Les technologies de la santé et de l’autonomie : support d’un renouvellement des formes d’action publique ?
p. 105-116
Texte intégral
1Depuis la fin des années 1990, les initiatives qui favorisent le développement d’une offre technologique se présentant comme susceptible d’améliorer la qualité de vie des bénéficiaires, de favoriser le maintien de leur autonomie, et d’alléger le « fardeau » des aidants, se multiplient. Le développement de ces supports technologiques, dans un contexte de limitation des ressources disponibles aux fins de solidarité publique, est envisagé comme devant permettre de faire face aux besoins exponentiels d’aide et de soins et au marché de prendre sa place dans l’organisation de formes originales d’accompagnement des situations, combinant aides humaines et techniques.
2À l’issue d’une recherche consacrée aux enjeux sociaux, économiques et politiques du déploiement des technologies de la santé et de l’autonomie (Gucher et al., 2014), nous nous proposons d’analyser la manière dont il contribue au renouvellement des formes d’action publique. Nous soutenons l’hypothèse que la promotion et le déploiement de ces technologies fonctionnent comme support du développement de nouvelles politiques « instituées » et « instituantes » (Giraud et Warin, 2008, p. 9) et nous signifions ainsi qu’autour de ces outils technologiques deux processus simultanés se développent. D’une part, une dynamique top-down, initiée par l’État, concourt au positionnement et à la légitimation de nouveaux acteurs, tant au niveau national que dans le cadre d’un maillage territorial. D’autre part, une dynamique bottom up, reposant sur des initiatives locales, contribue à redéfinir l’échiquier des jeux d’acteurs au niveau local et à promouvoir de nouvelles formes d’apprentissage de travail en « consortium », mêlant secteur public et privé et soutenant des processus d’acculturation des secteurs professionnels.
3Cette double dynamique sociale – ordonnancement et légitimation par l’État d’un système d’action et des cadres de pensée qui lui donnent sens et régulation, bricolage, invention, construction sociale des problèmes publics par des acteurs non encore institués – participe de la formation de la nouvelle culture des problèmes publics de la vieillesse (Gusfield, 2009).
La recherche « Les technologies de l’autonomie et de la santé entre progrès et régressions. Support pour le Bien vieillir et/ou transformation des formes d’accompagnement et de prise en charge ? » a été réalisée dans le cadre de la convention d’études conclue pour l’année 2012 (projet no 4) entre l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES) « au service des organisations représentatives des travailleurs » et la Confédération générale du travail. Le protocole méthodologique retenu repose sur des approches complémentaires. Seuls les éléments suivants sont mobilisés ici :
– recension des rapports consacrés au sujet et publiés au niveau national depuis les années 1980 ;
– monographies/études de cas (élaborées à partir d’une analyse documentaire, de 14 entretiens sur site et de deux séquences d’observation participante lors de réunions de pilotage des projets), concernant deux projets de développement de systèmes d’action fondés sur des technologies (domotique et assistance d’une part et bouquet de services d’autre part), portés par des collectivités territoriales ;
– 11 entretiens auprès de centres relais et centres experts du Centre national de référence santé à domicile et autonomie (CNR).
La promotion de nouveaux systèmes d’action : une double dynamique top-down bottom-up
4Depuis la fin des années 2000, en parallèle des nombreuses expérimentations de dispositifs technologiques qui se développent de façon autonome à l’échelle des territoires, une structuration nationale de ce nouveau secteur d’activité s’opère, prenant appui sur la volonté politique et l’apport de sociétés savantes. En 2000, se constitue au sein de la Société française de gériatrie et de gérontologie (SFGG), un groupe de travail sur les « gérontechnologies » qui deviendra en mai 2007 une société scientifique à part entière : la Société française de technologies pour l’autonomie et gérontechnologie (SF-TAG). Au niveau international, l’International Society of Gerontechnology, née en 1996 confère à ces problématiques une audience auprès des pouvoirs publics. Un réseau technico économique (RTE) se développe par-delà les frontières des domaines d’action traditionnels, des cadres de compétences reconnus légitimes et bouscule les contours des sphères de légitimité des acteurs publics et privés (Callon, 1992). Les deux premiers pôles du RTE – pôle scientifique et pôle technique – sont déjà entrés en synergie depuis les années 1990 à travers l’alliance des gériatres et des industriels mais le pôle marché qui désigne l’univers des utilisateurs, des professionnels et des usagers (Callon, 1995) demeure en jachère. Il va s’agir alors pour l’État et les collectivités locales de mettre en forme la demande sociale et d’engager des opérations de traduction permettant aux trois pôles d’entrer en interaction. Les initiatives de l’État concourent alors à l’émergence d’une configuration d’activités socioéconomiques spécifiques, à travers la légitimation d’acteurs dont l’ambition ultérieure consistera à se constituer, en tant que secteur à part entière à travers notamment la recherche de supports de formation et de légitimations.
L’émergence d’un nouveau secteur à travers le positionnement d’un réseau d’acteurs légitimés
5Fin 2008, le ministère de l’Industrie lance un appel d’offres pour la création d’un Centre national de référence santé à domicile et autonomie. Un consortium regroupant quatre pôles de compétitivité se distingue. Il se fonde sur une alliance entre des acteurs structurants : le monde hospitalier et médical avec les CHU, le monde de la recherche scientifique et de l’expertise technique, le monde industriel et le monde de l’action publique avec les collectivités territoriales. Il est ancré territorialement dans les régions Rhône-Alpes, Limousin, Midi-Pyrénées et PACA. Le CNR, créé en 2009 revendique une fonction de promotion, de mise en ordre et de rationalisation de la production industrielle et technologique. Pour ce faire, il doit trouver un prolongement dans un réseau de correspondants régionaux. Deux nouveaux appels à projets permettent la labellisation de centres experts et de centres relais. Les équipes labellisées « centres experts » pour leur « excellence nationale » sur des thématiques précises – expertise « technologiques », expertise « métiers », expertise « besoins des utilisateurs » et expertise « en développement » – sont chargées de renforcer la compréhension des besoins, d’appréhender les problématiques stratégiques, organisationnelles et économiques, d’identifier les technologies et les compétences requises pour développer des solutions pertinentes. Elles ont parallèlement vocation à animer le réseau territorial des acteurs concernés et à apporter leur expertise spécifique au sein des actions collectives nationales conduites par le CNR. Les centres relais ont, quant à eux, pour vocation d’être des animateurs de terrain auprès des acteurs économiques locaux, d’identifier les projets portés par les territoires s’agissant des technologies de la santé et de l’autonomie, mais également de repérer les bonnes pratiques et les acteurs avec lesquels le CNR peut collaborer dans une perspective de lancement ou de soutien d’une filière. Les centres relais couvrent des domaines larges allant des services à la personne, à la robotique médicale ou la télémédecine. Leur action se développe très en lien avec les politiques économiques régionales et bénéficie généralement du soutien des pouvoirs publics locaux. Ces nouveaux acteurs locaux jouent pleinement la carte de l’expertise et se positionnent à la charnière du secteur économique et du secteur social. Les luttes pour la conquête de nouvelles sphères d’influence et de nouveaux domaines d’action les confrontent à d’autres acteurs revendiquant des formes d’expertise spécifiques, notamment dans le domaine de l’action sociale. Ils se mobilisent pour établir leur emprise sur la sensibilisation, la formation, l’ingeniérie et la conduite de projets auprès des acteurs professionnels et des décideurs de l’action gérontologique et cherchent à établir leur légitimité d’intervention (Abott, 2003).
6Ils fonctionnent ainsi comme de nouveaux intercesseurs sociaux, passerelles entre des sphères d’action jusqu’alors encore distantes et jouent un rôle essentiel « d’innovateurs périphériques », au plus près des instances politiques (Guillemard, 1988, p. 126). Leur positionnement contribue à rendre visibles de nouvelles tâches et de nouveaux registres d’activités, susceptibles d’amener dans un second temps les professions existant antérieurement à réajuster leur position, et leurs interrelations.
« On est un think tank, un club qui a vocation à réfléchir et à aider la réflexion, la production d’idées. On est en train de produire un livre blanc qui va s’intituler “préconisations pour la e-santé 2014”. Il y a 50 préconisations pour nos ministres, nos décideurs institutionnels, pour les entreprises, les utilisateurs. Ce think tank organise des journées, deux journées nationales au printemps et en octobre et aussi des délégations à l’étranger. On est également un observatoire car on a une connaissance de tout ce qui se passe en e-santé en France et on produit des lettres d’information, des lettres de veille, etc. Et puis on a aussi une autre fonction, qu’on a développé avec le temps, c’est l’accompagnement de projets pilotes : on a acquis une compétence dans l’accompagnement collectif de ces projets qui sont complexes. Ce qui relève du travail en commun d’acteurs qui ont chacun un pré carré à défendre… évidemment, les NT introduisent des changements que les acteurs ne sont culturellement pas prêts à accepter mais quand on les accompagne bien, ils peuvent les accepter car ils se rendent compte que ça leur apporte un plus. Là on apporte de la méthodologie… »
entretien, Centre expert du CNR santé.
7Un secteur socio-économique semble ainsi en cours d’organisation (Jobert, Muller, 1987) Les opportunités économiques de ce développement sectoriel sont au cœur du troisième rapport du Centre d’analyse stratégique (CAS) publié en 2011, « France 2030 : cinq scénarios de croissance ». Le développement des TIC et leur synergie avec les domaines de la santé et de l’autonomie (CAS, 2011) apparaissent nettement au cœur des scénarios de croissance envisagés.
8Le nouveau système d’action légitimé par l’État en ce domaine vient bousculer les frontières des actions de développement économique classique et des actions sociales et sanitaires. Au niveau local également, les initiatives développées concourent à des remaniements du même ordre.
Une reconfiguration des systèmes d’action locaux : une dynamique bottom up
9Au niveau territorial, légitimés par l’État dans leur fonction de pilote des politiques de la vieillesse (Lafore, 2004), les départements, explorent de nouveaux domaines d’action et s’aventurent à la recherche de nouvelles alliances dans les sphères économiques, sociales, sanitaires, soutenus dans cette démarche par les « innovateurs experts » que sont les centres experts du CNR. Dans le projet DOMO Creuse comme dans le projet Autonom’adom en Isère, se trouvent mobilisés des acteurs publics – collectivités territoriales, caisses de Sécurité sociale, services sanitaires et sociaux, hôpitaux, centres de recherche… – et des acteurs privés, industriels de grande envergure ou start-up en pointe. À Grenoble comme à Guéret, les conseils départementaux s’allient avec des industriels locaux ou régionaux pour proposer de nouveaux services à partir de solutions technologiques. À travers ces nouveaux projets qui mobilisent des acteurs jusqu’alors absents des sphères de définition de l’action médicosociale en direction des personnes âgées, le périmètre d’action et le leadership des conseils départementaux tendent à s’étendre et les frontières sectorielles se trouvent déplacées.
10Cependant, la mise en place de « dialogues compétitifs » pour la création d’un consortium privé-public dans le cadre du projet Autonom’adom ou encore la délégation de service public à la plate-forme SIRMAD dans le cadre du projet DOMOCREUSE, témoignent de nouvelles formes de gestion de l’action publique, qui s’ouvre sur le secteur économique. Certains acteurs traditionnels peinent à se positionner sur l’échiquier qui se redessine, d’autres prennent place dans les consortiums pour tenter de sauvegarder les formes d’action antérieures dont ils étaient porteurs :
« Même si le consortium choisi est privé/public, pour autant politiquement on va essayer de défendre ce que l’on fait depuis 1977 sur la téléalarme tout en faisant progresser tant au niveau des technologies qu’au niveau de la coordination sur le territoire. Donc oui on fait partie d’un consortium »
entretien avec un responsable d’action gérontologique d’un CCAS Isérois.
11L’expression de rapports de force et de conflits de légitimité n’est pas absente de ces arènes, et les stratégies d’alliances évoluent en fonction des étapes de la définition des projets.
12Les projets développés s’inscrivent dans un dessein politique plus large, conforme à celui initié par la loi HPST. Il s’agit de déplacer, voire d’occulter les frontières de l’action sanitaire et de l’action médico-sociale afin de mobiliser conjointement de multiples compétences et ressources. Des attentes de décloisonnement des sphères d’action s’expriment également du côté d’acteurs historiques de l’action sociale :
« Moi j’attendrais plus du CG qu’il se rapproche fortement de l’ARS et qu’ils les poussent à travailler sur des projets qui fondent les enveloppes sanitaires et médico-sociales et que l’on arrête de saucissonner les personnes âgées parce que là c’est du sanitaire, là c’est du médico-social, là c’est du GIR 5-6 donc c’est la CARSAT, là c’est du CG parce que c’est 1 à 4. À charge pour nous de gérer les financements croisés »
entretien avec un responsable d’action gérontologique de CCAS en Isère.
13Ainsi, de nouvelles interactions découlent de l’innovation technologique qui engagent des acteurs diversifiés issus du « monde de la science, de la technique et (du) marché » et de l’action publique (Callon et al., 1991, p. 293) et conduisent à des formes d’innovation sociale. Ces relations encore inexpertes reposent sur des processus d’acculturation qui s’engagent à travers les scènes d’expérimentation offertes par les porteurs d’action publique. À l’échelon local, les conseils départementaux apparaissent alors comme pilotes préfigurateurs de la mise en forme de réseaux, encore éloignés de la formalisation d’un nouveau secteur.
Vers une nouvelle « culture » des problèmes de la vieillesse
14Comme nous l’avons évoqué, le double processus descendant, impulsé par l’État, et ascendant autour des collectivités territoriales contribue à bousculer les schémas traditionnels de développement de l’action publique en modifiant les systèmes d’action. Mais il soutient également de nouvelles entreprises de cadrage des problèmes de la vieillesse à travers la négociation de significations partagées et ainsi une nouvelle « culture des problèmes » de la vieillesse se forme.
Du « paradigme bio-médical » au « modèle social-industriel »
15À travers la définition d’un nouveau domaine d’intervention pour l’action publique et la légitimation d’acteurs désormais reconnus pour leur expertise, l’État revendique en première intention, un « droit de propriété » (Gusfield, 2009, p. 10) sur des problématiques redéfinies à l’intersection des enjeux du développement économique et de l’action sanitaire et sociale. La promotion des technologies de la santé et de l’autonomie à domicile s’appuie sur une production foisonnante de rapports et autres formes de littérature grise, pour la plupart produits par des gériatres ou des technologues. Ces travaux esquissent la transition entre les approches bio-médicales au cœur des politiques de la dépendance (Ennuyer, 2002) et les approches industrielles qui commencent à se faire jour dans le secteur des services à la personne, parallèlement aux modèles domestiques et sanitaires (Weber, ibid.). À titre d’exemple, en 2003, trois rapports produits par des professeurs de médecine, ambitionnent d’éclairer les enjeux économiques, sanitaires et sociaux du développement des nouvelles technologies dans les situations de handicap et de perte d’autonomie. La lettre de mission du rapport Benhamou précise qu’il convient de donner une place au sein de la République numérique, souhaitée par le Premier ministre dans le cadre du plan Réso 2007, à la « gérontologie numérique » (Benhamnou, 2003). Cette formule augure d’un renversement de perspective, déjà engagé : tournant le dos à la gérontologie sociale, une nouvelle approche socio-industrielle des problèmes de la vieillesse se développe. S’inscrivant comme extension du paradigme bio-médical, elle participe au renouvellement des manières de penser les problèmes de la vieillesse. Peu à peu, à travers ses agences et autres instances, l’État s’engage dans la production de ce qu’il convient de nommer la doxa des technologies de la santé et de l’autonomie. La Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), créée en 2004, le Conseil général de l’information et des technologies (CGIT) mis en place en 1996 par le ministère de l’Industrie et devenu en 2012 Conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGEIET) deviennent les figures de proue de cette impulsion étatique de la production scientifique sur le sujet. Au cœur de ces contributions, s’expriment de nouvelles formes de rationalisation pour l’action gérontologique. Face à ce qui est nommé défi démographique, l’enjeu de l’intervention publique est devenu celui de l’efficience. Ainsi, en 2007, dans le chapitre 4 intitulé « Les aides techniques et humaines » de son rapport annuel, la CNSA signale son objectif « d’améliorer l’efficience et le bon usage des aides techniques qui concourent globalement à l’autonomie » (CNSA, 2007, p. 42), ainsi que sa volonté « d’éclairer le marché des aides techniques et d’améliorer leur emploi pour l’ensemble des populations en perte d’autonomie » (CNSA, 2007, p. 45). Pour ce faire, elle annonce la création d’un Observatoire du marché et des prix des aides techniques. Dans la même logique et à la même période, la CNSA décide de piloter avec l’Agence nationale de la recherche (ANR) une étude prospective sur les nouvelles technologies pour la santé et pour l’autonomie. Dans la même optique, plusieurs rapports suivent, pilotés par le CGIT.
16Cette nouvelle culture des problèmes publics repose sur de nouveaux univers de sens portés par les acteurs du RTE initié par l’État. La volonté politique de faire du vieillissement « une source d’économie positive » est centrale et permet la mise en ordre de représentations renouvelées, d’une part de la vieillesse et d’autre part de l’action publique. « Le vieillissement est donc aussi une bonne nouvelle pour l’économie : relativement aisés, raisonnablement consommateurs et moins réticents à l’innovation que ce que suggèrent les représentations traditionnelles, les aînés peuvent être une locomotive économique pour nos sociétés si celles-ci savent développer les services et l’industrie du vivre chez soi » (Lettre de mission rapport Vivre chez soi, Pr Franco).
Configurations territoriales et production d’un référentiel « médico-technique »
17À l’échelon local, à travers les diverses initiatives qu’ils soutiennent, les conseils départementaux, expriment également implicitement une revendication de « droit de propriété » dans la redéfinition des problèmes de la vieillesse. Les notions de performance, de rationalisation de l’action et de maîtrise tant de l’activité humaine que des coûts qu’elle engendre, sont très présentes dans les discours. Certains instruments de gestion des affaires, propres au secteur industriel deviennent des modes de gouvernance des affaires publiques :
« L’ARS porte un projet sur le territoire des HCL (Hospices civils de Lyon) et dans le Nord Isère. Vous voyez, il y a une agrégation des intérêts. La filière “micro-nano” a également été sollicitée. On doit développer une stratégie intelligente d’innovation régionale, cela émerge avec les FEDER (fonds européens de développement régional). Le Préfet de région veut un démonstrateur qui s’appuie sur une infrastructure partagée dans trois domaines : les mobilités (par exemple le covoiturage dynamique), la gestion de l’énergie (avec la Smart green), la santé à domicile et l’autonomie. On voit bien que l’ambition pour tout le monde est de maintenir et de développer un écosystème territorial »
entretien, conseil départemental.
18Inscrit dans un modèle « social-industriel » (Weber, 2014), un référentiel médico-technique se met en forme peu à peu au prisme des interactions nouvelles qui se développent entre des mondes sociaux rapprochés par la médiation de l’échelon politique territorial. Le dialogue pouvoir/sciences et technique initié au niveau national, trouve un champ d’application dans la gestion opérationnelle des corps fragiles ou dépendants. Le rôle des « innovateurs périphériques » que sont les centres experts devenus fréquemment relais et opérateurs pour les conseils départementaux, est essentiel dans la co-production du nouveau référentiel. Le fonctionnement en consortium, la mobilisation conjointe de fonds publics et privés, le développement d’expérimentations qui nécessitent évaluation… sont autant d’éléments qui participent de la promotion de cette nouvelle culture, dont les fondements idéologiques se trouvent du côté des cadres du New public Management (Finger, 1997). Le recours à l’affichage d’une rationalité pragmatique et a-idéologique est central dans cette nouvelle production de sens. « On est dans une échelle de démonstration, on veut amener une innovation de rupture. Le point de départ n’est pas la gérontechnologie, le champ est bien l’innovation de rupture : on veut décloisonner, défragmenter les services » (entretien, conseil départemental). Les notions d’efficience, de traçabilité constituent le cœur de ce référentiel médico-technique qui engage une vision du monde fondée sur l’instrumentation fonctionnelle. Le référentiel médico-technique émergeant se donne à lire à travers les registres de langage, les repositionnements d’acteurs et les formes d’actions engagées. De nouveaux termes apparaissent dans le discours des acteurs : modèle économique, business plan, interopérabilité, dialogue compétitif, consortium :
« Autre complexité sur laquelle on progresse : l’interopérabilité et le partage de l’information… On a encore du mal à avoir ces fameux standards sur lesquels on pourra brancher tout ce qui peut communiquer. Et c’est l’objet des nouveaux projets… plates-formes intégrées : intégration informatique mais aussi intégration organisationnelle et intégration financière : ces projets sont bien là pour apporter n plateaux comme android… Par analogie, il existera demain trois, quatre, cinq, n opérateurs sur lesquels on viendra se greffer et qui faciliteront le développement de services et ils auront la capacité d’intégrer les services et de gérer la facturation »
entretien, centre expert.
19Ce langage des ingénieurs, très présent dans les équipes des centres experts ou centres relais, est approprié par les responsables des collectivités territoriales ou autres acteurs historiques des politiques territorialisées de la vieillesse :
« Nous avec le numérique et tout le développement qu’il y a, notre posture consiste à dire : explorons comment on peut enrichir les réponses en termes de maintien à domicile sans coûts supplémentaires. […] Puis il y a un vrai marché économique et nous ne voulons pas être dépendants de ce marché, nous voulons construire une certaine culture, une certaine vision, travailler sur les usages, parce qu’il y a beaucoup de cas où on met de la technologie à domicile et la personne ne se l’approprie pas. Ça ne veut pas dire qu’il y aura substitution à l’aide humaine, non c’est complémentaire, on n’est pas dans des oppositions mais il est clair qu’on a à réfléchir aussi en termes de modèles économiques. Aujourd’hui, une intervention d’aide humaine c’est presque 20 euros de l’heure et on a des personnes qui ont 800 euros de moyenne économique pour vivre, de revenus. C’est là où on se dit peut-être que le recours à une bonne technologie pourrait permettre eh bien déjà d’éviter des hospitalisations, d’éviter des problématiques d’isolement et d’éviter certaines difficultés. […] Ce qui nous manque c’est de la traçabilité et c’est aussi l’optimisation de la collecte d’infos que l’on partage avec des personnes au domicile »
entretien, caisse de retraite.
20Une acculturation des acteurs professionnels, acceptée voir revendiquée par certains, se dévoile.
« Notre volonté c’est de s’ouvrir à d’autres professionnels qui ont des parcours différents des nôtres et c’est tout ce mélange de visions et d’acteurs qui va nous permettre de progresser »
entretien, CARSAT.
21Certains de ces aspects sont déjà intégrés par les professionnels, notamment les soignants :
« C’est vrai qu’il y a trop de supports différents, les infirmières utilisent beaucoup les transmissions ciblées, c’est lorsqu’un problème de santé est noté, par exemple si une personne a eu des selles abondantes pendant plusieurs jours, mais ne marque pas quand c’est résolu, ça reste ouvert… Ce serait bien d’avoir une mémoire informatique, qui enregistrerait comment on a résolu un problème. Ce serait une accumulation qui pourrait aider à la prise en charge »
IDE lors d’un focus group réunissant des services d’aides et de soins à domicile, CCAS.
22Cependant, du fait de la diversité des acteurs engagés dans les dynamiques d’innovation au niveau local, la constitution d’un nouveau référentiel sectoriel homogénéisé n’est pas tout à fait aboutie. Les systèmes de représentations préexistants dans des domaines d’action éminemment concernés par le développement des technologies, paraissent résister à l’introduction de nouvelles normes et échelles de valeurs promues par les acteurs du secteur industriel et économique. L’expression de travailleurs sociaux au cours d’un focus group en témoigne :
« Moi j’ai vu clairement une évolution des politiques. Ça se ressent sur le manque de temps pour faire notre travail et aussi sur l’image que les partenaires peuvent avoir du travail des AS. Beaucoup réfléchissent en chiffres, en techniques et non en termes humains. L’image de notre travail du côté des institutions et des partenaires ne correspond pas à ce que nous, nous savons de notre métier, de son cœur d’action »
assistante sociale lors d’un focus group réunissant des professionnels d’un service d’aide et de soins à domicile, CCAS.
23Les tentatives de promotions par les conseils départementaux de nouveaux ensembles de perceptions, les opérations de traduction proposées, ne paraissent pas convaincre.
« C’est compliqué au domicile. Certaines familles aisées sont peut-être en demande… Mais pour les autres, il nous arrive parfois de dépanner les personnes pour des protections, pour l’alimentation… Il y a une question de priorités sur le terrain. On a l’impression d’un grand écart entre ce qui se raconte sur les technologies et la réalité du terrain. 5 euros ça peut être beaucoup pour certains : les personnes âgées sont souvent précaires, ont des problèmes de langue aussi, d’isolement… Avoir une téléalarme c’est bien, mais on appelle qui ? »
aide-soignant d’un focus group réunissant des professionnels d’un service d’aide et de soins à domicile, CCAS.
24La redéfinition des périmètres d’action des secteurs sanitaire et social entreprise ne paraît pas encore suffisamment stabilisée pour autoriser un nouveau leadership cognitif. Cette nouvelle culture des problèmes publics portée par les acteurs publics alliés aux acteurs économiques paraît pour l’instant cantonné dans les sphères décisionnelles et ne pas parvenir à irriguer complètement les sphères de l’action de proximité. Cependant, elle autorise déjà le positionnement privilégié des professionnels de rééducation et d’aides techniques (kinésithérapeutes et ergothérapeutes notamment) dans un domaine d’action médico-sociale dans lequel ils étaient jusqu’alors peu présents.
Conclusion
25Le développement des technologies de la santé et de l’autonomie constitue un support pour la mise en forme d’un réseau technico-économique (RTE), qui peine cependant à se formaliser en véritable secteur autonome d’activités, malgré les velléités exprimées. Si le rôle de l’État est prédominant dans la structuration de ce réseau et dans l’impulsion donnée en vue de la création d’un véritable secteur d’activité, les initiatives développées territorialement contribuent également à bousculer les frontières des secteurs existant et à modifier le système d’action publique territorialisée. De nouveaux « innovateurs périphériques » viennent décloisonner les périmètres d’action, définir une nouvelle sphère d’activité. À la faveur du développement des technologies de la santé et de l’autonomie, une nouvelle culture des problèmes publics se développe, reposant sur l’émergence d’un nouveau référentiel médico-technique, ainsi que de nouveaux modes d’action inscrits dans les perspectives du New Public Management. Au-delà, ce sont les modes traditionnels de l’action publique qui se trouvent transformés.
Bibliographie
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