le constat, amer, que « la théorie du nationalisme représente le plus grand échec historique du marxisme112 », ce n’est qu’après l’engouement chauviniste populaire pour la guerre des Malouines et la part sidérante du vote ouvrier en faveur de Thatcher (1981-1982) que les rangs du Labour et de la New Left se mettent à penser le problème. En 1983 sont ainsi publiés Nations et nationalisme d’Ernest Gellner113 et L’imaginaire national de Benedict Anderson114. Plus tard, Eric John Hobsbawm s’essaie à une synthèse d’anthropologie du fait national en publiant en 1990 Nations et nationalisme depuis 1780. Programme, mythe, réalité115. Bref, cette profusion d’ouvrages émanant de personnalités historiennes influentes invite à s’attacher à la singularité du « belonging », le sentiment d’« appartenance », et à ses modulations dans l’espace national. Cependant, force est de constater que dans la pratique, ce sentiment ne se mesure pas, ou alors de façon extrêmement biaisée. En effet, la conscience nationale ne semble se manifester que dans des événements (qui eux-mêmes adviennent dans et par le langage116), dans des actes qui sont en même temps des crises : en eux ne se manifeste que la forme la plus urgente d’appartenance. Comme le dit Eric Hobsbawm :
« Hommes et femmes ne choisissaient pas leur identification collective comme ils choisissaient des chaussures, en sachant qu’on ne peut en porter qu’une seule paire à la fois. Ils avaient, et ont toujours, plusieurs attachements et loyalismes simultanés, y compris la nationalité, et sont simultanément concernés par divers aspects de la vie, dont chacun peut à tel moment donné prendre, selon l’occasion, la première place dans leur esprit117. »
61Il faut donc se garder d’imputer un « sentiment national » trop fort aux mineurs français dans les événements de 1892, de sorte qu’il aurait en grande partie déterminé leur acte ou encore « armé leur bras118 ». Néanmoins, cette bifurcation permet de formuler deux conclusions partielles : tout d’abord, le leitmotiv « À bas les Belges ! » ne se réduit pas à un phénomène micro-situé, stratégique, sans référence au sentiment qui sous-tend une telle injonction à décamper d’un territoire qui – mentalement – excède les limites du bassin houiller. D’autre part, elle invite à se débarrasser de la frilosité marxiste envers les attitudes nationalistes et chauvinistes – vues comme produits de la « fausse conscience » ou des « appareils idéologiques d’État » – afin de se concentrer sur la façon dont la condition subalterne des mineurs les a amenés à mobiliser ce loyalisme-là, celui de la nationalité.
62Les ouvriers d’août-septembre ont mobilisé la pratique de l’expulsion et le référent national parce que cela faisait sens pour eux. Mais « faire sens » ne signifie pas nécessairement une adhésion totale et inconditionnelle à un slogan, un signifiant : nulle trace d’une adéquation parfaite entre le mot, la chose, et la conscience qui se met à parler ou à crier. L’historien lui-même ne saurait se targuer d’avoir parfaitement entendu ce qu’ont voulu dire ces acteurs, puisqu’il est comme un soldat « à la queue d’une colonne où les avis se transmettent depuis la tête, de rang en rang », de sorte que ne lui parviennent que des mots à moitié compris119 – entachés dans leur passage par l’incomplétude et le biais inhérents aux archives judiciaires. Il existe toutefois un accord tacite entre les acteurs du passé et ceux du présent, une ironie secrète quant au caractère arbitraire et utilitaire du langage. « À bas les Belges ! » pouvait être utile, parce que dans le monde où ces acteurs avaient vécu, il représentait un levier potentiel pour obtenir une réparation de « leur » monde.
63Un monde dont le paysage avait été profondément altéré, et à la transformation duquel ils participaient durement, au prix de luttes âpres, de vies enfouies. Un monde auquel ils étaient cloués, et sur la conjoncture duquel ils avaient les yeux rivés. Un monde qu’ils rêvaient de détenir, dans la respectabilité d’un actionnariat qu’ils savaient perdu d’avance, ou bien dans l’imaginaire de « la mine aux mineurs ». Un monde, enfin, dans lequel la République occupait une place majeure. Tandis que certains l’avaient vue renaître, d’autres apprenaient dans les écoles des corons, bâties par les administrateurs, qu’elle irait tôt ou tard reprendre ce qui lui appartenait, un peu à l’est. Que c’était elle, aussi, qui avait permis les conventions d’Arras, et qui avait aiguisé la conscience de la conjoncture politique de mineurs « légalistes au fond et républicains en majorité120 ». L’« idée nationale », que cette dernière avait impulsée et laissé infuser dans son territoire, pouvait apparaître aux ouvriers-mineurs comme quelque chose d’aussi factice et d’aussi artificiel que leur environnement, mais il y avait une puissance dans ce référent que les mineurs, qui avaient quitté leurs bêches ou leurs métiers à tisser depuis seulement deux ou trois générations, ne possédaient pas encore. Une puissance qui apparaissait comme un recours, et dont le levier s’actionnait par l’émeute, tradition populaire pour obtenir l’attention.
Notes de bas de page
1 Ricoeur Paul, Temps et récit, t. 1, L’intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1983, p. 193.
2 Edward Gibbon livrait dans sa très fameuse Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain la définition selon laquelle « l’histoire [n’est que le] tableau effrayant des crimes, des forfaits et des malheurs du genre humain » (Paris, Librairie Ledentu, 1828 [1776-1788], p. 206 [trad. François Guizot]). Voltaire écrivait de son côté, dans L’Ingénu : « L’histoire n’est que le tableau des crimes et des malheurs. La foule des hommes innocents et paisibles disparaît toujours sur ces vastes théâtres » (in Œuvres complètes, t. 8, Paris, Librairie Desoer, 1817 [1767], p. 180). Deux siècles et demi plus tard, Yeshayahu Leibowitz déclarait, dans un entretien avec Joshua Haberman, que ces derniers avaient raison, mais qu’ils manquaient de percevoir que l’histoire est aussi : « A chronicle of the struggle of mankind against these crimes, follies and misfortunes » (in The God I Believe in, XLibris Corporation, 2011, p. 145-146).
3 Simiand François, Le salaire des ouvriers des mines de charbon en France. Contribution à la théorie économique du salaire, Paris, Édouard Cornély et Cie, 1907 (en particulier p. 351-364).
4 Voir Dornel Laurent, La France hostile. Histoire sociale de la xénophobie en France au xixe siècle (1815- 1914), thèse de doctorat en histoire, EHESS, 2001 : « À l’origine, xénophobe, attesté en 1903, signifie “hostile aux étrangers, et à tout ce qui vient de l’étranger”, et a pour synonyme “chauvin”. D’après le Trésor de la Langue Française, le terme aurait été forgé par Anatole France au moment de l’Affaire Dreyfus, autrement dit lors d’un moment de très forte exacerbation de l’identité nationale » (p. 13). Cette remarque pose un problème historiographique certain entre expérience, langage et représentation. Une solution optimiste à ce problème consisterait à dire que l’officialisation de vocables dans le dictionnaire est toujours peu ou prou en retard sur le réel. Ainsi, il serait correct de qualifier ces événements de « xénophobes ». Un pessimiste y verrait au contraire une aberration, et l’impossibilité d’une adéquation entre réalité linguistique a posteriori et expérience pratique a priori. Pour quelques jalons, voir Gossman Lionel, « History and Literature. Reproduction or Signification », in Canary Robert H., Kosicki Henry, (éd.), The Writing of History. Literary Form and Historical Understanding, Madison, University of Wisconsin Press, 1978, p. 3-39.
5 Wrigley Edward A., Industrial Growth and Population Change. A Regional Study of the Coalfields Areas of North-West Europe in the Later Nineteenth Century, Cambrudge, Cambridge University Press, 1961, p. 42.
6 Gillet Marcel, Les charbonnages du nord de la France au xixe siècle, Paris/La Haye, EPHE/Mouton, 1973, p. 120.
7 Ibid., p. 58.
8 Latty Lionel, « La loi du 21 avril 1810 et le Conseil général des mines avant 1866. Les procès-verbaux des séances », Documents pour l’histoire des techniques, n° 16, 2008, p. 17-29.
9 Vuillemin Émile, Le bassin houiller du Nord-Pas-de-Calais. Histoire de la recherche, de la découverte et de l’exploitation de la houille dans ce nouveau bassin, t. 1, 1880, p. 87.
10 Ibid., p. 93.
11 Hartog François, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
12 Michel Joël, Le mouvement ouvrier chez les mineurs d’Europe occidentale (Grande-Bretagne, Belgique, France, Allemagne). Étude comparative des années 1880 à 1914, thèse de doctorat en histoire, université Lyon II, 1987, p. 17.
13 Simonin Louis, La vie souterraine, ou Les mines et les mineurs, Paris, Librairie Hachette, 1867.
14 Michel Joël, op. cit., p. 36, p. 95. Il fait référence à TURNER, Frederic Jackson, La frontière dans l’histoire des États-Unis, Paris, Presses universitaires Françaises, 1963.
15 Société des mines de Lens (Pas-de-Calais). Concession de Lens et de Douvrin, Lille, Imprimerie Danel, 1892, p. 9.
16 Ingold Tim, « Work, Time and Industry », Time & Society, vol. 4, n° 1, 1995, p. 9-10 : « For the goal of modern technology has been to override the constraints of the natural world, to bring its forces under control, so that the rhythms of society can be brought into conformity with an imposed, artificially contrived schedule. […] Developments in the fields of transport and communications have had a decisive impact in this regard, though probably no single innovation has been of greater consequence than the electric light. The effect was to install a new kind of time as the dominant regulator of human activity. Sorokin and Merton call it astronomical or sidereal time : uniform, homogeneous ; […] purely quantitative, shorn of qualitative variations. » Cet article reprend sous beaucoup d’aspects le travail pionnier d’E. P. Thompson, Temps, discipline de travail et capitalisme industriel, Paris, La Fabrique, 2004 [1967].
17 Foucault Michel, « Des espaces autres. Hétérotopies », Architecture, mouvement, continuité, n° 5, 1984, p. 46-49.
18 Zola Émile, Germinal, Paris, Le livre de poche, 2000, p. 28.
19 Ibid., p. 70.
20 Ibid., p. 44.
21 Voir Trempé Rolande, Les mineurs de Carmaux, 2 vol., Éditions Ouvrières, 1971, p. 197-199.
22 Michel Joël, Le mouvement ouvrier chez les mineurs d’Europe occidentale, op. cit., p. IX : « Nous n’examinons pas une communauté préindustrielle en déclin, mais au contraire une communauté recréée sur de nouvelles bases après la dissolution supposée des liens traditionnels. » La communauté minière ne s’oppose pas à la modernité de la ville et du capitalisme industriel : elle est en une création concomitante et éminemment « artificielle » (p. X).
23 Ibid., p. 33.
24 Vuillemin Émile, Le bassin houiller du Pas-de-Calais, op. cit., t. 1, p. 87.
25 Ibid., t. 2, p. 194.
26 Société des mines de Lens, op. cit., p. 15.
27 Poulot Denis, Le sublime ou Le travailleur comme il est en 1870 et ce qu’il peut être, Paris, Librairie Internationale, 2e édition, 1872.
28 Aries Philippe, Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie depuis le xviiie siècle, Paris, Seuil, 1971, p. 103.
29 Voir Samuel Raphael, Miners, Quarrymen and Saltworkers, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1977.
30 Thompson Edward P., Temps, discipline de travail et capitalisme industriel, Paris, La Fabrique, 2004, p. 72.
31 Ingold Tim, “The Temporality of Landscape”, World Archaeology, vol. 25, n° 2, 1993, p. 152-153 : “the landscape tells – or rather is a story. It enfolds the lives and times of predecessors who, over the generations, have moved around in it and played their part in its formation”.
32 Perrot Michelle, Les ouvriers en grève. France, 1871-1890, Paris/La Haye, EPHE/Mouton, 1974, p. 370-371.
33 Dans son Grand dictionnaire universel du xixe siècle, Pierre Larousse voit les grèves comme « un moyen barbare, imparfait, pour résoudre des difficultés qui demandent avant tout, pour être résolues, beaucoup de raison, de sang-froid et de loyauté de part et d’autre [i. e., du côté de l’ouvrier et du patron] » (Larousse Pierre, Grand dictionnaire universel du xixe siècle, Paris, Administration du grand dictionnaire universel, 1872, t. 8, p. 1521).
34 Perrot Michelle, op. cit., p. 371.
35 AN, BB24 905, rapport du lieutenant Gest, Béthune, 15 août 1892.
36 AN, BB24 905, cour d’appel de Douai, Douai, 17 août 1892.
37 ADPDC, M 1804, télégramme du commissaire spécial, 15 août 1892.
38 Perrot Michelle, Jeunesse de la grève. France, 1871-1890, Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 1984, p. 35.
39 Scott James C., La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 33. Plus loin, il donne une définition plus large des sites sociaux du discours caché : « Les sites sociaux du texte caché sont les lieux dans lesquels la riposte tue, la colère retenue et les langues restées liées à cause des relations de domination trouvent un vecteur d’expression véhémente et à gorge déployée. Il s’ensuit que le texte caché sera d’autant moins inhibé lorsque deux conditions seront remplies : d’abord lorsqu’il est articulé dans un espace social protégé imperméable au contrôle, à la surveillance et à la répression du dominant, et ensuite lorsque ce milieu social protégé est entièrement composé des confidents fidèles partageant la même expérience de domination » (p. 135). De la même manière, E. P. Thompson voyait dans certains lieux privilégiés, confinés, des sites de l’expérimentation politique : « La campagne était dominée par la petite noblesse, la gentry, les villes par des administrations corrompues, la nation par l’administration la plus corrompue de toutes. Mais le temple, la taverne et le logis appartenaient au peuple. Dans les temples “sans clocher”, il y avait place pour une vie intellectuelle libre et des expériences démocratiques rassemblant des membres en nombre “illimité” » (La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Points/Seuil, 2012, p. 67).
40 AN, BB24 905, procureur général de Douai, 23 août 1892.
41 ADPDC, M 1807, rapport du commissaire de Carvin, 23 août 1892 ; dépêche du France, 24/08/1892.
42 ADPDC, M 1807, télégramme de l’ingénieur en chef Simon, du lieutenant Gest et du commissaire spécial du 25 août 1892.
43 Réveil du Nord du 28 août 1892. Les corons Daguerre sont une dépendance de la fosse n° 3 des mines de Lens, et les corons de la Plaine, des mines de Liévin.
44 ADPDC, M 1807, télégramme du commissaire spécial au préfet d’Arras, 7 septembre 1892.
45 ADPDC, M 1807, lettre de l’ingénieur principal de la compagnie des mines de houille de Courrières au préfet, 8 septembre 1892. La fosse n° 3 de Courrières est située vers Billy-Montigny.
46 ADPDC, M 1807, télégramme du commissaire spécial, 26 août 1892.
47 ADPDC, M 1807, télégramme du commandant de gendarmerie de Lens au préfet à Arras, 8 septembre 1892. Le coron de la Bataille est situé dans l’actuelle avenue Alfred Maëns, au sud de la gare de Lens, et jouxtait la fosse n° 3 de Liévin. Le coron Saint-Amé ou Amé Tilloy est de la fosse n° 3 des mines de Lens, mais est situé sur la commune de Liévin. Le coron Du Bois, enfin, se situe un peu en deçà du coron Bataille, dans l’actuelle rue Notre-Dame de Lorette.
48 ADPDC, M 1807, rapport du commissaire de Carvin, 23 août 1892 ; bulletin de renseignements du chef d’escadron d’Arras, 12 septembre 1892, télégramme du commissaire Rodière, 26 août 1892 ; rapport du commissaire Rodière du 29 août 1892 ; lettre de l’ingénieur principal des mines de Courrières, 8 septembre 1892.
49 AMAEB, clB 164 II-1, « Résumé de l’enquête faite par les gouverneurs de province en Belgique et par les consuls de Belgique dans les départements français limitrophes, à la suite des désordres du Pas-de-Calais ».
50 Voir Marche Guillaume, « Why Infrapolitics Matter », Revue française d’études américaines, n° 131, vol. 1, 2012, p. 3-18.
51 Perrot Michelle, Les ouvriers en grève. France, 1871-1890, Paris, 2001, Éditions de l’EHESS, t. 2, p. 375. Sur la violence des grèves, voir aussi Perrot Michelle, Jeunesse de la grève. France, 1871-1890, op. cit., p. 178-198.
52 Perrot Michelle, Jeunesse de la grève, op. cit., p. 35.
53 Jean-Marie Fecteau plaide par ailleurs pour une conception extensive et inclusive de la violence, où celle-ci implique invariablement « l’occurrence d’un événement » : « La violence arrive et doit donc impérativement être distinguée d’un état, ou d’autres types de relations sociales problématiques comme le pouvoir, l’inégalité, la domination, l’oppression. La violence est une rupture temporelle, une discontinuité fondamentale du “cours normal des choses”. En somme, une déviation, sous les formes diverses du choc, de la blessure, du malheur brusquement survenu, de la détresse morale, dans l’écoulement ordinaire du temps […] Tout comme le temps transforme la violence, celle-ci en retour transforme le temps. » (Fecteau Jean-Marie, « La violence et ses histoires », in Chauvaud Frédéric, La dynamique de la violence. Approches pluridisciplinaires, Rennes, PUR, coll. « Essais », 2010, p. 151.)
54 Muchembled Robert, Une histoire de la violence, Paris, Seuil, 2008, p. 324. Du même auteur, voir La violence au village (xve-xviie siècles), Bruxelles, Brepols, 1989.
55 Farge Arlette, Le goût de l’archive, Paris, Seuil, p. 12.
56 En l’occurrence, c’est la loi du 7 juin 1848 sur les attroupements qui définit les modalités de la punition.
57 Voir Stoler Ann L., Along the Archival Grain. Epistemic Anxieties and Colonial Common Sense, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2009, p. 2-23.
58 Farge Arlette, « Histoire, événement, parole », Socio-anthropologie, n° 2, 1997, mis en ligne le 15 janvier 2003, consulté le 28 juillet 2014 [http://socio-anthropologie.revues.org/29].
59 Voir Ginzburg Carlo, Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, Paris, Gallimard, 2003, p. 23.
60 AN, BB24 905, procureur général de la cour d’appel de Douai, 17 août 1892.
61 Ibid.
62 AN, BB24 905, procureur général de la cour d’appel de Douai, 26 août 1892.
63 ADPDC, M 1807 : télégramme du commissaire Rodière au préfet d’Arras, 7 septembre 1892 ; télégramme du commissaire Carvin à Arras, 7 septembre 1892 ; télégraphe anonyme, 7 septembre 1892 ; télégramme du commissaire de Carvin au préfet d’Arras, 8 septembre 1892.
64 Scott James C., La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Amsterdam, 2008, p. 33.
65 Le Comité des Houillères avait effectivement adopté, dès février 1890, le principe des « listes noires », postulant que « lorsqu’une société renverrait ses ouvriers, les noms de ceux-ci seraient communiqués au Comité, qui recommanderait à toutes les compagnies de ne pas les embaucher » (Cf. Gillet Marcel, Les charbonnages du nord de la France au xixe siècle, Paris/La Haye, EPHE/ Mouton, 1973, p. 163).
66 AN, BB24 905, procureur général de Douai au garde des sceaux, 23 septembre 1892.
67 ADPDC, M 1807, télégramme du lieutenant Gest au préfet, 22 septembre 1892.
68 ADPDC,3U2 691, Registre d’audiences correctionnelles, 1892-1897.
69 Voir AMAEF, 13ADP/14, ministère de l’Intérieur, direction de la sûreté générale, 4e bureau, affaires internationales, au ministre des Affaires Étrangères, 1er octobre 1892.
70 Ibid.
71 Compte Général de l’Administration de la Justice Criminelle, années 1888 [1892] et 1889 [1893]. Cf. en particulier le tableau XVIII, « État civil, origine et domicile des accusés, classés d’après la nature des crimes pour lesquels ils étaient poursuivis ».
72 Joly Henri, La France criminelle, Paris, Lecoffe, 1889, p. 62. Voir aussi Kaluszynski Martine, La République à l’épreuve du crime. La construction du crime comme objet politique. 1880-1920, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 2002.
73 Perrot Michelle, Les ouvriers en grève, op. cit., p. 370.
74 La Réforme, 13 septembre 1892.
75 Michel Joël, « L’échec de la grève générale des mineurs européens avant 1914 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1982, p. 214-234.
76 Voir Samuel Raphael, « The Workshop of the World », History Workshop Journal, spring 1977, p. 6-72.
77 Michel Joël, Le mouvement ouvrier chez les mineurs d’Europe occidentale, op. cit., p. 169-171.
78 Ministère de la Justice, La nationalité française. Textes et documents, Paris, La Documentation Française, 1989, p. 275-276.
79 Voir Popelier Jean-Pierre, L’immigration oubliée. L’histoire des Belges en France, Lille, La Voix du Nord, 2003.
80 Chauvaud Frédéric et Malandain Gilles, Impossibles victimes, impossibles coupables. Les femmes devant la justice (xixe-xxe siècles), Rennes, PUR, 2009, p. 18. Voir en particulier la contribution de Fanny Bugnon, « À propos de la violence politique féminine sous la Troisième République », p. 201-211.
81 Cette compilation a été facilitée par le travail préalable de Laurent Dornel. Voir Dornel Laurent, « Xénophobie, racisme et attitudes envers les immigrants en France au xixe siècle. Inventaire des sources » [http://barthes.ens.fr/clio/revues/AHI/ressources/biblios/invxeno.html]. Mis en ligne en mars 2004. Consulté pour la dernière fois le 11/03/2015.
82 Dans l’ordre : AN, BB18 1442 ; ADN, M 620-12 ; ADN, M 605-3 ; ADN, M 624-6 ; AN, BB18 1845 ; Écho du Nord du 23 juin 1892 ; ADN, M 624-4 ; AN, BB18 1930 et ADN, M 628-3 ; AN, BB18 2275.
83 Voir Jarrige François, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle (1780-1860), Rennes, PUR, coll. « Carnot », 2009.
84 Tilly Charles, La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986, p. 375.
85 Offerle Michel, « Retour critique sur les répertoires de l’action collective (xviiie-xxie siècles), Politix, n° 81, vol. 1, 2008, p. 183. Charles Tilly, dans La France conteste, le définit ainsi : « Toute population a un répertoire limité d’actions collectives, c’est-à-dire de moyens d’agir en commun sur la base d’intérêts partagés […] Ces différents moyens d’action composent un répertoire […] On en connaît plus ou moins bien les règles, qu’on adapte au but poursuivi […] Le répertoire en usage dicte l’action collective. Malgré la spontanéité qu’on associe parfois à l’idée de foule, les gens tendent à agir dans le cadre limité de ce qu’ils connaissent, à innover sur la base de formes existantes, et à ignorer toute une partie des possibilités qui leur sont en principe ouvertes » (p. 541). Voir aussi Tilly Charles, « Les origines du répertoire d’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 4, 1984, p. 89-108 ; et : Suter Andreas, « Histoire sociale et événements historiques. Pour une nouvelle approche », Annales. Histoire, sciences sociales,52e année, n° 3, 1997, p. 543-567 [trad. Pierre-G. Martin].
86 Gurgand Jean-Noël, Ils voyageaient la France. Vue et traditions des Compagnons du tour de France au xixe siècle, Paris, Hachette, 1980.
87 Leveque Pierre, Une société provinciale. La Bourgogne sous la Monarchie de Juillet, Paris, Éditions de l’EHESS, 1983.
88 Dornel Laurent, La France hostile. Histoire sociale de la xénophobie en France au xixe siècle (1815- 1914), thèse de doctorat en histoire, EHESS, 2001, p. 277.
89 ADN, M 625-62.
90 Offerle Michel, art. cit., p. 183.
91 Passeron Jean-Claude, Revel Jacques, Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Enquête », 2005, p. 11-13.
92 Tilly Charles, La France conteste, op. cit., p. 375.
93 ADPDC, M 4251, « Lens. Recensement de population : tableau numérique par profession, 1891 » ; « Liévin. Recensement de population : tableau numérique par profession, 1891 ».
94 AMAEB, clB 164 II-1, « Ouvriers Belges résidant en France. Renseignements fournis par les Agents consulaires de Belgique ».
95 Vuillemin Émile, Le bassin houiller du Pas-de-Calais, op. cit., t. 1, p. 87.
96 ADPDC, M 1807, commissaire de police de Carvin, 23 août 1892.
97 AN, BB24 905, procureur général de Douai, 17 août 1892.
98 Ibid., 23 août 1892.
99 Simiand François, Le salaire des ouvriers des mines de charbon en France. Contribution à la théorie économique du salaire, Paris, Édouard Cornély et Cie, 1907, p. 8 : « Tableau I – Exemples tirés de l’enquête sur les salaires 1891-93 ». Voir aussi ADPDC, M 1229, « Moyenne des salaires journaliers. Première quinzaine de février, 1893. Mines de Vendin ».
100 AMAEB, clB 164 II-1, « Résumé de l’enquête faite par les gouverneurs de province en Belgique et par les consuls de Belgique dans départements français limitrophes, à la suite des désordres du Pas-de-Calais ».
101 ACHML, n° 5956, « Tableau statistique indiquant, pour l’ensemble, la production et le salaire des ouvriers du fond des principales mines du Pas-de-Calais ».
102 ACHML, n° 6284, « Production houillère du Nord et du Pas-de-Calais de 1886 à 1895 et production prévue de 1896 à 1905. »
103 Simiand François, Le salaire des ouvriers des mines de charbon, op. cit., p. 353.
104 Gemähling Paul, Travailleurs au rabais : la lutte syndicale contre les sous-concurrences ouvrières, Paris, Blour et Cie, 1910.
105 Ce qui est très clair avec les conventions collectives d’Arras de 1891 puis de Carmaux en 1892.
106 Mitchell Timothy, Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers Libres », 2013.
107 Voir Singer-Kerel Jeanne, « “Protection” de la main-d’œuvre en temps de crise. Le précédent des années 1930 », Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 5, n° 2, 1989, p. 7-27. Alexandre Millerand fut lui-même un fervent défenseur du principe de nationalisation des mines, dès 1892. Pourtant, comme le remarque très justement l’auteure, l’instauration d’un quota ne fut reconnue légalement qu’en 1912 par décision du Conseil d’État siégeant aux contentieux, puisque le décret avait été déclaré contraire à l’ordonnance de 1837 sur les adjudications. De même que pour les projets de loi Pradon ou Pieyre, l’opposition constitutionnelle aux mesures xénophobes était relativement forte.
108 Perrot Michelle, « Les rapports entre des ouvriers français et des ouvriers étrangers (1871-1893) », Bulletin de la Société d’Histoire Moderne, n° 12, 1960, p. 6-7.
109 Derainne Pierre-Jacques, Le travail, les migrations et les conflits en France : représentations et attitudes sociales sous la Monarchie de Juillet et la Seconde République, Thèse pour le doctorat, université de Bourgogne, 1999, p. 392-393.
110 Dornel Laurent, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie 1870-1914, Paris, Hachette-Littératures, 2004 ; Noiriel Gérard, Immigration, antisémitisme et racisme en France (xixe-xxe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2007.
111 Pour le cas français, voir Noiriel Gérard, « La question nationale comme objet d’histoire sociale », Genèses, n° 4, 1991, p. 72-94 et « Histoire de l’immigration en France. États des lieux, perspectives d’avenir », Hommes et migrations, n° 1255, p. 38-48.
112 Nairn Tom, « The Modern Janus », New Left Review, n° 94, vol. 1, 1975, p. 3.
113 Gellner Ernest, Nations and Nationalism, Oxford, Basil Blackwell, 1983.
114 Anderson Benedict, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London, Verso, 1983.
115 Hobsbawm Eric J., Nations and Nationalism since 1780. Programme, Myth, Reality, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
116 Voir Ricoeur Paul, « Événement et sens », Raisons Pratiques, n° 2, 1991, p. 41-56.
117 Hobsbawm Eric J., Nations et nationalisme depuis 1780. Programme, mythe, réalité, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1992, p. 158.
118 Dans Le massacre des Italiens, Gérard Noiriel pose explicitement la question de savoir comment « l’identité nationale a pu actionner le bras des assassins et légitimer leurs actes ». Il précise toutefois ne pas s’inscrire dans une histoire des « mentalités » qui l’aurait amené à conclure « à une sorte d’inconscient national ayant armé le bras des assassins assoiffés de sang », car « une telle interprétation aurait occulté le processus de fabrication et d’inculcation du national, lequel ne peut se comprendre qu’en étudiant les relations entre des individus occupant des positions inégales dans l’espace social » (Noiriel Gérard, Le massacre des Italiens. Aigues-Mortes, 17 août 1893, Paris, Fayard, 2010, p. 72, p. 260).
119 Bloch Marc, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1952, p. 19.
120 Perrot Michelle, Les ouvriers en grève, op. cit., p. 369. Parallèlement, Alain Touraine a montré qu’il convenait plutôt de parler « d’une conscience ouvriériste, plus que prolétarienne, pour ne pas dire paysanne » du groupe des ouvriers mineurs. Cette conscience de producteurs-consommateurs, plus que de classe, peut ainsi être mise en lien avec le mythe de la « mine aux mineurs », étudié à Rancié par René Garmy, lequel concluait que ces derniers « représent[aient] une arrière-garde paysanne plus qu’une avant-garde prolétarienne » (Voir Leuilliot Paul, « Le bilan d’un colloque international : “Charbon et sciences humaines” », Annales. Économies, sociétés, civilisations, n° 1, 1964, p. 72 et Garmy René, « Un mythe : “La mine aux mineurs” de Rancié (Ariège) de 1805 à 1848 », Le Mouvement Social, n° 43, 1963, p. 52).
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