Le bureau des colonies pendant la guerre de Sept Ans : organisation et pratiques
p. 87-98
Texte intégral
« Nous fûmes pris le neuf […] à quatre heures du matin par un corsaire de New York, la vue du corsaire, le combat et l’arrimage dura à peine une heure […]. Arrivé à New York avec quatre chemises et un vieil habit que j’avais donné à mon nègre […], j’y restais jusqu’en juillet […]. Quel choc a ma fortune que la dépense excessive de mon séjour à New York et de ce voyage et la perte de mes effets […] et mon séjour à Paris où M. le Comte de Maurepas me retint1. »
1Cette lettre, adressée au bureau des colonies, raconte en détail la traversée d’Antoine-Philippe Le Moine, ancien commis de la marine, et officier nommé dans les territoires français d’Amérique. Sa capture lui donne l’occasion d’écrire au ministre et de lui soumettre des requêtes qui pourraient, compenser les pertes qu’il a subies. Le Moine insiste sur ses états de services, car il veut montrer qu’il n’est pas un inconnu pour le bureau des colonies. Il y mentionne ses liens avec le ministre Maurepas qui « le fit tourner du côté de la marine », et ses rapports avec « M. Maillard et Gourdan, premiers commis2 » ainsi que ses différents emplois au sein de l’administration centrale de la Marine. Cette correspondance permet de comprendre la complexité des tâches assignées au bureau des colonies qui doit pallier les absences de personnel. Ce service particulier de l’administration de la Marine s’installe à Paris avant les années 1750, après avoir été établi à Versailles en 1710. Il ne gère pas les matelots, il ne s’occupe pas directement de la construction navale ; il a en charge un domaine encore plus vaste : les colonies françaises. Il collabore avec les bureaux des fonds, des invalides, ou encore avec celui des ports du Levant3. L’ensemble de ces onze services (en 1757) forme ainsi le département de la Marine et leur augmentation, pendant la première moitié du XVIIIe siècle, s’accompagne d’une spécialisation. C’est une « révolution administrative » qui s’amorce, comme l’explique Jean Tarrade : les structures étatiques se bureaucratisent jusqu’en 1750 avant de connaître des réformes et une nouvelle génération d’employés apparaît dans les différentes administrations de la monarchie4.
2Dans ce contexte éclate la guerre de Sept Ans. Son ampleur est telle qu’elle est décrite par Winston Churchill comme le premier conflit mondial de l’histoire5. Si en Europe il débute en 1756, les tensions naissent dès 1754 en Amérique du Nord6. Le traité de Paris y met fin en 1763. Ce contexte, extérieur et intérieur, se prête donc à une étude qui, à travers le bureau des colonies, peut apporter des éléments sur l’appareil administratif de la monarchie française.
3Toute la gestion des territoires faite par le bureau des colonies est mise en péril par les Anglais qui stoppent les administrateurs tout comme la correspondance. Le conflit multiplie aussi les théâtres d’opération : sur mer et sur terre, les Anglais assaillent le nord de l’Amérique française et assiègent les îles antillaises. Cet affrontement bouleverse les pratiques du bureau des colonies qui, en temps de paix, doit permettre aux territoires sous domination française de prospérer et d’enrichir rapidement la métropole. En temps de guerre, les situations se complexifient : les correspondances réclament des renforts et relatent les défaites7.
4Comment la guerre de Sept Ans permet-elle de voir, avec une acuité plus grande, les bouleversements intervenus dans les pratiques et les structures de ce service ? Le conflit fait-il émerger des accusations contre son organisation et ses activités ? La guerre de Sept Ans place au premier plan ce bureau en charge du fonctionnement des colonies françaises et elle révèle sa montée en puissance au sein de l’administration centrale. Ce contexte permet d’en découvrir les mécanismes et les procédures, accélérés par les tensions entre Français et Anglais. Mais ce conflit l’expose aussi aux critiques et aux reproches.
Le bureau des colonies pendant la guerre de Sept Ans
5La guerre de Sept Ans rend crucial le rôle du bureau des colonies qui voit ses effectifs augmenter et se pérenniser. Entre 1738 et 1763, seulement deux premiers commis se succèdent à la tête du bureau. Pourtant, les effectifs croissent et, à la veille du conflit, neuf commis y travaillent8. Le service du roi attire car il offre à cette époque des possibilités d’ascension sociale et il permet d’avoir accès à des honneurs.
6Arnaud La Porte est le premier commis du bureau des colonies depuis 1738. Il a connu plusieurs ministres depuis le comte de Maurepas, remercié en 1749. Le successeur de Maurepas est Rouillé. Il ne reste que cinq ans à la tête du département. Cet homme n’a jamais navigué, ni même embarqué sur un navire pour quelques jours. Il possède cependant des connaissances sur les colonies qu’il a acquises auprès de la Compagnie des Indes. Rouillé est remplacé peu de temps avant le déclenchement de la guerre, en 1754, par Machault d’Arnouville. L’homme a une sérieuse réputation acquise au contrôle des finances. Mais l’influence croissante de Madame de Pompadour contribue à sa perte et il ne reste que trois ans à la tête de la Marine. Alors que la correspondance venant de Nouvelle-France alerte le bureau sur les coups de force des Anglais, Pereinc de Moras reprend le département de la Marine. Les mauvais rapports entre le ministre et les officiers sont tels qu’il donne sa démission après un an seulement (1757-1758). Son remplaçant, Massiac, est plus légitime car c’est un officier de la Marine issu du sérail. Son arrivée a lieu quelques mois après le départ d’Arnaud La Porte et la nomination de Jean Accaron comme premier commis. C’est une nouvelle direction qui doit alors affronter la capitulation de Louisbourg, mais aussi les attaques de Pondichéry et de Saint-Domingue. L’expérience du ministre et de ses collaborateurs comme Le Normant du Mézy ne parviennent pas à stopper l’avancée des troupes anglaises en Amérique française. Massiac ne gère le département que pendant cinq mois. Berryer, le plus « incompétent des secrétaires d’État […] de tout le règne9 », devient alors ministre de la Marine de 1758 à 1761. Pendant cette période, il connaît les plus importants désastres de la guerre de Sept Ans : après Québec, Montréal capitule, les Anglais débarquent en Martinique et Pondichéry cède après un blocus de neuf mois. L’instabilité des ministères cesse avec l’arrivée de Choiseul en 1761. Le bureau des colonies retrouve une direction plus ferme. Mais cette succession de responsables à la tête de la Marine n’est pas le seul problème. Pour Michel Vergé-Franceschi, ces ministres n’ont été que de « simples ministres de transition » et ils ont fait preuve d’un réel manque de compétences10. La couronne a alors multiplié le nombre de commis au bureau des colonies et ce dernier devient l’un des plus importants en termes d’effectifs.
« Ce serait en vain qu’un chef de bureau se flatterait de tout faire ou suivre par lui-même. La multitude et l’importance des détails sont au-dessus d’un seul homme quel qu’il soit […]. Il lui faut des sous-ordres intelligents et appliqués chacun à la chose pour laquelle ils ont plus d’aptitude [sic]11. »
7Pour enrayer les difficultés inhérentes à cette valse des ministres et à la quantité d’informations reçues, la meilleure réponse semble alors celle d’une mécanique administrative efficace. Selon ce mémoire, la meilleure procédure consiste à hiérarchiser les tâches et les employés. Pendant la guerre de Sept Ans, le premier commis est Arnaud de la Porte jusqu’en 1758, puis Jean Accaron. Ces deux responsables ont sous leurs ordres des seconds commis et ces derniers sont assistés de commis aux écritures. L’importance des correspondances traitées et écrites par le bureau nécessite l’emploi de copistes, qui sont des employés chargés des travaux subalternes12. Le bureau des colonies possède aussi des élèves écrivains, qui complètent leur formation dans les bureaux de l’administration centrale tandis que d’autres sont formés au sein des arsenaux. Tous ces hommes ne possèdent pas forcément un grade de la marine et le plus souvent, ce dernier est réservé aux commis. Au cours du xviiie siècle, les commis reçoivent le grade d’écrivain (ou de sous-commissaire après la réforme de Choiseul du 23 mars 1765) tandis que les seconds commis obtiennent celui de commissaire de marine. Le premier commis Accaron reçoit même le titre d’intendant général en quittant ses fonctions en 1764. Ces grades sont utiles pour obtenir ensuite une place dans les territoires coloniaux : en pleine guerre de Sept Ans, une dizaine d’officiers coloniaux devient contrôleur ou commissaire de Marine après avoir travaillé au bureau des colonies13. En 1763, lorsque le premier commis Jean Augustin Accaron présente une nouvelle réorganisation de son bureau, il intègre dans ce service l’écrivain Dauzouer. Ce dernier reste plusieurs mois à parfaire ses connaissances avant de demander une place dans les colonies. À cette date, les territoires américains sont tombés les uns après les autres aux mains des Anglais. Pour Dauzouer comme pour François Morisse, autre commis du bureau, le nombre de postes s’est réduit drastiquement : le premier refuse Sainte-Lucie tandis que le second accepte de partir en Guyane. La note de son dossier personnel explique que Morisse a été employé de 1754 à 1762 au bureau et qu’il a perçu 3000 livres annuelles, avant de passer à 3600 livres. Il part à Cayenne en 1762 et son salaire atteint les 15000 livres annuelles14. Tout comme lui, Louis Bignon reste commis pendant près de 10 ans avant de passer écrivain au contrôle de la Guadeloupe15. Cette pérennité est révélatrice de l’importance de ces postes et l’exemple le plus probant est sans conteste celui des premiers commis. En contact direct avec le ministre de la Marine, leur influence s’étend au-delà de Versailles16.
8Leur ascendant est notamment visible, lorsqu’en pleine guerre de Sept Ans, les officiers coloniaux s’adressent aux commis, à défaut du ministre, pour obtenir un retour plus rapide en France ou un meilleur poste dans un autre territoire. Certains supplient alors le premier commis, d’intercéder en leur faveur et de faire signer le document tant espéré au ministre17. À une époque où le réseau est d’une importance primordiale pour tout homme désireux de progresser dans la hiérarchie, les premiers commis du bureau des colonies sont des hommes qu’il faut connaître voire courtiser. La première règle est de respecter l’usage et les rangs. Les demandes qui atterrissent sur le bureau du premier commis sont essentiellement des « conseils » et l’intendant Bigot, du Canada, l’a bien compris. Lorsque Pierre-Victor Almain lui écrit en lui demandant le poste d’écrivain de marine dans ses services, ce dernier lui explique la « marche à suivre ». Il lui faut « timbrer [sic] » sa lettre en marge en haut avec la mention « colonie », afin qu’elle soit renvoyée au bureau de M. Arnaud Lalanne de La Porte. Dans sa lettre, d’Almain explique que son expérience sur les différents bâtiments du roi lui donne lieu d’espérer un poste à Québec. Parallèlement, Bigot alerte le bureau des colonies de ses difficultés : il regrette que la surcharge de travail empêche son contrôleur de tenir les registres à jour et le désordre de ses affaires souffre du retour tardif de son écrivain, Landriève des Bordes18. Il obtient, moins d’un an plus tard, le renfort voulu. Mais cette autorité est aussi perceptible à un autre niveau : les correspondances font parfois état des mésententes entre les officiers d’une même colonie. Si en temps de paix, les oppositions entre les administrateurs sont dommageables au service, en temps de guerre, elles peuvent entraîner la perte des territoires. La lettre du président Peynier, intendant en Guadeloupe, en est l’exemple. L’intendant s’y décrit comme un homme « d’un caractère doux », tandis que son commissaire de marine, Mignot, est dépeint comme un homme « de fort méchante humeur […] il se croit indépendant19 ». Cette lettre est intéressante car elle place le bureau des colonies et son premier commis, en tant qu’arbitre des conflits qui secouent alors une île à quelques milliers de kilomètres de la métropole. Ce recours constitue une preuve de l’influence des commis sur les carrières des officiers de plume. « Mr de Choiseul n’en saura rien […] mais pour le bien du service au cas où M. Mignot vous écrirait, je tiens à vous [en] parler », explique le président Peynier20.
9Depuis la métropole, le bureau des colonies est l’un des services les plus importants pendant la guerre de Sept Ans et ses effectifs permettent de réagir aux difficultés. De plus, les officiers du bureau des colonies restent en poste plusieurs années et cette longévité constitue un atout pour le service. Depuis les colonies américaines, ce dernier prend une autre dimension.
Les pratiques administratives du bureau des colonies pendant la guerre de Sept Ans
« Je ne puis ignorer aujourd’hui qu’il plaît à Monseigneur de changer ma destination et que Monsieur Morisse que je n’ai pas l’avantage de connaître doit me remplacer, le bruit en court depuis plus d’un an et est confirmé par le nombre de lettres arrivées successivement »,
10écrit Antoine-Philippe Le Moine, ordonnateur de Guyane depuis 1747 et subdélégué de l’intendant des îles du Vent, en 176221. La Guyane est un des rares territoires à ne pas être tombé entre les mains des Anglais. Cette correspondance est révélatrice des pratiques administratives du bureau : le bureau gère les colonies, s’occupe de son personnel et sa principale tâche réside dans l’écriture de la correspondance qui augmente.
11Pendant la guerre de Sept Ans, le rôle du bureau des colonies devient crucial : il est la voix des colonies assiégées et le point nodal par lequel passent tous les ordres de la Couronne. Cette période connaît alors une explosion du nombre de lettres écrites par les intendants des colonies. Le secrétaire d’État exige de ses bureaux des doubles, voire des triples exemplaires : les officiers de la Martinique expédient, par exemple, plus de sept cents lettres entre 1756 et 176322. Ces dernières décrivent les difficultés d’une île confrontée aux attaques ennemies. Le premier commis envoie les réponses demandées et analyse les comptes rendus des armements et désarmements des vaisseaux destinés aux colonies, des détails des radoubs, des achats des munitions et marchandises destinées à l’Amérique française ou des officiers et des passagers embarqués. Cette tâche s’alourdit car les navires envoyés dans les colonies se multiplient. Les défaites françaises poussent les colonies à exiger plus de renforts, de munitions et d’administrateurs. Mais les officiers coloniaux sont parfois retenus en Nouvelle-Angleterre, avant de pouvoir reprendre leur poste comme le garde-magasin de Montréal Fermet23. Au-delà de la multiplication du travail administratif, le bureau des colonies doit aussi gérer le retour des officiers coloniaux qui commence dès 1745 et il est chargé de réaffecter les officiers qui ne peuvent rejoindre leur destination. Les pertes françaises débutent avec la capitulation de l’île Royale après 47 jours de siège. Les officiers, les soldats et les habitants sont mis sur des bâtiments qui les emmènent à l’arsenal de Rochefort. Les premiers travaillent à la reddition des comptes et au traitement des différents papiers de la colonie qui sont ensuite transmis au bureau. Mais la forteresse de Louisbourg revient à la France trois ans plus tard et le bureau des colonies doit réinstaller les officiers sur l’île. La correspondance entre Rochefort et l’administration centrale se densifie un peu plus, avec les pertes de Québec en 1759, Montréal en 1760 et la Martinique en 1762. Rochefort devient l’interlocuteur privilégié du bureau des colonies car les administrations défaites s’installent dans l’arsenal pour travailler à la reddition des comptes. L’arsenal de Rochefort devient aussi un lieu de passage pour certains officiers coloniaux comme Jean-Baptiste Constant de Boispineau. « Les événements de la guerre lui ayant empêché de se rendre à sa destination, il témoigna son zèle en demandant à être employé utilement en attendant qu’il se représente une occasion favorable pour passer à la Martinique24 », écrit-il au secrétariat d’État. Dans son cas, ce temps d’inactivité se révèle fort long car il ne repart à Fort-Royal en Martinique, que l’année suivante. D’un arsenal « des colonies », Rochefort devient un « sous-secrétariat » de la Marine25.
12La lettre de Le Moine montre que la composition des schémas administratifs coloniaux est l’un des premiers dossiers traités par le bureau des colonies. En temps de paix, le bureau des colonies est habitué aux demandes des officiers qui sollicitent régulièrement des congés pour maladie ou leur retour dans un port et arsenal de France pour des raisons de santé. Dans ce contexte belliqueux, il ne s’agit plus seulement de nommer les officiers coloniaux pour pallier les maladies ou aux décès, mais d’anticiper les besoins des territoires attaqués en officiers. Les affectations d’officiers en Amérique française passent de 150 pour la période 1713-1739, à 230 pour 1740 à 1765. Pour trouver des successeurs, le bureau multiplie les lettres à destination des arsenaux pour obtenir des noms ou des candidatures. De l’autre côté de l’Atlantique, des officiers de plume attendent aussi de repartir en France alors que leurs successeurs sont parfois en place dans la colonie. Certains se plaignent de cette inactivité et de ce retard au bureau. L’intendant Hurson de Martinique ne supporte pas, explique-t-il, de devoir rester « dans ce pays [comme] simple particulier26 ». Depuis les années 1740, la Couronne exige un suivi administratif ininterrompu entre ses officiers coloniaux. Le bureau des colonies insiste pour que l’intendant partant informe le nouvel arrivant des affaires courantes de la colonie avant de s’embarquer. La colonie ne doit plus souffrir d’un intérim assuré par un subalterne, généralement un commissaire de marine, car cette vacance du pouvoir pourrait générer des tensions. Cette augmentation du nombre d’officiers entraîne une hausse du nombre de documents émis par le bureau qui doit rédiger les instructions et les lettres à destination des colonies pour annoncer les nouveaux administrateurs. C’est autant de demandes de gratification au titre de frais de voyage27 ou de mémoires critiques des nouvelles chambres d’agriculture et de commerce qui sont envoyés au bureau des colonies. Cette recrudescence de la documentation est visible dans les dossiers personnels des officiers coloniaux, qui sont beaucoup plus denses à partir des années 174028.
13Les employés du bureau des colonies sont des administratifs dans le sens premier du mot et, pendant la guerre de Sept Ans, ils apparaissent comme des hommes expérimentés voire compétents, c’est-à-dire des experts. Les correspondances sont réorganisées : les dépêches sont numérotées et les dossiers traités par les commis du bureau répondent à une structure administrative formalisée. Les courriers sont examinés puis inventoriés, comme le prouvent les annotations qui y figurent ; des synthèses sont rédigées dans le but de proposer une décision au ministre. Les commis connaissent la gestion des munitions, des approvisionnements et les hommes. C’est la raison pour laquelle René Magon, l’intendant de Saint-Domingue écrit au bureau des colonies. Lors de son arrivée en 1763, les finances coloniales sont au plus bas et ce dernier avoue rapidement son incapacité à résoudre le déficit chronique. Il oppose aux demandes du ministre son manque de personnel compétent et fait appel au bureau. C’est Querdisien de Tremais qui est proposé pour assainir les comptes de la colonie. Le commis qui rédige la note explique : « Si Monseigneur veut bien lui ordonner d’y retourner pour y continuer ses fonctions auprès de Mr d’Estaing en qualité de subdélégué général on est persuadé qu’il retournera volontiers29. » À travers cette annotation, on voit apparaître l’idée que le service aux colonies est un emploi particulier et qu’il n’est pas de meilleur officier que celui qui a déjà une connaissance de ces territoires.
14Le bureau des colonies répond aux bouleversements induits par les conflits de la guerre de Sept Ans, par une augmentation de la correspondance et des officiers envoyés en Amérique française. Il oppose une forme de stabilité à l’incertitude des combats, grâce à une mécanique administrative rationnelle. Son personnel est ainsi reconnu pour son expérience et son habilité.
Un bureau accusé de tous les abus
15La guerre de Sept Ans est aussi la période d’une reprise en main du service colonial : des charges d’inspecteur sont créées et un commissaire est envoyé au Canada comme missi dominici du roi pour vérifier la véracité des dénonciations reçues. Le bureau des colonies n’échappe pas aux accusations. Un mémoire anonyme insiste sur les trois abus les plus répandus dans ce bureau et propose des réformes générales à toute la Marine30.
« Il n’y a plus depuis plus de quinze ans au bureau des colonies, ni vigilance, ni inspection, ni ordre. Une correspondance décousue, confuse, vicieusement multipliée forme toute la besogne et ne dirige rien, comme elle ne prévient et ne corrige rien31. »
16Le premier reproche concerne l’incompétence du bureau des colonies et l’accuse de multiplier la correspondance pour masquer ses nombreuses erreurs. La guerre de Sept Ans bouleverse le protocole administratif : les officiers coloniaux du Canada sont obligés de travailler sur la reddition des comptes du Canada après être arrivés à Rochefort. Outre la difficulté de partir avec toutes les pièces comptables après des combats violents, il n’est pas évident, pour l’administration française, d’exiger de la part des vainqueurs, le recouvrement intégral des documents administratifs. Malgré ces difficultés évidentes et la croissance des écritures comptables, la couronne souhaite pourtant connaître chaque dépense réalisée pour la sauvegarde de ses colonies. Selon l’auteur du manuscrit anonyme, les comptes sont parfois clôturés jusqu’à dix à douze ans après les faits. À cette date, les officiers coloniaux qui seraient capables de répondre aux éventuelles questions ne sont plus en poste, certains sont même décédés. Il devient impossible de procéder à une vérification fiable des recettes et des dépenses. Les commis du bureau des colonies sont obligés de faire des suppositions ou d’établir des quittances très vagues, a posteriori, pour justifier les dépenses. Une fois enregistrés par la couronne, ces documents deviennent officiels et servent de base pour établir la comptabilité de l’année d’après. Il est ainsi très difficile de différencier les quittances fausses, des vraies et de remonter aux erreurs faites lorsque des documents plus tardifs arrivent. Le déficit chronique des finances coloniales est déjà récurrent en temps de paix32 ; en période de guerre, ces finances n’obéissent à aucune logique. Le conflit augmente le nombre de troupes à payer, les munitions nécessaires au combat et l’approvisionnement indispensable à la survie des soldats.
17La deuxième critique insiste sur le manque de surveillance de ce bureau. Il lui aurait permis d’acquérir une certaine autonomie et cette indépendance aurait même fait oublier leur devoir aux premiers commis. Ils agiraient alors selon leur bonne volonté et ne rendraient pas compte, ou trop peu, de leurs décisions au ministre. Pendant vingt ans pour Arnaud La Porte, et cinq ans pour Jean Accaron, ces hommes ont eu plusieurs centaines d’officiers coloniaux sous leur responsabilité. Leurs fonctions les obligent à jouer un rôle officiel et ils sont alors, selon Albert Duchêne, l’équivalent de « sous-ministres33 ». Certains officiers coloniaux leur rendent même visite de retour en France car ils représentent « l’antichambre » du ministre et ils sont plus accessibles que ce dernier34. Plusieurs administrateurs profitent ainsi de leur séjour en France pour soutenir leur position, voire se faire leur propre avocat. Ignace fleury de la Gorgendière explique que l’intendant en poste ne peut que desservir sa cause, il préfère argumenter lui-même35. Selon l’intendant de Martinique Charles Hurson, Arnaud Lalanne de la Porte profite d’ailleurs de sa position et de cette liberté pour se forger un empire36. Après la notoriété et la fortune, les premiers commis tissent un réseau familial au cœur de l’administration de la Marine. Arnaud Lalanne de la Porte épouse la fille de Joseph Pellerin I, premier commis du bureau de la police des ports avant que ce poste ne revienne à son beau-frère, Joseph Pellerin II. La seconde fille de Joseph Pellerin I, épouse l’intendant de Martinique, Nicolas Ranché, (fils d’un ancien intendant des galères). À cette homogamie, s’ajoutent les liens professionnels entre les officiers ayant travaillé ensemble au bureau des colonies.
« Mrs Bompar et Hurson, chacun de leurs côtés et souvent ensemble, ont porté des plaintes et donné des avis au ministre à ce sujet sur lesquels ils n’ont jamais reçu réponse et qui ont été probablement ou soustraits ou représentés comme frivoles par ce premier commis […]. Enfin, c’est un homme [le premier commis Arnaud Lalanne de La Porte] suspect par lui et par les siens sur le commerce étranger37. »
18Les premiers commis sont responsables des abus les plus graves selon cette lettre : ils agiraient en maître sur l’attribution des emplois dans les colonies américaines38. La famille de Lalanne de la Porte est directement mise en cause et le premier commis est accusé de faire preuve d’omnipotence dans la conduite des affaires, voire de népotisme. Mais cette accusation en est accompagnée d’une autre. En temps de guerre, le commerce étranger est une des pires accusations faites à un officier du roi et l’intendant de la Martinique, Paul Lemercier de la Rivière, est remercié à cause de ces faits. Cette interdiction est contournée par le propre frère du commis, Jean-Baptiste. L’homme devient commis dans les bureaux de la Marine dès 1736, en même temps que son frère. Tandis que le premier accède au poste de premier commis, le second est envoyé faire « ses classes » à l’arsenal de Rochefort. Il doit s’assurer de la qualité des armements destinés aux colonies américaines. L’endroit est le meilleur pour quiconque veut acquérir des connaissances rapides sur les territoires coloniaux et parfaire son savoir sur la gestion coloniale Quelques mois plus tard, Jean-Baptiste Lalanne de la Porte séjourne au Canada pendant plusieurs mois, pour enquêter sur les finances du roi39. Cette mission, d’environ un an, ne change rien à l’organisation administrative de la Nouvelle-France car au final, Lalanne de la Porte fait surtout des affaires durant son séjour40. De retour en France, il obtient la concession du poste de traite de fourrures sur le Lac Alemipigon, ainsi que les cinq sixièmes de la pêcherie de la Baie de Phélypeaux (Labrador) après le décès de son propriétaire, François Martel de Brouague41. Cette carrière ne s’arrête pas là. Dès 1751, Jean-Baptiste Lalanne de la Porte accède au poste d’intendant de Saint-Domingue, le territoire le plus convoité d’Amérique française. Pour l’intendant Charles Hurson, le fonctionnement du service est grippé par des intérêts personnels42 : Arnaud La Porte aurait poussé le précédent intendant, Simon Maillart, à la retraite. Ce dernier aurait accepté sans rechigner car il était lui aussi un homme du bureau des colonies. La nomination de Choiseul à la tête du secrétariat d’État de la Marine accélère les réformes : après l’interdiction aux officiers des colonies de posséder une habitation ou d’épouser une Créole, Choiseul explique à l’intendant Charles Hurson qu’il faut qu’il rajeunisse les cadres et qu’il réduise le nombre d’officiers de plume.
19La guerre de Sept Ans a placé le bureau des colonies sur le « gaillard » de la Marine. Pendant plusieurs années, ce service a été le seul lien entre les officiers coloniaux en proie aux difficultés du « terrain » et les ordres de la couronne. Il a pris une autonomie croissante jusqu’à l’arrivée de Choiseul et ses commis ont créé leur propre domaine d’expertise, celui de l’administration coloniale. À une époque où l’avancement est aussi une question de réseaux, les commis sont les mieux placés pour obtenir des faveurs.
20La fin de la guerre de Sept Ans est alors le moment de faire un bilan du désastre. La Couronne cherche des coupables et trouve dans les officiers coloniaux les responsables de la perte de l’Amérique du Nord : l’intendant du Canada, François Bigot, est condamné à l’exil tandis que d’autres accusés sont relaxés. À travers eux, la position du bureau des colonies est fragilisée : les commis ne pouvaient que connaître leurs agissements et ils ont fermé les yeux, se rendant coupables par leur silence. Choiseul décide alors de rénover profondément le bureau des colonies en commençant par nommer un Créole à sa tête, Jean-Baptiste Dubuc. Puis c’est l’ensemble de l’administration de la Marine qui est remanié avec, le 23 mars 1765, la disparition des officiers de plume.
Notes de bas de page
1 Lettre écrite par Antoine-Philippe Le Moine, commissaire – ordonnateur nommé en Guyane en 1747 et ancien commis à Versailles entre 1733 et 1734. AN, Marine, C7 180, 21 janvier 1762, dossier Le Moine, Antoine-Philippe.
2 Idem.
3 Voir l’article de Marie Houllemare dans ce même volume.
4 Tarrade J., « Les intendants des colonies », La France d’Ancien Régime : études réunies en l’honneur de Pierre Goubert, Paris/Toulouse, Société de démographie historique et Privat, 1984, p. 673-683.
5 Cité dans Dziembowski E., La guerre de Sept Ans, 1756-1763, Sillery, Éditions Septentrion, 2015.
6 Fonck B. et Veyssière L., La fin de la Nouvelle-France, Paris, A. Colin/ministère de la Défense, 2013, p. 27.
7 AN, Colonies, C8A, 62, fo 96, 1759, « copie de la capitulation de la Guadeloupe ».
8 AN, Marine, C2 116, États des appointements, 1708-1760.
9 Ibidem.
10 Vergé-Franceschi M., La Marine française au xviiie siècle, Paris, Sedes, 1996, p. 113.
11 AN, Marine, C2120, f° 72, « Notes sur la manutention du bureau des colonies ».
12 Ibid.
13 Voir les dossiers personnels de Jean de Villiers, Louis Bignon ou François Louis Morisse détenus dans le fonds colonies des archives nationales.
14 AN, Colonies, E 317, dossier personnel de Morisse, Louis.
15 AN, Marine, C7 29, dossier personnel de Bignon, Louis.
16 Voir : Pritchard J., In Search of Empire. The French in the Americas 1670-1730, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 26.
17 Melisson C., Procurer la paix, le repos et l’abondance. Les officiers de Plume d’Amérique française de 1669 à 1765, doctorat d’histoire soutenu sous la direction de M. Vergé-Franceschi, le 19 novembre 2012, université de Tours, p. 422.
18 AN, Marine, C7 209, dossier personnel d’Almain, Victor.
19 AN, Marine, C7209, dossier personnel Mignot.
20 AN, Marine, C7209, dossier personnel Mignot.
21 AN, Marine, C7 180, 21 janvier 1762, dossier Le Moine, Antoine-Philippe.
22 Voir les références sur le site Internet des ANOM [http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr] (en ligne, consulté le 25 janvier 2015).
23 AN, Marine, C7 180, op. cit. ; AN, Colonies, C11A 112, f° 337, 12 octobre 1760, « Lettre de Landriève des Bordes ». Fermet est revenu du fort Saint-Frédéric avec une trentaine d’habitants qui avaient été faits prisonniers aux environs de Saint-Jean et Chambly.
24 AN, Marine, C7 35, dossier personnel Constant de Boispineau, Jean-Baptiste.
25 Ainsi que le décrit l’inventaire en ligne des Archives nationales de l’outre-mer [http://www.anom.archivesnationales.culture.gouv.fr] (en ligne, consulté le 25 mars 2016).
26 AN, Marine, C7147, dossier personnel Hurson, Charles. Cette situation d’attente perdure tellement, qu’il est obligé de se justifier à son retour : « Je n’ai point quitté le service, je n’ai jamais prétendu le quitter et si le ministre avait voulu m’employer je lui aurais obéi, cette supputation est une suite de la mauvaise volonté et de la fausseté. »
27 Voir à ce sujet, AN, Marine, C7 180, dossier Le Moine, Antoine-Philippe.
28 AN, Colonies, E 111, dossier personnel Dauzouer. Dauzouer est, avant 1764, commis au bureau des colonies à Versailles et il refuse sa nomination à l’île Sainte-Lucie. Son dossier personnel donne des indications sur l’organisation du bureau des colonies, à cette époque.
29 AN, Marine, C7 249, dossier personnel Pichot de Querdisien, Charles.
30 « On pense qu’il n’y a pas d’autre parti à prendre aujourd’hui pour déraciner le vice qui s’est glissé dans cet établissement [des écrivains de marine] que de […] supprimer les brevets d’écrivains principaux », explique-t-on dans un mémoire proposant une réorganisation totale du corps de la plume. Voir à ce sujet : AN, Marine, G 133, f° 11, 1758, « Mémoire concernant les officiers de la Plume de la Marine ».
31 AN, Marine, C2 120, f° 73, « Mémoire anonyme pour servir à l’instruction de M. ».
32 Voir notamment AN, Colonies, C7, C8 ou C11 concernant les correspondances à l’arrivée de la Guadeloupe, Martinique ou du Canada. Accessible sur [http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr] (en ligne, consulté le 28 janvier 2015).
33 Duchene A., La politique coloniale de la France : le ministère des colonies depuis Richelieu, Paris, Payot, 1928, p. 277.
34 AN, Marine, C2120, f° 75, « Mémoire anonyme pour servir à l’instruction de M. ».
35 AN, Colonies, E 185, dossier personnel fleury de la Gorgendière, ignace.
36 AN, Marine, C7147, dossier personnel Hurson, Charles. Charles Hurson est accusé d’avoir « gonflé » la dépense des vaisseaux de la Martinique pour récupérer la différence. Cette affaire fait suite à un autre abus qui met en cause le commandant de Cousage et elle ternit sa réputation. AN, Colonies, C8B 10, f° 61, « Notes relative à l’arrivée des vaisseaux ».
37 AN, Marine, C7 147, dossier personnel Hurson, Charles.
38 AN, Marine, C2 120, f° 76, « Mémoire anonyme pour servir à l’instruction de M. ».
39 Horton D. J., « Laporte de Lalanne, Jean », Dictionnaire biographique du Canada [http://www.biographi.ca/fr/bio/laporte_de_lalanne_jean_de_3E.html] (en ligne, consulté le 28 janvier 2015).
40 AN, Colonies, C11A 73, f° 148, 9 octobre 1740, « Lettre d’Hocquart ». Sur le départ de Laporte de Lalanne, voir AN, Colonies, C11A 76, f° 117, 9 octobre 1741, « Liste des passagers embarqués sur le Rubis ».
41 Voir AN, Colonies, E 177, Favry-Duponceau, Hugues et Charles Favry de Chanteloup gentilshommes servant le roi contre Laporte Lalanne, Jean et Armand (ou Arnaud) employés au bureau des colonies. Le revenu total de ces deux concessions dépasse les 55000 livres.
42 AN, Marine, C7 147, dossier personnel Hurson, Charles.
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