Vieillir au Québec pour des femmes aînées immigrantes : la liberté d’être soi, mais plus seule
p. 181-191
Texte intégral
« Cet article se veut un hommage à notre collègue Simone Pennec, que nous considérons un peu comme notre alter ego française.
Sociologue rigoureuse, féministe engagée, chercheuse proche de ses terrains, femme simple et fiable, elle a été et est pour nous une source d’inspiration. Avec notre amitié. »
1À l’instar de Simone Pennec, nous nous intéressons depuis de nombreuses années aux vieillissements des femmes et aux réalités qui les concernent dans l’espace privé et public. Ensemble, toutes les trois, nous avons collaboré à la rédaction de quelques ouvrages collectifs, dont Vieilles et après ! Femmes, vieillissement et société et Pas de retraite pour l’engagement citoyen (Charpentier et Quéniart, 2009, 2007). Tout en reconnaissant que pour les femmes, vieillir reste une expérience marquée par de multiples formes d’exclusions, nous avons montré aussi les pratiques de résistances, notamment par l’engagement social des aînées et la nouvelle génération de retraitées. Ce texte, dans la continuité de ces travaux, s’intéresse à une population sous-représentée dans les recherches féministes, gérontologiques et interculturelles : les femmes aînées immigrantes. Il s’agit pourtant d’une population importante pour qui s’intéresse au vieillissement dans les pays occidentaux. Au Québec, 16 % de la population est âgée de 65 ans et plus, un taux qui, selon les projections, doublera d’ici 30 ans (Gouvernement du Québec, 2015). La majorité des aînés sont des femmes, soit 57 %, dont la proportion s’accentue avec l’âge pour atteindre 70 % chez les 85 ans et plus. De plus, selon les données de 2001, 28 % des femmes aînées étaient des immigrantes au sein de la population canadienne (Milan et Vézina, 2011). Il nous importait donc de donner la parole à des femmes âgées provenant de divers milieux ethnoculturels et ayant immigré à différents moments de leur vie1. Qu’est-ce que vieillir au Québec pour ces femmes ? Quels sont les effets de l’immigration sur leurs conditions de vie, notamment lorsque celles-ci ont immigré après l’âge de 50 ans ?
2Notre propos vise à répondre à ces questions à partir des récits de 83 femmes immigrantes que nous avons rencontrées lors d’entrevues de groupe. À cet égard, deux dimensions ressortent de leurs discours : les effets de liberté et de solitude. Nous verrons que pour ces femmes, l’immigration rime principalement avec la liberté, c’est-à-dire avec des possibilités de développement personnel et d’épanouissement. Mais cet effet libérateur de la migration ne se vit pas sans heurts, il s’accompagne d’un isolement social et, pour certaines femmes, d’un sentiment profond de solitude.
Une recherche au croisement du genre, de l’âge et de l’ethnicité
Le choix de l’approche intersectionnelle
3Comme le remarquent plusieurs auteurs, « les femmes âgées immigrées souffrent d’une invisibilité sociale, dont témoignent la rareté des études qui leur sont consacrées » (Attias-Donfut et al., 2004). Si de plus en plus de recherches sur les aînés immigrants en général se font, très peu prennent en compte la question du genre et encore moins le vécu et les perceptions du vieillissement des femmes (Torres, 2008). Or, malgré la transformation des rapports entre hommes et femmes, les inégalités liées au sexe vécues par ces femmes demeurent prégnantes. S’y ajoutent d’autres facteurs d’inégalités, ceux-là liés à l’ethnicité, à l’âge, à la classe sociale – milieu socioéconomique, scolarisation, entre autres. Voulant prendre en compte les multiples discriminations qui jalonnent les parcours des femmes aînées immigrantes, nous avons opté pour la perspective intersectionnelle (Maillé, 2014 ; Dorlin, 2012 ; Krekula, 2007 ; Poiret, 2005 ; Crenshaw, 1994) qui reconnaît que « les rapports de sexe entrent en interrelation avec d’autres aspects de l’identité sociale », « mettant en place des expériences particulières d’oppression » et, comme nous le verrons, des stratégies d’adaptation, de résistance et des capacités de résilience (Corbeil et Marchand, 2006, p. 46). Cette approche découle de la « théorie du point de vue situé » (standpoint theory), qui a émergé en tant que théorie critique féministe des rapports entre production du savoir et pratiques de pouvoir dans les années 1970 (Poiret, 2005 ; Harstock, 1998) ; elle a montré que le point de vue des femmes des minorités ethniques et raciales est occulté non seulement par celui des hommes blancs, mais également par celui des femmes blanches. Il s’agit dès lors de revendiquer la primauté d’un point de vue ancré dans l’expérience de vie spécifique des femmes membres des minorités ethniques. Selon cette approche, toute connaissance est tributaire de la position sociale et de la trajectoire individuelle respectives de l’observatrice et de l’observée, et doit, par conséquent, être explicitée et faire l’objet d’une analyse réflexive (Poiret, 2005). Nos orientations méthodologiques reflètent cette approche.
Les aspects méthodologiques de la recherche
4Cette recherche, menée à Montréal entre 2011 et 2014, a reposé sur un partenariat avec des organismes actifs auprès des femmes aînées immigrantes et développant chacun une expertise centrée sur leur spécificité ethnoculturelle, leur genre ou leur âge2. Sur le plan de la posture générale, nous avons favorisé une approche féministe interculturelle (Vatz Laaroussi et al., 2015 ; Vatz Laaroussi, 2007) visant à dépasser les obstacles structurels de la relation chercheures-répondantes et permettant d’aller chercher la réalité construite et son sens au plus près des actrices : constitution de petits groupes, principe d’homoethnicité (recrutement d’assistantes intervieweuses issues de la même ethnie, parlant la même langue et la même culture que les personnes interviewées ou le groupe cible), etc. Compte tenu de nos objectifs et de nos choix théoriques (intersectionnalité), la méthode de collecte des données qui nous a semblé la plus appropriée pour permettre à un nombre suffisant d’aînées immigrantes de s’exprimer sur leurs expériences est l’entrevue de groupe. En effet, le propre du focus group est de leur permettre de réfléchir ensemble aux éléments importants de leurs expériences (Duchesne et Haegel, 2005).
5L’échantillon final est constitué de 83 femmes aînées immigrantes, qui ont participé à 18 entrevues de groupes réunissant chacun 3 à 6 femmes partageant une appartenance ethnoculturelle et une même langue d’usage, mais qui présentaient des caractéristiques diversifiées en termes de statut marital, de niveau de scolarité, de revenu et de parcours migratoires. Ces femmes sont âgées de 58 à 88 ans3 : 27 sont âgées de 65 à 69 ans, 15 de 70 à 74 ans, 15 de 75 à 79 ans, 11 de 80 à 84 ans, et 6 sont âgées de 85 à 89 ans. Elles proviennent de 4 continents et de 17 pays différents, soit : d’Ex-Yougoslavie – Bosnie, Serbie, Croatie – (10), de Roumanie (6), du Mexique (2), du Guatemala (1), du Salvador (3), de la Colombie (5), d’Algérie (3), d’Égypte (6), du Liban (4), de Chine (9), du Japon (9), du Congo (5), d’Haïti (10), de Jamaïque (3) et du Portugal (7). Leurs parcours migratoires sont variés : 31 sont arrivées en tant que travailleuses qualifiées, 22 sont venues par parrainage4 ou en tant qu’aides familiales résidentes5, 9 ont immigré par regroupement familial et 22 ont obtenu le statut de réfugié6. Près de quarante aînées ont immigré à un âge adulte avancé, proche de l’étape de la retraite. L’immigration au jeune âge est moins fréquente parmi nos répondantes : seules 10 d’entre elles ont immigré alors qu’elles étaient âgées de moins de 25 ans.
6Que signifie vieillir au Québec (en terre d’immigration) pour ces femmes aux parcours migratoires et de vie multiples ? Nous présentons ici les résultats les plus significatifs des entretiens en les illustrant par quelques exemples et extraits. Nous intéressant aux effets croisés du genre, de l’âge et de l’ethnicité, les femmes citées ici sont identifiées par deux marqueurs identitaires ; leur pays d’origine et leur âge. Les lecteurs et lectrices comprendront que cela ne veut pas dire que les propos rapportés (par des femmes colombiennes ou roumaines par exemple) sont partagés par toutes les femmes de la même origine ethnique. Dans le contexte social et politique actuel, le sujet étant hautement délicat, nous tenons à préciser que nous ne voulons absolument pas essentialiser la nationalité, mais trouvons important d’ancrer les répondantes dans leurs réalités culturelles spécifiques.
La migration au Québec et ses effets de liberté
La liberté : faire ses propres choix, être indépendante et s’épanouir
7En ce qui concerne leur vie et leur vieillissement au Québec, c’est principalement la dimension de la liberté individuelle qui est mise en évidence par les femmes aînées rencontrées. La liberté individuelle est reliée à l’autonomie financière et aux conditions matérielles d’existence, certes, mais ce sont surtout les aspects d’épanouissement et d’affirmation de soi qui dominent les propos des femmes.
8Les immigrantes qui ne détenaient pas un niveau scolaire élevé au moment de leur arrivée soulignent que le Québec offre aux femmes de meilleures conditions pour évoluer et s’affirmer : « Je ne sais pas si là-bas j’aurais pu pousser mes études après le mariage. Je ne sais pas si j’aurais pu évoluer de la même façon, si j’aurais pu travailler » (Égypte, 69 ans). Plusieurs immigrantes d’origine arabe affirment que le fait d’être dans un pays où les femmes ne sont pas obligées de se conformer à des normes traditionnelles, leur a permis de s’affirmer et d’être indépendantes. Le Québec apparaît ainsi offrir la possibilité d’être soi-même, de faire des choix pour des motifs personnels et non pas dictés par la société : « Là-bas, tu ne peux pas être toi-même, tu dois suivre le troupeau. Alors ce qui me plaisait et que je ne faisais pas là-bas, je le fais ici » (Algérie, 65 ans). La dimension de liberté est particulièrement présente et intense dans les propos des répondantes originaires de Roumanie. L’arrivée au Québec est rapportée comme un moment de bonheur, de libération personnelle et de reprise des passions abandonnées. « J’ai senti la vraie liberté et le bonheur […] » (Roumanie, 81 ans). Quant aux participantes issues de l’ex-Yougoslavie, elles rapportent apprécier considérablement la liberté reliée à l’apparence. Il ressort de leurs propos que les femmes doivent en tout temps soigner leur apparence (maquillage et coiffure) dans leur pays d’origine. La tenue vestimentaire acceptable exclut le pantalon, et impose le port de la jupe ou de la robe et des talons hauts. « C’est ce que j’aime ici au Québec. […] Tout le monde porte ce qu’il veut et ce qu’il trouve confortable. Dans notre pays, on est obligé de mettre le maquillage si nous sortons jeter notre poubelle ! » (Ex-Yougoslavie, 66 ans).
9La liberté évoquée fait également référence à la liberté de penser, d’étudier, de se réapproprier son temps, son corps, de sortir, de faire ce dont on a envie. Les femmes haïtiennes rencontrées soulignent pour leur part que le contrôle social est très fort dans leur pays d’origine, au point que certaines activités parfaitement anodines au Québec sont jugées inconcevables là-bas lorsqu’elles vieillissent, comme aller danser ou aller au cinéma. Quelques-unes, évoquent aussi l’impossibilité de poursuivre une vie sexuelle et amoureuse : « À un certain âge, tu n’as même plus de vie sexuelle, tu ne peux même plus en parler, puis tu ne peux pas aimer… […] on dirait que pour toi la vie s’arrête » (Haïti, 68 ans). Avoir une vie active et entreprendre des projets à un âge avancé sont soulignés comme des éléments qui permettent l’épanouissement personnel ; une valeur québécoise appréciée par beaucoup de répondantes. Une répondante jamaïcaine de 65 ans exprime son admiration pour les personnes âgées qui choisissent de retourner aux études et d’obtenir un diplôme, non pas pour des motifs financiers, mais pour leur développement et c’est ce à quoi elle aspire.
10Par ailleurs, ces possibilités d’épanouissement personnel sont favorisées par un allègement des responsabilités familiales qui incombent aux femmes et par leur nouveau mode d’habitat québécois, davantage en solo ou en couple. En effet, contrairement aux idées préconçues, la très grande majorité des répondantes vivent seules ou avec leur conjoint ; seules 9 immigrantes sur 83 cohabitent avec leurs enfants ou petits-enfants. Ainsi, plusieurs répondantes, notamment les aînées chinoises, ont pris une distance vis-à-vis du système traditionnel d’aide centré sur la famille. Plusieurs femmes rapportent que l’habitat intergénérationnel, habituel dans leur pays d’origine, limite fortement la liberté individuelle et l’indépendance. En ce sens, vivre seule ou en couple s’accompagne pour elles d’un sentiment de liberté, d’une réappropriation de leur temps et de leur quotidien.
Le principe d’égalité entre hommes et femmes : s’affranchir de son conjoint
11Ce principe fondamental d’égalité hommes-femmes de la société québécoise apparaît clairement un élément favorable du point de vue des immigrantes. En effet, beaucoup ont souligné le changement de dynamique à l’intérieur de leur couple et dans les familles après l’installation au Québec, notamment à l’égard des rôles familiaux, de la répartition plus égale du travail domestique et des charges parentales. Les participantes congolaises et colombiennes rencontrées insistent sur leur émancipation vis-à-vis du contrôle exercé par la famille dans leur pays d’origine, notamment en matière conjugale : « Quand tu décides aujourd’hui de divorcer avec ton mari, tu es libre, tu le fais. Chez nous non, tu dois écouter la famille » (Congo, 65 ans). Dans certaines cultures, notamment au Congo, les pressions, voire les répressions exercées envers les épouses se poursuivent même après le décès du mari, avec les rituels de veuvage. Au Québec, les femmes se disent « libérées de ce supplice » auquel elles n’avaient pas la force de s’opposer. De plus, le statut criminel de la violence conjugale au Québec peut permettre aux femmes de s’extraire de ces situations : « [là-bas] elles supportent des choses qu’elles ne devraient pas tolérer. De la maltraitance, des coups. Et quand elles arrivent ici, elles apprennent qu’ici il y a zéro tolérance envers l’abus… ici elles disent “non, pas plus !” » (Colombie, 61 ans).
12Certaines répondantes indiquent également que leurs époux modifient leur comportement à leur égard et semblent avoir saisi que certaines pratiques ne sont pas acceptées au Québec, et qu’ils ne peuvent plus revendiquer une supériorité vis-à-vis de leur conjointe : « Mon mari aussi dit qu’il n’a pas peur de la police, mais en même temps il ne crie plus… Il parle normalement… » (Ex-Yougoslavie, 66 ans) ; et une autre d’ajouter : « Pour moi, il y a une différence. Mon mari ne peut plus dire “je suis le patron ici” […] je me sens comme un papillon » (Ex-Yougoslavie, 75 ans).
Des conditions matérielles d’existence appréciées
13La dépendance économique des femmes est parfois mise en relation avec la violence conjugale exercée à l’encontre des épouses. Ainsi, les répondantes colombiennes indiquent que dans leur pays d’origine : « La femme endure et endure parce qu’elle dépend économiquement de l’homme. » Le sentiment d’autonomie lié à la sécurité financière que permettent les régimes de pension de vieillesse au Canada (bien que ces revenus de pensions soient peu élevés) représente un avantage important par rapport à la situation dans plusieurs des pays dont sont originaires les répondantes, où les revenus des personnes âgées sont très faibles. Chez certaines, le fait de recevoir un chèque, à leur nom, que personne ne peut leur enlever ou toucher à leur place, représente beaucoup en termes d’autonomie financière : « Tout de même, je vis mieux que chez moi. J’ai touché la pension, je vis comme une personne qui n’est pas défavorisée » (Haïti, 79 ans). Cette sécurité économique amène une plus grande indépendance sociale par rapport aux enfants. La différence des niveaux de bien-être entre la terre d’immigration et le pays d’origine apparaît donc représenter un facteur favorisant le choix de beaucoup des immigrantes de vieillir au Québec. Cela peut expliquer les sentiments de gratitude et de reconnaissance envers le système économique et politique canadien fréquemment manifestés par les répondantes. « Ici c’est beaucoup mieux. Ici, au moins, on reçoit de l’argent. Il y a “grand-père” [rire] [pour désigner le gouvernement] » (Chine, 80 ans). Plusieurs, issues de pays sans infrastructure, ni service, pour les personnes âgées, y voient un signe de respect à l’endroit des personnes âgées : « Je vois personnellement que vieillir ici c’est bon […] parce que le gouvernement s’occupe des aînés, le gouvernement fait tout pour les aînés » (Congo, 71 ans). L’accès aux services publics et le transfert de responsabilités de la famille vers l’État, à la base du fonctionnement de la société canadienne, favorisent l’autonomie des personnes âgées. Les répondantes peuvent ainsi sortir davantage du cadre domestique et s’adonner à des activités pour leur épanouissement.
La migration au Québec et ses effets de solitude
Se sentir isolée et seule en vieillissant
14L’immigration s’accompagne ainsi fréquemment d’une amélioration du statut et des conditions de vie en tant que femme et en tant que personne âgée. Toutefois, selon la grande majorité des répondantes, immigrer au Québec c’est aussi se sentir isolée. Une répondante l’exprimait en ces mots : « Nous sommes ici seules […] Pour tout le reste, la vie au Québec est très agréable » (Ex-Yougoslavie, 68 ans). Pour ce qui a trait à leur mode de vie, contrairement à ce que nous attendions et aux idées préconçues voulant que plusieurs générations de familles immigrantes cohabitent ensemble, notamment avec leurs aînés, la majorité des répondantes vit seule (35) ou avec leur conjoint (32). Comme nous l’avons mentionné, peu d’entre elles vivent en habitat intergénérationnel : 8 vivent avec des enfants, 2 avec leur conjoint et des enfants ou petits-enfants, enfin 1 vit avec des petits enfants. Le nouveau mode de vie au pays d’accueil représente une rupture par rapport à celui auquel ces femmes sont habituées et un effritement de leur réseau social. Comme l’expliquait ces deux dames :
« On a grandi en Afrique, donc on a vécu toujours en famille, avec des gens à la maison, les cousins-cousines, on a toujours été en groupe […] on n’a jamais vécu seules en Afrique et ici on doit apprendre à se prendre en charge, à vivre seule […] C’est cette solitude-là qui nous pèse. Pour une femme africaine, vieillir ici c’est la solitude »
Congo, 63 ans.
« Ici quand on vieillit on n’a personne, c’est dur parce que l’on n’a personne à qui on peut espérer qu’elles nous apportent quelque chose… tandis que là-bas on a beaucoup de famille qui peut nous aider »
Haïti, 74 ans.
15L’isolement et le sentiment de solitude, identifiés comme les principaux éléments négatifs qui marquent leur expérience du vieillissement au Québec, sont davantage présents chez les répondantes qui ne parlent aucune des deux langues officielles. Les propos de ces femmes illustrent l’importance cruciale que revêt l’accès à l’apprentissage d’une des langues officielles pour leur intégration dans la société québécoise.
L’obstacle linguistique
16Parmi celles arrivées à l’âge adulte, plusieurs utilisent les ressources de leur communauté culturelle afin de trouver un travail, souvent dans l’industrie manufacturière, dans la restauration, ou comme aide domestique ou gardienne. Fréquemment, elles travaillent avec ou pour des personnes de leur communauté, aussi ne sont-elles pas amenées à apprendre une langue officielle. Les ressources offertes par la communauté peuvent nuire à l’intégration des femmes immigrantes, contribuant à ce qu’on peut qualifier de repli communautaire. Par ailleurs, certaines femmes immigrent à un âge avancé, notamment dans le cadre du regroupement familial, et rencontrent de multiples obstacles lorsqu’elles souhaitent faire appel aux ressources mises à la disposition des nouveaux arrivants pour apprendre une des langues officielles (discrimination institutionnelle et barrière d’accès aux services en raison de l’âge, pressions familiales et même exigences de rester à la maison pour garder les petits-enfants, difficulté d’apprentissage d’une langue étrangère) :
« Ils m’ont dit que je ne pouvais plus continuer parce qu’il y a beaucoup de jeunes qui arrivent et ils ont plus des choses à apporter au Gouvernement, et moi, à mon âge, je ne peux pas travailler, je ne suis plus utile dans ce sens. Alors, je dois laisser ma place »
Colombie, âge non précisé.
17Or, la maîtrise d’une langue officielle est une condition importante pour développer leur réseau social et pouvoir prendre part aux activités de la société québécoise. Certaines répondantes ont à cet égard indiqué la place importante allouée à l’Église et aux activités organisées par les associations religieuses de leur communauté d’origine. Autant (et parfois plus) qu’un lieu de prière et d’expression de la foi, l’Église représente pour elles un lieu de sociabilité central. « J’aime aller à la messe, j’arrive toujours à parler avec quelques dames, elles aussi ont les mêmes problèmes que moi. Quand je rentre chez moi, je passe mieux la journée, mais les journées sont longues… » (Portugal, 76 ans). Il apparaît néanmoins que la méconnaissance des langues officielles constitue un obstacle qui a des conséquences à long terme pour les immigrantes en limitant leur intégration au marché du travail, en nuisant à leur accès aux services sociaux et de santé (Montejo, 2007 ; Das et Émongo, 2003), en limitant également la connaissance de leurs droits. Il s’agit d’un obstacle majeur à leur autonomie, tant financière que sociale et citoyenne.
Conclusion
18L’immigration amène une rupture entre un avant et après, et même si la solitude est présente, la plupart des femmes aînées immigrantes rencontrées décrivent leur expérience en termes d’épanouissement et d’affirmation de soi. Pour une majorité de femmes, les parcours migratoires, qu’ils aient pris place à un jeune âge ou plus tard au mitan de la vie produisent un effet libérateur, en regard des valeurs et normes du pays d’origine de même que des contextes politiques qui existaient alors. L’une d’elles résume ainsi cet effet libérateur : « J’ai senti la vraie liberté et le bonheur […] de pouvoir réaliser ce que je n’ai pas pu réaliser une vie entière en Roumanie (elle est en pleurs) » (Roumanie, 81 ans).
19Il ressort des entrevues avec ces femmes qu’elles démontrent une grande capacité d’adaptation. Pour elles, le vieillissement ne se vit pas seulement en termes de pertes, loin de là : elles en parlent plutôt en termes de gains sur le plan identitaire, la migration leur permettant de vieillir en sécurité, mais surtout plus libres comme femmes, libres d’être elles-mêmes, de s’habiller comme elles le désirent, de sortir seules, etc. La migration a ouvert des possibilités de développement personnel et d’affirmation de soi. Nos analyses montrent la volonté qu’ont les femmes de se distancer des stéréotypes omniprésents qui les assaillent, ici et ailleurs, au croisement de l’âgisme, du sexisme et du racisme. Elles font également ressortir que ce sont à la fois leurs identités culturelles, leurs appartenances générationnelles et leurs parcours de migration qui façonnent leur rapport à soi et au vieillissement. À cet égard, les illustrations présentées tout au long de cet article montrent la pertinence de l’approche intersectionnelle pour saisir la complexité des parcours de vie et des expériences des femmes. Il importe toutefois de préciser, qu’outre l’appartenance ethnoculturelle ou le pays d’origine, ou même que l’âge au moment de l’arrivée, le nombre d’années de résidence au Québec (Canada) est apparu comme étant particulièrement révélateur des différences entre les répondantes. Ainsi, les aînées installées au Québec depuis plus de 25 ans, qui regroupent plus de la moitié de notre échantillon (45), partagent plusieurs points de vue et s’avèrent globalement beaucoup plus imprégnées de la culture « nord-américaine » dans leurs valeurs d’autonomie et d’indépendance, et dans leurs rapports distanciés à la famille. En contrepartie, les aînées vivant au Québec depuis moins de 14 ans7 semblent moins adaptées et plus enracinées dans une dynamique familiale qui se caractérise davantage par un repli au sein de leur communauté ethnoculturelle d’origine.
20Pour finir, nous pouvons soutenir que les femmes aînées rencontrées dans cette étude sont toujours en mouvement et en devenir ; elles cherchent à créer et s’approprier une image de soi vieillissante et à inscrire ce temps du vieillir dans une vision du monde qui continue de donner un sens à leur vie passée, présente et future.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Charpentier M., Quéniarta. et Vatz Laaroussi M., CRSH 2011-2014 : Recherche en développement de partenariat subventionnée par le Conseil de recherches en sciences sociales du Canada.
2 Ces partenaires étaient : la Fédération des femmes du Québec, Relais-femmes, les Mamies immigrantes et le Centre de recherche et d’expertise en gérontologie sociale (CREGES) du Centre de santé CSSS Cavendish-Centre affilié universitaire
3 Malgré nos précisions quant aux critères d’éligibilité à l’étude, sept participantes aux focus groupes sur 83 avaient moins de 65 ans, et deux n’ont pas renseigné cette information, mais étaient manifestement très âgées.
4 Un citoyen canadien ou un résident permanent du Canada peut parrainer son conjoint, ses enfants à charge ou tout autre membre de sa famille, et ainsi de leur permettre de devenir des résidents permanents.
5 Ce programme permet à un citoyen ou résident permanent de parrainer une personne avec laquelle il n’a pas de lien filial. Les personnes qui immigrent dans le cadre de ce programme sont appelées à fournir sans supervision des soins à domicile à des enfants, à des personnes âgées ou à des personnes handicapées. Elles doivent habiter dans la résidence privée où elles travaillent.
6 Les personnes qui peuvent se prévaloir de ce programme sont celles qui craignent d’être persécutées si elles retournent dans leur pays d’origine.
7 9 femmes sont ici depuis 10 à 14 ans, 8 depuis 9 ans ou moins, dont 2 depuis 4 ans ou moins.
Auteurs
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