Le bureau des colonies et ses commis
p. 99-109
Texte intégral
1Les grands empires coloniaux formés par les Européens entre le xvie et le xviiie siècle sont administrés de manières variées. Si les compagnies de commerce jouent un rôle capital, surtout en Asie, le pouvoir central se dote aussi de structures proprement administratives. À partir de 1501, la Maison de Guinée et de l’Inde, ou Maison de l’Inde, est un secrétariat d’État supervisant tout le commerce et l’administration portugaise d’outremer. De même, si dès 1503 la Casa de Contratacíon organise le commerce impérial espagnol, en 1511, une section du conseil de Castille est dévolue au gouvernement de l’empire américain. Elle devient autonome en 1524 sous le nom de Conseil des Indes. Dans le cas anglais, les comités réunis à partir de 1624 pour conseiller le Conseil privé en matière coloniale forment à la fin du XVIIe siècle un conseil permanent supervisant les relations avec les colonies américaines, le Board of Trade and Plantations1. Dans le cas français, aucun conseil spécifique n’est chargé des colonies. Les expéditions ultramarines françaises des frères Verrazano puis de Jacques Cartier sont placées sous l’autorité de l’Amiral de France. L’expansion coloniale passe avec Richelieu sous l’autorité du Grand maître, chef et surintendant général de la navigation et commerce, titre qu’il obtient en 1626. En 1628, une déclaration royale officialise l’existence de la Compagnie des Cent Associés : c’est la première fois que le terme de colonie apparaît dans la législation française2. Mais les colonies ne sont toujours pas distinguées dans le gouvernement central du royaume, pas même lorsqu’apparaît, à l’instigation de Colbert, un secrétariat d’État de la Marine, en 1669.
2Ce n’est qu’à partir de 1710 qu’une administration centrale spécifiquement chargée des colonies voit le jour : il s’agit du bureau des colonies, placé sous l’autorité du secrétaire d’État de la Marine3. Ce service connaît une croissance rapide. Comme l’indique un rapport anonyme des années 1770, « cette administration comprend presques toutes les parties de celle d’un royaume entier4 ». Sans prétendre appréhender toute l’étendue de ses activités, il s’agit ici de s’interroger sur les caractéristiques de ce service au sein du département d’État de la Marine. Pour ce faire, seront considérés successivement son organisation générale au cours du xviiie siècle puis le recrutement de ses commis, en appréhendant surtout leurs liens éventuels avec les différentes colonies.
Le bureau des colonies au sein du ministère
3Jusqu’en 1710, il n’existe pas d’administration coloniale spécifique au sein du secrétariat d’État de la Marine. Un rapport rédigé au milieu du xviiie siècle par le premier commis du bureau des archives, Laffilard, indique qu’à partir de 1687 les affaires des colonies étaient partagées entre Ponant et Levant. Le bureau des ports du Ponant, dirigé par de La Touche, s’occupait des affaires de l’Amérique du Nord, et le bureau des ports de Levant, dirigé par Salaberry, s’occupait de l’Amérique « méridionalle5 ». Leur retraite, le premier juillet 1709, s’accompagne d’une réunion du détail des colonies de toute l’Amérique, alors attribué depuis 1701 à Moïse Augustin de Fontanieu, trésorier général de la Marine. Le nouveau bureau est installé à Paris l’année suivante et Fontanieu prend le titre de « directeur du commerce maritime et des colonies6 ». Touchant une pension de 2000 livres, il garde jusqu’à sa mort, en 1725, la direction du commerce des colonies. Dès l’année 1711, lui est adjoint Raudot fils, de retour du Canada, où il exerçait, avec son père, la fonction d’intendant depuis 1705, chargé du « détail des colonies », ainsi que des classes et des garde-côtes. Les bureaux du commerce et des colonies ne sont véritablement dissociés qu’à partir de 1726, lorsque Forcade prend la direction de ce dernier. Originaire du Béarn, ancien commis au Trésor, il avait été, entre 1706 et 1711, commissaire des classes sous Fontanieu, puis à partir de 1711 commis de Raudot pour le détail des classes des colonies7. Occupant la fonction de premier commis jusqu’en 1737, il est remplacé l’année suivante par Arnaud de La Porte. Ce dernier, gendre d’un clerc d’avocat au conseil, entre dans le bureau en 1732, comme commis. En 1737, on l’envoie quelques mois à Rochefort afin de se familiariser avec les armements des colonies. À son retour, il prend la direction du bureau des colonies, qu’il garde jusqu’en 1758. Jean Accaron, qui lui succède dans cette fonction, est le premier commis le mieux payé du ministère, avec 19500 livres d’appointements en 1757. Le bureau des colonies est au troisième rang pour le nombre de commis, après celui des officiers et celui des fonds, mais au second au regard du montant des appointements versés. Accaron a huit commis sous ses ordres, alors que Raudot fils en avait cinq en 1715 et Delaporte sept en 17538.
Tableau 1 : Appointements des commis du secrétariat d’État de la Marine en 17579.
Bureau | Nombre de commis | Amplitude des appointements (l.t.) | Total des appointements (l.t.) |
Officiers | 17 | 600-19000 | 44700 |
Fonds | 11 | 360-13900 | 34080 |
Colonies | 9 | 800-19500 | 37100 |
Police | 9 | 600-15200 | 27000 |
Classes | 9 | 600-8700 | 21200 |
Archives | 7 | 1100-10600 | 23110 |
Cartes et plans | 7 | 500-6000 | 14900 |
Commerce | 6 | 1200-17400 | 25100 |
Comptes | 6 | 1200-10000 | 21000 |
Fortifications et garde-côtes | 5 | 800-4000 | 13600 |
Collection législative | 3 | 1000-6000 | 8000 |
Total | 89 | 360-19500 | 269790 |
4La croissance des effectifs du bureau des colonies se renforce au cours des années 1760. La fin de la guerre de Sept Ans est marquée par une série de transformations du fonctionnement du bureau, la paix étant l’occasion d’une véritable refondation du service. Comme le rappelle Castries dans un mémoire de 1783 adressé au roi, un des effets du traité de Paris, paradoxalement, est d’attirer l’attention du public sur l’intérêt majeur que représentent les colonies :
« Jusqu’à cette dernière guerre, la nation ne connoissoit les colonies françoises que par la perte qu’elle faisoit d’elles. On peut même dire que ce n’est que depuis la paix de 1763 que leur importance et le commerce ont été aperçus en France comme des objets essentiels10. »
5Cet intérêt croissant s’accompagne d’une réorganisation de l’administration coloniale menée sous l’égide de Choiseul11. Le premier changement majeur est le recrutement de Dubuc comme premier commis du bureau des colonies, en 1764. C’est la première fois que la direction du service est assurée par un personnage ayant une réelle connaissance des colonies, puisque Dubuc est issu d’une famille martiniquaise. Cela s’accompagne, semble-t-il, d’un contrôle ministériel plus strict du bureau des colonies :
« À la paix de 1763, on s’est sérieusement occupé des colonies, et on n’a pensé que tous les détails de leur administration devoient être traités dans le bureau sur le rapport qui seroit fait au ministre de chaque objet en particulier, et d’après ses décisions12. »
6La transformation des services est aussi caractérisée par la réunion, en 1765, des services du port de Rochefort : le bureau du détail des colonies est alors placé sous la direction d’Antoine-Philippe Lemoyne13. Parallèlement, est créé en 1759 un comité de législation coloniale, supervisé par le juriste Émilien Petit14. Enfin, la documentation consacrée aux colonies est dévolue aux bureaux des papiers des colonies. Un premier service, consacré aux documents rapatriés depuis le Canada, l’Île Royale et la Louisiane, est créé à Rochefort en 1765. Sa mission est progressivement étendue à toutes les colonies, dont les intendants sont chargés d’envoyer des doubles des documents d’état-civil. En 1776, toute la documentation concernant les colonies conservées depuis le Traité de Paris est transférée à Versailles où est ouvert le Dépôt des papiers publics des colonies. Les fonds concernant les colonies perdues restent à Rochefort jusqu’en 178915. Au début des années 1770, les intérêts français en Asie, représentés jusqu’alors par la Compagnie des Indes Orientales, passent sous l’administration directe du secrétariat d’État de la Marine et le bureau des colonies est alors divisé en deux : les colonies d’Amérique et l’Afrique passent sous l’autorité de La Coste, les Indes et Mascareignes sous celle de Michel La Rivière, puis celle de Bretel. De même, à Rochefort, l’année suivante, le détail des colonies est divisé en trois, avec le bureau de contrôle des colonies, celui du magasin des colonies et celui du détail des colonies.
7Les effectifs du bureau triplent en une vingtaine d’années : en 1780, 38 commis se consacrent à la gestion centrale de l’administration coloniale, ce qui correspond à un bon tiers des effectifs des services centraux de la Marine. Parmi eux, il y a onze commis du bureau de l’Inde, quatre au dépôt des fortifications des colonies et six dans le nouveau service du contentieux. Le nombre des agents s’occupant de l’Amérique, augmente aussi sensiblement, passant de onze en 1762 à 17 en 1780 :
Tableau 2 : Nombre de commis par bureau16.

8L’année suivante, une nouvelle réorganisation des services entraîne la suppression de huit commis. Elle est suivie de la réunion des bureaux des colonies sous l’autorité d’un intendant général des colonies, Guillemain de Vaivre, nommé le 17 août 178317. Cette nomination correspond à la réforme souhaitée par Castries, et qu’il décrit dans un mémoire de 1783 adressé au roi. Ce regroupement dans une direction des colonies doit permettre de « simplifier les ordres, diminuer les écritures et mettre plus d’ensemble dans les affaires qui avaient de la similitude18 ». Le nouveau bureau des colonies est désormais « chargé de tous les détails des colonies et comptoirs de l’Amérique, de l’Affrique et de l’Asie, autres que ceux des fonds et auxquels on réunira la partie contentieuse du département19 ». Cette direction est fonctionnelle plus que géographique, ce qui renforce la spécificité de l’administration coloniale au sein du secrétariat d’État. Les missions du nouvel intendant sont très étendues, comme en témoigne sa commission d’intendant général des colonies commis pour
« suivre et diriger les différentes parties de notre service relatives à l’administration des colonies, comptoirs ou autres établissements que nous possédons en Amérique, en Afrique et en Asie, tenir la main à l’exécution de la partie de nos ordonnances et règlements relatifs aux fonctions qui vous sont attribuées, suivre immédiatement sous les ordres de notred. secrétaire d’État ayant le département de la marine et des colonies la conduite et direction des différents détails, affaires et objets concernant lad. administration des colonies20 ».
9La guerre de Sept Ans, en entraînant la perte d’une partie des colonies, suscite une réorganisation administrative21. C’est particulièrement net dans le cas du personnel judiciaire. Bien qu’on parle d’« officiers de justice », les magistrats des colonies ne sont pas détenteurs d’offices vénaux, mais sont nommés par le roi. Un commis est désormais chargé de dresser des listes complètes des agents de justice en poste, dans les Conseils supérieurs, les Amirautés comme dans les juridictions subalternes, afin de gérer des carrières en organisant les promotions22.
Une spécificité coloniale des commis ?
10La meilleure connaissance par l’administration centrale de ses agents dans les colonies s’inscrit dans le contexte plus général d’une gestion plus rigoureuse des carrières, qui se retrouve aussi dans les bureaux métropolitains. Les vingt-sept dossiers de personnel des commis qui ont pu être repérés donnent quelques indications sur les compétences attendues des commis, tout particulièrement sur leurs faibles qualifications « coloniales ».
11À défaut d’information précise sur le fonctionnement quotidien du bureau, on sait qu’il existe, vers 1780, une répartition géographique des tâches, avec un commis chargé du détail de Saint-Domingue et un autre de celui de Cayenne. Mais lorsque Du Tillet de Villars, avocat, qui s’occupe de Saint-Domingue, demande un brevet de commissaire des colonies à l’issue de seize ans de service, il explique avoir « été successivement chargé de l’administration de toutes nos colonies », ce qui tend à suggérer que la connaissance préalable d’une colonie spécifique n’est pas nécessaire23. Selon un mémoire anonyme visant à la réforme du bureau, la connaissance générale des colonies n’est qu’un élément secondaire du recrutement, parce qu’il est facile de s’informer par la lecture :
« Un sujet tel sera bientôt instruit par les papiers du bureau des autres commissaires qui peuvent lui manquer et par rapport à ce qui regarde particulièrement les colonies, il saura en peu de temps ce qui concernera leur police intérieure et leur législation, s’il n’a pas même déjà à l’avence quelques idées de ces parties24. »
12Les logiques de recrutement ne sont donc pas spécifiques à ce bureau. Le dossier de Bretel, ancien avocat, négociant et maire de Granville, donne des indications sur les modalités de promotion. Familier des questions de droits de pêche, tout particulièrement pour Terre-Neuve, il obtient une promotion comme adjoint du premier commis après avoir préparé des articles de loi pendant la guerre d’Amérique au sujet des prises et de la navigation des neutres25.
13Les dossiers de carrière de commis permettent en outre de corroborer une critique faite à la fin des années 1760 au sujet du recrutement des commis dans une note sur le fonctionnement des bureaux, dont l’auteur est probablement Émilien Petit. Il se plaint que « les commis des bureaux [sont] enfans de Versailles et protégés à la cour, qui forment aujourd’hui presque la masse entière de tout ce qui est employé dans les bureaux26 ». De fait, les protections curiales sont cruciales pour l’avancement des commis du bureau des colonies. Dauzouer, qui entre au bureau des colonies dans l’espoir d’un poste outre-mer, ne l’obtient jamais, « faute de protecteurs puissants » explique-t-il27. À l’inverse, Anne Nicolas François Le Roux, par exemple, obtient une gratification supplémentaire pour son travail grâce à la double protection du comte de Boissy Busset et de la comtesse d’Artois, alors même qu’il est absentéiste et accaparé par son activité de secrétaire de la chambre du comte d’Artois. Cependant, ce cumul de charges est peu apprécié et il finit par être révoqué28. En 1773, Dauzouer utilise ses protections pour demander une augmentation conséquente de ses émoluments. Le chef du bureau cède de mauvaise grâce, comme en témoigne sa réponse à la dauphine dans laquelle il explique : « Je ne lui ai jamais connu d’autre mérite que celui d’intéresser des protecteurs pour faire augmenter son estat29. » Jean-Baptiste Guillemain de Vaivre, pour sa part, se recommande de « M. le chancelier […] ainsi que M. le contrôleur général, M. Daguesseau, M. de Marville, M. de Beaumont, M. Dargouges, M. de Trudaine et M. de Bastard30 ». En réalité, c’est Pierre-Étienne Bourgeois de Boynes, ancien premier président du parlement de Besançon, qui est son premier protecteur.
14Il existe quelques dynasties familiales au sein du bureau des colonies, comme les deux frères de Jean et Armand Laporte-Lalanne, travaillant ensemble en 1758-176031, ou comme Louis Bretel faisant entrer son fils dans son service32. Certains ont une formation initiale en droit, tel Léonard Antoine du Tillet de Villars, avocat au parlement, ou Antoine Anselme Auda, ancien avocat au conseil, mais qui a aussi exercé les fonctions de secrétaire de l’intendant de Franche-Comté puis de secrétaire de l’intendance de l’armée, où il avait été repéré par Pierre-Étienne Bourgeois de Boynes33. Deux autres commis travaillent dans un service d’intendant préalablement à leur entrée au bureau. François Barbier d’Aucourt a exercé la fonction de commissaire des guerres à Abbeville et à Amiens34. Nicolas Motte, ancien clerc de notaire, a été principal commis à la direction des économats de Caen, puis surnuméraire dans les bureaux de la Guerre (1772-1775), avant de rejoindre le bureau du contentieux des colonies en 177535. Une bonne connaissance du fonctionnement de l’administration royale, tout particulièrement de l’intendance de la Marine, apparaît en effet comme la qualité la plus recherchée. C’est ce que le mémoire critique de « Mr P. » décrit comme des « idées de service » :
« Il faut nécessairement des connoissances d’une autre espèce qui ne peuvent être prises ni à Versailles, ni à Paris. C’est uniquement dans les détails des ports et dans des campagnes à la mer que ces connoissances peuvent s’acquérir, c’est-à-dire parmi les commissaires de la marine dans les ports, qui ont originairement passé par les différens détails, et qui n’ont plus à apprendre ce qui est conduite d’ouvriers, solde de troupes, fournitures et approvisionnemens, armemens et expéditions, comptabilité et autres parties du service qui leur sont familiers. Ces détails arrêtent à chaque instant des premiers commis et commis qui n’ont point d’idées de service, et ils n’en seront jamais instruits parce que ces connoissances ne peuvent être acquises que par les yeux et sur les lieux des opérations. »
15C’est ainsi que s’explique, par exemple, la promotion de Jean-Augustin Accaron comme premier commis, en 1759, après vingt ans passés dans les bureaux du commerce de Levant puis du commerce à la suite de la cour36.
16Au final, sur vingt-sept dossiers de commis, seuls cinq hommes témoignent d’une expérience préalable directe du monde ultramarin. Alexandre-Jules Deslandes de Lancelot a d’abord été cadet dans la marine, avant de devenir commissaire des guerres de Bretagne37. Couvert du Fossé est entré au bureau du contentieux des colonies en 1785, après avoir été employé aux vivres et s’être embarqué en 1781-1782 sur le navire La Bretagne38. Estoupan de Laval a travaillé comme écrivain à l’Île de France à partir de 1769, avant de rejoindre Pondichéry en 1774, puis Mahé en 1777. Fait prisonnier par les Anglais en 1778, il regagne la France en 1782 et intègre le bureau de l’Inde, où il participe à la mise en ordre de la comptabilité à partir de 1782, en tant que surnuméraire. S’il fait valoir « les connaissances qu’il a du local », c’est uniquement pour demander un autre poste « dans l’Inde, ou les connaissances qu’il a acquises pendant un séjour de dix ans pourroient le rendre utile » mais pas pour entrer au bureau39.
17À l’inverse, le bureau des colonies apparaît parfois comme une étape pour obtenir un poste colonial. C’est l’espoir de Dauzouer, mais Choiseul n’honore pas la promesse faite par Jean-Augustin Accaron de le nommer ordonnateur à l’Île de Bourbon40. En revanche, entré au bureau en 1765, Bordes fait partie des commis renvoyés au moment de la réforme des bureaux et de la disgrâce de son cousin De La Roque auprès du secrétaire d’État de la Marine Pierre-Étienne Bourgeois de Boynes. En 1775, il obtient une place de sous-commissaire à Cayenne, avec pension pour ses services au bureau. On lui donne finalement, l’année suivante, la place de greffier de Pointe-à-Pitre le préférant à douze autres candidats qui disposent pourtant de protections à la cour ou dans la colonie41.
18Dans quelques cas, des liens personnels sont entretenus par des commis du bureau avec une ou plusieurs colonies. Sur les vingt-sept dossiers repérés, cinq témoignent de liens familiaux avérés ou d’intérêts financiers dans les colonies42. Bernier d’Achet, lui-même fils d’un commis de la marine, a un frère planteur à Saint-Domingue43. Armand et Jean Laporte-Lalanne, tous deux employés au bureau, ont une concession dans la baie de Philipeaux au Canada44. Deux premiers commis partagent des intérêts directs dans les colonies : Pierre Forcade, dont le frère est caissier au Trésor de la Marine à Rochefort, possède le tiers d’une exploitation sucrière à Cayenne, partagée avec son successeur au bureau, Raudot et Dorvilliers, le gouverneur de la colonie45.
19Cependant, après la guerre de Sept Ans, deux personnages se distinguent, à la tête du bureau, par leur expérience coloniale. Le premier est Jean Dubuc qui occupe six ans la fonction de premier commis, à partir d’octobre 1764, après avoir été député de la Martinique au bureau du commerce46. Connaissant bien cette île, il appartient à une puissante famille de planteurs, dont Jean Tarrade a montré l’influence durable dans l’histoire des rapports entre Antilles et métropole47. Il joue lui-même un rôle capital dans la réorganisation du commerce colonial jusqu’en 1770. Quittant le bureau de son propre chef, il s’occupe de ses affaires, plutôt malheureuses, dans la Société de colonisation de Guyane, comme intermédiaire financier du roi en Martinique ou encore dans une raffinerie48. Ainsi, en même temps qu’il dirige le bureau, il participe au paiement de l’administration royale en Martinique, grâce à son correspondant, en fournissant des lettres de change tirées aux îles contre des billets du trésor, pour un montant total de près de 20 millions de livres entre 1765 et 1785. Les sommes en jeu sont en forte augmentation à partir de 1776, mais, en 1785, il n’arrive plus à honorer les payements et laisse 1580000 livres de dettes. Il repart alors en Martinique, où il possède des plantations en gérance, afin de les exploiter lui-même, et n’hésite pas à demander un prêt au roi de 400000 livres pour une raffinerie.
20À partir de 1783, l’expérience coloniale s’impose à nouveau au bureau avec Jean-Baptiste Guillemain de Vaivre49. Né en 1736 à Besançon d’un père professeur de droit, il devient conseiller au parlement de Besançon en 1764. Il est choisi en 1773 comme intendant de Saint-Domingue, mais cherche à rentrer dès 1779 après avoir perdu sa femme, son fils et son frère. Il obtient son retour l’année suivante et devient membre du comité colonial et commissaire à l’administration des missions étrangères (1780-1783), maître des requêtes 1782, puis intendant général des colonies 1783-1790. Il perçoit aussi des appointements de conseiller honoraire au parlement de Besançon à partir de 1785. Son poste d’intendant général des colonies lui permet de devenir membre du conseil de Marine (1787-1790). Le changement de régime n’affaiblit pas tout de suite sa position puisqu’il est chef de l’administration générale des colonies en 1790. Démissionnaire en 1792, il est rappelé pour diriger la division des colonies de 1800 à 1807. Il termine sa carrière à la Cour des comptes, comme conseiller maître (1807), puis comme conseiller maître à vie (1813) et prend sa retraite en 1817.
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21Ainsi, l’administration centrale des colonies reste placée tout au long du xviiie siècle sous l’autorité du secrétaire d’État de la Marine. La spécificité coloniale est cependant plus prise en compte après la guerre de Sept ans, avec des premiers commis familiers des Antilles. Cependant, ce n’est qu’en 1790 qu’est envisagée la création d’un ministère autonome des colonies, séparé de la Marine. Un député de Saint-Domingue explique alors devant le comité colonial : « Il faut une tête organisée de manière très ordinaire pour être Ministre de la Marine, tandis que, pour l’être des colonies, il faut être homme d’État50. » Ce comité est favorable au projet, mais celui-ci est repoussé par le comité d’Agriculture et de commerce, et en avril 1791 par l’Assemblée constituante. Ce n’est finalement qu’entre 1858 et 1860 que, pour la première fois, existe en France un éphémère ministère de l’Algérie et des Colonies51.
Notes de bas de page
1 Les Lords of Trade établis en 1675 et dotés d’un rôle consultatif sont remplacés en 1696 par le Board of Trade and Plantation.
2 Voir Houllemare M., « Les colonies dans les ordonnances royales (xvie-xviie siècles) », N. Lombart et C. Jacquelard (dir.), Les nouveaux mondes juridiques du Moyen Âge au xviie siècle, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 177-194.
3 La bibliographie sur le sujet est peu fournie : Duchêne A., La politique coloniale de la France : le ministère des colonies depuis Richelieu, Paris, Payot, 1928 ; La Roque de Roquebrune R. de, « La direction de la Nouvelle-France par le ministère de la Marine », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 6, n° 4, 1953, p. 470-488 ; Boucher P. P., « Comment se forme un ministre colonial : l’initiation de Colbert 1651-1664 », Revue d’histoire de l’Amérique française, n° 37, 1983, p. 431-452 ; Boulle P.-H., The French Colonies and the Reform of their Administration During and Following the Seven Year’s War, Berkeley, université de Californie, 1968 ; Azimi V., « Les premiers commis de la marine au xviiie siècle », Revue historique de droit français et étranger, vol. 81, 2003, p. 503-526 ; Bernard G., Le bureau des colonies, étude institutionnelle et prosopographique (1710-1789), mémoire de master 2 sous la direction de François-Joseph Ruggiu et Marie Houllemare, université Paris iv-Sorbonne, 2015. La poursuite éventuelle des recherches de G. Bernard devrait permettre de renouveler la connaissance de ce service et de ses agents.
4 AN, Marine, C2 120, liasse cotée C 70-17-48.
5 Laffilard, « Mémoire sur l’ancienneté et le temps des établissements des bureaux de la Marine », AN, Marine, B8 18, p. 15-16. L’organisation des bureaux à la fin du xviie siècle est décrite dans le « Mémoire sur le nouveau département de Monseigneur », 9 novembre 1690, probablement de la main de Clairambault (AN, Marine, B8 18).
6 AN, Marine, B8 18, p. 15.
7 Anom, Col. E 188, dossier Forcade, Pierre (1719/1742).
8 Voir : AN, Marine, C2 116, États des appointements, 1708-1760.
9 Établi d’après AN, Marine, C2116, « État des bureaux de la marine à la cour et à Paris », 1757.
10 AN, Marine, C2 120, mémoire de Castries au roi, 1783.
11 Sur la politique coloniale adoptée par Choiseul, voir : Ruggiu F.-J., « india and the Reshaping of the French Colonial Policy (1759-1789) », Itinerario, n° 35/2, 2011, p. 25-43.
12 AN, Marine, C2 120, note sur la manutention des colonies (post. 1768).
13 Artaud A., Série R, Colonies, pays étrangers, consulats, 1 R 1-118, Bureaux des colonies de Rochefort (1678-1888), répertoire numérique détaillé, Service historique de la Défense, Antenne de Rochefort, 2010, p. 3-4.
14 Tarrade J., « L’administration coloniale en France à la fin de l’Ancien Régime, projets de réforme », Revue Historique, n° 229, janvier-mars 1963, p. 103-122.
15 Sur ces services d’archives, voir : Houllemare M., « La fabrique des archives coloniales et la conscience impériale (France, xviiie siècle) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 61/2, avril-juin 2014, p. 7-31.
16 1762-1789, AN, Marine, C2120, « État des appointements des bureaux de la Marine ».
17 Anom, Col. E 215, p. 572-573, dossier Guillemain de Vaivre, Jean-Baptiste (1739/1840), 17 août 1783.
18 AN, Marine, C2 120, mémoire de Castries au roi, 1783.
19 Ibidem.
20 Anom, Col. E 215, p. 572, dossier Guillemain de Vaivre, Jean-Baptiste (1739/1840), 17 août 1783.
21 Voir l’article de Céline Melisson.
22 Voir par exemple : Anom, Col. D 2 C 231 (1760-1780), registre matricule des officiers de justice.
23 Anom, Col. E 167, p. 464, dossier Du Tillet de Villars, Léonard Antoine (1776/1781), 1781.
24 AN, Marine, C2 120, « Note sur la manutention des colonies » (post. à 1768).
25 Anom, Col. E 52, p. 295-296, dossier Bretel, Louis (1725).
26 « Observations de M. P. », en réponse à la « Note sur la manutention des colonies » (post. à 1768), signé « M. P. », il répond à un mémoire anonyme qui critique entre autres ses travaux législatifs. AN, Marine, C2 120.
27 Anom, Col. E 111, dossier Dauzouer (1764/1782).
28 « Il est même convenu que son service au château ne lui permettoit pas d’être habituellement au bureau aux heures ordinaires, et il a proposé d’y suppler par un travail pour avancer dans la nuit. […] On a pensé qu’on ne pouvoit conserver des sujets qui ne peuvent donner tout leur tems au bureau et qui dégoutent les autres de leur assiduité. » ANOM, Col. E 280, p. 16, dossier Le Roux, Anne Nicolas François.
29 ANOM, Col. E 111, dossier Dauzouer (1764/1782).
30 ANOM, Col. E 215, dossier Guillemain de Vaivre, Jean-Baptiste (1736/1840).
31 ANOM, Col. E 177, dossier Favry-Duponceau, Hughes, et Favry de Chantelou, Charles, contre La Porte-Lalanne Armand et La Porte-Lalanne, Jean (1758/1760).
32 ANOM, Col. E 52, dossier Bretel Louis Henry Pierre, fils de Louis Bretel (1753/1817).
33 ANOM, Col. E 167, dossier Du Tillet de Villars, Léonard Antoine (1776/1781) ; ANOM, Col. E 10, dossier Auda, Antoine Anselme (1775/1814). Voir aussi : ANOM, Col. E 82, dossier Claude, René (1779/1785), ancien avocat.
34 ANOM, Col. E 17, dossier Barbier d’Aucourt, François (1781/1792).
35 ANOM, Col. E 318, p. 84, dossier Motte, Nicolas (1775/An vi).
36 ANOM, Col. E 1, dossier Accaron, Jean-Augustin (1759/1764).
37 ANOM, Col. E 125, dossier Deslandes de Lancelot, Alexandre-Jules (1776/An vi).
38 ANOM, Col. E 98, dossier Couvert du Fossé (1785/1792).
39 ANOM, Col. E 172, p. 445, dossier Estoupan de Laval (1775/1809).
40 ANOM, Col. E 111, dossier Dauzouer (1764/1782).
41 ANOM, Col. E 41, dossier Bordes (1772/1776).
42 Il faut leur ajouter deux commis ayant une expérience du commerce : le fils de Deslandes passe une dizaine d’années sur des navires marchands et Bretel est un ancien négociant de Granville.
43 ANOM, Col. E 28, dossier Bernier d’Archet, Antoine Marie Exupère Lazare, fils d’Antoine Bernier d’Archet (1773/An ii).
44 ANOM, Col. E 177, dossier Favry-Duponceau contre La Porte-Lalanne (1758/1760).
45 ANOM, Col. E 188, dossier Forcade Pierre (1719/1742).
46 ANOM, Col. E 133, dossier Dubuc Jean (1779/An iii).
47 Tarrade J., Le commerce colonial de la France (1763-1789), université de Paris, thèse pour le doctorat d’État, 1972, t. I, p. 185-221.
48 Sur trois ces entreprises, voir : Anom, Col. E 133, dossier Dubuc Jean (1779/An iii) ; ainsi que Tarrade J., Le commerce colonial…, t. I, p. 334-342, p. 472-483 et t. ii, p. 510-517.
49 ANOM, Col. E 215, dossier Guillemain de Vaivre, Jean-Baptiste (1739/1840).
50 Ménier M.-A., « Cent ans dans l’histoire des archives de la colonisation », La Gazette des archives, n° 139, 1987, p. 207-222.
51 Bergé F., « Le sous-secrétariat d’État et les sous-secrétaires d’État aux Colonies. Histoire de l’émancipation de l’administration coloniale », Revue française d’histoire d’outre-mer, vol. 47, n° 3-4, 1960, p. 301-376.
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