Chapitre VII. Des savoir-faire relationnels dans un cadre marchand
p. 165-210
Texte intégral
1L’exercice du travail de la vente exige la maîtrise d’un savoir-faire que l’on peut qualifier de relationnel1. Ce savoir-faire qui se déploie dans un cadre marchand mobilise des dispositions faiblement reconnues dans les grilles de classification et qui peuvent avoir été forgées dans une socialisation professionnelle, scolaire et familiale. Les observations et entretiens ont permis d’appréhender une série de savoir-faire permettant d’entrer en relation avec une clientèle, de maintenir la relation afin de produire le service attendu par l’organisation et le client, de s’adapter à la variété des situations et des clients rencontrés, de déjouer les risques de sujétion inhérents à la relation de service. Ces techniques sont les ressources pour interpréter les attentes d’une clientèle, la capacité de conduire une interaction langagière et corporelle, le tout en agissant en conformité avec un cadre spécifique, le cadre du magasin. De ce fait, telles qu’elles seront entendues et étudiées ici, les compétences relationnelles ne se limitent pas à la seule capacité du salarié de remplir ses obligations devant l’entreprise qui l’emploie (« bien vendre »). Elles renvoient aussi à la capacité du salarié de se maintenir, en tant qu’individu (tel qu’il se définit au regard de ses propriétés sociales) dans sa relation avec un client. Ainsi, l’étude de ce qu’implique le travail dans le cadre d’une relation de service ne sera pas qu’interactionnelle. Elle se saisira aussi des spécificités du cadre (marchand) dans lequel la relation de service se déroule et des rapports sociaux de genre, de classe et de race qui la structurent. Il s’agit donc de comprendre l’articulation de l’ordre de l’interaction et de l’ordre social. Nous décrirons en premier lieu le contexte dans lequel se déroule la rencontre entre le client et la vendeuse ainsi que la singularité de cette rencontre par rapport à d’autres types de relation de service. Une fois ce décor connu, nous pourrons saisir précisément les compétences et techniques utilisées par les vendeuses pour vendre et servir, compétences que les employeurs considèrent souvent comme « naturelles » ne méritant pas de reconnaissance dans les qualifications professionnelles.
L’ordre de l’interaction marchande
2La relation de vente exige des vendeuses des comportements et des compétences relationnelles spécifiques, adaptées au cadre marchand dans lequel elles prennent place. Cette notion de cadre qui emprunte ici à la fois à Goffman (1991) et à Hughes (1996b) permet de décrire un contexte ou une situation que les participants reconnaissent et identifient, dont ils connaissent les règles, règles qui sont largement produites par l’institution, ici le magasin, et par d’autres institutions qui y prennent part2 mais qui s’actualisent également dans chaque interaction du fait des qualités propres à l’interaction en tant que telle mais aussi du fait des propriétés sociales des participants à l’interaction. Dans ce « cadre », les participants sont investis de droits et devoirs spécifiques, distincts d’autres situations (qui composent ce que Hughes nomme un « cadre institutionnel » [1996b, p. 67]). L’approche de Goffman qui voit la réalité sociale telle qu’elle est perçue par les individus comme une multitude de « cadres » (un outillage mobilisé par les individus dans la vie de tous les jours pour ajuster leur comportement face à une situation) est très utile dans la compréhension de ce qui se joue dans un magasin. En effet, l’interprétation du cadre marchand peut être plus ou moins convergente entre les participants : certains l’interprètent « à la lettre », d’autres le neutralisent et mettent en avant d’autres rôles qu’ils occupent par ailleurs, pour mieux mettre en avant un autre cadre que celui marchand. Le « cadre marchand » exerce une influence plus ou moins forte selon les participants mais il reste comme une toile de fond toujours présente. Il se laisse plus ou moins détourner par d’autres cadres dans lesquels les participants se reconnaissent une plus grande égalité. Ce cadre qui sera défini ici caractérise la situation marchande de vente et les rôles qui en découlent et doit donc être vu comme une sorte d’« idéal-type ». On lui trouve autant de déclinaisons que de magasins : chaque magasin lui donne une inflexion particulière.
3Nous montrerons ici pourquoi la relation de service constitue un enjeu pour les magasins qui y accordent en conséquence une attention toute particulière. Puis nous reviendrons sur les caractéristiques du cadre marchand qui donnent une tournure singulière à la relation de vente (entre un client et une vendeuse). Cela nous permettra par la suite de saisir les compétences détenues par les vendeuses pour assurer leur travail dans ce contexte en décrivant leurs formes et en analysant leurs origines.
4La rencontre entre le client et le salarié en première ligne (caissière, vendeuse, hôtesse d’accueil) est décisive pour le magasin3. Si la réputation d’une enseigne se constitue ailleurs (dans la publicité, dans la communication), la relation de service joue un rôle important que les magasins sont loin de minorer, cela d’autant plus que la concurrence que se livrent les enseignes commerciales a conduit depuis les années 1990 à faire de la « qualité » de la « relation client » une préoccupation managériale majeure. La production d’un service repose sur ces deux dimensions qu’Erving Goffman distingue en évoquant le traitement de l’objet, d’une part, et le traitement de la personne d’autre part (1968). À l’occasion d’un échange avec un client, la vendeuse doit démontrer, si l’on suit Erving Goffman, une maîtrise technique (qui le conduit à informer le client du service rendu), une maîtrise contractuelle (lui permettant de conclure la vente) et une maîtrise civile (lui permettant de respecter un ensemble de « codes de sociabilité » divers). En quelque sorte, la relation de service exige d’être attentif au problème posé (la recherche d’une chemise par exemple) et à la relation sociale fabriquée à l’occasion. Or, dans le cas de la vente, la nature de la prestation est imprécise. La satisfaction du client d’un magasin devant un achat peut venir des conseils prodigués par la vendeuse. Mais ce n’est qu’une possibilité : celle où la vendeuse apporte une réponse au client. La satisfaction du client peut aussi venir de la manière dont il a été servi et accueilli. Dans le travail de la vendeuse comme dans d’autres travaux de services comme les serveurs, les hôtesses de l’air ou les hôtesses d’accueil, l’appréciation du « service » peut être contenue dans la manière dont la prestation est livrée. Cela peut donner à la dimension relationnelle du travail une importance considérable. La satisfaction du client dans sa relation avec l’entreprise est un objet d’étude classique en marketing et constitue un enjeu de la concurrence que se livrent les enseignes du commerce de détail. Fanny Poujol parle d’une « satisfaction relationnelle »« fondée sur l’expérience totale de l’achat et de consommation d’un produit ou d’un service par le consommateur à travers le temps » (Poujol, 2008, p. 122). En conséquence, aux yeux des directions des magasins, la réputation de l’enseigne réside dans ce moment où le client et la vendeuse se rencontrent. Le client se saisirait de cette rencontre pour formuler un jugement sur le service rendu, et plus généralement, sur l’entreprise qui le fabrique ou le vend. Loin d’être anodine, loin d’être marginale, loin d’être un moment où tout est joué, la relation entre le client et la vendeuse conditionnerait la réussite du magasin. L’importance prise aujourd’hui, dans les entreprises du secteur marchand mais aussi dans les administrations publiques par les enquêtes « satisfaction client4 » en témoigne. Ces enquêtes mesurent une performance logeant dans les représentations des clients et dans un ordre symbolique bien difficile à appréhender (des « performances servicielles » [Gadrey et al., 2003, p. 5]). Pour atteindre cette performance, de nombreuses entreprises mettent aujourd’hui le client au centre de leur organisation dans des « stratégies orientées client5 » qui comptent sur la « gestion de la relation-client » pour « créer et entretenir une relation mutuellement bénéfique entre une entreprise et ses clients » et, à terme, agir sur la « profitabilité de l’entreprise » (Poujol, 2008, p. 120). Ces efforts s’inscrivent dans un projet marketing général révisant l’identité des enseignes, la signalétique à l’intérieur des magasins, les services offerts aux clients mais aussi dans un effort de rationalisation/personnalisation de la relation entre la vendeuse et le client. En conséquence, le management et l’organisation du travail tentent de déterminer le type de comportements jugés adéquats que les salariées doivent respecter devant les clients. Cela se produit notamment lors du recrutement qui vérifie que la vendeuse dispose de « qualités morales » (volonté, honnêteté), « intellectuelles » et « sociales » (« maîtrise de soi, bonne humeur, tact, amabilité » [Valentin, 1986]).
5On l’aura compris, les attentes des enseignes envers le comportement de leurs salariées devant la clientèle sont élevées. Leur comportement doit s’inscrire dans le cadre marchand élaboré par les enseignes du commerce de détail qui régit les relations entre client et vendeuse. Ce cadre est produit par une variété d’acteurs allant des formations professionnelles proposées dans des cadres nationaux (des diplômes) ou locaux6 aux acteurs travaillant en amont de la relation de service, les professionnels du marché « dont la tâche consiste à “travailler le marché”, à le construire, à l’animer, à l’organiser, à le gérer et à le maîtriser » (Cochoy et Dubouisson-Quellier, 2000, p. 359). Afin de produire chez le client une image du magasin, ces professionnels du marché agissent sur les qualités des produits vendus (le prix, la qualité, l’échantillon, la variété, etc.), sur le merchandising (les modalités d’accès de la clientèle aux produits en vente), sur les services proposés à la clientèle (l’accès à un parking, des facilités de paiement) et enfin sur la publicité.
6Ce travail sur la relation de service conduit à assigner à chaque participant des statuts singuliers. Selon Susan Benson, les grands magasins ont joué un rôle majeur dans la construction du statut de client en participant à l’avènement de la société de consommation et en éduquant le « consommateur ». Avec les grands magasins, les clients ne devaient plus simplement acheter, ils devaient aussi éprouver du « plaisir à acheter » (Benson, 1988, p. 84). Et ce plaisir est rendu possible par l’octroi d’un ensemble de droits7 : le client peut se contenter de regarder, sans acheter il peut échelonner son paiement. Il peut aussi exiger un certain niveau de service ou se permettre des comportements peu acceptés dans d’autres contextes, comme celui de se soustraire à certaines conventions sociales (ou obligations « figuratives8 ») qui définissent diverses formes de sociabilité (politesse, ponctualité, amabilité, etc.). C’est ce qu’indique une vendeuse, Noémie :
« Moi ça m’est arrivé de dire bonjour à une cliente, elle répond pas, je lui redis bonjour, elle répond pas… je lui redis bonjour et là, elle me fait “c’est bon j’ai compris” »
Noémie, 27 ans, vendeuse au Bazar de l’Opéra, BEP comptabilité.
7À l’inverse, au nom du contrat qui l’unit à son employeur, au nom des consignes qui lui sont adressées par l’organisation du travail, au nom des droits que le client s’est vu promettre, au nom de l’objectif marchand qui soutient son travail, la vendeuse doit surjouer son travail de figuration. Cette potentielle faible réciprocité dans les obligations entre vendeuses et clients a été régulièrement observée lors de l’enquête de terrain.
8Une manière de résumer la singularité de relation de service étudiée ici est de l’appréhender sous l’angle de la distribution du pouvoir qui la caractérise. Contrairement aux relations de service de type « public bureaucratique » (Jeantet, 2003, p. 193) par exemple où le bénéficiaire est dépendant du prestataire car ce dernier décide de l’attribution de certains droits sociaux, la relation de vente octroie des droits qui peuvent donner aux clients l’avantage dans la relation. La relation de service observée au Bazar de l’Opéra, relève clairement de ce type. Le client a du « pouvoir » car le magasin lui en octroie, car il donne une valeur à sa parole et à son jugement (les enquêtes satisfaction) et car, d’un point de vue tout à fait concret, son jugement fait varier le salaire des vendeuses.
9Enfin, la relation de service qui nous intéresse ici est singulière car la nature du service rendu n’est pas toujours clairement délimitée. Les clients doutent parfois de l’intérêt du service rendu par le personnel de vente. Pire, les vendeuses sont parfois suspectées de desservir les intérêts des clients. Comparé à d’autres métiers de service ou métiers relationnels, celui de vendeuse ne jouit pas de la considération la plus importante. Selon Erving Goffman, le monde des services est souvent hiérarchisé selon la « solennité » et la « dignité » que les bénéficiaires accordent au service en question. Les professions libérales, et en particulier les professions médicales, jouiraient du prestige le plus important, laissant aux « petits emplois et aux métiers manuels » une faible solennité (Goffman, 1968, p. 379). Dans un article présentant le métier, le magazine LSA note que « le métier de vendeur spécialisé souffre d’un déficit d’image9 ». Une enquête auprès de clients par l’IFOP fait apparaître les stigmates accolés au statut de vendeuse. Les clients « n’apprécient guère leurs méthodes10 », indiquent le magazine spécialisé LSA. L’article égrène les reproches : arrogance ou ignorance, cupidité, manque de sincérité, etc. Les clients disent préférer faire leurs achats sans l’aide des vendeuses, mais disent aussi être « profondément attachés à la présence de personnel en magasin ». Autant de souhaits contradictoires qui rappellent à quel point la vendeuse est chargée de réaliser l’impossible pour ses clients : ni trop ni trop peu, elle se doit de trouver un « juste milieu » qui fluctue avec chaque client. L’article en vient à définir l’attitude du client à l’égard de la vendeuse comme « défiante ». Cette défiance est le fruit du caractère commercial du travail11. La vendeuse est celle qui devrait contraindre le client à l’achat. Son objectif serait d’amener le client à réaliser un acte qu’il n’aurait pas réalisé de lui-même et où il y serait perdant (contrairement à la vendeuse qui y gagnerait). La vendeuse ne serait motivée que par la cupidité, elle ne tiendrait aucunement compte des besoins du client et lui vendrait l’article le plus cher ou celui qui lui apporterait la plus grosse commission12. Cette défiance apparaît aussi à travers les réticences observées chez les salariées auxquelles il est demandé d’introduire une logique marchande dans leur travail qui en était dépourvu jusqu’alors – lors, par exemple, de la transformation de service public en service marchand à la Poste. Dans ces espaces professionnels, la logique marchande touche parfois l’identité professionnelle des travailleurs. On peut rapprocher les observations de Fabienne Hanique (2004) sur les guichetiers de la Poste de celles réalisées par Adeline Gilson sur les transformations de la fonction de conseiller clientèle dans les banques (2010). Ces salariés peinent à accepter les objectifs commerciaux car ceux-ci viendraient nuire à la qualité de la relation qu’ils entretiennent avec leurs clients, rentreraient en contradiction avec un esprit de « service public » ou avec l’idée que les travailleurs se font du service. Dans tous ces travaux, les salariés et les usagers semblent opposer, comme si elles étaient inconciliables, confiance et relation commerciale. Ce stigmate et le poids qu’il fait peser sur les expériences professionnelles des vendeuses apparaissent dans les propos d’enquêtés. Jonathan, responsable de rayon dans un magasin spécialisé dans le bricolage, s’émeut ainsi d’une de mes remarques lorsque je lui demande comment il parvient à vendre ce qu’il veut aux clients, dénonçant une idée préconçue faisant du vendeur un « menteur ». Comme pour mieux m’en convaincre, il me dit, en parlant des profits dégagés par ses ventes, « moi ça rentre pas dans mes poches le pognon ». Pas question donc de « rouler » le client à la manière des commis des boutiques décrits par Zola qui vendaient aux clients ce qu’ils voulaient et au prix qu’ils voulaient. Jonathan décrit un travail désintéressé, gratuit, sincère.
10En s’interrogeant sur le discrédit dont souffre la vente, on touche finalement à ce qui fonde la spécificité de ce travail et du cadre dans lequel il se déploie : son double caractère commercial et sollicitatif. Alors que les avocats, médecins, agents d’accueil des services publics cherchent souvent à se prévaloir de faire quelque chose pour l’usager, les vendeuses ou les contrôleurs du métro ont parfois l’impression de faire quelque chose au client. Cette distinction observée par Everett Hughes (1995, p. 51) entre agir sur ou agir pour est, par exemple, au cœur des craintes éprouvées par les facteurs au moment de l’introduction de la logique commerciale dans leur travail. Marie Cartier note que ce n’est pas la logique commerciale en tant que telle que les facteurs rejettent, mais une certaine logique commerciale. Alors qu’ils valorisent une « manière civique et respectueuse de faire du commercial », c’est-à-dire de vendre lorsque le client le demande ou lorsqu’il est dans son intérêt, la vente exigée par la direction de la Poste est incompatible avec leur « rôle social » et les transforme en des « démarcheurs importuns » (Cartier, 2003). Cette dimension sollicitative est donc essentielle pour comprendre le rapport au travail des individus chargés de vendre des produits. Solliciter un client, c’est l’interrompre, lui proposer ses services, le convaincre de ses compétences. L’enjeu est particulièrement important dans un grand magasin : sans unité précise de lieu (une porte, une sonnette signalant l’entrée du client, etc.), les clients ne saluent pas toujours les vendeuses. Ils ne font souvent que circuler, passant de rayon en rayon, au hasard de leur flânerie. Ils sont mêmes parfois « touristes ». Par sa taille et son organisation en stands dispersés sur de vastes étages, le client n’entre souvent pas en interaction verbale ou visuelle avec le personnel de vente, contrairement à ce que peut plus facilement imposer le franchissement du seuil d’une boutique (ce dernier pouvant obliger le client à s’engager dans la relation13).
11En somme, on mesure désormais bien la spécificité de la relation de vente par rapport à d’autres relations de service : elle prend place dans un cadre marchand et est susceptible de recouvrir une légitimité moindre que d’autres relations de service aux yeux des bénéficiaires du service. Elle s’inscrit dans un cadre d’inégalité statutaire entre les participants et est souvent menacée, dans sa stabilité, par la nature même du service rendu. Les relations de vente sont structurées par les magasins lorsqu’ils mettent en place des dispositifs, comme l’attractivité des prix des marchandises ou un soin porté aux à-côtés de l’achat (les services rendus par le magasin et la vendeuse qui le représente). Ce sont ces dispositifs, ces promesses faites au client, qui fabriquent un contexte de travail particulier, un contexte « marchand » donnant à la relation de vente un aspect particulier. Et cette singularité est comme renforcée au Bazar de l’Opéra. En effet, afin de maintenir son standing, le Bazar de l’Opéra, promet à ses clients des services élaborés et une certaine « qualité de service ». Ici plus qu’ailleurs, les vendeuses doivent s’investir dans le « service client ». Cela se traduit, chez Laurent, vendeur maison au Bazar de l’Opéra, titulaire d’un master d’espagnol, par une impression de « devoir » quelque chose au client : « j’ai vraiment l’impression de leur devoir quelque chose alors que je ne les connais même pas… ». « Devoir quelque chose » au client (alors « qu’il ne le connaît même pas ») pour la seule raison qu’il est client d’un grand magasin : Laurent rappelle, d’une part, la spécificité de son travail tel qu’il le définit et, d’autre part, la manière dont les grands magasins la renforcent. Un autre vendeur, Robert, décrit cette même impression :
« La clientèle, elle estime que lorsqu’elle vient dans un grand magasin où c’est quand même des produits qui ne sont pas à portée de toutes les bourses, elle doit aussi recevoir des courbettes et ce genre de choses »
Robert, 59 ans, vendeur, délégué syndical, Bazar de l’Opéra.
12Cette spécificité du magasin apparaît aussi dans le regard que d’autres vendeuses portent sur lui, dont celles qui participent à un magasin en apparence le plus éloigné, H&M. Une vendeuse travaillant chez H & M m’expliquait ainsi ne pas vouloir travailler au Bazar de l’Opéra :
« Déjà parce que les clients là-bas, c’est que des vieilles biques… donc euh… faut leur lécher le cul, c’est bon quoi. Ah non je pourrais pas… Parce que nous on peut leur [les clients] répondre, on peut leur dire certaines choses mais au Bazar je pense pas que tu aies le droit… »
Carole, vendeuse H & M, 28 ans, baccalauréat professionnel commerce.
13Ainsi, la place accordée au client par le magasin façonne le différentiel de pouvoir entre client et vendeuse. Chez H & M ce différentiel est décrit comme modéré (il faudrait pouvoir le vérifier). Or, aujourd’hui plus qu’hier, les grands magasins mettent en relation un personnel d’origine et de condition sociale modeste avec une clientèle aisée. La redirection du magasin vers le luxe ne fait qu’accroître la distance sociale qui sépare ces deux populations. La décoration du magasin rappelle certains espaces de sociabilité des classes supérieures. Certains symboles sont même parfois très clairs, comme la présence d’un « groom » pour accueillir et suivre les clients des Grandes Arcades lors des soldes (un « Spirou » pour reprendre un terme utilisé par les vendeuses maison qui font référence à un personnage de bande dessinée célèbre). L’uniforme ou le « dress-code » sont également parfois assimilés, par les vendeuses, à un signe de sujétion (Lucie, démonstratrice parle d’« humiliation », d’« une négation de l’individu ») à l’image de ce qu’indiquait Henri Peretz au sujet des vendeurs des boutiques de luxe qui voient dans l’uniforme un « signe de leur statut de subordonné face au client » (Peretz, 1992, p. 57). L’ensemble de ces indications et de ces remarques formulées par les vendeuses, concourent à faire du grand magasin un lieu où la question de la sujétion se pose concrètement. Il s’agit d’un lieu, pour reprendre les analyses de Suellen Butler et William Snizek, où le travailleur occupe un statut très « subordinate » vis-à-vis d’un client à qui l’on octroie un statut très « super-ordinate » (1976, p. 209). Par son activité, le premier doit valoriser le statut du second alors que le second est en droit de faire peu de cas du statut du premier, sans que ce dernier ne puisse s’en plaindre. Bien sûr, on le verra, ce cadre est une toile de fond malléable : tous les clients ne se saisissent pas de leurs droits et ne contraignent pas les vendeuses à une telle sujétion. Toutes les interactions ne fonctionnent pas ainsi. La plupart se défont même de la question du pouvoir pour se déplacer sous le registre d’une relation sociale apparemment déchargée de sa nature marchande. Mais ce cadre demeure comme une toile de fond toujours dressée, prête à se faire sentir. Il imprime une potentialité de sujétion sur toutes les relations.
Les savoir-faire relationnels à l’œuvre
14Le cadre étant fixé, il nous est maintenant possible d’analyser les savoir-faire et techniques utilisés par les vendeuses pour vendre. La vente nécessite des savoir-faire variés qui s’ajoutent à ceux évoqués précédemment (connaissance de la marchandise, du magasin, etc.). Elle engage plus exactement trois types de savoir-faire : savoir entrer en relation avec le client, savoir maintenir à flot cette relation, savoir agir sur la décision du client en lui vendant un produit et un service.
Savoir entrer en relation avec le client
15La vente nécessite la capacité de solliciter un client. Pour cela, il faut pouvoir « se lancer » comme le disent les vendeuses aguerries aux nouvelles venues. Cela signifie concrètement aller contre ce qu’il est d’usage d’appeler la timidité. Si elle compte moins pour les vendeuses en magasin que pour les vendeurs de porte à porte (Bogdan, 1972), la capacité de « sauter le pas » et d’aller proposer son aide au client reste central dans le travail de la vente en magasin.
16Taire sa timidité est nécessaire car les vendeuses doivent souvent s’introduire dans de petits espaces privés reconstitués dans le magasin par les clients, grâce à des conversations privées, au port d’un casque pour écouter de la musique, à l’usage d’un téléphone, etc. Les vendeuses doivent parfois trouver le bon moment pour interrompre une conversation et décrivent cela comme le résultat d’un véritable apprentissage. Elles s’étonnent par exemple du chemin parcouru depuis leur arrivée dans le magasin.
« Ève : Ça m’a libérée un peu, j’étais très timide moi avant.
– Et maintenant ?
– Ève : Moi je vais vers le client.
– Nathalie : Et ça c’est pas reconnu comme compétence. Alors que tout le monde peut pas le faire hein »
Ève, 26 ans, Bac STT ; Nathalie, 50 ans ; vendeuses aux Grandes Arcades, un grand magasin parisien.
17L’observation a permis de saisir les techniques sous-jacentes à ce qui est souvent renvoyé à un trait de personnalité et qui permettent aux vendeuses de préparer au mieux cette phase de sollicitation. Les vendeuses déterminent ainsi le moment le plus adéquat pour solliciter un client. Ces techniques relèvent à la fois d’un contrôle de l’espace – se placer à l’endroit stratégique où le client considérera la sollicitation comme « légitime » – et d’une lecture de la situation. Ce savoir-faire observé sur les rayons m’a été explicitement décrit par Adrien, vendeur dans un magasin de sport dans lequel l’étendue des tâches réservées au personnel est comparable à celles réservées aux vendeuses du Bazar de l’Opéra. Selon Adrien, certains stagiaires qu’il a dû former se mettent dans l’embarras devant le client car ils ne savent pas choisir le moment pour entrer en relation avec les clients.
« Quand tu as commencé à faire tes stages, tu étais à l’aise avec le client ?
– Au départ pas trop. Petite appréhension au départ je dois dire. Et après… au fur et à mesure quand tu commences à être un peu… quand tu connais mieux tes produits et qu’au niveau prise de contact t’es un peu… Faut se lancer quoi. Moi, j’ai des stagiaires, donc quand ils me posent la question. Je les vois faire, tu sens qu’ils ont… Ils savent pas quand il faut y aller. Ils y vont, mais c’est pas le bon moment et après, c’est facile quand t’as cinq ans de vente tu le sens… Mais au départ ouais c’était ça, t’as…
– Et tu le sens comment ? Qu’est-ce qui te fait dire que tu peux y aller ?
– “Moi c’est le comportement de la personne. Si la personne arrive sur le rayon, je vais lui dire bonjour. Juste bonjour. J’ai des collègues, le client il est à peine arrivé sur le rayon, [il imite un vendeur] “bonjour je peux vous renseigner ?” Bing, t’as fait trois centimètres… [imitant le client] “Ah non non je regarde”. Donc ça c’est… moi je le vois… quand il arrive sur le rayon, un bonjour, il m’a vu, s’il a besoin, il sait que je suis là, il a déjà eu mon attention quoi. Et après c’est… son comportement devant la chaussure [Adrien travaille au rayon chaussures], devant le mural, s’il regarde… Par contre, s’il s’arrête vraiment à un endroit et qu’il est à cinq centimètres de la chaussure, j’y vais. Mais j’ai un autre moment, c’est quand il commence à prendre l’objet dans les mains. Déjà s’il la prend, là, je suis pas loin… »
Adrien, vendeur dans un magasin de sport, 31 ans, baccalauréat professionnel commercialisation et service.
18Adrien attend ainsi le « bon moment », celui qu’il « sent » comme étant le plus favorable. Selon lui, l’expérience permet d’éviter d’entrer en interaction avec un client au mauvais moment, c’est-à-dire, selon lui, lorsque ce dernier ne le souhaite pas. Grâce à quelques indicateurs, il se fait une idée du désir exprimé par le client. Touche-t-il la marchandise ? Revient-il vers elle ? Le « bon moment » est alors celui où le client se sent le plus concerné par le produit, le moment où l’idée de l’acheter se concrétise. La vendeuse doit donc guetter ces signes, « regarder » et « être attentif », autant de conseils également donnés par Sébastien. Mais pour saisir sa chance au bon moment, il faut aussi être au bon endroit. Le placement sur un stand n’a rien d’anodin. Certains espaces sont inappropriés car ils peuvent empêcher les clients d’accéder aux marchandises ou empêcher le vendeur de les solliciter au « bon moment ». Lors des soldes, l’importance de ce placement se fait véritablement sentir. En tant qu’observateur-participant, par exemple, je me sentais comme immergé dans un tourbillon de clients. J’errais sans vraiment les rencontrer alors que les vendeuses que j’observais étaient en permanence sollicitées et allaient toujours vers eux. Je ne trouvais pas ma place sur le rayon, toujours au mauvais endroit, incapable de prendre la mesure de flux de clientèles que je subissais au lieu de contrôler. Attendre d’être en face d’un client pour le saluer permet de pallier une spécificité du grand magasin déjà évoquée ici : son absence de murs. Cela permet aux vendeuses de ritualiser l’interaction comme elle peut l’être dans une boutique où client et vendeuse sont comme obligés par le contexte (sonnette qui avertit l’arrivée, porte qui s’ouvre, co-présence exclusive – lorsqu’il n’y a pas d’autre client dans le magasin, etc.).
S’adapter aux clients : des grilles de lecture concurrentes du monde social
19L’ensemble de ces observations montrent l’importance des techniques d’approche du client. Avec ces techniques, les vendeuses cherchent également à anticiper la demande du client et de son comportement probable, à ajuster le service au client. Il s’agit de combler la distance socio-culturelle qui sépare souvent les protagonistes, surtout dans un grand magasin qui accueille une clientèle « haut de gamme ». Or, comme le remarquait Marie-Anne Dujarier, « s’adapter aux références sociales de chacun des destinataires – ou subir l’accusation de ne pas le faire – est une partie largement invisible et imprescriptible du travail de service » (Dujarier, 2006, p. 29). Ce qui suit cherche à la rendre visible.
20Cette adaptation passe par une compréhension et une anticipation de deux aspects : les qualités du client et sa demande. La fabrique du service repose donc sur un ensemble de techniques permettant aux vendeuses de répondre à la demande formulée (ou en passe d’être formulée) par le client. Et cette adaptation est en permanence renouvelée chez les vendeuses pour deux raisons. Premièrement, il s’agit de s’adapter aux différents clients qui se succèdent rapidement. Deuxièmement, dans le magasin étudié, la part des clients « réguliers » est faible dans le volume de la clientèle, à l’inverse de plus petits magasins où clients et vendeuses se connaissent. Ici les employées de vente changent souvent de rayon. Les touristes, de plus en plus nombreux dans la clientèle, conduisent aussi à un renouvellement permanent des clients. Tout concourt donc à imposer aux employées de vente un effort pour s’adapter aux clients.
21Cette adaptation qui se fabrique dès la préparation de l’interaction par les vendeuses lorsqu’elles cherchent à décider du bon lieu et du bon moment pour solliciter le client, puise dans deux registres inégalement légitimes d’un point de vue professionnel : les vendeuses engagent à la fois une lecture sociologique des interactions et une lecture psychologique des clients. La première est engagée en pratique mais dénoncée formellement comme contraire à l’ethos professionnel des vendeuses (à l’exception des formalisations marketings présentées comme d’inspiration sociologique que sont les sociostyles, particulièrement utilisés dans le secteur de la mode et de l’habillement) ; la seconde est placée au cœur même du travail de la vente par les formateurs et par la hiérarchie de proximité. Revenons sur ces deux aspects.
22En premier lieu, les observations et entretiens montrent l’importance prise pour les vendeuses par un travail d’« évaluation sociale » des clients (Dubois, 1999, p. 119). Les vendeuses partagent cette tâche avec de nombreux autres professionnels des services : ils fabriquent des catégories d’usagers, clients ou patients14. Ces catégories sont utiles à plusieurs titres. Elles permettent d’abord de combler un vide problématique pour les travailleurs : donner corps à la figure un peu trop théorique du client en la déclinant en un ensemble de clients concrets. Elles permettent aussi de gagner du temps et parfois de l’argent (dans le cas des chauffeurs qui se font rapidement une idée des clients qui vont donner un pourboire [Davis, 1959]). On retrouve cet impératif chez les vendeuses. L’enquête n’a pas permis de recueillir des données suffisantes pour déterminer avec précision les critères principaux utilisés pour « classer » les clients. Je me contenterai donc d’évoquer des éléments vus et entendus qui témoignent de ce travail de catégorisation et qui montrent une propension significative des vendeuses à engager une appréhension de leur clientèle dans une perspective que l’on peut requalifier en utilisant le vocabulaire sociologique des rapports sociaux (classe, race, appartenance territoriale, genre).
23Les premiers critères sont des plus banals : le sexe et l’âge servent de repères aux vendeuses dans la production de leur service. On le sait depuis les travaux d’Henri Peretz, les dimensions du sexe et de la sexualité sont des éléments clés dans un travail qui peut passer par de la séduction (Peretz, 1992). Mais d’autres critères apparaissent dans les catégorisations opérées par les vendeuses lorsqu’ils assignent un rang au client venant à leur rencontre. En entendant des formules comme « v’la un touriste », « mate la bourgeoise »« il est guindé lui », j’ai compris que ces petites catégorisations font de grandes différences dans le traitement que les vendeuses réservent à la clientèle. C’est aussi en salle de pause ou en réserve, lorsqu’elles racontent des interactions (heureuses ou malheureuses) qu’elles viennent d’avoir avec certains clients que ces catégorisations apparaissent. Lors de leurs descriptions, certaines prennent la peine de donner quelques indications sur les clients (vêtement, coiffure, sexe, nombre d’enfants, manières de se tenir, appartenance territoriale, etc.) comme pour mieux aider l’interlocuteur à comprendre la situation. Ces informations que les vendeuses saisissent avant d’entrer en interaction avec les clients, leur semblent précieuses pour comprendre la situation. Notons, et cela n’est pas sans importance, que les critères souvent énoncés de l’appartenance sociale rappellent que les visions des divisions du monde social qui sont celles des vendeuses, emploi qui recrute largement parmi les classes populaires, sont profondément marquées par la différenciation en termes de classes sociales. Cela se mesure dans les adjectifs utilisés par les employées pour qualifier leurs clients. Les principes de classement distribués dans les formations à la vente prenant peu en compte la variable classe sociale (préférant celle d’âge ou de « socio-styles ») sont donc loin de rendre caduque une lecture plus classiste de la société française chez ces employées.
24Concrètement, s’adapter aux clients c’est par exemple ajuster son langage : vouvoiement ou tutoiement, registre de langue, proximité affichée par certains termes. William Labov montrait dans les années 1970 que les vendeurs des grands magasins adaptaient leur registre de langue à leur interlocuteur (Labov, 1976). J’ai également entendu Sébastien tenir une discussion en adoptant un registre de langage soutenu avec un couple de client cherchant à offrir un cadeau à leur fils. Il enchaînait les formules courtoises, cherchant à manifester une déférence qu’il semblait juger convenable à la situation. Puis, quelques minutes après, il répondait tout autrement aux sollicitations d’adolescentes qu’il qualifiait de « filles de banlieue » en adoptant un langage familier. Pauline fait état des mêmes ajustements :
« Après c’est vrai que si j’ai quelqu’un d’un peu guindé… un peu bourgeois, d’un certain âge, je vais pas parler de la même manière, je vais faire beaucoup plus attention, mon élocution sera beaucoup plus pure et nette tu vois… Un jeune, je vais lui parler là comme je te parle ouais, par contre, c’est évident que je n’aurai pas le même vocabulaire… »
Pauline, 29 ans, vendeuse maison, Deug d’anglais.
25Cette lecture sociologique des interactions vue et entendue lors de l’observation cohabite avec un discours sur le caractère trompeur des apparences. Ainsi, la catégorisation qui apparaît clairement en observation est niée par les vendeuses interrogées à ce sujet au nom des « surprises » dont ils ont fait l’expérience. Pour eux, il s’agit de ne pas « tomber dans le panneau » des apparences et de laisser filer une bonne vente. Beaucoup de vendeuses estiment même difficile (voire « dangereux ») d’inférer l’appartenance sociale des individus à partir de quelques indicateurs physiques et d’en déduire une attitude ou préférence chez le client. Les vendeuses mettent un point d’honneur à montrer qu’ils ne se laissent pas « avoir » par les apparences :
« Est-ce que tu te sers de l’apparence physique des gens pour adapter ton service ? – Pour me donner une première opinion forcément ouais, mais je m’arrête pas là-dessus. Tu peux avoir de grande surprise, des mecs qui ne sont pas sapés du tout et qui repartent avec… trois tonnes de fringues »
Charles, 30 ans, démonstrateur, niveau Deug de lettres.
26Ces propos qui rejoignent les prescriptions officielles transmises par la hiérarchie sont conformes à une rhétorique professionnelle où se mêlent la nécessité de traiter individuellement les clients et l’injonction à appréhender la figure du client comme homogène, unique.
27Ce sont en fait les outils de la psychologie, largement diffusée dans ce secteur d’activité dans le cadre notamment des formations à la vente15, qui permettent la gestion de cet oxymore. La formule « analyse des clients » est utilisée au Bazar de l’Opéra pour décrire la procédure d’interprétation des besoins des clients. Le terme analyse révèle l’importance de la lecture psychologique des comportements (de la clientèle et d’elles-mêmes) chez les employées de vente. Elle revient sous diverses formes dans leur propos et leur semble essentielle dans l’exercice de leur travail. S’adapter au client, c’est ainsi selon elles aussi, « faire preuve de psychologie ». Les manuels de vente transmettent depuis longtemps ce conseil16 et la hiérarchie attend des vendeuses qu’elles ciblent un besoin chez le client (en le regardant et en le faisant parler). Pour vendre, il faudrait découvrir les besoins du client sur la base d’une observation et d’une « bonne écoute ». Les vendeuses disposent pour cela d’outils offerts par l’organisation, comme des guides de vente précis indiquant chronologiquement les questions à poser pour comprendre la demande des clients. Rarement appliqués, tardivement transmis aux vendeuses inexpérimentées, ces guides sont associés par les vendeuses à l’évaluation du travail par la hiérarchie. Dans le cadre du travail, elles usent plutôt d’autres techniques pour glaner des informations permettant d’isoler les goûts et les attentes des clients. Elles interprètent la manière dont les clients se comportent dans le magasin et en déduisent leurs attentes.
« Tout à l’heure j’avais une cliente en cabine, elle sort de la cabine, je lui avais pas parlé avant, mais je l’avais observée. Elle sort de la cabine et elle commence à se regarder dans le miroir. Mais elle a un miroir dans la cabine… là elle est sortie pour se voir dans celui qui est dans le rayon, donc ça veut dire quelque chose. Alors en passant pour aller en réserve, je lui dis, juste en passant d’un air euh… “il vous va drôlement bien ce pantalon”, de manière désintéressée. Et comme ça on commence la vente. Elle me dit qu’elle le trouve un peu serré, je lui réponds qu’il va se faire. Et je lui dis : “sincèrement je trouve qu’il vous va bien”. Et je m’arrête là, je ne l’harcèle pas, je la laisse retourner dans sa cabine et quand elle est sortie, elle m’a remercié. Les clients ils veulent souvent être rassurés… Ils le savent pas eux-mêmes quand ils sortent de la cabine qu’ils veulent se faire rassurer… il faut penser à leur place »
Charles, 30 ans, démonstrateur au Bazar de l’Opéra, niveau Deug de lettres.
28Il s’agit donc pour Charles de « penser à la place » des clients. Les vendeuses en viennent même à assimiler leur travail à celui du psychologue chargé, d’une part, de lire entre les lignes et de pénétrer dans la « tête des gens » et, d’autre part, d’écouter les gens17. L’occurrence du terme « psychologie » est à ce point fréquente dans leurs propos que l’on touche ici au cœur de ce que les employées de vente semblent assimiler à un véritable savoir-faire : saisir, au détour d’une conversation, les désirs cachés des individus et être en mesure, par la conversation, de s’enquérir des souhaits des clients grâce à une compréhension de leur « personnalité ».
« De toute façon un vendeur, la qualité que tu trouveras chez tous les vendeurs, c’est la psychologie, la psychologie. Un vendeur, moi j’ai une nana qui bosse avec moi, qui a toujours bossé aux Grandes Arcades, qui a cinquante balais, elle a fait pompiste avant, enfin elle a aucune… rien du tout. Et bien cette fille elle fait de la psychologie, c’est inné, elle va rentrer dans la tête des clients. Ben tu vois, ça elle ne l’a jamais appris, elle n’a jamais fait d’école ou de… Je pense qu’à dix-huit ans elle l’avait déjà ça. Quand tu vois un couple tu piges tout, tu vois qui est le décideur, ou euh… Tu vois, et ça tout bon vendeur est un bon psychologue, pas un grand psychologue, c’est la psychologie de base »
Margot, 57 ans, vendeuse maison aux Grandes Arcades, Brevet de technicienne vente.
« Tu sais quand tu es sur du haut de gamme, des montres à six mille euros, faut argumenter hein. Bon, le mec, il sait ce qu’il veut, on en parle plus… Comment dire, celui qui doute, faut aussi lire son profil psychologique. Celui qui transpire c’est qu’il fait un achat compulsif, donc euh… Lui, faut pas le lâcher »
Sandrine, 32 ans, vendeuse maison aux Grandes Arcades, niveau Deug d’espagnol.
29Selon Margot et Sandrine, voici une qualité nécessaire à l’exercice du travail. C’est aussi ce que remarquait Charles Wright Mills dans Les cols blancs : « la production de masse standardise les marchandises à vendre ; la distribution de masse standardise les prix de ces marchandises. Mais la consommation n’est pas encore tout à fait standardisée. Il faut trouver le lien entre la production de masse et la consommation individuelle. C’est ce lien que le vendeur essaie de créer. D’une part on lui impose une technique de vente standardisée, mais d’autre part il doit vendre à des individus. Comme le consommateur est généralement un “inconnu”, le vendeur doit être “un fin psychologue”. On lui enseigne les différents types de caractères et la manière de les aborder » (Mills, 1966, p. 217). Cette lecture de l’intérieur, ou cette lecture du « profil psychologique », est bien sûr soutenue par d’autres interprétations couramment enseignées dans les formations à la vente : le langage du corps, les postures, les gestes, les intonations, et autres indices de « contextualisation » (Gumperz, 1989, p. 27), autant de « mouvements observables », de « mouvements et énonciations d’autrui » (Joseph et Jeannot, 1995, p. 14) qui permettent aux vendeurs d’évaluer les intentions des interactants.
« Emporter le morceau »
30Cette lecture psychologique du travail s’observe également à travers un autre savoir-faire déployé par les vendeuses. En effet, le travail de vente en magasin ne consiste pas seulement à écouter et discerner les clients. Il consiste également à les convaincre d’acheter. Certaines vendeuses, chez H & M ou Décathlon par exemple, travaillent principalement à installer et maintenir en état la marchandise. Pour leur part, les employées de vente du Bazar de l’Opéra vendent dans le sens où ils doivent également convaincre les clients. Et cela, ils ne se privent pas de rappeler : selon eux, au Bazar de l’Opéra, à la différence d’autres magasins, « on vend ». C’est ce qu’indique Pauline qui compare sa situation de vendeuse au Bazar de l’Opéra avec celle de vendeuse chez Managa, une chaîne de boutique :
« Il y avait quinze mille personnes qui rentraient chaque jour… sur Oxford Street [chez Managa]. Énorme. Il y avait trois étages, au-dessus il y avait les bureaux, après il y avait plein d’étages pour la manutention… la marchandise qui était triée et tout…
– Et ça t’a plu ?
– Horrible… ah non j’ai pas du tout aimé, c’était affreux…
– Ce n’est pas la même chose qu’au Bazar ?
– Ah non pas du tout, c’est pas la même ambiance […]. Non ça n’a rien à voir, Managa tu fais une tâche, au moins au Bazar de l’Opéra, t’es polyvalent… t’es vendeur mais t’es un vrai vendeur, tu accompagnes le client de A à Z. […] Tu ne fais pas que une tâche toute la journée… C’est comme une usine chez Managa, c’est-à-dire on te met à un poste et tu fais ça tout le temps, c’est affreux quoi… »
Pauline, 29 ans, vendeuse maison, Deug d’anglais.
31Les « vrais vendeurs » sont donc ceux qui « accompagnent le client de A à Z ». Ce moment est souvent vu comme glorieux par les vendeuses : tout en mettant en avant leur statut de conseiller, ils font le récit de situations où ils sont parvenus à retourner une vente « mal partie », à convaincre un client récalcitrant :
« Le commerce, pour moi, c’est un métier extraordinaire, parce que c’est convaincre, c’est faire plaisir. En France, le métier de vendeur est très dévalorisé mais c’est un métier qui devrait être très valorisé parce qu’il fait appel à plein de qualités. Non seulement il faut être bon au niveau technique et tout ça, mais en plus y a tout un côté psychologique. Donc vendre… faut être excellent. Moi il y a un vieux qui se pointe, au mois de mars et qui me demande des pantalons de flanelle [à ce moment, Jean-Pierre est responsable de vente]. Je savais très bien qu’il n’y en avait pas, mais je suis allé voir un vendeur et je lui ai dit “Monsieur cherche un pantalon de flanelle”, il savait qu’il y en avait pas et le client il est parti avec un manteau [il laisse passer un moment comme pour mieux me laisser apprécier la performance] »
Jean-Pierre, 52 ans, vendeur puis responsable de vente au Miroir Doré.
32Cette capacité est largement perçue par les vendeuses comme une compétence psychologique. De fait, cela témoigne de l’importance prise par la psychologie dans ce monde professionnel. Mais il est possible également d’analyser ce savoir-faire dans des termes sociologiques. Convaincre et gagner la confiance d’un client résulte à la fois de la mobilisation de dispositions personnelles (d’un savoir-faire autant qu’un savoir-être) et de l’usage de dispositifs institutionnels qui garantissent aux clients la crédibilité des participants18. Les vendeuses mobilisent divers savoir-faire pour gagner la confiance de leur interlocuteur, conscients du fait qu’il s’agit là d’une condition nécessaire à la vente (il s’agit surtout de faire valoir sa crédibilité, son expertise et, ce faisant, sa légitimité à conseiller tel ou tel produit au client). J’exposerai ici ces diverses ressources en montrant que, selon leurs caractéristiques sociales, les vendeuses sont plus ou moins en mesure de les mobiliser. Mais toutes comptent sur leur tact, leur souplesse langagière et leur capacité de « remplir » verbalement ou gestuellement l’interaction pour emporter l’adhésion du client. Il s’agit de compétences relationnelles au sens plein du terme, c’est-à-dire d’une nécessaire « intelligence des interactions » (Schwartz, 1998) dont font preuve les vendeuses pour vendre : elles doivent être des expertes de la relation, savoir déjouer les hésitations, repérer les refus, les contrariétés, faire évoluer une interaction qui semblait perdue, déchiffrer des petits signes d’adhésion et parvenir, au bout du compte, à gagner en crédibilité et en légitimité devant le client. Elles doivent en un mot savoir manier le fragile matériau qu’est l’interaction.
33Les vendeuses tentent d’emporter l’adhésion des clients en mettant en scène leur service : elles cherchent à montrer qu’elles sont dévouées à la résolution d’un problème dont elles connaissent précisément la nature. Elles y parviennent en s’adressant au client avec une idée claire du problème qui se pose. On l’a vu, l’observation du client sur le rayon vise cela. Sébastien, par exemple, s’adresse à une cliente en lui indiquant qu’il connaît son besoin : elle est à la recherche d’un cadeau. Il l’a vu prendre entre ses mains des produits qui ne sont manifestement pas destinés à son usage personnel et, plutôt que de lui demander « puis-je vous aider », il lui dit « pour qui est le cadeau ? ». En sautant les étapes « obligées » (et exigées par les scripts de vente donnés par le magasin), il contourne les usages de la relation marchande classique, il « euphémise » (Giraud, 2007, p. 26) le rapport marchand en s’engageant dans une relation apparemment personnelle. L’enjeu selon Sébastien est aussi de se présenter devant le client avec une information inédite : donner des indications sur les tailles en réserve, sur les couleurs, sur les promotions accessibles à l’achat de cet article, etc. La légitimité devant le client dépend, on l’a vu, de la capacité d’apporter des informations inédites. Pour s’assurer l’écoute des clients, les vendeuses peuvent aussi évaluer leur tour de taille sans leur demander explicitement. Ainsi, lorsqu’un démonstrateur voit un client s’emparer d’un jean présenté dans l’allée du rayon et entrer dans le stand, il se présente devant lui avec la taille qu’il juge adéquate :
« Un vendeur demande pas la taille… Il la devine ! Mais parfois j’hésite entre deux tailles, et du coup je me débrouille pour la flatter [il parle de la cliente]. Et parfois j’hésite pas, je le fais exprès, si elle fait un 40 je lui dis vous faites un 36 ou un 38 pour la flatter tu vois »
Charles, démonstrateur au Bazar de l’Opéra, 30 ans.
34La flatterie est peut-être une des techniques les plus évidentes. Pour convaincre le client que la marchandise lui convient, il faut flatter son ego et montrer qu’elle met en valeur sa personne (qu’il/elle est mince, que sa coupe de cheveux tombe bien sur le col de la veste, etc.). Par ailleurs, les vendeuses cherchent à gagner la confiance des clients en leur montrant le caractère désintéressé du service rendu par la vendeuse. Cela peut être dit directement ou suggéré :
« Un client étranger vient me solliciter pour la veste en cuir pour femme à 429 euros. Je vois qu’il hésite et se plaint du prix. Je lui dis alors que c’est du cuir, ce à quoi il répond “bien sûr, je savais”. Je réalise alors que l’argument peut être offensant dans la mesure où à ce prix, le client connaît la qualité du produit. Je comprends alors que les arguments ne peuvent être sollicités dans n’importe quelles conditions. Cette maladresse me fragilise et je sollicite du regard Sébastien pour qu’il vienne trouver une solution. Il use alors des armes que lui donne le magasin : la “remise étranger” (10 % de remise pour les clients étrangers) et la “détaxe”, ce qui convainc l’acheteur. Il faut pour cela créer une connivence entre les deux : Sébastien invite le client à réclamer une carte d’escompte supposément réservée aux clients de certains hôtels (alors qu’elle est offerte à tous les clients pouvant justifier, par un passeport, la résidence dans un pays non européen) en disant qu’il a oublié cette carte dans son hôtel. Le mensonge les lie dans la transaction future, faisant de Sébastien un faux complice de l’acheteur »
Journal de terrain.
35Sébastien échange avec le client comme s’ils se liaient ensemble dans un complot contre le magasin. Il l’invite à profiter d’une ristourne qu’il fait passer pour frauduleuse alors qu’elle est tout à fait légale. Il réussit à montrer au client qu’il ne cherche pas à « l’embobiner » (terme, on l’a vu, qui revient souvent dans les propos du personnel de vente), mieux il lui fait croire qu’il « embobine » le magasin pour le client. Les vendeuses cherchent donc à gagner la confiance des clients en leur donnant des « trucs » : en les invitant à patienter deux jours pour bénéficier d’une promotion, en conseillant un produit testé par la vendeuse, etc. L’information ainsi dévoilée fabrique une complicité entre les interactants qui semble servir les ventes.
36La capacité de convaincre les clients est aussi fonction de la souplesse langagière déployée par le personnel de vente. Il s’agit d’une capacité de se mettre au niveau de son interlocuteur, de savoir ce qui peut être dit, sous quelle forme, jusqu’où la proximité peut-elle être engagée. Il s’agit aussi de connaître, en quelques secondes, le registre de langage le plus adéquat pour conduire la vente. Dans tous les cas, que ce soit en fabriquant une sorte de complicité par le tutoiement ou l’humour par exemple, ou au contraire en montrant une extrême déférence à l’égard de son interlocuteur, l’objectif est de construire une confiance dans l’interaction. Et la variété des clientèles (décrites par les vendeuses du Bazar de l’Opéra comme couvrant un spectre de populaires à bourgeoises) oblige les vendeuses à une telle souplesse. Pauline m’a ainsi raconté une situation où elle a été confrontée à un raté dans le déchiffrement de la situation :
« J’ai eu un problème récemment avec ça. En deux ans, c’est la première fois… mais c’était une fois virulente hein… La cliente elle m’a fusillée… Elle était avec son petit fils qui doit avoir treize quatorze ans, je vouvoyais madame, et je dis tu à son petit-fils. Et au moment de l’encaissement elle me dit “vous le connaissez depuis longtemps pour le tutoyer ?” […]. C’était genre les enfants qui viennent en mocassins avec une jupe aux genoux… ceux qui vont à l’église le dimanche. Vraiment le bourgeois, tu sais les personnages du film La vie est un long fleuve tranquille. C’était elle en fait, avec son collier de perles… »
Pauline, vendeuse maison, 29 ans, Deug d’anglais.
37Pauline dispose d’une certaine familiarité avec ce type de clients du fait de l’activité professionnelle de ses parents, commerçants dans l’est de la France. Selon elle, la boutique de ses parents était notamment fréquentée par une clientèle aisée. Elle indique ici qu’arbitrer entre tutoiement et vouvoiement, reconnaître le moment où l’on peut se permettre de tutoyer un client, constituent des petits savoir-faire qui peuvent emporter l’adhésion du client ou au contraire, la contrarier. Ces petits riens sont peu liés au produit vendu en tant que tel : la vente ne repose plus alors strictement sur les qualités techniques du produit mais sur celles, interactionnelles, du vendeur.
38Mais, toutes les vendeuses ne sont pas pleinement en mesure de réaliser ces variations dans les registres de langue19. Je l’ai constaté en observant Abdel. Il parvenait parfaitement à se montrer « sympa », comme il me le disait souvent, avec les clients jeunes ou d’origine manifestement populaire (qu’il déduisait de leur élocution). Il me racontait ses bonnes relations avec certains clients « où on rigole bien », « où ça se passe bien ». Mais je le voyais parfois plus en difficulté avec une autre clientèle. J’ai, par exemple, observé une sorte de décalage à l’occasion d’une vente en sa compagnie entre ce qu’attendait manifestement la cliente (disposant de tous les signes de richesse : coiffure, bijoux, vêtements, etc.) et ce que lui retournait Abdel. Arrivé peu après vingt ans en France d’Algérie, son élocution est parfois heurtée, il hésite sur certaines formules, fait quelques fautes de conjugaison, autant de petits faux pas que les sourcils de la cliente relevaient d’un haussement ou d’une virgule circonspecte. En cela, la situation d’Abdel se rapproche de celles d’autres vendeuses d’origine populaire, qui ont arrêté leurs études tôt et dont les ressources langagières peuvent être éloignées de celles d’une clientèle aisée qui semble parfois jouer l’hypercorrection linguistique pour mieux relever les imperfections de ses interlocuteurs. À l’inverse, certaines diplômées de l’enseignement supérieur ou les vendeuses issues des classes moyennes apparaissent sensiblement plus à l’aise avec le jeu sur les registres de langue. Laurent, qui vend des livres, en joue parfois : il formule souvent des phrases sophistiquées ou des formules de politesse peu usitées, comme pour gagner des points vis-à-vis de la clientèle20.
39Enfin, la capacité de convaincre passe par une capacité de remplir l’interaction. Dans les scripts de vente qui servent de support à la formation à la vente (interne au magasin), la relation de vente est décrite comme fragile devant les silences, considérés comme autant de portes ouvertes aux hésitations des clients. Les vendeuses doivent donc pouvoir remplir l’interaction de remarques, de phrases, de gestes, de regards, de sourires afin de « rendre viable et pérenniser » (Lallement, 2007, p. 300) cette relation de service. « Avoir la tchatche » c’est cela : ne pas hésiter à aborder des clients, mais aussi savoir comment remplir l’interaction une fois le client approché. Sébastien sait ainsi trouver la bonne phrase, la bonne remarque pour toujours maintenir le client dans la vente. Ses remarques portent sur la vente en tant que telle (sur la transaction marchande en préparation) ou sur d’autres dimensions civiles : les vacances, les enfants, etc. Il demande souvent aux clients leur origine géographique. Cette question est même systématique auprès des clients d’origine étrangère. Il entre en relation avec eux de manière tout à fait classique, en leur demandant s’ils ont besoin d’aide, en s’interrogeant sur le destinataire de l’article recherchés, en leur faisant remarquer telle promotion, etc. Puis il leur demande « where do you come from ? », comme pour fonder la relation sur un autre registre, comme pour créer un précédent entre lui et ses clients. La conversation s’engage parfois sur la réponse apportée par le client : Sébastien leur demande s’ils connaissent tel groupe de musique qu’il sait venir du pays en question, s’ils ont vu tel film se déroulant dans le pays, etc. Son habileté tient en la capacité de passer d’un registre à un autre : la vente du produit, l’échange de civilités. La « culture générale » est aussi vue comme une ressource pour jeter des ponts avec la clientèle « haut de gamme ». Plusieurs vendeuses indiquent, par des indices subtilement distillés dans l’interaction, leur connaissance de l’espace socio-culturel dans lequel évolue, selon eux, le client : un film, une personnalité identifiant un groupe social, tout peut servir à faire glisser la conversation et à installer une connivence entre la vendeuse et le client. Guillaume, démonstrateur chez KKP, dit ainsi à une cliente qui cherche un cadeau pour son petit-fils qu’elle va voir en vacances dire : « vous allez sur la Côte d’Azur ? ». Il tente de deviner sa destination en s’appuyant sur ce qu’il voit de la cliente. Cela rappelle l’image du vendeur de voiture fréquemment mise en scène dans des séries télévisées (Mad Men récemment par exemple) qui, voyant un client s’approcher d’une voiture de luxe, s’approche de lui en lui disant « ah, monsieur s’y connaît » : il réussit à flatter le client, le persuader que cette voiture reflète son niveau social et qu’elle lui est nécessaire. Les vendeuses nourrissent également l’interaction par des remarques sur les articles. Ils leur donnent une histoire, rappellent leur origine, leur nom, etc. :
« Un client sollicite Sébastien pour essayer un de ses manteaux, tenu au portant par un antivol. Sébastien prend la clé de l’antivol dans le tiroir, sous la caisse, et entame la vente. Il ne pose pas de question, il donne, sur le ton de l’affirmation, des indications au client. S’il ne pose pas de question, c’est qu’il sait que le client est déjà dans une posture d’achat avancée : il a accepté de solliciter le vendeur pour ôter l’antivol (qui empêche de retirer le manteau du cintre) et donc, tacitement, de se confier à lui. En déverrouillant l’antivol, Sébastien dit au client : “C’est une marque anglaise, Hurlevent. C’est une marque qui aime bien reprendre des vieilles formes et les retravailler en fait”. Il présente le manteau au client et ce dernier l’enfile. Le client fait plusieurs demi-tours devant le miroir. Sébastien le laisse se regarder, l’aide à ajuster les épaules. Il reprend : “c’est vraiment un très beau modèle”. Il laisse passer un silence, le client acquiesce, échange un regard avec Sébastien dans le miroir, esquisse un début de sourire puis repose ses yeux sur sa silhouette dans le miroir. Sébastien continue : “comme je vous le disais, c’est une reprise d’un modèle entre le duffle-coat et le caban, c’est très confortable, et en plus on peut le porter class ou décontracté”. Après quelques échanges sur la matière, sur les modalités de lavage, le client achète le manteau. Ici, Sébastien remplit verbalement l’interaction, mobilise le client dans la conversation en attendant ses approbations et surtout, se présente comme un technicien, expert de son produit »
Journal de terrain.
40L’essayage est un des moments où l’interaction demande d’être « remplie ». Les clients ne se contentent pas toujours du miroir dans la cabine, ils cherchent aussi le regard du personnel de vente. Lorsque ce n’est pas le cas, lorsque les clients ne sortent pas de la cabine, les vendeuses s’en approchent et demandent « comment ça va alors ? », comme pour inviter les clients à sortir et commencer la vente. Cela suppose pour eux alors de parler et de convaincre les clients. Les formules « comment c’est alors ? » ou « qu’est-ce que vous en pensez ? » ouvrent la voie à deux possibilités. Soit le client avoue sa satisfaction et la vendeuse va dans son sens pour entériner un choix qui est déjà fait. Soit le client émet des réserves que le vendeur cherche à contrer en apportant des arguments ou en proposant un autre article considéré comme plus approprié. L’essentiel est, dans les deux cas, de ne pas laisser « mourir » l’interaction. Lorsque le client est satisfait, Sébastien n’hésite pas à dire que son produit « est pas mal du tout sur vous » « il vous va bien », « ah oui, avec un petit jean, ça tombe super bien », « vous pouvez même retrousser les manches, là comme ça », « c’est vraiment bien ça, ça marche beaucoup et avec un jean ou un bermuda c’est très joli ». S’il hésite, il cherche à répondre à ses inquiétudes : « le jean se fera » (ou au contraire, « il ne bougera pas »), « c’est la coupe qui est comme ça », « il vous va vraiment très bien », « vous voulez l’essayer en 42 ? » Il donne aussi des indications sur le produit : « c’est un mélange de coton et de laine », « le blouson imite la coupe des blousons de l’armée de l’air ». Lors des observations, Sébastien apparaissait comme capable de savoir ce qui méritait d’être dit, au moment approprié, etc. Il n’hésitait pas à donner de lui-même et de son corps s’il le fallait en se comparant au destinataire de la chemise que le client souhaitait acheter : « il est plus grand que moi ? », « plus fort que moi ? », ajoutant parfois pour faire rire la cliente « je m’en doutais, c’est difficile de toute manière ».
Enchantement et désenchantement du relationnel
41Même si ces compétences offrent peu de sources de reconnaissances professionnelles formelles, on le verra, la dimension relationnelle du travail de vente apparaît aux yeux des vendeuses comme une source de valorisation. Cette source tend toutefois à se tarir au gré des dynamiques récentes du travail dans le commerce de détail.
Une dimension fortement valorisée par les vendeuses
42Aux yeux des vendeuses, le relationnel a motivé leur entrée et leur maintien dans le métier. Cette dimension du travail leur assure des gratifications qui échappent, selon elles, à d’autres travailleurs des services, comme les caissières ou les équipiers du fast-food. Elle leur permet aussi d’échapper à un travail statique qu’elles disent fuir (notamment le travail « de bureau » fréquemment évoqué comme une figure repoussoir). Cette mise en valeur du relationnel est partagée par la plupart des travailleurs des services en contact direct avec le public (Baudelot et Gollac, 2003, p. 171). Mais il y a chez les vendeuses une forme de fierté de participer à des interactions plus denses que celles rencontrées par d’autres travailleurs. Elles valorisent leur travail parce qu’il passe par une action sur un individu physiquement présent et non sur ce qu’Halbwachs appelle une « humanité matérialisée » (1964, p. 203). Lorsqu’elles décrivent leur travail, elles mettent en avant cette dimension « humaine ». La vente serait un moyen privilégié de « rencontrer des gens », de « faire des rencontres », de « discuter ». Elles trouvent dans la vente, le « contact », la « relation » qui fait défaut à d’autres types de services comme le travail de bureau. Cette possibilité inépuisable de sociabilité nourrit un rapport au travail positif : les vendeuses estiment, pour une large majorité d’entre elles, que cette possibilité est le principal intérêt de leur travail. En valorisant ces « échanges » et « rencontres », les vendeuses décrivent leur activité par la lorgnette et taisent d’autres dimensions de leur travail, comme si toutes les autres tâches n’étaient qu’un prétexte à une mise en relation avec des individus. Cette relégation des tâches les moins heureuses derrière la possibilité de discuter apparaît dans les propos de Lucie :
« Quand j’arrivais vers les gens euh… j’avais plus envie de discuter avec les gens que de vendre. Donc les gens l’entendaient, et au milieu de la discussion, “oh ben attendez, j’ai une gigoteuse regardez” et puis je faisais bien mon boulot donc c’était sous la forme d’une discussion »
Lucie, 35 ans, démonstratrice, baccalauréat.
43Faire « son boulot », mais « sous la forme d’une discussion », comme si, grâce à cela, le boulot devenait justement autre chose qu’un « boulot », une discussion, l’accès à des pratiques de sociabilité extra-ordinaires (permettant de sortir des réseaux de sociabilité ordinaires et d’engager des discussions éloignées). C’est le sens de nombreuses formules utilisées par les vendeuses au moment de m’expliquer pourquoi elles avaient postulé sur un poste de vendeuse (alors que leurs formations étaient souvent éloignées de la vente) : « le contact avec les personnes », « un truc avec le contact, tu parles avec les gens, c’est un peu dans ma nature, donc je me sentais bien, à l’aise ».
44Lorsqu’elles expliquent ce qu’elles entendent par cette qualité du travail, les vendeuses utilisent souvent le terme « échange ». Ce terme est intéressant car il tend à évacuer toute la dimension contraignante du travail, comme si la relation entre la vendeuse et le client n’était soumise à d’autres contraintes que le seul confort des deux parties, comme si elle n’était pas soumise à des impératifs singuliers (chiffre d’affaires, « qualité de service », « image de marque », etc.), comme si finalement, il n’y avait aucun rapport de pouvoir derrière la relation de service.
45Ainsi, lorsqu’elles dévoilent l’intérêt que revêt, à leurs yeux, leur travail, elles insistent sur le moyen (la discussion) du travail plutôt que sur son but (la finalisation d’un échange marchand qui profite, sous certaines conditions, au magasin et à la vendeuse). La richesse du travail, selon elles, semble résider dans ce moyen : dans les paroles, les regards, les remarques, etc. Lorsque ce moyen disparaît au profit de la seule réalisation du but, lorsque le relationnel cède le pas un travail de manutention, comme dans des situations de libre-service par exemple où la vendeuse devient l’enregistreuse de l’échange marchand, c’est tout leur rapport au travail qui est dégradé. Ainsi, le travail de caisse, contraint par le flux des clients et par l’étroitesse de la tâche à réaliser, n’est pas digne d’intérêt aux yeux de Pauline :
« T’as pas de contact avec les gens… t’es assis toute la journée… La fille elle est en caisse, elle a le droit de rien faire, y a personne. Tout d’un coup t’as une queue de vingt personnes, et t’es obligé de speeder… et tu peux même pas discuter avec le client du coup… Non je vois pas l’intérêt. »
46Les propos que je rapporte ici indiquent clairement qu’elle cherche, avant toute chose à « humaniser » un travail parfois répétitif. Cette prise de distance d’avec la « machine » permet aux vendeuses du Bazar de l’Opéra mais aussi aux caissières étudiées par Philippe Alonzo d’enrayer un processus de déconsidération sociale (Alonzo, 1998, p. 41). Pauline m’explique que sans cette ressource, ce divertissement, elle aurait quitté son travail depuis longtemps. Que ces mots ne soient qu’une formule adressée à l’enquêteur pour indiquer une forme de hauteur sociale en dessous de laquelle Pauline ne saurait s’abaisser importe peu. Ils dévoilent la valeur d’une dimension considérée comme heureuse par les travailleuses. Pour les enquêtées les plus dotées socialement (comme Pauline), titulaires d’un capital culturel façonné par l’université et issue des classes moyennes (ses parents sont commerçants), ou d’origine sociale plus élevée, le travail dans ce type de service amortit un peu la chute sociale lorsqu’elles sont obligées de revoir leurs ambitions. L’intérêt qu’elles y décèlent compense un peu la sujétion qui se fait parfois sentir. Les moins dotées socialement, sorties du système scolaire avec des ressources faiblement valorisables ou d’origine sociale modeste, y trouvent une alternative au travail en usine. La « relation » et « l’échange humain » apparaissent, pour ces deux types de salariées, comme des supports d’expériences positives au travail.
47Toutefois, cet accès à « l’échange », à la dimension heureuse du travail est conditionné par un ensemble de facteurs. Selon Margot, vendeuse au Bazar de l’Opéra, certains produits, et certaines clientèles offrent moins que d’autres les moyens de sortir quelque peu du cadre banalisé de l’interaction marchande. L’accès à la dimension heureuse du travail dépend aussi de la nécessité ou de l’envie, pour le client, de nouer une relation de proximité avec la vendeuse. On peut mesurer cette proximité à l’aide de deux critères : la répétition de l’interaction (fréquence) et sa durée (intensité). Rares sont les vendeuses au Bazar de l’Opéra qui peuvent se prévaloir de ce type d’interaction, à la différence, par exemple, des agents immobiliers qui sont tenus de rencontrer leurs clients à plusieurs reprises et qui recueillent à cette occasion des informations précises et intimes sur leur client (Bernard, 2011). La valeur du bien acheté ou vendu oblige les deux parties à nourrir une relation plus étroite que celle qui unit l’acheteur d’un pull à une vendeuse. Mais lorsqu’elles y parviennent, lorsqu’elles réussissent à entretenir avec leurs clients une relation suffisamment riche pour disposer d’informations sur eux (leurs désirs, loisirs, budget, profession), et que les clients disposent d’informations eux-mêmes (leur prénom, leurs horaires de travail), les vendeuses (maison ou démonstratrice) disent toucher un état idéal du « relationnel ». Le fait de connaître de manière nominative ses clients est, par exemple, brandi comme un indice d’une relation réussie. Elles l’apprécient d’autant plus que les grands magasins, par les multiples changements de rayons et de stands qu’ils imposent à leurs vendeuses, ne leur laissent que peu de chance de s’engager sur une relation durable. Les vendeuses tirent de grandes satisfactions lorsqu’elles disposent d’une clientèle fidèle. En effet, elles se délectent d’être connues, voir réclamées par leur clientèle. Cette manière de louer les relations de proximité, d’interconnaissance avec la clientèle rappelle celle des commerçants pour qui avoir une clientèle est un principe de distinction essentielle, une fierté au cœur de leur identité professionnelle :
« Y a des clientes qui viennent que je connais et je connais leur vie. […] À la base, on n’est pas là pour faire des cartes mais pour faire de la vente [elle fait référence à un conflit de définition du poste de vendeur, voir infra]. Alors c’est sûr que quand y a une cliente qui vient te voir et qui t’appelle par ton prénom, ça fait vachement plaisir. J’ai des clientes qui viennent me voir et que j’aide à choisir des vêtements pour leurs enfants, parce que je sais comment elles s’habillent, quelle taille elles font… »
Noémie, 27 ans, vendeuse maison au Bazar de l’Opéra.
48S’assurer la fidélité du client et donc accéder aux profits symboliques qui en découlent, est plus aisé pour le personnel de démonstration que pour celui du grand magasin. En effet, le statut des premiers identifie plus précisément le salarié à une marque aux yeux du client :
« Si t’es sur une marque qui cartonne, c’est intéressant, t’as du monde toute la journée, tu fidélises ta clientèle, ça c’est sympa… Quand t’es BO [vendeur maison Bazar de l’Opéra], tu peux pas trop fidéliser le client. Le client va peut-être être fidèle au Bazar mais pas à toi en tant que vendeur… Le client est fidèle à la marque et aussi à ton accueil… Moi quand j’étais à [au Bazar de l’Opéra de] Toulon [où il travaillait comme vendeur maison sous un statut particulier de référent du stand], les gens euh… il y avait une boutique Léton juste à côté, et pourtant certains clients me disaient “je préfère me faire conseiller par vous parce que j’avais un bon contact avec eux plutôt que d’aller à la boutique”. Ou des fois quand j’étais occupé et qu’il y avait un vendeur qui venait les voir ils leur disaient “non j’attends Grégory, il va me conseiller il m’a bien conseillé la dernière fois…” Et ça, c’est sympa… »
Grégory, 29 ans, vendeur au Bazar de l’Opéra.
49On y reviendra mais il existe un écart entre les attentes des vendeuses et la réalité à laquelle elles sont confrontées une fois pris dans le quotidien de travail. La relation espérée, celle prolongée et parfois répétée avec les clients, se résume souvent à un contact impersonnel, calibré, court, aride. À la recherche du « contact client », les vendeuses peuvent trouver un client peu disposé au dialogue et seulement pressé d’obtenir du vendeur le produit qu’il est venu chercher. Entre la volonté de profiter des rencontres qui s’offrent potentiellement à l’occasion du travail, et l’exercice quotidien de la vente, on peut observer un écart. Les échanges courts et répétitifs se présentent plus fréquemment que ces interactions durables et personnelles avec les clients. Cela n’est pas sans conséquences sur la qualité du rapport au travail de celles et ceux qui fondent tout sur cette dimension relationnelle du travail. Nous chercherons pour terminer ce chapitre à comprendre les dynamiques du travail qui altèrent selon les employées les qualités de ce « relationnel ».
Prescription et désenchantement du relationnel
50Les enseignes du commerce de détail, dont le Bazar de l’Opéra, ont de longue date transformé les modalités de gestion de la marchandise21. On l’a vu, les vendeuses disposent aujourd’hui rarement de ces responsabilités d’achat et de gestion des marchandises vendues alors qu’elles y trouvent un intérêt majeur. Mais les transformations récentes du travail dans le commerce de détail en ce qui concerne les lieux de vente sont également passées par le déploiement de dispositifs visant à « rationaliser » la rencontre entre la vendeuse et le client22. Certains de ces dispositifs entrent en concurrence avec le sens que les vendeuses donnent à leur travail et remettent en cause certaines gratifications rencontrées dans son exercice quotidien. Ce sont ces dispositifs que nous analyserons ici en respectant un impératif : restituer toute la complexité des conséquences de la « rationalisation du travail ». L’étude de la manière dont les entreprises des services transforment le travail interactif, conduit souvent à remarquer la perte de l’autonomie des travailleurs, la réduction de la variété des tâches effectuées et de l’expertise attendue. La rationalisation des procédures repose sur un découpage et une stricte prescription du travail et, de fait, elle limite les capacités d’actions et l’autonomie des travailleurs. Mais Robin Leidner rappelle qu’elle peut aussi constituer une ressource pour certains (Leidner, 1993). C’est outillé de ce regard nuancé sur la rationalisation du travail dans les services que je souhaite analyser quelques-unes des transformations qui touchent le travail de la vente au Bazar de l’Opéra, la manière dont est encadrée la relation entre les clients et le personnel de vente et donc les expériences vécues par ce personnel (le rapport au travail).
Prescrire la relation de vente idéale
51Au début des années 2000, confrontée à une concurrence importante dans le secteur du commerce de détail, la direction du Bazar de l’Opéra a souhaité mobiliser son personnel dans une politique commerciale suivie par de nombreuses autres enseignes (un « service client » de « qualité »). La direction du magasin a alors thématisé ces transformations comme une « modernisation » du magasin. Le directeur des ressources humaines de l’époque présentait dans la presse spécialisée le magasin comme « une vieille dame qui a bien tenu le coup, mais qui avait besoin d’un sérieux lifting ». Et selon cette même presse, la modernisation devait permettre au Bazar de l’Opéra d’entrer dans le « management moderne ». Cela s’est traduit par un programme appelé « dynamisation de la force de vente » visant explicitement une « montée en qualité de service » et une « montée en compétence » chez les vendeuses maison (le personnel de démonstration n’est pas concerné). Elle s’est fait en plusieurs temps : création du statut de responsable de vente et de responsable de rayon (disparition des « chefs de rayon »), mise en place d’une formation aux « valeurs » de l’entreprise et de formations à la vente destinées aux vendeuses afin de les sensibiliser à la qualité du service rendu à la clientèle, mise en place d’« entraînements à la vente » et d’évaluations hebdomadaires (des « analyses de vente »). L’objectif de ces dernières est de déterminer la manière dont le service doit être produit, afin d’assurer une qualité de service constante et suffisante. Or, comme la relation de service est difficilement standardisable (car elle unit des individus aux propriétés et attentes variables), sa standardisation, par l’organisation du travail, passe par une action sur la manière dont les travailleurs produisent le service. Autrement dit, dans le monde des services, la rationalisation du travail est avant tout une rationalisation des travailleurs23 engageant un contrôle de l’apparence et un contrôle des émotions. Au Bazar de l’Opéra, elle s’incarne au quotidien, à travers les injonctions de l’encadrement de proximité. Mais elle passe aussi par des dispositifs de formation intitulés « l’école de vente » et les « analyses de vente ». La première, chargée de redéfinir l’« esprit d’entreprise » prend la forme d’une séance vidéo mettant en scène des salariés de divers échelons (caissières, vendeuses, acheteurs, encadrement, etc.) où sont énumérées les « valeurs » du Bazar de l’Opéra. La seconde est une formation à la vente de deux jours. Voici les objectifs qu’elle se fixe :
« À la fin de cet entraînement, vous serez capable de : développer avec chaque client une relation simple et chaleureuse ; passer du stade de vendeur produits à celui de vendeur conseil ; mettre en valeur les services Bazar de l’Opéra ; développer les ventes additionnelles ; disposer des bases indispensables pour progresser dans l’expertise de la vente24. »
52Il est demandé aux vendeuses d’oublier leurs certitudes sur la qualité des produits pour mieux se concentrer sur l’accueil des clients (« passer du stade de vendeur produits à celui de vendeur conseil »). La formation repose sur une présentation des procédures à respecter pour « vendre mieux, vendre plus ». Les vendeuses doivent respecter cinq étapes : contact, connaître, comprendre, convaincre, conclure. La formation ne se contente pas de présenter les étapes types d’une vente, elle donne aussi des indications sur les contours du service attendu. En ce sens, elle propose un véritable script de comportements prescrivant à la fois le comportement et la posture émotionnelle jugée adéquate. La vente que ces étapes prescrivent est une vente idéale : le client a du temps pour écouter les questions de la vendeuse, la vendeuse a du temps pour poser des questions au client, elle connaît sa marchandise et les procédures d’encaissement, les produits sont disponibles en rayon, à disposition, les autres vendeuses sont présentes et disposées à être sollicitées, autant de paramètres qui ne se retrouvent que rarement dans le quotidien de travail des employées de vente. Après cet examen théorique des étapes à respecter pour chaque vente, les vendeuses participent à des simulations et des entraînements où chacun agit successivement en tant que client puis en tant que vendeuse. Ces « simulations » ou « mises en situation » sont des outils pédagogiques caractéristiques des formations commerce et vente.
53À l’issue de cette formation, la vendeuse maison formée est régulièrement évaluée par sa hiérarchie de proximité (RDV) lors d’une « analyse de vente ». La vendeuse est équipée d’un micro, attaché à sa chemise ou son tee-shirt25. Le RDV utilise un récepteur et des écouteurs qui lui permettent d’entendre chaque mot prononcé. Il reste à proximité du rayon pour observer la vendeuse, et remplit un document d’« entraînement à vendre plus, à vendre mieux ». Ce document d’une dizaine de pages contient une série de formules comme « Avez-vous été déjà conseillé ? Que recherchez-vous ? Est-ce pour compléter une tenue ? Quelle matière préférez-vous ? Propose un maximum de trois produits, Fait toucher les produits au client, Ne contredit pas le client, Creuse l’objection lorsque cela est nécessaire, Incite le client à décider, Prend et ouvre le sac sans bruit, Discute quelques instants avec le client, Passe les articles un à un, Remet le sac par les deux extrémités, etc. ». Le RDV vérifie que la vendeuse respecte chacune des étapes à l’aide de ces documents consignés par la suite par les ressources humaines. Lorsque la vendeuse a réalisé une ou deux ventes jugées significatives, elle est invitée dans le bureau du RDV pour un « debriefing ». Alors, point par point, la procédure est rappelée par le RDV. La vendeuse est invitée à juger par elle-même la qualité de son travail : où a-t-elle échoué ? Où a-t-elle réussi ? Le RDV valorise les étapes respectées et insiste sur celles à améliorer.
54En participant moi-même à quelques analyses de vente, j’ai pu percevoir le regard porté par les vendeuses sur le dispositif. En effet, lorsque je leur annonce ma future évaluation, mes collègues font plusieurs remarques qui dévoilent leur appréciation. Certaines le voient comme un instrument de contrôle obligeant à respecter temporairement des procédures reléguées au second plan au quotidien. Ce jugement est d’ailleurs conforme à ce que je pouvais observer sur le terrain : lors des analyses de vente, les vendeuses changeaient leur attitude envers le client. Elles employaient un registre de langue plus soutenu qu’à l’habitude et posaient des questions plus élaborées et formalisées. La hiérarchie de proximité chargée d’évaluer les vendeuses est largement consciente de l’artificialité de l’exercice. En me le présentant, Carole, la RDV qui « manage » l’équipe à laquelle j’appartiens, m’invite ainsi à « ne pas faire comme les autres : sois naturel, que je voie vraiment comment tu vends ». L’analyse de vente est vue comme une parenthèse non représentative mais nécessaire. La défiance des vendeuses vis-à-vis de ce dispositif tient au fait qu’il s’oppose à la définition qu’elles donnent de leur travail. On l’a vu, elles estiment souvent que la vente est un travail que tout le monde peut faire, qui n’exige qu’un apprentissage sur le tas et que l’attitude adéquate devant le client est une attitude « naturelle ». Devant cette définition du travail, l’analyse de vente apparaît aux vendeuses comme une récitation, une mascarade à laquelle se prêtent la vendeuse et son examinateur26. Parce qu’elle formalise ce qui doit rester informalisable, elle est regardée avec dérision. Le regard du personnel sur le dispositif est néanmoins ambivalent. Certaines reconnaissent l’intérêt des quelques « trucs » appris pendant l’école de vente : des questions permettant de découvrir les besoins du client, des réponses types que l’on peut apporter aux objections. Pour le personnel de vente le moins doté en capital linguistique, le script constitue aussi une ressource importante utilisable en cas de difficulté. Néanmoins, si certaines questions et « trucs » sont valorisés, l’ensemble du script et la manière dont il est attendu par la direction, sont remisés dans les pratiques du rayon. Divers propos entendus sur le rayon l’indiquent.
« Tu t’en sers au quotidien ?
– Non, la formation et la réalité de la vie, tu peux pas toujours mettre, non c’est pas possible. Dans la vie de tous les jours on ne peut pas toujours. Moi je pense que le naturel, la simplicité c’est bien. Moi je m’adapte au client. Je suis naturelle »
Rosa, 34 ans, BEP secrétariat, vendeuse maison au Bazar de l’Opéra, ancienne vendeuse de boutique.
« Ça [l’école de vente], je l’ai fait y a trois ans. Y’a des trucs qui sont bien. Mais j’ai trouvé ça un peu long. Quand on pose des questions trop trop trop au client, c’est un peu long…
– Et tu t’en sers avec le client ?
– Oui un peu mais je te cache pas que pour moi la vente, c’est avoir le sourire, être agréable avec le client… et comme ça le client il est rassuré. Ça peut servir le fond du truc, de l’école de vente mais après, ce qui faut c’est le sourire, la pêche… Tu sais pour moi le vendeur on peut lui parler de trucs qu’ont rien à voir avec le magasin. On peut parler d’autre chose que de la vente… l’important c’est de rester agréable, de bien conseiller, de pas vendre n’importe quoi parce que sinon le client il revient pas parce qu’il est pas satisfait du conseil »
Abdel, 41 ans, baccalauréat non terminé, vendeur maison au Bazar de l’Opéra.
55De nombreuses vendeuses maison voient donc la formation comme un effort vain pour rationaliser une activité peu rationalisable et dont l’intérêt vient justement de cette imprévisibilité. Les vendeuses maison regrettent également la mise en place de ce dispositif peu adapté selon eux vendeuses les plus anciennes dans l’entreprise. Étienne, vendeur maison syndiqué au Bazar de l’Opéra, m’explique ainsi que les plus anciens qu’il côtoie au rayon jouet se sentent infantilisés :
« Vous avez fait l’école de vente ?
– Oui mais ça ne sert à rien. L’école de vente c’est du pipeau pour moi. C’est fait pour dire qu’on a fait une formation et qu’on est des meilleurs vendeurs.
– Mais qu’est-ce qui s’y passe ?
– Des conneries. Pour moi quand on est vendeur, c’est pas au bout de trente ans que… Je comprends que pour des vendeurs nouveaux c’est bien mais pas pour des vendeurs qui ont dix ou vingt ans de boîte. Faire des formations après vingt ans, je comprends que ça fasse mal. Mais dis-moi, dans le magasin, quelle personne dit la phrase magique avec laquelle on a été formé ? Un sur dix, va dire la phrase magique [la “phrase magique” en question est “en quoi puis-je vous aider ?”]. Pour moi l’école de vente, c’est de l’argent foutu en l’air. On aurait pu nous augmenter. C’est 11100 euros la formation d’après mes infos. Et les analyses de vente, la dernière que j’ai faite, c’était y a six mois, quand une nouvelle RDV est arrivée »
Étienne, 35 ans, vendeur maison, syndiqué, baccalauréat commerce.
56Marie-Claire, âgée de 50 ans, doute de l’intérêt de former le personnel après plus de « trente ans de boîte » :
« On a eu ça, les écoles de vente. Avec des formations, la reformulation “ah oui, si je vous ai bien compris” – “bonjour monsieur bonjour madame” – “si je vous ai bien compris”. Alors moi ce que j’avais dit à mon directeur c’est que s’il vous faut trente ans pour vous apercevoir que je suis pas une bonne vendeuse… Je lui ai dit, franchement, que ça serve aux jeunes qui arrivent, qui n’ont pas trop d’expérience, pour les aiguiller, pour les accompagner. Bon ok. Mais au bout de trente ans, si vous vous êtes trompé euh… »
Marie-Claire, vendeuse maison dans un Bazar de l’Opéra de l’est de la France, 50 ans.
57Les griefs sont également formulés envers la manière même dont l’analyse est conduite : certaines vendeuses voyaient le fait de porter un micro comme une surveillance supplémentaire. D’autres estimaient que le regard du manager sur leur pratique n’était pas légitime : c’était le cas de Grégory, titulaire d’un BTS commerce qui, à la suite d’une analyse de vente, se plaignait des remarques de son RDV « qui n’y connaît pas grand-chose à la vente ». Notons que l’école de vente et l’analyse de vente ne sont pas les seuls dispositifs managériaux qui permettent aux grands magasins de prescrire la « bonne » attitude à adopter à l’égard du client. Celle-ci apparaît aussi dans les entretiens d’évaluation réalisés par les RDV en fin d’année.
58Ces efforts récents pour encadrer la conduite de l’interaction entre la vendeuse et le client contribuent à définir une vente type attendue par le magasin. Et c’est à l’aune de cette vente type que le travail des vendeuses est jugé. Pour les vendeuses qui ne jouent pas suffisamment le jeu, les conséquences pénibles pour la carrière sont relativement mesurées. Mais la promotion interne n’est possible qu’à condition de jouer ce jeu. Plus généralement, ce dispositif a deux conséquences. D’une part, il fait varier les salaires puisque le dispositif de formation est contrôlé, en bout de ligne, par les clients. Un « client mystère » parcourt le magasin et juge l’accueil qui lui a été réservé dans une grille d’évaluation l’accueil qui lui a été réservé. La note obtenue lors de cette évaluation pondère la valeur de la prime de rayon reçue par les vendeuses. D’autre part, ce dispositif met à mal la valorisation par les vendeuses, mais aussi par certains clients, d’une relation personnalisée entre les participants à l’interaction. Le dispositif exposé ici conteste l’une des idées valorisantes que les vendeuses se font de leur métier. En exigeant d’eux une pratique jugée « professionnelle » par la direction mais qu’eux-mêmes jugent mécanique, la rationalisation du service entache une source de gratification au travail fréquemment mise en avant dans les rayons.
Les cartes « Sofila » et la gestion des carrières dans l’entreprise
59L’intérêt pris dans la relation avec le client est également altéré par une autre injonction managériale : l’injonction à l’ouverture de carte de paiement interne au magasin (« Sofila »). En effet, dans le commerce de détail, comme dans d’autres secteurs d’activité des services, la mesure de la productivité des travailleurs est l’objet de nombreuses discussions (Djellal et Gallouj, 2000 ; De Bandt, 1991). Pour évaluer celle des vendeuses, les magasins oscillent entre un indicateur quantitatif (identifié au chiffre d’affaires réalisé par la vendeuse27) et un indicateur qualitatif (l’évaluation du service par un client mystère). Au Bazar de l’Opéra, un indicateur a pris une place décisive à la fin des années 2000 dans la mesure de la performance des vendeuses maison. Cet instrument, les « cartes » de fidélité et de paiement Sofila28, apparaît dans les années 1960 comme un outil marketing permettant de fidéliser la clientèle. Aujourd’hui, il est aussi utilisé comme un instrument permettant, d’une part, de gérer les carrières des vendeuses maison et d’autre part, de mobiliser au quotidien les salariées. Nous examinerons ici les effets de cet outil marketing devenu un outil managérial sur le travail des vendeuses, leur rapport au travail et leurs relations de travail.
60En 1965, avec le concours d’un établissement financier, le Bazar de l’Opéra adosse à sa carte de fidélité une fonction de paiement à crédit. Bien avant leur diffusion dans l’ensemble du grand commerce, les grands magasins comptent sur ce principe pour fidéliser la clientèle. Les années 1980 voient leur développement dans la grande distribution29 sous la forme de cartes de paiement privatives identifiées à une enseigne. En plus d’un crédit, le titulaire de la carte se voit proposer des avantages pour récompenser sa fidélité. Au Bazar de l’Opéra, la vente de ces cartes poursuit un double objectif : fidéliser la clientèle en la rendant captive et dégager des profits de la vente de crédits à la consommation. La carte est conçue comme un moyen d’instaurer un lien privilégié entre le client et le magasin : en s’encartant, le client se constitue membre d’un magasin haut de gamme. Le succès est important : dans les années 1980, le crédit à la consommation se développe en France (Cusin, 1997) et le rôle joué par la carte Sofila dans la politique commerciale du Bazar de l’Opéra croît véritablement dans les années 1990. Confrontées à une saturation du marché de la distribution (Labrecque et Lesceux, 2001), de nombreuses enseignes (dont Carrefour qui lance son premier produit financier, le « Pass », en 1981 [Parpaillon, 2001]) comptent sur cet instrument du « marketing relationnel » afin de créer du lien avec le client. Au moment de l’enquête, les cartes Sofila étaient un enjeu central pour le Bazar de l’Opéra : près de la moitié du chiffre d’affaires du groupe « Bazar de l’Opéra » était réalisé avec des clients titulaires de la carte à la fin des années 2000.
61C’est au personnel de vente que revient la charge de vendre ces cartes (dans le vocabulaire des rayons, il est question d’« ouvrir des cartes »). En première ligne devant la clientèle, ils doivent toujours avoir le « réflexe de la carte » selon leur hiérarchie. Les vendeuses doivent vanter les réductions et les facilités auxquelles elle donne droit. Au terme de la vente, elles donnent au client un coupon d’ouverture où figurent leur nom et matricule. Si le client accepte finalement d’acheter la carte auprès d’un « conseiller » Sofila qui évalue puis valide son dossier, elle sera attribuée à la vendeuse. La consigne exacte du magasin est de systématiquement demander aux clients s’ils possèdent la carte du magasin. En cas de réponse négative, la vendeuse est tenue de lui proposer à l’aide d’un argumentaire maintes fois répété par l’encadrement.
62La direction mobilise les vendeuses dans la vente de cartes Sofila de trois manières. Elle accorde d’abord une prime de quatre euros pour chaque carte ouverte et organise des événements incitatifs réguliers30. Elle rappelle ensuite que dans un environnement commercial concurrentiel, la vente de la carte Sofila est nécessaire pour assurer la réussite de l’entreprise. Dans cette rhétorique managériale, les vendeuses sont assimilées à des « collaborateurs », dépositaires de la bonne santé de l’entreprise. Le management de proximité rappelle enfin que la carte est un produit permettant aux salariés de faire valoir leur sens commercial, leur sens du « leadership », leur esprit d’initiative et du « challenge », autant de valeurs érigées au panthéon de l’esprit commercial (Gasparini et Pichot, 2005).
63L’intérêt du Bazar de l’Opéra dans les cartes Sofila n’est pas seulement commercial et financier, il est aussi managérial. Le nombre de cartes écoulées par une vendeuse serait le reflet de sa performance générale et pourrait être considéré comme un « indicateur prégnant » (Boussard, 2001) : il vient donner une idée des buts de l’organisation et sert de base à la comparaison entre magasins, entre salariées, devant le respect du projet d’entreprise (sa croissance par la fidélisation des clients). Innovation marketing transformée en une innovation managériale, la carte Sofila est donc utilisée pour gérer les carrières des salariées dans le magasin. C’est ce qu’indiquent mes observations sur le rayon et les journaux internes du Bazar de l’Opéra. Dans ces journaux, les vendeuses présentées comme « modèles » sont celles qui jouent le jeu de la vente de carte Sofila. Elles sont mises en avant dans un palmarès des « meilleurs vendeurs31 ». La carte permet d’identifier avec précision la performance du vendeur, contrairement à ses ventes quotidiennes de produits qui se mêlent à toutes celles de ses collègues.
64Cet indicateur installe une hiérarchie entre les vendeuses qui sert de base à une gestion des emplois dans l’entreprise. Parce qu’elles sont en bons termes avec leur manager, les vendeuses qui jouent le jeu de la vente de cartes peuvent bénéficier de conciliations sur leur rythme de travail ou leurs horaires. À l’inverse, la carte Sofila peut servir d’argument pour rejeter une requête d’une vendeuse. Selon une syndicaliste du Bazar de l’Opéra, les augmentations individuelles ne sont envisagées qu’à condition de jouer le jeu des cartes Sofila. L’entretien annuel de la salariée se conclut sur une remarque de l’évaluateur sur les performances de la vendeuse et sur l’imposition d’un « objectif » annuel que la vendeuse doit respecter, et qui sera contrôlé lors de l’entretien suivant. Sans être un élément contractuel de la relation entre la salariée et son employeur, la carte Sofila n’en reste pas moins un des critères principaux dans la gestion des carrières des salariées. Incontournable dans la gestion à long terme de la carrière, la carte l’est aussi à court terme, dans l’exercice quotidien du travail. Elle permet d’impliquer les vendeuses maison auprès desquelles la mobilisation au chiffre d’affaires par objectif de vente est considérée comme moins efficace que chez les démonstratrices qui doivent, on l’a vu, répondre individuellement de leurs bons ou mauvais chiffres devant leur employeur, mais aussi devant le grand magasin. De moins en moins en mesure de se distinguer par leur bonne gestion de la marchandise, les vendeuses sont responsabilisés devant une tâche qui durcit leurs conditions de travail (imposant une pression quotidienne exercée par l’encadrement) et redessine leurs conditions d’emploi (la carte arbitrant l’évolution de leur carrière).
65L’importance accordée à cet indicateur joue sur le rapport au travail des vendeuses maison. L’enjeu des cartes est tel qu’il conduit à une mise sous pression de la part des managers qui rappellent fréquemment aux employées de vente leur « objectif » et les exigences de la direction. Mais au-delà de l’altération du confort de travail, les vendeuses regrettent aussi l’atteinte à une certaine idée de leur travail. Tout en adhérant à la logique du « chiffre » (étendard d’un métier commercial faisant la part belle à la performance), les vendeuses estiment que la valeur de leur travail réside aussi dans la qualité du service rendu au client. Les démonstratrices, moins concernées par cet impératif (l’encadrement du magasin ne peut pas leur fixer des objectifs de cartes formels), ne manquent d’ailleurs pas de leur rappeler la réduction de leur travail à cette seule dimension « financière ». Aux yeux de certaines vendeuses maison, identifier leur professionnalisme à la seule vente de cartes, c’est reléguer au second plan d’autres qualités mobilisées au quotidien dans leur travail, dont la principale n’est pas la capacité d’écouler beaucoup d’articles mais de bien « traiter » la personne servie.
66L’encastrement des niveaux de responsabilités du magasin entraîne une pression en cascade sur les vendeuses. Chaque niveau d’encadrement reçoit de son supérieur un « objectif cartes » qui, s’il est rempli, donne droit à une prime. Au quotidien, cette pression se répercute sur les vendeuses qui doivent « ouvrir » des cartes pour remplir l’objectif de leur responsable, et respecter leur propre objectif mensuel qu’ils se sont engagés à respecter dans leurs entretiens annuels d’évaluation. Les rappels sont donc fréquents. Dès leur arrivée, les managers rappellent aux vendeuses leur « objectif carte ». Puis, au cours de la journée, ils les interpellent ainsi : « tu penses à moi hein [sous-entendu “à mes cartes”] », « t’as fait des cartes ? ». La pression s’intensifie à la fin du mois lorsque les managers mesurent le nombre de cartes qui les sépare de leur objectif mensuel. Alors, la réunion où sont données les informations courantes sur la vie pratique et commerciale du rayon, se transforme en rappel à l’ordre où chaque vendeuse est publiquement interpellée pour faire état de sa performance. Le soulagement éprouvé par les vendeuses lorsqu’elles parviennent à ouvrir une carte dévoile la pression dont elles font l’objet à ce sujet. Avant d’être sûrs d’avoir vendu une carte, elles demandent à plusieurs reprises si leur responsable a eu « confirmation » de l’ouverture de la carte32. Une fois assurés, elles répandent la nouvelle de leur succès dans le rayon et font le récit des difficultés qu’elles ont dû surmonter pour y parvenir. Mais les qualités qui leur sont reconnues ne sont que temporaires et doivent être confirmées mois après mois. Mieux, les vendeuses doivent toujours en faire plus. C’est ce que laisse entendre Rosa, vendeuse au Bazar de l’Opéra :
« Quand le vendeur fait une carte on vient le voir et on lui dit “bravo ! Super ! Bien joué !” Mais en fait, après tu redeviens un vendeur comme les autres. Mais après si tu en ouvres plusieurs, on va te valoriser, on va te donner les jours de vacances que tu veux… Il y a une sorte de… comment on appelle ça ? [silence]. De… on te valorise par rapport à ça mais finalement, c’est du faux. On te donne quelque chose, mais après on te dit “tu m’ouvres des cartes hein”. Tu vois ce que je veux dire ? C’est une petite carotte mais qui ne dure pas longtemps. On te fait bien comprendre que c’est eux qui décident. Alors moi, j’ai joué le jeu, mais quand j’ai vu le système, “tu m’en fais cinq six dans le mois… t’es la vendeuse du mois, c’est génial”… Au bout d’un moment on te demande d’en faire toujours plus… »
Rosa, vendeuse maison au Bazar de l’Opéra, 34 ans, BEP secrétariat.
67Dans les propos de Rosa, on mesure l’individualisation des carrières et des relations salariales : son manager lui dit bien « tu m’ouvres des cartes hein ? ». Cette individualisation apparaît plus clairement encore dans les propos de Noémie. Celle-ci m’explique qu’un des ressorts de la volonté des vendeuses maison de se mobiliser autour de l’ouverture des cartes Sofila tient aux relations personnelles entre le RDV et ses vendeuses. Noémie fait des cartes Sofila si son RDV ou RDR « met la main à la pâte » et s’ils ne font pas de secret de leur véritable motivation. Elle loue une transparence, une forme de réciprocité attendue entre les niveaux hiérarchiques :
« Le seul RDV qui était sincère avec nous c’était Sam. Lui, il nous disait “bon ben voilà j’ai besoin de thunes à la fin du mois, donc faites-moi des cartes”. Il était sincère en tout cas. Il disait pas “faites des cartes pour atteindre le quota”, il disait “franchement je suis en galère”. On lui disait “montre-nous l’exemple”. Il ouvrait des cartes à notre nom [avec un coupon au nom du vendeur, donnant droit une prime de quatre euros] du coup nous on lui en ouvrait. Y a des responsables qu’en ouvrent jamais et ils disent qu’il faut ouvrir des cartes pour atteindre le quota… Alors que lui, il était sur le terrain, il prenait des coupons en notre nom et il en ouvrait. Donc il nous incitait à en ouvrir… »
Noémie, 27 ans, vendeuse maison, BEP comptabilité.
68L’analyse proposée par Noémie de sa motivation pour ouvrir des cartes Sofila fait état de l’influence des relations personnelles entre les responsables et leurs subordonnées. Ce type de management caractérise assez clairement ce monde des services subalternes : tutoiement, mobilisation personnelle, rhétorique de l’équipe et du challenge. Les relations hiérarchiques y sont euphémisées, le rapport salarial individualisé, pour donner l’image d’un système de don-contre don qui isole le salarié et le coupe des ressources offertes par le collectif de travail. Une réunion matinale animée par un RDV fait état de cette même personnalisation des relations hiérarchiques :
« À l’occasion de cette réunion, le RDV s’exprime sur “les cartes” : “bon, je vous en ai pas trop parlé, pas assez à mon goût, mais bon, y avait les soldes, puis les retours [de marchandises invendues]”. Enfin bon, voilà, j’ai pas trop eu le temps. Et là, j’imagine que vous le savez, on est dans le dernier trimestre pour les cartes et on doit boucler nos objectifs. Donc je vais pas vous lâcher. Alors, on a six cartes à faire avant la fin mars. J’ai décidé d’en donner un peu à chacun : KKP vous êtes trois, donc je vous en donne deux. C’est jouable non ? Sébastien, t’en as une à faire. Tatiana deux. Toi, t’assures bien, tu sauves Charlène [démonstratrice sur le même stand] ! Et une pour la food, ça devrait le faire non ? Si tout se passe bien, je ne vais pas être chiant, je veux pas que ça se fasse sous la pression. Si vous me les faites, je vous en parle plus ; par contre si vers la fin mars on n’a pas notre objectif je vais vous mettre la pression parce que je dois pas me louper là… Bon on est ok ? Qui a besoin d’une formation carte ? Les trois de KKP non ? Ok »
Journal de terrain.
69Son argumentation s’appuie sur un registre personnel. Il aurait pu être plus insistant. Il aurait pu compliquer le quotidien des vendeuses. Il aurait pu être « sur leur dos ». Puisqu’il ne l’a pas fait, en retour, il attend un investissement. D’autant plus que cette fois-ci, et cette phrase révèle le mieux cette personnalisation des rapports hiérarchiques, il ne peut pas « se louper », autrement dit, les vendeuses ne peuvent le mettre dans une situation inconfortable auprès de sa hiérarchie. Les risques encourus par une vendeuse qui refuse ou ne parvient pas à vendre de cartes sont mesurés. Formellement, cela ne peut constituer un motif de licenciement. En revanche, elle s’expose aux remarques de ses responsables et comme l’indique un syndicaliste, elle s’assure de ne pas obtenir une promotion ou un rayon qu’elle attend depuis plusieurs années :
« Tu peux être sûr qu’à chaque fois que t’as un employé à défendre, que t’as un vendeur à défendre, t’as toujours cette histoire d’ouverture de cartes qui arrive, le chef de rayon te dit “votre chiffre de cartes il faut encore l’améliorer”. En plus je vais te dire, c’est pourri, c’est malin, c’est leur jeu. Comme on leur dit [à la direction du magasin] avec une collègue, “vous êtes joueur, ben nous aussi on va jouer”. Ils trouvent toujours la combine pour rabaisser le personnel, soit “ouais vous êtes bon vendeur, ouais la tenue elle est correcte, mais ah, les cartes, les ouvertures de cartes c’est là que ça pêche, vous n’avez pas le charisme” et c’est là qu’ils te descendent. Et ça c’est valable pour tout c’est ça qu’est bien. C’est comme euh… comme l’assouplissant que tu mets dans le linge, tu peux le mettre à toutes les sauces, tranquille. Ils font les évaluations, tu demandes une augmentation, et ils te disent “vous ne faites pas assez d’ouvertures de cartes !” »
Jean, 50 ans, acheteur aux Halles de Paris, délégué syndical.
70La gestion des carrières permise par cet outil managérial impose une compétition qui fabrique du ressentiment chez certaines salariées. Celles-ci regrettent que leur carrière soit déterminée par une dimension de leur travail, dimension qu’elles jugent périphérique et marginale par rapport à d’autres. La manière dont Sébastien commente la situation d’un de ses collègues, à qui le magasin refuse une promotion depuis plusieurs années, reflète ce regret :
« Ce qui m’énerve, c’est qu’on donne une augmentation à un mec comme Abdel qu’en glande pas une mais qui fait des cartes, plutôt qu’à des bosseurs comme Timothée »
Sébastien, démonstrateur au Bazar de l’Opéra, 29 ans.
71Ce ressentiment s’observe aussi chez Jean qui nomme les vendeuses spécialisées dans la vente de cartes, des « chasseurs de primes » :
« Ah mais y en a qui se battent hein pour faire des cartes. T’en as… Ils ont tellement inculqué ça dans la tête des gens, pour trois euros [aux Halles de Paris l’ouverture d’une carte est rémunérée trois euros], que t’en as, c’est des chasseurs de primes maintenant. Nous [il regarde Claudine, une vendeuse des Halles de Paris présente lors de l’entretien, et celle-ci sourit], on l’appelle le chasseur de primes. Le mec il ne vend pas tu vois, c’est le rapace. Il est là toute la journée, il vole. “Vous avez la carte Monsieur ? [il fait le bruit d’un avion, tend les bras comme s’il volait, et rit] Vous savez ça donne plein d’avantages [il recommence à imiter un avion]”. Les mecs, ils savent la vendre par cœur. Le truc… Ils ne font que ça. On les appelle les chasseurs de primes. On leur dit mais… [il reprend sa phrase]. Tu vois, tu te casses le cul à expliquer le produit au client, à lui vendre, t’es vendeur expert, tu expliques au client que telle crème est bonne pour ça et telle autre pour ça, et lui [ce même vendeur qui fait cette vente “experte” aux yeux de Jean, sa référence à la crème visant ici explicitement Claudine, vendeuse au rayon “beauté”], on va le pénaliser parce qu’il aura pas vendu la carte ? Alors qu’il aura conseillé le client et que le client il viendra peut-être le voir parce qu’il aura été bien conseillé ? C’est n’importe quoi »
Jean, 50 ans, acheteur aux Halles de Paris.
72C’est en quelque sorte une idée du métier de vendeuse qui est en jeu dans ce regard croisé entre les bons « ouvreurs » et les autres, comme si les « chasseurs de primes » mettaient en péril le cœur du métier : le « relationnel », la qualité du service rendu, le conseil plutôt que la vente ou encore la capacité de gérer la marchandise. Sur le rayon observé, Abdel concentre les critiques et fait figure de « chasseur de prime ». Plusieurs employées du rayon considèrent que son confort de travail et la latitude de l’encadrement face à ses « pauses à rallonge », viennent du nombre de cartes qu’il ouvre tous les mois. Halima par exemple, regrette que ce soit ce type d’activité qui soit valorisé par l’encadrement. Elle en « ouvre » quelques-unes pour respecter les consignes de l’encadrement et maximiser ses chances d’obtenir une promotion. Mais elle blâme le comportement d’Abdel qui se contente de cette motivation (« petite prime » dit-elle) et laisse à ses collègues le reste des tâches à effectuer :
« Je suis désolé, il [Abdel] est super gentil mais il fait partie des personnes qui travaillent pas beaucoup. Pour moi euh… Je suis cash hein, pour moi le travail c’est le travail, je l’aime beaucoup hein… il est gentil, il est cool. Mais au niveau du travail il m’énervait. Il était démotivé. Il faisait des cartes avec une motivation derrière. C’était sa motivation, les petits cadeaux, la petite prime de trois euros brut qui m’intéresse pas vraiment »
Halima, 29 ans, vendeuse maison, BTS merchandising.
73La vente de carte mobilise toutefois des qualités appréciées des vendeuses : parvenir à convaincre un client, faire du chiffre, faire une performance. La logique managériale ne vient donc pas totalement en contradiction avec une culture de métier33. D’une certaine manière, les objectifs de cartes fixés par la direction assimilent les vendeuses aux commerciaux, travailleurs dont elles cherchent souvent à se rapprocher. Pourtant, même pour celles qui la voient comme une formalité, comme Patrick qui vend des appareils électroménagers, la carte ne doit pas prendre le pas sur d’autres aspects du travail :
« Moi je suis très à l’aise avec ça, on peut pas me mettre la pression pour ça. On est habitué parce qu’on a des primes sur les garanties ou sur ce genre de choses. Donc non. Je suis très à l’aise avec ça. Je fais ce que je dois faire. Voilà. Mais je vais pas euh… Et puis faut la faire la carte parce que chez nous c’est 75 % des ventes la carte. Donc ça veut dire qu’à prix égal le client il vient chez nous pour la carte. Donc faut le savoir, faut pas être buté. La carte c’est hyper important pour le magasin. Donc il faut jouer le jeu mais déjà si j’arrive à faire mes clients avec la carte, je pense que j’ai fait mon boulot. Qu’on me demande pas d’aller pêcher à droite à gauche. Mais tu sais les jeunes vendeurs y a que ça qui les intéresse aujourd’hui. Si le client ne veut pas la carte ils plantent le client [c’est-à-dire, ils ne s’en occupent pas] »
Patrick, 50 ans, CAP mécanicien, vendeur maison aux Grandes Arcades.
74La longue expérience de Patrick sur le rayon « électroménager » où chaque vendeur à un objectif de vente précis et où certains articles sont « primés », l’invite à voir la carte comme un produit comme les autres. Ses objectifs « cartes » ne lui posent pas de problème : comme ceux qu’il relevait hier, il les relève aujourd’hui. Mais les termes qu’il utilise (ces « jeunes vendeurs »), révèlent toute l’ambiguïté de la vente de carte. Mes observations indiquent que ce terme « jeune » ne renvoie pas à un conflit de génération opposant de jeunes vendeuses disposées à faire des cartes et des vendeuses plus âgées les refusant. Ce « jeune » renvoie plutôt aux vendeuses récemment entrées dans le magasin qui jouent le jeu de la promotion : elles en font un peu plus afin d’obtenir une promotion difficile à obtenir.
75On peut en fait distinguer trois types de postures vis-à-vis de la vente de carte. La première réunit des vendeuses mobilisées par une promotion professionnelle dans l’entreprise ainsi que des vendeuses souhaitant compléter leurs revenus. Abdel, par exemple, voir les cartes comme un complément de salaire. Pour sa part, Grégory reprend les arguments de la direction pour justifier l’intérêt de cet instrument marketing. À ses yeux, ouvrir des cartes permet de répondre aux objectifs commerciaux du magasin auxquels il souscrit et qu’il entend bien valoriser comme RDV. Cette posture est probablement liée à sa formation scolaire, un BTS action commerciale lors duquel il s’est familiarisé avec la vente. Cette posture est aussi motivée par son ambition au Bazar de l’Opéra. Faire des cartes, c’est se montrer sous un jour favorable. Ces « chasseurs de primes » sont brocardés par Jean et Patrick qui blâment ceux qui stationnent dans les allées avec des coupons d’ouverture de carte et proposent aux clients une carte de paiement, avant même de savoir si ces derniers sont intéressés par l’achat d’un article dans le magasin. Ils blâment aussi un comportement jugé trop docile vis-à-vis de l’encadrement : plusieurs de mes observations indiquent que des chiffres de cartes trop élevés sont parfois considérés comme du zèle. Les « chasseurs de primes » seraient trop disposés à vendre des cartes à leur goût et identifieraient trop leur travail à cette tâche. Ce n’est pas l’idée que Patrick se fait de son travail : la carte est un instrument de fidélisation qu’il faut proposer une fois la vente engagée. À ses yeux, l’objectif principal de la vendeuse est bel et bien de conclure la vente. Mais ces condamnations ont une limite. Les vendeuses peuvent profiter des efforts du « bon ouvreur » pour faire retomber la pression du manager : à lui seul, il réalisera la majeure partie de l’objectif attendu par le manager. Ce manager, en retour, mobilisera moins son équipe pour la vente de carte. Une deuxième posture concerne des vendeuses comme Patrick qui jouent le jeu avec économie, sans s’exposer à l’appétit insatiable de la direction. Elles conviennent d’une exigence dont elles sont coutumières et dont elles mesurent l’importance pour le magasin, à condition que celle-ci reste mesurée. Enfin, certaines vendeuses refusent de faire des cartes. Elles considèrent que ce type de vente renforce le stéréotype de « vendeur-menteur » dont les vendeuses se plaignent : la vendeuse qui, aux yeux des clients, fait passer ses intérêts avant les siens. La vente de carte viendrait ainsi compliquer un peu plus les efforts fournis par les vendeuses pour légitimer ses compétences devant les clients et installer une relation de confiance. D’autres refusent d’ouvrir des cartes car cette opposition permet de manifester une résistance à l’égard de la direction (la quasi-totalité des vendeuses syndiquées rencontrées refusait de faire des cartes). On notera que le comportement d’une même vendeuse vis-à-vis des cartes n’est pas stable : les déçues de la promotion rejoignent assez rapidement le second groupe en se limitant à un nombre d’ouverture minimal pour éviter d’être sollicitées par les managers ; les anti-cartes en font parfois lorsqu’elles travaillent sur des rayons favorables à l’ouverture (là où les clients dépensent beaucoup et sont intéressés par l’escompte proposé le jour d’ouverture de la carte) ou lorsqu’elles cherchent à compenser une période commerciale creuse (où les objectifs de rayon ne sont pas remplis et les primes non distribuées).
76Mais les cartes Sofila ne sont pas qu’une source de contrainte pour les vendeuses qui parviennent aussi à les utiliser comme levier pour monnayer leur engagement au travail, pour peser dans les relations de travail. Les cartes Sofila sont utilisées comme un moyen permettant d’exprimer sa loyauté ou sa défiance à l’égard de la hiérarchie. « Faire » des cartes ou ne pas en « faire », en « faire » à certains responsables et pas à d’autres, en « faire » en certaines occasions et pas en d’autres, cela relève d’une négociation avec l’encadrement et parfois d’une forme de résistance. Ainsi, lorsqu’elles s’estiment lésées ou victime d’un mauvais traitement, certaines vendeuses font « passer un message » à leurs responsables grâce aux cartes Sofila. Conscientes du fait que leurs responsables sont dépendants d’eux, elles exercent une pression en refusant de faire des cartes. C’est le levier qu’utilise Abdel lorsqu’il est confronté à une désillusion.
« Tu fais toujours des cartes ?
– De temps en temps. Moins qu’avant. Avant j’étais parmi les premiers… C’était pour l’argent et pour se couvrir, parce que quand tu fais des cartes, bizarrement au Bazar t’es au chaud un peu. Je faisais, au départ, à peu près huit ou neuf cartes par mois. Du coup ils en demandent toujours plus. Tu vois, quand j’ai diminué, ils sont venus me voir et ils m’ont dit “Abdel t’en fais plus assez, allez, fais un effort”. Mais ils cherchent pas à comprendre pourquoi tu fais ça… Ils te remettent la pression, ils te disent “qu’est-ce qui se passe ?”, tout le temps. Maintenant je suis en froid avec Isabelle [la responsable de rayon] donc elle me tape avec d’autres mains c’est-à-dire elle m’envoie Pierre, Sylvie ou Marc [RDV]. Quand je fais des cartes je peux demander ce que je veux…! »
Abdel, vendeur maison au Bazar de l’Opéra, 41 ans, baccalauréat.
77Ici Abdel remarque tout l’intérêt des cartes pour le vendeur : se mettre « au chaud ». Faire des cartes, c’est s’assurer un confort relatif de travail. Ses propos sur l’intérêt de participer aux compétitions pour l’ouverture des cartes mises en place par la direction afin de s’assurer un confort de travail, rappellent que l’intérêt poursuivi par les salariés lorsqu’ils s’engagent dans le travail n’est pas que financier. La participation aux objectifs (ici l’ouverture des cartes Sofila) n’est pas motivée par le seul souhait d’améliorer son salaire. Elle sert aussi à négocier des avantages comme l’octroi d’heures complémentaires, l’assurance de ne pas « fermer » à vingt heures tous les soirs (c’est-à-dire travailler jusqu’à la fermeture du magasin en fin de journée), la possibilité d’étendre de quelques minutes les pauses déjeuners, etc. L’exemple d’Abdel montre aussi que l’abandon d’ouverture de cartes sert à signifier la fin de cette négociation et à exprimer son mécontentement. Alors qu’il se sent malmené par une nouvelle responsable de rayon (Abdel « ne sent pas » Isabelle et regrette son comportement autoritaire, qui le « traite comme un gamin », comparé à la « gentillesse » de la RDR précédente), qu’il ne se sent pas soutenu par son RDV dans sa demande de changement de rayon, Abdel décide d’arrêter de faire des cartes. On retrouve ce même principe chez Noémie :
« Noémie m’explique qu’elle est en conflit avec Pierre, son responsable. Elle a trouvé un moyen pour le manifester. Elle retourne la pression des cartes : en prenant le manager à son propre jeu et en retournant la dépendance. Elle me dit, en sortant d’une réunion avec lui et la responsable de rayon où elle a été mise en cause, “il dit à tout le monde que je suis la meneuse et que je casse l’équipe. Alors pour le faire chier je vais faire des cartes, mais pour Sylvie [une autre responsable du rayon dont Noémie ne dépend pas directement pour ce qui est des cartes Sofila], pas pour lui. Isabelle m’a dit que c’était pas normal, pas correct. Mais je m’en tape. Elle [Isabelle], au final, elle aura ses cartes” »
Journal de terrain.
78Les usages des cartes par les vendeuses ne se limitent pas à ces formes de résistance. Ils permettent aussi d’aménager des degrés d’engagement dans le travail. Certaines vendeuses se comportent ainsi à l’égard des cartes de paiement comme les ouvriers étudiés par Donald Roy à l’égard du nombre de pièces fabricables en une journée (2006) : avec mesure et stratégie. L’enjeu est individuel. Les vendeuses contrôlent leur production de manière à s’assurer des marges de manœuvre, ils tentent d’en faire suffisamment pour être « tranquilles » vis-à-vis de l’encadrement, mais pas trop pour ne pas s’en voir réclamer plus. Elles cherchent à maintenir un nombre d’ouvertures de cartes faible pour se valoriser dans la rareté. Mais l’enjeu est aussi collectif. En plus de dévoiler une forme de contrôle social visant à éviter, parmi les vendeuses, des écarts de « cartes » trop importants afin d’éviter d’exposer les plus « mauvais ouvreurs », le comportement des vendeuses vis-à-vis de la carte fait apparaître une forme de solidarité, certes relative et parfois éphémère, là où le dispositif managérial souhaitait de la compétition. Une fois leurs objectifs mensuels atteints, certaines vendeuses poursuivent leurs efforts en attribuant les cartes ouvertes en surplus à leurs collègues, pour les aider à remplir leurs objectifs. Elles glissent un coupon au nom d’un de leur collègue pour que la carte lui soit attribuée et se font payer la prime de quatre euros en café. On observe ainsi une entraide devant la difficulté. Ici, la compétition décidée par la direction se dilue dans le collectif de travail qui opère une sorte de freinage.
79Ces développements sur les cartes « Sofila » pourraient sembler anecdotiques. Pourtant ces cartes sont le symbole d’un management par la compétition propre à la vente en magasin reposant sur des « objectifs ». La logique commerciale et comptable contenue dans le dispositif étudié ici ne rentre pas totalement en contradiction avec la culture du métier de vendeuses qui mettent en avant la performance. Elle est aussi vue comme un moyen de revaloriser le salaire. Mais sa pertinence est questionnée par celles qui regrettent la mise au pas de leur travail à un critère strictement quantitatif. En se penchant sur cet outil managérial comptant sur la compétition pour mobiliser les salariées, on observe des résultats ambigus. D’une part, il fabrique un ressentiment chez celles et ceux qui pensent jouer le jeu du métier vis-à-vis des autres qui apparaissent comme jouant le jeu du management, dans l’espoir d’obtenir une promotion ou de s’arranger un confort de travail. D’autre part, contrairement aux attentes de l’entreprise, il nourrit une forme de solidarité intéressante dans un secteur où les individus sont souvent considérés comme atomisés. Plus généralement, ces quelques éléments sur les dynamiques qui transforment le travail de la vente permettent de dégager une observation principale, touchant essentiellement au rapport au travail des vendeuses. Même si les dispositifs mis en place pour rationaliser la relation de service (dispositifs concomitants d’efforts pour rationaliser la gestion des flux de marchandises) offrent quelques outils pour effectuer le travail, ceux-ci malmènent la qualité du « relationnel », ce relationnel que les vendeuses voient comme l’une des dimensions les plus valorisantes de leur travail, comme une dimension heureuse, insaisissable, inattendue et toujours renouvelée. Néanmoins, la portée de cette rationalisation de la relation, qui caractérise d’autres activités de services (commerce, centres d’appels, restauration, hôtellerie, etc.) est relativement limitée, jusqu’à aujourd’hui, dans les grands magasins. Contrairement aux travailleurs des centres d’appels ou ceux de l’hôtellerie-restauration, la relation avec le client dans les grands magasins reste, à plusieurs égards, une boîte noire qui se refuse au regard de l’encadrement, un espace réservé qui expose autant à des plaisirs qu’à des déplaisirs. Elle continue de garantir aux vendeuses des espaces d’autonomie qui leur permettent de se positionner avantageusement par rapport à d’autres salariés d’exécution.
80Plus généralement, les éléments avancés dans ce septième chapitre montrent que le rapport au travail et à l’emploi des employées de vente des grands magasins n’est jamais seulement contrarié. Même chez les vendeuses qui souffrent de modes d’emploi fragiles, le travail n’est jamais purement et simplement réprouvé. Pour certaines, le passage par le monde de la vente renvoie même à une sorte d’apogée dans la carrière professionnelle (Avril, 2003, p. 149). C’est en exposant les motifs convoqués par les vendeuses au moment de parler de leur travail (de quoi est-il fait et qu’apporte-t-il selon elles ?) que l’on découvre les sources de cette réappropriation. Et l’une de ces sources est le caractère relationnel du travail. Aux yeux de vendeuses aux trajectoires disparates, le relationnel garantit de ne jamais rencontrer la même situation. Il permet de mettre en valeur le statut de « conseiller », de « faire des rencontres », de « rendre service ». Les vendeuses les plus diplômées y voient un moyen de donner du relief à leur travail. Elles mettent en avant cette relation et décrivent leur travail comme ludique, intéressant, « humain ». Celles qui ont fait le projet de travailler dans la vente convoquent cette dimension pour expliquer l’intérêt du travail : depuis toujours, c’est le « contact client » qui les motive. Cette richesse les invite à revendiquer une position supérieure à celles occupées par d’autres employées des services, comme les caissières ou les équipiers du fast-food pour qui, comme l’indique Christophe Brochier, le relationnel est de médiocre qualité : « un accueil sec, froid et rapide apparaît comme la norme : le traitement du flot passe avant la qualité du contact, et cela d’autant plus que les rapports directs avec les acheteurs sont parfois une source de problèmes pour les caissiers » (Brochier, 2011, p. 77). Contrairement aux caissières et aux équipiers du fast-food, le travail des vendeuses recouvrirait une dimension humaine, non répétitive et détachée de la machine.
81Le relationnel est donc à la source d’une identification professionnelle. Il constitue un principe de hiérarchisation du monde des employées de commerce et, pour les directions des magasins, un outil managérial. On le mesure, par exemple, à la lecture des annonces d’emploi dans le secteur du commerce. Grâce à cet usage, les entreprises cherchent, comme l’indique Jean-Pierre Faguer (2007), à ré-enchanter une activité de service exposant le travailleur à des situations de forte sujétion. Ce faisant, elles réenchantent le travail (avec succès si l’on en croit les propos des vendeuses). Ce réenchantement tient aussi aux compétences mobilisées par cette dimension du travail. Les vendeuses parviennent à exercer ce « vrai métier » grâce à un usage habile du langage, vecteur d’une large partie des signes échangés entre les interactants. Mais l’usage habile du langage ne suffit pas. Il faut respecter certaines « règles » langagières34 qui peuvent être spécifiques à l’interaction de vente. Les vendeuses les plus dotées en capital linguistique et les plus armées pour comprendre et respecter ces règles, jouissent d’un confort de travail important. À l’inverse, celles dont le rapport à l’oral et à la prise de parole est fragile s’exposent à des difficultés : elles s’exposent à des interactions délicates, peinent à construire leur légitimité. Ces vendeuses moins « habiles » regardent souvent les scripts de vente donnés par le magasin avec moins de dérision que celles qui peuvent, soit s’appuyer sur les techniques acquises lors d’une formation professionnelle, soit compter sur un rapport au langage nourri par l’expérience des études longues. Les compétences relationnelles analysées dans ce chapitre sont d’autant plus difficiles à acquérir qu’elles sont parfois contradictoires : il faut à la fois faire preuve de souplesse et de rigidité. Elles exigent une capacité d’adaptation importante, une capacité de lire l’interaction, d’en comprendre les rouages et d’ajuster au plus près son comportement selon ses besoins. La lecture de l’interaction ne fait jamais l’économie d’une interprétation de la qualité du client dont on a dit qu’elle s’établissait officiellement autour d’un socle de savoirs psychologiques (profanes35) mais aussi autour d’une lecture sociologique des rapports sociaux peu valorisée mais véritablement engagée au quotidien.
82Mais le réechantement ne se traduit pas par une requalification du travail. Cette capacité d’entrer en relation, de maintenir une relation en vue de répondre à un certain besoin, d’assurer le confort d’une clientèle, de la valoriser, de la flatter, est rarement définie et reconnue dans les grilles de classification. Elle ne donne pas lieu à une valorisation salariale dans la vente. Pourtant, l’observation du travail de la vente menée au Bazar de l’Opéra permet de dégager un ensemble de compétences relationnelles objectivables appréhendées ici. Que ce soit pour les caissières ou les vendeuses, l’habileté interactionnelle est une exigence préalable au travail, une capacité qui serait fabriquée en dehors de la sphère professionnelle, utilisée en dehors de la sphère professionnelle et à ce titre non spécifique à la sphère professionnelle aux yeux des employeurs. L’identification du travail de la vente à une simple multiplication d’interactions quotidiennes (« simple capacité routinière de s’engager dans des situations interactives » [Milburn, 2002, p. 69]) prive les vendeuses d’une revalorisation professionnelle : on refuse à leur travail une quelconque spécificité, estimant qu’il s’agit là d’un travail mobilisant des capacités « naturelles » ou « relationnelles » résumées le plus souvent sous l’expression « être à l’aise ». On a pourtant montré ici l’envergure des compétences relationnelles. Voyons maintenant le type de contraintes auxquelles elles sont associées.
Notes de bas de page
1 Voir également à ce sujet les travaux de Pascal Ughetto (2002).
2 Sur ce point, on se référera au travail récent de Louis Pinto sur la structuration de l’interaction marchande (Pinto, 2017).
3 Susan Porter Benson indique ainsi « C’est un grand gâchis pour l’employeur de dépenser des milliers de dollars en publicité pour créer une bonne impression si cette impression, gagnée au prix d’efforts considérables, est ruinée à la minute où le client entre dans le magasin » (traduit par mes soins depuis « It’s a great waste for the employer to spend thousands of dollars to create goodwill by advertising only to have this hard won impression ruined the minute a customer enters a store », Benson, 1988, p. 116). Voir également à ce sujet les travaux de Michael Lipsky montrant, dans un autre contexte, le rôle joué par les agents en première ligne dans les rapports que les usagers entretiennent avec les institutions publiques (Lipsky, 1980).
4 Dont le crédit est difficile à évaluer car elles passent sous silence la variabilité des attentes des clients (entre clients et chez le même client selon le moment de l’enquête – en début d’achat, en fin d’achat, etc.). Comme le remarque Gadrey, Gallouj, Blandin, Du Tertre et Borzeix, 2003, p. 20, « il n’existe pas de norme partagée [par les clients] et objective sur les contours à donner à tel ou tel type de prestation ».
5 Voir à ce sujet les travaux de Sophie Beauquier qui présentent précisément les principes managériaux gouvernant ces stratégies commerciales (Beauquier, 2005).
6 Je renvoie le lecteur vers le travail éclairant de Louis Pinto à ce sujet (Pinto, 2017).
7 Comme l’indique Fabienne Hanique, qui l’a observée à la Poste, la construction du statut de client passe par la projection d’attentes particulières. Le marketing estime que les clients sont pressés, exigeants, qu’ils désirent être valorisés, etc. (Hanique, 2004, p. 191). Patrick Légeron indique à ce sujet : « on observe ainsi une véritable surenchère, qui permet aux entreprises de se démarquer de leurs concurrents. Et, de la même façon, on crée auprès des clients de nouvelles attentes et de futures exigences » (Légeron, 2003, p. 80).
8 Par figuration il faut entendre « tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne » (y compris elle-même). « La figuration sert à parer aux “incidents”, c’est-à-dire aux événements dont les implications symboliques sont effectivement un danger pour la face » (Goffman, 1974, p. 15).
9 LSA, 4 mai 2006.
10 LSA, 24 juin 2010.
11 La défiance semble consubstantielle de ces travaux « commerciaux ». Patrick Mayen et Philippe Négroni estiment même que le travail des vendeurs est façonné par cette « épreuve de la défiance » qu’est la relation de vente (Mayen et Negroni, 2005, p. 211). Dominique Xardel observe lui une « allergie et [une] méfiance réciproque entre vendeurs et producteurs », le commerce étant considéré depuis l’antiquité comme « une activité malhonnête » (Xardel, 1985, p. 5). Voir aussi à ce sujet les travaux de Pierre Cam (Cam, 2000) ou Weeks et Muheling (1987).
12 Pour d’autres exemples du discrédit jeté par le registre marchand de l’activité, voir les travaux de Pierre Fournier et Cédric Lomba sur les pharmacies (2007, p. 219) ou ceux de Pascale Trompette sur les agents des pompes funèbres (2009). Le vendeur-menteur est également figure décriée dans la littérature chez John Steinbeck (1947) ou Arthur Miller (1961). Arnaud Bartolomei fait état de ce portrait des travailleurs engagés dans des activités commerciales par la littérature (2012, p. 10).
13 À ce sujet, Michèle de la Pradelle note que c’est au marché que les clients sont les plus libres devant le vendeur. « On échappe sur le marché à cet engagement minimal qu’entraîne l’entrée dans la boutique […]. De même qu’aucune porte ne se referme derrière soi, aucun lien ne se noue. Pousser la porte d’une boutique (même s’il y est écrit “entrée libre”), c’est se mettre en position d’acheteur en vertu d’une sorte de contrat implicite » (La Pradelle, 1995, p. 113).
14 Voir par exemple à ce sujet les travaux interactionnistes sur les métiers des services (Becker, 1952 ; Davis, 1959 ; Mennerick, 1974).
15 Comme dans de nombreuses autres activités désormais. Voir à ce sujet les travaux analysant dans le monde du travail les effets de la psychologisation des rapports sociaux (Demailly, 2008 ; Morel, 2012). Dans les années 1950, Mills disait de la vente qu’elle était désormais un « art fondé sur la psychologie » (Mills, 1966, p. 175).
16 « Le sanguin. C’est un personnage bien en chair, bien proportionné sans être gros ; il est parfois athlétique […]. Le bilieux c’est un personnage grand et mince, le teint souvent jaunâtre, le visage ovale, les membres longs […]. L’atrabilaire maigre souvent chétif avec un crâne proportionnellement très développé, l’atrabilaire se présente comme un individu nerveux, renfermé, peu sociable, d’apparence froide, impassible […] l’apathique qui est plutôt gros voir obèse » (Valentin, 1986, p. 104). Voir également Leblanc, 1971.
17 Pour Ève cette tâche d’écoute entre dans le faisceau des tâches qui incombent aux vendeurs : « Moi on me raconte tout, mais tout… Dans la vie normale c’est comme ça et au boulot aussi. [Elle imite un client] “J’ai quatre-vingt-dix ans”, [elle reprend sa voix normale] “ah oui ça ne se voit pas…” [elle rit]. Ceux-là c’est vrai qu’ils sont bien, mais au bout de dix minutes, t’as expliqué le produit, mais comme ils t’ont raconté leur vie, ils ne savent pas ce que c’est. Ils viennent chercher du réconfort ces gens-là. Y en a plein qui sont seuls. Nous on fait tout hein, nous on fait de la vente, on est psychologue aussi » (Ève, 26 ans, vendeuse aux Grandes Arcades, Bac STT).
18 Voir à ce sujet les travaux en sociologie économique (par exemple Chantelat et Vignal sur le marché de l’occasion [2002]) ou en anthropologie (La Pradelle, 1995).
19 Pierre Bourdieu montrait au sujet des agents immobiliers que les vendeurs se servaient de la variation des registres de langage comme d’une arme pour jouer la proximité avec le client (Bourdieu, 2000, p. 193).
20 Notons avec William Foote Whyte que ce n’est parfois pas la souplesse qui garantit l’adhésion du client mais au contraire la rigidité. Whyte remarquait que les serveuses qui parvenaient le mieux à asseoir leur autorité et à se faire entendre des clients étaient celles qui conduisaient l’interaction avec fermeté. On retrouve ce même impératif de fermeté dans les propos de Grégoire, vendeur dans un magasin de sport. Alors qu’il compare les ventes d’après le type de client (« cool » ou « sec »), il me fait part de ses techniques pour tenir dans l’interaction lorsque le client est « sec » : « Quelqu’un qui est un peu plus sec, un peu plus… qui est plus en attente, qui est demandeur et qui pense que c’est un dû, qu’on doit vraiment le renseigner bien et qu’il a la priorité sur les autres ou quoi, ben là il faut être un peu plus dur. Et ça marche. [Il fait comme s’il s’adressait à un client] “c’est ce produit qu’il vous faut”. Faut pas montrer dix mille produits, t’en prends un et tu le détailles bien, faut pas se tromper sur la coupe » (Grégoire, 28 ans, vendeur dans un magasin de sport, BTS conception de produits industriels). Pour William Foote Whyte, ce type de comportement favorise la création d’un sentiment de confiance chez le client : « il apparaît que cela donne aux clients un sentiment de sécurité lorsque la serveuse apparaît au bon moment et montre qu’elle sait comment faire son travail » (traduit par mes soins depuis « it appears that it gives them a feeling of security when the waitress moves right in and shows that she knows how to handle her work ») (Whyte, 1946, p. 133).
21 Voir à ce sujet Prunier-Poulmaire (2000), Bernard (2005). Voir également l’ouvrage de Charles Wright Mills sur les employés dans lequel il rappelle que le secteur de la vente est l’objet d’une rationalisation réduisant l’envergure du travail réalisé par les vendeuses, et cela depuis la suppression du marchandage dans les magasins (Mills, 1966, p. 213).
22 Il ne sera pas question ici des entrepôts et des transformations radicales observées dans la grande distribution ces dernières années. On se reportera à ce sujet aux travaux récents de David Gaboriau (2017).
23 Robin Leidner note que la rationalisation dans les services est aussi une rationalisation des bénéficiaires du service. Les organisations cherchent souvent à façonner des usagers types (Leidner, 1993). Une partie de ce travail de façonnage passe par ce que Vincent Dubois nomme le “pré-cadrage” de l’interaction : les installations et les dispositifs matériels de l’accueil au guichet, sur un rayon, dans une salle d’attente, etc. (Dubois, 1999).
24 Source : guide d’entraînement à la vente, Bazar de l’Opéra.
25 Si le client remarque ce micro et qu’il interroge la vendeuse à ce sujet, la direction conseille aux salariées de répondre « je suis en communication avec la réserve ». Source : compte rendu du comité d’entreprise, 2008. Les vendeuses équipées d’une oreillette sont de fait aujourd’hui nombreux dans diverses enseignes du commerce de détail.
26 On observe cette même mise en scène chez les vendeuses qui pensent être en relation avec un « client mystère », comme l’indiquent les propos d’Ève : « Ce matin j’ai l’impression d’en avoir eu un. C’est toujours en juin ou en décembre. Il est censé acheter mais lui, il a pas acheté. Mais qu’est-ce qu’il m’a fait…? Quarante-cinq minutes de vente ! Il voulait tout savoir sur Hamilton, sur Armani, “oui c’est quoi la différence, c’est quoi le machin”. Alala, qu’est-ce qu’il m’a saoulée. Pour moi c’était un client mystère… P : Et t’as joué le jeu ? E : Oui… jusqu’à lui proposer la carte [de paiement du magasin, voir infra]. Dès que j’ai compris son jeu, je me suis dit “tiens, je vais lui proposer la carte” » (Ève, vendeuse maison aux Grandes Arcades).
27 La productivité dans le commerce de détail est souvent mesurée par cet indicateur quantitatif « chiffre d’affaires ». Il peut s’agir du volume des ventes rapporté à la surface commerciale ou de la valeur ajoutée rapportée au nombre d’heures travaillées (Solard, 2009).
28 Le nom de la carte a été anonymisé.
29 Les enseignes de supermarché l’enrichissent de programmes de fidélisation qui, en plus d’assurer la visite du client (au prix de quelques réductions accordées au bout d’un certain nombre d’achats), permettent de « faire du marketing avec la fidélité » en obtenant des informations très fines sur les goûts, les préférences et plus généralement sur les comportements des clients (Barrey, 2004).
30 Au cours d’un mois, par exemple, les salariés qui dépassent le nombre de 16 cartes reçoivent un chèque-cadeau de soixante euros et les cartes supplémentaires qu’ils réalisent sont rémunérées quatre euros nets et non quatre euros brut. Autre exemple : les salariés qui réalisent moins de quarante cartes par an reçoivent un chèque-cadeau de cinquante euros s’ils réalisent, pendant un mois, au moins une carte par semaine. Certains salariés ne manquent pas de remarquer le caractère inégalitaire de ces « challenges » puisque les « gros ouvreurs » en sont exclus.
31 En 2006, un numéro du journal interne du Bazar de l’Opéra dressait un classement des meilleurs magasins à partir de deux indicateurs : le chiffre d’affaires réalisé par rapport à l’objectif, le nombre de cartes « ouvertes ». Dans ce même magazine, la rubrique « chiffres » chargée d’apprécier la progression du groupe fait apparaître les mêmes indicateurs « indice » et « ouvertures cartes ».
32 Après avoir été redirigés vers un « conseiller Sofila », certains clients changent d’avis et ne contractent pas de cartes. Il arrive également que le client ne dispose pas des papiers nécessaires. Cela explique les craintes des vendeuses.
33 Voir à ce sujet l’article de Sophie Bernard sur le personnel de rayon dans la grande distribution alimentaire qui montre que « les personnels de rayon se réapproprient les objectifs fixés par la hiérarchie, appréhendant cette course infinie aux objectifs sous un mode ludique et prônant un dépassement de soi pour les atteindre » (Bernard, 2012, p. 281).
34 Anni Borzeix repère plusieurs types de règles : les « règles d’appropriation contextuelle (une phrase correcte n’est pas nécessairement appropriée, pertinente, dicible), les règles conversationnelles (qui régissent les tours de parole, la séquentialité, la synchronisation), les règles de politesse, de civilité, appelées aussi rituelles » (Borzeix, 1995, p. 244).
35 Des usages « faibles » des outils psychologiques pour reprendre les termes utilisés par Stanislas Morel au sujet des enseignants (Morel, 2012).
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