Chapitre VI. Affirmation et négation d’une technicité du travail
p. 137-164
Texte intégral
1La vente en grand magasin présente un ensemble de caractéristiques qualifiantes aux yeux du celles et ceux qui l’effectuent. Toutefois, les mêmes la perçoivent comme un travail « que tout le monde peut faire ». Cette ambivalence de la vente en magasin apparaît dans les débats sur la mesure de la qualité du travail employé : la vente en magasin y est variablement classée du côté du travail employé qualifié ou du côté du travail employé non qualifié.
Rapport à un travail « que tout le monde peut faire »
2Au moment de décrire généralement leur travail, de nombreuses vendeuses ont utilisé une expression : « tout le monde peut le faire ». En formulant ce constat, elles disent de leur travail qu’il demande une forme de bon sens, qu’il constitue un refuge assurant une inscription professionnelle et salariale rarement « désirée », car peu gratifiante. C’est d’ailleurs avant tout en cette qualité de secteur non élu qu’il est assimilé à un travail qu’ils peuvent obtenir au « minimum ». Les vendeuses qui n’ont pas fait le projet de travailler en magasin sont les plus prompts à dévaloriser leur travail. Mais la plupart, qu’elles soient titulaires de diplômes relevant du commerce ou non, donnent une appréciation globalement subalterne de leur travail1. La vente en magasin est souvent décrite par eux comme une activité « naturelle » : une « bonne vendeuse » se comporte de manière « naturelle ». Les vendeuses spécialisées du commerce, formées à la vente dans des formations de type BEP ou baccalauréat professionnel, usent même d’un lexique de l’immédiateté pour expliquer leurs premières expériences « sur le terrain » : évidence et spontanéité. Travail qui s’apprend par corps plutôt que sur les bancs de l’école, la vente, telle qu’elle est racontée par ses travailleuses, nécessite de la spontanéité. C’est au contact de la clientèle, sur le rayon et plongé dans les conditions concrètes du travail, que se révélerait cette capacité. Parce qu’elle exige toujours un comportement spontané, la vente apparaît comme étrangère à la codification scolaire. Soukaina, démonstratrice au Bazar de l’Opéra âgée de vingt-trois ans et titulaire d’un baccalauréat professionnel commerce, explique ainsi l’usage qu’elle a fait de ses connaissances scolaires au travail :
« T’es passée d’un BEP carrière sanitaire et sociale à un baccalauréat professionnel vente alors ?
– Ouais. J’avais pas trop envie de continuer là-dedans. Je sais pas. Non… Après quand je suis passée dans la vente ça me plaisait bien. Je n’avais jamais vendu de fringues avant de bosser à Montpellier. Moi les fringues… Bof !
– Tu cherchais quoi à Montpellier ?
– J’ai postulé à plein de trucs en CDD, CDI, intérim. Mais je trouvais pas donc j’ai fait de l’intérim. C’était pas des très très grosses boutiques à Montpellier chez Zara. Et à Rosny aussi.
– Et la vente, depuis que tu as changé, ça te convient ?
– [Silence] Ouais, ouais, je veux dire, parce que j’aime bien le contact avec la clientèle. Et au Bazar de l’Opéra, tu vois pas mal de monde, il y a des touristes et tout mais parfois je me dis que… j’aimerais bien faire autre chose que vendeuse. Mais bon, aussi, quand j’ai commencé, j’étais hyper timide. Mais avec le temps tu prends confiance en toi.
– Et pendant ton baccalauréat professionnel, tu l’as appris ça ?
– Oui, j’avais des cours, et des stages. Un peu comme ici les écoles de vente. Mais je pense pas que ce soient les cours qui m’ont appris les trucs, c’est vraiment quand tu es dans l’entreprise, c’est pas en te mettant sur un papier “il faut aller vers le client, il faut faire ça…” »
Soukaina, démonstratrice, 23 ans, baccalauréat professionnel vente.
3Selon Soukaina, les « trucs » qui permettent de réussir à vendre et d’aller voir les clients, n’apparaissent qu’en situation. C’est la rencontre avec le terrain qui donne des solutions. Les vendeuses laissent entendre qu’« agir avec naturel », « être spontané », c’est même se défaire des guides proposés par les formations. Jonathan, responsable de rayon dans un magasin spécialisé dans le bricolage et titulaire d’un baccalauréat professionnel commerce, estime, lui aussi, que ses connaissances acquises lors de sa formation scolaire sont accessoires par rapport à celles obtenues sur le « terrain ». Selon lui, au moment de rencontrer un client, « ça vient tout seul ». « Ça vient tout seul » et en quelque sorte « ce serait venu tout seul » même s’il n’avait pas suivi une formation adéquate. À ses yeux, la rencontre avec le client fait appel à une sorte d’aptitude au relationnel mobilisable par tous. Elle fait apparaître de manière quasiment mécanique (Jonathan parle d’une force qui l’agit : « ça vient tout seul ») une capacité à entrer en relation avec autrui. C’est en faisant référence à cette même force que Margot, vendeuse maison aux Grandes Arcades, âgée de cinquante-sept ans, explique ce qui l’a conduite à faire de la vente. À l’écouter, on pourrait penser qu’elle y est venue malgré elle :
« Quand on m’a fait faire des tests [à l’entrée du lycée], on m’a dit “il faut qu’elle fasse du commerce”. Et je vais te faire une confidence, je suis excellente commerciale, vraiment excellente. Mais je déteste ça. Mais je suis très bonne là-dedans. Mais je déteste ça. Alors j’ai vendu un peu de tout dans ma vie »
Margot, vendeuse maison aux Grandes Arcades, 57 ans, Bac +2 commerce.
4L’aptitude à « faire du commerce » serait « en elle », repérée par les tests de l’institution scolaire. Elle essentialise cette capacité et la réduit à un don naturel. Aux yeux de plusieurs enquêtées, la capacité de parler, la « tchatche » (que Margot souhaitait mettre au service d’une carrière théâtrale ou juridique), est l’indice de cette aptitude commerciale. C’est encore sous une rhétorique du naturel que Claudine explique ses premiers pas dans la vente. Elle explique son adaptation au monde de la vente et des grands magasins par la possession d’une « facilité naturelle » pour le « relationnel ».
« De toute façon, je n’avais pas de diplôme donc je voyais mal comment faire autre chose. Comme j’ai le contact facile avec les gens, je suis quelqu’un d’assez ouvert, pas timide, pas trop donc euh…
– Et c’est passé tout de suite, vous avez réussi à vendre… Parce que ce n’est pas évident de…
– Oui mais bon, il suffit d’avoir du relationnel. Comme je travaillais au camping de mes grands-parents, j’avais du relationnel : les gens je les installe [au camping]. C’est une facilité naturelle je pense, on l’a, on l’a pas et si on l’a pas, on peut la travailler mais quand c’est déjà en soi, bon… »
Claudine, 45 ans, vendeuse maison aux Halles de Paris.
5Sans qualification, Claudine porte son choix avec « évidence » sur la vente, là où elle pense pouvoir trouver du travail du fait de compétences qu’elle perçoit comme en elle. On peut « faire du relationnel », c’est-à-dire entretenir des relations sociales, mais on peut aussi, selon Claudine « avoir du relationnel », c’est-à-dire disposer des dispositions mobilisées par ces types de travaux dits « relationnels ». Pourtant, on le verra, ces capacités n’ont rien de naturelles. « Avoir la tchatche », c’est savoir répondre à un client, ajouter une remarque pour ne jamais être pris de court, conduire la relation, imposer au client son rythme mais aussi les produits à vendre, etc. Par ailleurs, cette compétence relationnelle que ces vendeuses perçoivent comme « naturelle » est le fruit de dispositions forgées dans des expériences familiales et professionnelles spécifiques. Parce qu’il se nourrit de ces savoirs, le travail de la vente peut paraître immédiatement compréhensible et réalisable. On peut faire l’hypothèse que dans tous les travaux qui se font sous les yeux d’un public (vendeuse, serveuse, hôtesse d’accueil, caissière, etc.), le rapport au travail des salariées débutantes est marqué par cette impression d’immédiateté et de spontanéité. Le fait que la vente soit considérée comme une expérience immédiatement appréhendable, ne sollicitant pas de technicité particulière, s’explique en partie par le fait que chacun dispose de l’expérience du « consommateur ». Mais le caractère « naturel » du travail de la vente s’explique surtout par les affinités de ce travail avec d’autres types de situations professionnelles ou extraprofessionnelles. Il peut s’agir d’une capacité relationnelle forgée dans un autre univers professionnel mais considérée comme complémentaire à celle mobilisée dans la vente, comme celle de Claudine dans un camping, celle du travail de livreur pour deux enquêtés qui considèrent que le fait de « rentrer chez les gens » forme au « contact », celle d’Héléna qui a travaillé comme serveuse avant de devenir vendeuse ou encore celle de Pavel qui a été équipier dans la restauration rapide. Restauration rapide, accueil, centre d’appels, service au bar : ces travaux sont communément des activités des services peu qualifiées regroupant des populations jeunes, principalement de milieux populaires, souvent féminines. Les vendeuses partagent souvent une trajectoire d’insertion professionnelle marquée par le salariat d’exécution des services où se forge cette capacité « relationnelle ». Cet adjectif naturalise une disposition forgée par les socialisations primaires et secondaires de ces salariées.
6« Travail de base » ne nécessitant que des « compétences de base » : ces affirmations des vendeuses méritent d’être réinscrite dans un contexte spécifique. Il me semble que deux éléments concourent à produire cette dévalorisation de soi. Le premier est la coprésence, sur un même lieu de travail, de salariées permanentes (pour lesquelles ce travail est durable et cimente le rapport à l’avenir) et de salariées étudiantes (pour lesquelles ce travail n’est qu’une parcelle de leur identité sociale, largement tournée vers l’extérieur – ces « études » qu’elles mettent de côté quelques heures par semaine pour mieux les financer ou qu’elles disent avoir quittées temporairement). La salariée « permanente » est prise dans un jeu dont elle connaît les enjeux. De son côté, l’étudiante peut se permettre de jouer le jeu à demi-mot. Travail principal (et parfois central) pour la première, travail secondaire façonnant un autre type de rapport au travail pour la seconde, la rencontre de ces deux rapports au travail peut donner forme, chez la salariée permanente, à une certaine idée de la qualité de son activité. Les effets de la cohabitation d’un personnel permanent avec un personnel étudiant me paraissent importants, à la fois pour ce qui est de la conduite de l’enquête, mais aussi et surtout, pour ce qui est du rapport au travail des permanentes. Ainsi, dans ce monde « ouvert » des services, la présence de l’étudiant salarié peut agir comme une invitation à discréditer son travail, surtout lorsque les permanentes voient dans l’étudiant un travailleur engagé en dessous de ses qualifications, un travailleur étant « certainement dans le dur », pour reprendre une formule d’une caissière utilisée pour qualifier la situation d’une de ses jeunes collègues, titulaire d’un master de sociologie et engagée à temps complet au sortir de ses études. « Dans le dur », c’est-à-dire, probablement en situation de désaveu par rapport à sa condition professionnelle. En s’adressant à moi, plusieurs salariées permanentes ont dévalorisé leur travail, comme si j’attendais un tel discours. Lors d’une de ces situations, je terminais une longue journée de travail, plutôt creuse en termes de clientèle. Fatigué par plus de huit heures passées debout à attendre les clients, je restais quelques secondes les bras croisés, le regard dans le vide. Observant mon comportement, un vendeur qui se tenait en face de moi dans la même posture m’interpella pour me dire avec ironie « c’est épanouissant comme boulot hein… ».
7La situation d’enquête me semble être le second élément qui conduit à « en rajouter » dans la dévalorisation du travail. Pour certaines enquêtées, je dois être évité parce que j’observe, épie ou écoute. Pour d’autres, je suis un interlocuteur privilégié auquel il faut fournir des propos jugés adéquats, d’après la définition qu’elles se donnent de mon travail d’enquête. À la recherche de l’intérêt qui me motive et qu’elles trouvent avec difficulté (« y’a rien d’intéressant dans ce travail-là »), certaines enquêtées en viennent à se dire que je suis là pour témoigner de la pauvreté de la tâche qui leur est réservée. En réponse, elles insistent sur cette pauvreté, sur le fait que c’est un travail « de base ». En tant que représentant d’images sociales qui font d’elles des salariées peu qualifiées et subalternes, je serais le réceptacle chargé de vérifier cette subalternité. En conséquence, elles réaliseraient « un travail de (re)construction […] en conformité avec ce qu’ils supposent être un avis légitime dans l’interaction avec l’enquêteur » (Fournier, 1996, p. 105). Il me semble donc que la combinaison de ces deux statuts, étudiant salarié et enquêteur, conduit les enquêtées à en faire plus dans le dénigrement de leur travail. Les propos des enquêtées citées ici doivent donc être analysés à l’aune de ces précautions prises devant la situation d’enquête. Mais ces considérations méthodologiques n’enlèvent rien à la force de ces constats formulés fréquemment par les vendeuses. Et l’on peut faire l’hypothèse que cette présentation du travail de la vente comme un travail pouvant être fait par « tout le monde », est commune à d’autres travaux des services que l’on qualifie souvent de relationnels, où seul un comportement décrit comme « naturel » serait requis pour effectuer le travail. Cette formule exprime, selon Christian Baudelot et Michel Gollac « le sentiment assez dévalorisant d’accomplir un travail qui ne réclame pas de qualifications rares […] et qui condamne ceux qui l’exercent à se considérer comme des pions interchangeables » (2003, p. 82). Mais la particularité de la vente en magasin, notamment celles de vêtements observés lors de l’enquête de terrain, est précisément d’être potentiellement perçue comme proche de la vie ordinaire. Dès lors, les vendeuses n’auraient qu’à se comporter avec spontanéité avec les clients. Cette représentation, fréquemment posée par les vendeuses en entretien et au moment de faire leur travail, est intéressante parce qu’elle est très éloignée des exigences concrètes qui sont celles du travail de la vente. En effet, on y reviendra, la vente exige un travail sur soi, un travail de préparation, d’apprentissage de connaissances sur le produit, sur la conduite de l’interaction, etc. Cette représentation est aussi intéressante car elle entretient l’association dans les représentations entre la vente et travail féminin. Les postes majoritairement occupés par des femmes (caissière, aide-soignante, femme de ménage, vente, etc.) se distinguent par ce type de tâches d’exécution estimées proches du travail domestique où les femmes pourraient importer, dans la sphère productive (à moindre coût pour les employeurs qui ne les reconnaissent pas), des compétences socialement construites dans la sphère domestique2 : dans le cas de la vente, une appétence pour la relation et une capacité d’entretenir des relations sociales (amabilité, gentillesse ou douceur3), cela d’autant plus autour d’un objet, le vêtement, considéré comme un domaine de préoccupation féminine (Barbier et al., 2016). La gentillesse est une de ces qualités relationnelles rappelant avant tout la docilité et la capacité à gérer en souplesse des relations sociales, à faire preuve de psychologie, à « tempérer les humeurs » comme le faisait remarquer Josiane Pinto au sujet des employées de bureau (Pinto, 1990, p. 36). Elles renvoient à ce que le management appelle le « sens du contact », la « relation client ». Il s’agit d’une capacité à pacifier les rapports sociaux dans un espace marchand : l’acheteur souhaite souvent en avoir pour son argent et exige un « service » impeccable (surtout dans un magasin qui se veut « haut de gamme »). Susan Porter Benson note, au sujet des vendeuses de grand magasin du début du xxe siècle, qu’elles furent recrutées parce que « les vendeuses en tant que femmes avaient appris à s’occuper des émotions et à respecter les désirs des individus. Une fois derrière le comptoir, elles n’avaient qu’à mettre en pratique ces talents relationnels pour s’occuper des clients4 » (Benson, 1988, p. 148). La présentation du travail comme un travail que « tout le monde peut faire » semble étroitement liée à ces représentations sociales faisant de la vente en magasin un travail féminin.
Les qualités du travail de préparation de la marchandise
8La formule « tout le monde peut le faire » donne l’illusion d’un travail sans qualification ne mobilisant que des qualités forgées dans une socialisation familiale ou professionnelle. Les quelques éléments avancés sur les conditions de travail et sur son caractère répétitif ne font que renforcer cette caractéristique du poste. Mais tout en dénigrant leur travail, celles qui l’effectuent lui reconnaissent également une technicité propre. Leurs actes et les commentaires qu’elles formulent au moment de les effectuer, contredisent, en partie, les déclarations définitives qu’elles énoncent en entretien. Cette technicité porte sur deux registres touchant à la préparation de la venue du client : la gestion de la marchandise et la connaissance du produit qui constituent, ensemble, le « vrai boulot5 » de la vente.
La mise en scène de la marchandise
9L’entretien de la marchandise et du stand suppose un certain nombre de tâches relativement répétitives. Mais il engage aussi un effort pour sélectionner et mettre en valeur la marchandise, effort qui se décline sous trois formes. Cela consiste d’abord à participer à l’achat de la marchandise auprès d’un ou du fournisseur. Devant cet acte, la situation des vendeuses diffère selon leur position dans l’organisation du travail. Certaines sont totalement exclues de la décision d’achat. Cette décision revient aux « acheteurs » du grand magasin qui entrent en relation avec les représentants commerciaux des fournisseurs6. D’autres sont informées des choix effectués par les acheteurs. Dans ce cas, ces dernières peuvent les impliquer dans la sélection des produits. Elles sont encore plus concernées par la procédure lorsque les acheteurs les consultent en tant qu’expertes des produits vendus. Enfin, certaines participent même à la décision d’achat en allant voir la marchandise avec l’acheteur dans les « show-room » où elle est exposée, comme Sébastien. Dans cette première phase de gestion de la marchandise (la procédure d’achat), les vendeuses et les démonstratrices peuvent donc être impliquées auprès de l’acheteur ou totalement absentes.
10La gestion de la marchandise est jugée importante par le personnel de vente (maison ou démonstration) car elle permet, à ses yeux de s’approcher ponctuellement du statut de « commercial ». En écoutant d’autres types de vendeuses, dont les vendeuses maison du Bazar de l’Opéra, on découvre qu’il s’agit ici d’un des savoir-faire auxquels les vendeuses sont les plus attachées, même si elles n’y ont que rarement accès. La capacité d’agir sur la qualité et la quantité de la marchandise vendue octroie du prestige et permet de se réclamer de l’élite des vendeuses, ou au moins d’un exercice « professionnel » de la vente. Une « vraie » vendeuse sélectionne sa marchandise, à l’image d’un indépendant disposant du contrôle total sur son secteur ou des chefs de rayon des premiers grands magasins, qui achetaient leur marchandise, décidaient des prix à leur attribuer et des remises temporaires.
11Dans certains magasins, la marge de manœuvre du personnel de vente est limitée. C’est par exemple le cas chez Décathlon ou à la Fnac et plus généralement dans de nombreuses boutiques franchisées, où la centralisation des achats prive les vendeuses de tout levier d’action sur la sélection de la marchandise. C’est aussi le cas au Bazar de l’Opéra où l’achat et le réassortiment de la marchandise échappent généralement au personnel de vente, à l’exception de certaines démonstratrices et de certaines vendeuses maison dont la liberté d’action reste limitée. Aussi étroite soit-elle, la marge de manœuvre dont elles disposent ou qu’elles s’aménagent donne, à leurs yeux, du relief à leur travail. Ces responsabilités et autonomie souhaitées dans le travail sont d’ailleurs deux critères centraux dans les grilles de qualifications reposant sur le modèle de la compétence (à côté de l’initiative, la polyvalence et les savoirs). Ainsi, le fait d’avoir ou non la responsabilité d’un stand distingue en certains cas les vendeuses qualifiées des vendeuses non qualifiées (Gadrey, Jany-Catrice et Pernod-Lemattre, 2003, p. 107). Chez les vendeuses, cette autonomie et cette responsabilité signifient la possibilité de gérer soi-même sa marchandise, d’avoir, pour reprendre une expression de Sébastien, un « bout de chiffon » à gérer. Même si elle est commune à la plupart des vendeuses rencontrées, cette revendication se fait plus forte chez les vendeuses titulaires de formation professionnelle commerce : elle renvoie chez elles à deux attentes professionnelles acquises au cours de leur formation. Ainsi, Adrien, vendeur dans un magasin de sport et titulaire d’un baccalauréat professionnel « commercialisation et service », profite d’une marge de manœuvre dans la gestion de sa marchandise qui donne selon lui du relief à son travail :
« Ça, je le fais depuis qu’on a changé de responsable. Et cette partie-là m’intéresse beaucoup. Là ça fait deux-trois ans que je fais tout ce qui est achat, c’est… ça n’enlève rien à ce que j’aime dans le commerce ! C’est vrai que me retrouver ouais, avec les commerciaux, voir les produits, discuter : ça c’est vraiment super intéressant. Mais c’est par saison. Janvier-février on avait deux-trois commerciaux par jour. Là on va rentrer dans la période où on va plus voir personne, où on va se passer des coups de fils juste. Ça c’est vraiment un truc… avant je le faisais pas, parce que l’autre [son ancien responsable] voulait vraiment tout faire tout seul… »
Adrien, 31 ans, vendeur dans un magasin de sport, baccalauréat professionnel commerce.
12Le contact avec les commerciaux (« me retrouver, ouais, avec les commerciaux ») donne une autre dimension à son travail et surtout à son statut. Il n’est plus seulement vendeur, il est aussi partie prenante du processus de décision. Il ne se contente pas de « faire le réassort », il sélectionne des articles et tente des opérations afin de faire ses preuves. Si les spécialistes du commerce, comme Adrien, accordent une telle importance à ce travail de gestion, c’est qu’elles ont souvent tendance à identifier leur travail à celui de commercial. C’est le cas de Jonathan qui restera plusieurs années vendeur avant de devenir responsable de rayon dans un magasin de bricolage, mais aussi de Sylvie qui, lorsque je la rencontre, travaille « avec » sa « patronne », chez qui elle a fait un BTS en alternance. Elle me raconte avec plaisir les différentes tâches de gestion apprises en apprentissage qui lui permettront de faire, me dira-t-elle, ce qu’elle a « toujours voulu faire » : « s’installer » comme indépendante. Cette identification du travail de la vente comme proche des activités d’intermédiaires commerciaux apparaît clairement chez Geoffroy, vendeur au rayon culture du Bazar de l’Opéra et titulaire d’un BEP vente. Avant de travailler au Bazar de l’Opéra, il a travaillé plusieurs années dans une grande surface culturelle. Il raconte avec plaisir ces quelques années passées à vendre ces articles mais surtout à choisir ses propres articles.
« Je suis rentré en 1999 chez Pages [grande surface culturelle], au rayon disques. J’ai fait ça pendant quatre ans. Après y a un poste au multimédia qui s’est libéré, c’était jeu vidéo support Mp3, casques… Et en fait, j’ai voulu faire ça parce que je savais que j’aurais plus de responsabilités et de tâches diverses dans le sens où la musique, c’est assez étriquée, donc au niveau des commandes et tout… C’était : tu reçois, tu mets en rayon et tu vends. Et comme au multimédia ils cherchaient quelqu’un pour rencontrer les représentants pour organiser une gamme, ça m’intéressait. Donc j’ai fait péter le chiffre, j’ai refait toutes les gammes, parce que c’était une marque par produit… Y avait un gros boulot à faire et ça a porté ses fruits. En fait j’avais le portefeuille, j’appelais les boîtes pour avoir un rendez-vous avec les représentants. Les boîtes qui m’intéressaient, avec lesquelles on bossait où on bossait plus et avec lesquelles il me semblait intéressant de rebosser avec elles en termes de marge, en termes de rapport qualité prix. Donc j’ai commencé à développer ça, j’ai revu les gammes. Parce que sur certains produits on était complètement à la rue. Les casques, par exemple, on faisait que Philips parce que le prédécesseur était très pote avec le représentant Philips. Moi j’ai rappelé d’autres marques. »
13Il profite donc d’une place vacante pour travailler tel qu’il l’entendait : « organiser une gamme », c’est-à-dire prendre la main sur les relations avec les fournisseurs pour mettre en rayon des articles qui lui semblent en adéquation avec « sa » clientèle. Il peut exercer son travail d’une manière qu’il juge satisfaisante : avoir « sa » marchandise, mise à la disposition de « sa » clientèle, avoir son « portefeuille ». Mieux, il finit par être en mesure de faire gagner de l’argent à son magasin avant même de vendre la marchandise en faisant des économies d’échelle. Il s’identifie ici à un intermédiaire entre le magasin et les commerciaux plutôt qu’à un vendeur.
« Par exemple un représentant me disait “on va sortir ça”. C’était au début de l’iPod et une marque voulait concurrencer ça avec un truc de cinq giga-octets. Et moi je l’ai senti ce produit. En fait chaque représentant à des objectifs par magasin. Chez moi, il [le représentant] devait placer deux de ses produits, s’il en mettait deux il rentrait dans ses trucs. Alors moi je lui dis “si j’en prends douze on fait quoi ?” et il me dit “oui mais douze c’est ce que doit me prendre le Pages de Rivoli”, moi j’étais à Gambetta et je lui dis “je me fous de ce que fait celui de Rivoli, j’en veux douze, ici je le sens carrément”. Donc il m’a fait un très bon prix, meilleur qu’à celui des Champs. Les douze trucs, je les ai vendus rapidement parce que j’ai demandé de la PLV [publicité sur le lieu de vente], j’ai présenté le truc et l’ai mis en valeur… Après si tu les vends pas, vu que c’est toi qui les a achetés tu perds tout… mais si tu les vends t’as vraiment plus de crédibilité… »
14Il rencontre finalement dans ce magasin la définition qu’il donne de son « métier » :
« Pour moi le métier de vendeur ne se résume pas uniquement à la prise de contact et au passage en caisse, y a aussi toute une partie en amont en termes d’achat, en termes de choix des produits. Parce que pour moi, y’a qu’une personne qui est bien placée pour choisir les produits, c’est celle qui vend, pas celle qui est dans des bureaux toute l’année, qui discute avec des représentants. Sachant que les représentants ont des com’ [missions] et qu’ils vont acheter un produit parce que ça leur fait une belle com’ alors que personne ne veut. Faut bien que lui aussi il écoule sa came. Donc toi, si tu fais pas gaffe et que tu te dis “ah ouais là je fais une super marge, il m’a fait un bon prix”, tu te retrouves avec des vieux stocks, qui restent en réserve un an voire deux et tu perds du pognon »
Geoffroy, 36 ans vendeur maison, BEP vente.
15Geoffroy n’identifie pas son travail de vendeur à un strict rôle d’accueil. Il y intègre aussi celui de commercial. L’acte de vente en face-à-face avec un client (prise de contact et passage en caisse) semble totalement marginal au regard de ses priorités. Lui s’intéresse à l’amont, à tout ce qui vient préparer la vente, dont la négociation. Il remarque d’ailleurs que l’expertise du vendeur réside principalement ici : dans cette capacité à sentir les coups, à prévoir les désirs des clients, justement parce qu’il les fréquente au quotidien. Il se voit comme un patron qui gère son budget, estimant que s’il échoue, il « perd du pognon ». Mais ce vendeur tel qu’il l’entend, celui qui contrôle la chaîne de distribution de l’achat jusqu’à la vente, n’existe que dans de rares situations et n’existe pas véritablement au Bazar de l’Opéra. L’arrivée de Geoffroy au Bazar de l’Opéra se traduit ainsi par une lourde désillusion dont il me fait part au cours de l’entretien. Il se plaint d’être privé d’un levier donnant sens à son travail.
« Là malheureusement y a pas la possibilité d’acheter… Ce qui m’embêtait le plus c’est que… j’aime bien avoir la main mise sur ce que je vends. Alors que là on t’impose la came [la marchandise] que t’as pas choisie, on te livre quand on a décidé de te livrer. Donc ton boulot se résume à déplier et à mettre en rayon »
Geoffroy, vendeur maison, 36 ans, BEP vente.
16Son travail « se résume » au pliage et à la mise en rayon, des tâches qui ne sauraient correspondre à la définition qu’il donne de son travail. À son arrivée au Bazar de l’Opéra, après son expérience chez Pages valorisante d’un point de vue professionnelle mais stérile du point de vue de la promotion, il est confronté à une réalité toute autre du métier. Les vendeuses maison sont prises dans une organisation centralisée et sont rarement concernées par l’achat de la marchandise qui revient aux acheteurs « des bureaux ». Geoffroy est ainsi pris dans une organisation où la seule tâche qui lui revient est celle de la gestion quotidienne de la marchandise. Il perd ce qui donnait de la valeur à son travail : de l’autonomie et la responsabilité devant ses résultats.
17Même si, chez Geoffroy, la définition idéale du travail de vendeur rencontre peu la pratique quotidienne, certaines vendeuses maison parviennent à s’arroger des espaces d’autonomie. Elles cherchent à peser sur les décisions d’achat et de gestion de la marchandise auprès de l’encadrement. Ces délégations ne sont que temporaires et ne sont à aucun moment valorisées d’un point de vue salarial. La situation de Noémie, qui s’occupait d’une marque pour le Bazar de l’Opéra, l’indique. Après un passage au Bazar de l’Opéra, en tant que démonstratrice pour Baïka, elle travaille pour cette même marque dans une boutique en tant que responsable adjointe. Elle quitte ce poste en raison de « problèmes » avec la responsable, et revient au Bazar de l’Opéra en tant que vendeuse maison. Au bout d’un an, on lui propose la gestion d’une marque dont la marchandise a été achetée par le Bazar de l’Opéra. Noémie joue alors, d’une certaine manière, le rôle de démonstratrice : elle fait le réassort, rencontre les commerciaux de la marque, s’occupe du merchandising, etc. Certaines vendeuses sont investies de cette responsabilité (lorsqu’elles travaillent à temps complet). Ce fut aussi le cas, on l’a vu, de Grégory lorsqu’il travaillait dans un Bazar de l’Opéra du sud de la France. Sans décider de la marchandise mise en vente, Grégory profitait d’un poste qu’il définissait avant tout comme un « responsable ». « Mon stand », « ma marchandise », Grégory use d’un vocabulaire qui rappelle l’entreprenariat et la responsabilité commerciale :
« J’étais sur mon stand, je vendais ma marchandise. C’était Léton, je connaissais tous les modèles, alors quand y avait une opé’ [une opération commerciale], j’étais prêt, je savais quels produits mettre, et même pour les clients ça allait plus vite. »
18En plus d’être rares, ces responsabilités ne donnent pas lieu à des revalorisations salariales. Elles sont délivrées par l’encadrement comme des « tests » pour les vendeuses les plus méritantes et les plus désireuses de devenir manager (à l’image de la responsabilité du merchandising d’un rayon délivré à Grégory : « je suis patient, je sais ce que je vaux et ça va venir hein… et là ils m’ont donné l’événementiel, c’est déjà ça, j’évolue un peu… »). Ainsi, si Noémie se voit confier la responsabilité de son stand, elle ne retrouve pas cette charge à son retour de congé maternité. Mais, même sans délivrer d’amélioration salariale, ces petites responsabilités sont valorisées par les vendeuses qui y voient la reconnaissance de leurs compétences et l’occasion de prouver leurs capacités de travail. Pour les candidats à la promotion, il s’agit même d’un passage obligé. La promotion n’est possible qu’à condition de « faire ses preuves ». Et on peut faire ses preuves en réalisant de bonnes ventes ou en démontrant ses capacités de gestion. C’est ainsi que Pauline se familiarise par elle-même avec les instruments de gestion de la marchandise afin d’obtenir par la suite le statut de manager qu’elle poursuit. Cela indique toute l’importance du travail de gestion et sa proximité avec le haut de la hiérarchie professionnelle. « Faire ses preuves », c’est aussi ce qu’elle poursuit Pauline quand elle s’emploie à obtenir de sa hiérarchie une forme d’autonomie ou, tout au moins, une capacité d’influence sur la gestion de la marchandise. Elle me raconte ainsi avec plaisir (à plusieurs reprises même), ses interactions avec l’acheteur du Bazar de l’Opéra chargé de trouver de nouveaux produits sur le stand où elle travaille :
« Quand je suis partie en Chine en vacances, j’ai cherché plein de produits, je les ai ramenés, je les ai fait goûter à monsieur D. [le directeur de département] et monsieur G. [l’acheteur qui supervisait son stand]. Ils m’ont dit “on va voir si on peut les faire venir”. Bon, ils ont vu que je me décarcassais ! Ça a pas pu se faire à cause des normes d’hygiène du pays où c’est produit mais moi je connais pas tout cet aspect juridique, administratif… Je cherchais juste des produits nouveaux et les implanter sur mon stand, que les autres n’ont pas… Ils m’ont jamais demandé de faire ça… Mais ils m’ont dit “Pauline, même en vacances vous cherchez” »
Pauline, vendeuse maison, 29 ans, Deug d’anglais.
19Au cours d’un voyage à Hong Kong, elle a pu tester de nombreux produits dont son stand s’est fait la spécialité. Elle en ramène quelques échantillons et les soumet à l’acheteur du Bazar de l’Opéra qui vient la voir une fois tous les deux mois sur son stand. L’acheteur la félicite pour son initiative. Elle a trouvé ici un moyen de montrer, d’une part, son investissement dans son travail, et d’autre part, sa capacité d’apporter les nouveautés que réclame la clientèle, en un mot, de faire preuve de ce qu’elle imagine être cet esprit « commercial ». Les petites délégations que consent le Bazar de l’Opéra à son personnel de vente sont donc présentées comme des micro-promotions (donnant rarement lieu à de véritables promotions). Le « talent » que les vendeuses se reconnaissent ne se cantonne donc pas à une maîtrise de la relation avec un client mais découle aussi des « intuitions » proprement commerciales qu’elles peuvent défendre auprès de leur hiérarchie. On l’a dit, toute cette activité est marginale dans certains magasins du grand commerce. Chez Décathlon ou dans certaines grandes surfaces spécialisées par exemple, les vendeuses sont principalement cantonnées à une activité de manutention et d’accueil de la clientèle. Pourtant, cette gestion de la marchandise est extrêmement valorisée par les vendeuses, voire même mise au centre du travail par les « spécialisées du commerce ». Elle l’est car elle permet de mettre en avant le « commercial » qui se cache derrière la vendeuse. Elle permet de sortir d’un strict rôle d’accueil de la clientèle. Ici, le travail trouve matière à ne pas être « faisable » par tout le monde. Tout le monde peut certes accueillir un client, mais tout le monde ne peut pas « sentir une bonne affaire », anticiper les attentes des clients. Finalement, celles qui ont leur mot à dire sur leur marchandise peuvent revendiquer une différence radicale. Celles qui n’en ont pas formellement les moyens, à l’image des démonstratrices, s’arrangent pour démontrer leur autonomie relative, par rapport à celle apparemment bridée des vendeuses maison.
20Une fois achetée, la marchandise doit être installée sur le stand (le « merchandising »). Cela suppose d’arbitrer ce qui est considéré comme harmonieux ou discordant, de connaître les couleurs et les motifs qui peuvent, ici et maintenant, être associés. Certaines marques ou magasins imposent au personnel des schémas de présentation très précis (couleurs, disposition, etc.). Dans ce cas, les vendeuses n’ont qu’une faible latitude dans la présentation de la marchandise (c’est particulièrement le cas de maisons mères des boutiques du prêt-à-porter qui décident du merchandising afin d’homogénéiser la présentation des stands ou des magasins, à l’image des boutiques de centres commerciaux).
21Ces tâches qui « aident le produit à s’écouler au point de vente » (Wellhoff et Masson, 2001, p. 21) offrent une source solide de satisfactions. Dans les hypermarchés, les employées des rayons qui s’occupent d’une marchandise, qui la rangent et réajustent les articles de manière à améliorer le confort de la clientèle, sont valorisés. À l’inverse, les caissières se plaignent d’être privées de ce type de tâches et de n’avoir que des procédures prescrites à respecter (Benquet, 2011, p. 76). On observe cette même valorisation chez l’ensemble des vendeuses, qu’elles travaillent dans les grands magasins ou dans d’autres magasins. Au Bazar de l’Opéra, certains salariés, les « merchandiseurs », sont spécifiquement affectés à ce travail. Leur travail s’effectue principalement en coulisse : ils décorent l’étage, gèrent les accessoires (mannequins, etc.), sélectionnent les articles exposés en vitrine et réalisent ces vitrines. Mais la majeure partie du travail de merchandising revient au personnel de vente (maison et démonstration) qui doit organiser sa marchandise (l’installer pour la présenter avantageusement sur les rayons), choisir les associations de couleurs, de produits, etc. Il doit aussi sélectionner quelques produits pour son « mural » (les surfaces qui ferment partiellement les stands et où est exposée la marchandise) et ses portants afin d’inviter les clients à entrer sur le stand. Ces tâches reviennent fréquemment dans le quotidien des vendeuses, qu’elles travaillent en grand magasin ou ailleurs : les managers demandent du changement pour faire évoluer le chiffre d’affaires. Pour susciter l’achat, il faut toujours changer les mannequins, mettre certains produits en avant pour stimuler les ventes, faire des essais, etc. Même si ces activités sont de plus en plus encadrées, elles restent fortement investies par les employées du fait de leur statut « créatif ». Elles permettent de tester les produits et les combinaisons, de démontrer son goût, de « faire des coups » en stimulant les ventes d’un produit en mal de succès, etc. Aussi, pour la plupart des vendeuses rencontrées, et surtout pour celles qui étaient les moins préparées au poste de vendeuse, le merchandising est une tâche de valeur car elle requalifie et donne de l’intérêt au travail. Pour celles qui sont passées par des études longues, elle permet d’exprimer des dispositions artistiques, une capacité à ordonner les couleurs, formes et matières. Timothée par exemple, vendeur maison qui s’agace de ne pas obtenir de promotion, s’y réfugie en partie. Titulaire d’un baccalauréat littéraire, il a commencé une classe préparatoire littéraire qu’il n’a pas terminée. Alors que je l’aide à installer des produits sur son stand, il m’expliquera que « le merch’ c’est ça qui [lui] plait ». C’est d’ailleurs le poste auquel il postule sans succès au Bazar de l’Opéra pendant plusieurs années avant de finir par quitter l’entreprise pour un magasin de décoration. Ses collègues, comme Pauline, lui reconnaissent une « grande culture ». Elles lui reconnaissent aussi une forme d’expertise esthétique puisqu’il est parfois consulté par des démonstratrices du rayon pour juger la qualité de leur « merch’ ». Mathilde, démonstratrice âgée de trente-sept ans, met également en valeur cette tâche au moment de présenter son travail. Au cours de l’entretien qu’elle m’accorde, elle ne cesse de revenir sur ce qu’elle appelle le « produit ». Après deux ans de droit, elle est recrutée comme secrétaire dans un cabinet d’avocat. Elle le quitte et s’inscrit dans une école de police. Elle finit par changer de voie et se redirige vers le « domaine artistique » pour travailler dans une bijouterie. Après un essai comme indépendante, elle est contrainte d’arrêter et de chercher du travail :
« La vente, c’est un truc que je trouve assez facilement et en plus je suis assez douée pour ça. La vente, tout ce qui est le merchandising, le rapport avec les clients, les challenges qui sont toujours présents dans la vente… Ça, ça me convient tout à fait et… Et dans l’absolu, ce qui m’intéresse vraiment, c’est le marketing. Tout ce qui est produit produit. Parce que, en fait, ce qui m’intéresse, c’est pas que les vêtements, c’est le produit, l’objet, le vêtement, tout ce qui a un rapport avec la mode, le design… ça peut être des meubles, des objets, des vêtements, des bijoux »
Mathilde, 37 ans, démonstratrice, Deug de droit.
22Mathilde met en avant ce goût pour les produits (leur qualité, leur origine, leur organisation) et utilise le terme merchandising au moment de m’expliquer ce qui lui plaît dans son travail, avant de décliner toutes ses compétences artistiques. Chez elle, l’imbrication du merchandising et des compétences esthétiques est permanente. Ce sont ces compétences qui l’aident à organiser son stand et à vendre en général. Le merchandising permet finalement à la fois de marquer la différence avec les vendeuses auxquelles ne reviennent que les tâches de rangement (le facing observable par exemple chez H & M ou Décathlon). Dans ses propos, son travail apparaît comme la continuation de la mode et du design. Le merchandising apparaît donc pour elle comme un lieu de revalorisation professionnelle. Il fait dériver le travail vers une dimension créative, éloignée de la répétition des tâches exposées précédemment.
23Le caractère valorisant des tâches liées au merchandising découle aussi du fait qu’elles sont le plus souvent spécifiquement confiées par la hiérarchie aux vendeuses en attente de promotion. Ainsi, Timothée et Grégory furent chargés du merchandising d’une partie du rayon (un espace réservé aux marques dont la présence est temporaire). L’encadrement use de cette tâche pour maintenir à flot la motivation de Timothée, qui souhaite être promu merchandiseur, et de Grégory, qui souhaite accéder au statut de RDV. Le magasin participe donc à la valorisation de cette tâche qui délivre à la fois une expertise et témoigne d’une habilité créatrice. Mais cette valorisation est concomitante d’une centralisation des procédures de merchandising qui restreint l’autonomie des vendeuses. Le Bazar de l’Opéra délivre de plus en plus souvent des « cahiers de merchandising » que les vendeuses doivent respecter dans leur organisation de stand. Elles peuvent y lire la position des articles, le type d’articles à associer, etc. Avec cette standardisation des procédures, les vendeuses perdent une partie de leurs satisfactions professionnelles.
Les vendeuses, « comme des reines sur leur trône »
24Les tâches décrites ci-dessus sont importantes en raison de l’autonomie et des responsabilités qu’elles recouvrent aux yeux des vendeuses. Mais elles sont aussi importantes pour une seconde raison : elles semblent justifier, aux yeux de l’organisation du travail, l’emploi d’un personnel principalement féminin. La surreprésentation des femmes sur ce poste est souvent expliquée par sa forte composante relationnelle qui mobiliserait des compétences socialement attribuées aux femmes (cf. supra). Elle est aussi expliquée par l’usage important du temps partiel dans la gestion des emplois. Mais ce sont également les tâches matérielles détaillées ici, tâches visant à mettre en valeur la marchandise et se mettre personnellement en valeur, qui contribuent à désigner, dans les représentations sociales, le travail de la vente comme « féminin ». L’entretien quotidien des produits, qu’il s’agisse du rangement des cosmétiques ou du pliage des vêtements, font se rencontrer des pratiques domestiques (des pratiques de la « vie de tous les jours ») et des pratiques de travail. En quelque sorte, les attitudes forgées par la socialisation familiale et scolaire, et plus généralement par l’apprentissage des rôles sexués, suffiraient à l’exercice du travail de la vente. Comme Angelo Soares le fait remarquer, « les qualifications des femmes restent invisibles, la plupart du temps, soit parce que leurs qualifications ne sont pas acquises selon les canaux institutionnels reconnus, soit parce que leurs qualifications sont considérées comme innées, propres à la nature féminine » (Soares, 1998, p. 109). L’assignation sexuée du travail se fabrique donc aussi dans les tâches liées au « merchandising ». Pour implanter la marchandise et contribuer à sa mise en valeur les vendeuses doivent faire preuve de savoir-faire dans le choix des articles mis en avant dans les rayons et dans la manière de les agencer. À ce sujet, Susan Porter Benson montre que les directions des magasins considèrent les vendeuses comme plus en mesure de choisir le « style correct » pour chaque client d’après leurs connaissances des « styles et des tissus » (Benson, 1988, p. 130), comme si leur « nature » féminine leur donnait plus d’assurance dans l’interaction de vente : derrière leur comptoir, elles seraient « comme des reines sur leur trône » (ibid., p. 23).
25Ce « bon goût » qu’il s’agit de manifester et qui est autant affaire de genre que de classe sociale (il doit correspondre au bon goût d’une partie de la clientèle historiquement convoitée par les grands magasins), ne fait pas l’objet d’une formation. Il est attendu comme une disposition « déjà-là », stockée chez la salariée. Et c’est dans cette attente naturalisée, il me semble, que réside l’assignation sexuée du travail. Cela est peut-être plus évident encore sur le rayon observé où sont vendus des vêtements, catégorie de produits identifiée par Michel Gollac et Baudoin Seys comme vendue par une majorité de femmes, car regroupant des produits dont les « caractéristiques […] qui importent au client sont informelles », des produits nécessitants, non pas la « technique » et la compétence du vendeur, mais le « goût de la vendeuse » (Gollac et Seys, 1984, p. 115). C’est ce bon goût, cette sensibilité pour les belles choses – autant de « dispositions esthétiques » sollicitées par des travaux qui recrutent largement parmi les femmes7 – que les tâches de merchandising et d’achat mobilisent. On attend des vendeuses qu’elles sachent discerner le beau du moins beau, d’être en mesure d’organiser un assemblage élégant, de rendre attractif la marchandise en la disposant avec goût. Elles doivent pouvoir estimer ce qui est « à la mode » de ce qui ne l’est pas. En un mot, on attend d’elles, surtout dans le magasin haut de gamme que j’ai observé, qu’elles disposent de compétences esthétiques.
26Le goût que les vendeuses doivent manifester dans la gestion de la marchandise s’étend aussi au soin qu’elles sont censées manifester envers leur propre personne. Le personnel de vente (maison et démonstration) doit se préparer afin de produire un désir d’achat chez le client. Or, des travaux sur les hôtesses de l’air (Legroux, 2010) ou d’accueil (Hidri, 2007), ont montré que cette dimension, comprenant à la fois l’apparence physique et le « travail émotionnel » (Hochschild, 1983), participait à une assignation sexuée du travail. Ce travail émotionnel signifie, pour les salariées, un effort pour fabriquer des émotions, c’est-à-dire feindre des sentiments dans une visée commerciale, et donc travailler sur elles-mêmes pour annihiler leurs émotions contraires. Il signifie aussi la nécessité de susciter des émotions, comme le sentiment de sécurité, la confiance, afin de faire naître un désir d’achat chez le client. Or, dans ce travail émotionnel, le soin apporté aux corps joue un rôle central. En effet, certains travaux ont montré que, dans les représentations sociales, une apparence plaisante était plutôt associée à la gentillesse ou la générosité, alors qu’une apparence moins agréable était plutôt associée à la malignité ou la cupidité (Boetsch et al., 2010, p. 9). Dès lors, la direction attend que l’intérêt du client soit éveillé avant même la présentation du produit, par le physique du salarié, comme si les clients étaient influencés « dans leur décision d’achat par la beauté de leur interlocuteur » (Garner-Moyer, 2008a, p. 56)8. En conséquence, le recrutement prend en compte le soin que portent le candidat à son apparence et sa « beauté ». Hélène Garner-Moyer remarque que « l’apparence physique est un critère de sélection des candidats sous certaines conditions, la plus importante étant qu’une apparence physique séduisante favorise les candidats postulant sur des postes ayant une forte composante relationnelle » (Garner-Moyer, 2008b, p. 3). Sur ces postes, la beauté ou le soin deviennent, pour les recruteurs, un indice des aptitudes relationnelles de la candidate. Sans pouvoir exiger formellement de la salariée qu’elle soit « belle », les ressources humaines attendent des candidates au poste de vente qu’elles soient « soignées ». Le soin attendu par le magasin importe au-delà de l’entretien d’embauche. L’entreprise considère que les imperfections dans la présentation des salariées disent des choses sur celles de l’entreprise au point de mettre en danger sa « réputation » (Combes, 2002, p. 11). Les propos d’un médecin du travail travaillant dans un grand magasin de province sont à cet égard éclairants : « L’image que je garde d’elles [des vendeuses] et de leurs chefs de secteurs issues du rang est celle de femmes d’un autre temps, casquées-laquées comme tout juste sorties de chez le coiffeur, le maquillage soigné, les vêtements tirés à quatre épingles. Cette présentation de soi a du sens et correspond à quelque chose de construit d’une femme bien mise qui sait tenir son rang à l’image de son physique soigné, prouvant par sa présence à la clientèle que celle-ci ne s’est pas trompée de magasin » (Dartois, 1999, p. 556). Les propos des managers et vendeuses, entendus sur le rayon sous la forme de plaisanteries, associent ce soin qui doit être respecté dans la présentation de soi à la valorisation d’une forme de féminité9. Pauline conte par exemple la manière dont sa responsable la reprend sur son apparence :
« Et même les responsables m’ont dit qu’il fallait que je fasse un truc pour euh… mon apparence. La responsable me l’a dit et une autre… Elle m’a dit gentiment qu’il fallait que ça change…
– Comment tu dis “gentiment” à une personne de changer de vêtements ?
— Euh… Elle me dit “Pauline ce qui serait bien c’est que… votre look, votre tenue vestimentaire” enfin je sais plus mais en gros elle m’a dit qu’il fallait que je me brosse les cheveux et que je m’habille plus féminine… Voilà. Au début j’en avais rien à foutre mais au bout d’un moment, c’est irritant de se prendre tout le temps des réflexions dans la gueule parce que limite… je me trouve pas non plus… […]. Mais maintenant que je m’habille parfois comme ça et que j’entends “oh t’es jolie comme ça, ça te va bien”, c’est super agréable en fait »
Pauline, vendeuse, 29 ans.
27Le rappel à l’ordre sur ce que doit être une bonne vendeuse ne procède pas seulement de l’encadrement. Il s’exerce aussi par le collectif du travail. Pauline s’est progressivement adaptée aux exigences, passant aux yeux de ses collègues, d’une « hippie de Goa » à ce qui lui semble être aujourd’hui une apparence de « fille » :
« Ça fait deux ans que je me prends des réflexions si tu veux… Et là ça fait une semaine ou deux que je m’habille en fille, que je mets des robes, des talons et… personne ne me reconnaît ! La première fois que je suis arrivée en talon, avec une robe blanche et noire, en collant et tout, quand je suis passée du vestiaire à mon terrain [rayon]… Tu sais, le matin, tu traces mais tu dis bonjour en passant et une personne sur trois me répondait… En fait, c’est qu’ils m’ont pas calculée… Je me suis mangée quinze mille vents ! Les premières fois j’étais très mal à l’aise de m’habiller féminine et tout. Mais maintenant, je m’habitue et ça va de mieux en mieux et j’ai plein de compliments c’est trop agréable.
– Tu le fais parce qu’il le faut ?
– Non non parce que ça me plait… c’est tellement agréable… en plus c’est pas mal de plus entendre les surnoms débiles comme la Koh-Lanta du [sous-sol], la hippie de Goa…
– De Goa ?
– Ouais tu sais les mecs en Inde, qui fument des joints sur la plage et qui font des danses, en transe. Voilà… »
Pauline, 29 ans, vendeuse maison, Deug d’anglais.
28Encadrement et collègues exercent donc une contrainte qui pèse sur Pauline, sans que celle-ci ne l’isole véritablement comme telle : pour elle, cette volonté de s’habiller « féminine » ou « en fille », vient d’elle-même. On mesure dans cet exemple comment le corps des vendeuses est utilisé par l’entreprise au même titre que d’autres dispositifs de merchandising comme la musique ou la lumière. Il permet, comme le travail des hôtesses d’accueil, de « réassurer les hiérarchies sociales » (Schutz, 2006) : sa tenue est l’indicateur d’un certain niveau social et donc du niveau du magasin. Il s’agit aussi de rappeler que l’on est dans un grand magasin. Dès lors, le vieillissement du corps revoit à la baisse les qualités du salarié. Cette adéquation entre physique et vente est reprise par une partie du personnel, comme l’indiquent les propos d’Alain, acheteur dans un grand magasin :
« Au-dessus de quarante ans euh… Surtout à la parfumerie, tu vois une vendeuse toute ridée euh, tu te dis “je vais pas acheter cette crème là si ça me rend comme ça”. Non mais là je suis méchant, mais c’est l’esprit commerce, c’est l’esprit pourri du commerce, c’est comme ça. C’est sûr que tu présentes une belle nana dans une pub euh… C’est mieux. La nana dans une pub elle a vingt-cinq ans, elle a pas une ride tu vois, évidemment c’est sûr de dire que la crème elle est efficace ! Donc quand une vendeuse a quarante ans, surtout si elle a un peu forci, ils essaient de la dégager »
Jean, 50 ans, acheteur.
29Cela nécessite, chez le personnel une attention aiguë envers son apparence à travers un travail de préparation et de maintenance d’une « façade personnelle » (Goffman, 1973, p. 29) qui, tout en constituant un impératif professionnel, comme l’indique l’injonction à être « plus féminine » adressée par la responsable à Pauline dans le verbatim précédent, n’est toutefois pas assimilée à une qualification reconnue et valorisée (ni compensée financièrement). Les vendeuses du rayon sont donc soumises à une norme de présentation de soi que les représentations sociales, telles qu’elles s’incarnent dans les propos des recruteurs, mais aussi dans ceux des vendeuses elles-mêmes, associent au « féminin ». Cela s’applique aux hommes comme aux femmes. Les vendeurs observés portaient ainsi de l’importance à la présentation de soi. Ce qui pourrait apparaître comme négligence (une chemise imparfaitement rentrée dans un pantalon, un trou dans un jean) est en fait considéré comme un accessoire permettant de mettre en scène son « bon goût ». Les enquêtées semblaient être dans une course à l’accessoire : ceinture, bijoux, casquette, chapeau, maquillage, rien n’était laissé au hasard dans la présentation de soi. Les hommes comme les femmes se livrent ainsi une sorte de compétition symbolique où chacun tente d’être plus en phase avec les « tendances » tout en étant plus soigné que son voisin. Une telle attention au soin, à l’accessoire et à la mode s’explique en partie par un effort pour faire valoir, auprès du client et des collègues, une expertise sur les produits vendus. Ainsi, porter de beaux et de nouveaux vêtements est un moyen de signifier au client que l’on est légitime dans la vente de vêtements dans un magasin qui se veut le temple de la mode10. Cette importance de l’apparence s’explique donc par des impératifs propres au travail. Mais elle s’explique aussi, et principalement, par une exigence managériale qui renforce des stéréotypes sur le travail de la vente en magasin.
30L’identification du soin au genre féminin dans les représentations sociales est telle qu’elle peut, en s’articulant à leurs rapports aux normes de genre, affecter les conceptions de la masculinité de certains vendeurs. Sans être en mesure de confirmer l’observation de Christine Williams qui remarque que les travailleurs sociaux, les instituteurs et les infirmiers (métiers féminisés aux États-Unis) cherchent à se distinguer des femmes réalisant le même travail qu’eux (en mettant en avant des dimensions physiques ou techniques [Williams, 1995]), j’ai tout de même observé un effort de la part de certains vendeurs pour marquer leur différence par rapport à l’homosexualité supposée de leurs collègues vendeurs. L’inférence de la sexualité des hommes à partir de leur statut professionnel ou du soin qu’ils portent (et qu’ils doivent porter) à l’égard de leur apparence était fréquente sur le rayon observé (à l’image de l’« assignation de l’homosexualité » observée par Nicolas Divert dans les formations aux métiers de la couture [2008, p. 72]). Ainsi, lorsque le sexe ne suffit plus à expliquer l’occupation d’un emploi, c’est la sexualité qui prend le relais. Certains vendeurs s’emploient en retour à tenir à distance les stéréotypes d’un métier qui, comme de nombreux autres métiers des services11, viendrait bouleverser leur conception de la virilité. Ils semblent surjouer leur masculinité. Ils se moquent, à l’aide de mots ou de gestes, de leurs collègues supposés homosexuels. Sébastien semble en rajouter dans le choix de ses vêtements et de ses accessoires : tête de mort, chapeau, exposition de ses poils. D’autres, comme Axel, se distancent de ce qu’ils nomment le « look homo », par une emphase sur leur look « hip-hop » : jeans très larges contre jeans moulants, etc. Ces vendeurs brocardent ce que l’un d’entre eux nomme la « diaspora gay » du monde de la vente qui « truste » les « meilleures places », estimant qu’ils doivent plus leur poste à leur sexualité qu’à leurs compétences.
31Cette association entre travail de vente et féminité, redoublée d’une association entre travail de vente et orientation sexuelle, engageant chez certains vendeurs l’attention à des symboles (à leurs yeux genrés) pour se distinguer, apparaît comme une mise en exergue des représentations de genre associées au travail de la vente. Certains managers considèrent même que les vendeurs homosexuels seraient plus compétents que les femmes pour effectuer le travail. Ils seraient plus en mesure de faire ce travail aussi parce qu’ils ne rentreraient pas en compétition avec leurs clientes dans la relation de vente comme le rappelait Henri Peretz (1992). Des femmes en « mieux » (sans ce que l’encadrement considère comme les « défauts » de la maternité12), les homosexuels seraient les archétypes du bon vendeur. Autant de constats qui, en plus de faire état de profondes discriminations, mettent une fois de plus en exergue le rôle joué par la mise en valeur de la marchandise dans l’identification du travail de la vente au genre féminin.
32Les stéréotypes de genre associés à la vente en magasin dépassent d’ailleurs ces quelques éléments avancés ici. Il faut également rappeler un ensemble d’images associées à ce travail qui ne font que les renforcer. La vente serait ainsi un travail dans lequel le personnel passe son temps à discuter (Benson, 1988) et à se regarder, la sociabilité des vendeuses étant raillée comme un défaut inhérent à la profession. On l’observe par exemple dans l’ironie de Claude Sarraute lorsqu’elle décrit le personnel des grands magasins. Les vendeuses sont oisives, trop pipelettes, trop occupées à se regarder et à se comparer plutôt qu’à s’occuper de leurs clients : « – Mademoiselle ! Mademoiselle, s’il vous plait ! Tu crois qu’elles s’occuperaient de nous, ces vieilles toupies ? C’est vraiment plus possible, les grands magasins… Non mais regarde-moi ça, Jeannine ! Ça jacasse, ça bavasse, ça… Mademoiselle, s’il vous plait13 ! » (Sarraute, 1993, p. 19). Soin, beauté, apparence, séduction, sociabilité exacerbée, ces stéréotypes nourrissent l’image d’un travail fait par des femmes et réservé aux femmes, les recrutements du secteur reposant sur une vision des rôles sexués socialement construite qui traverse le monde du travail, de l’éducation, de la famille, etc.
33Pour conclure, retenons de ces tâches de gestion de la marchandise qu’elles revêtent une importance aux yeux des vendeuses car elles les rapprochent de professions intermédiaires du commerce. Elles leur permettent de requalifier leur travail et de prendre leur distance avec cette figure de l’employée libre-service qui incarne le mieux la non-qualification. Le travail de merchandising procure du plaisir à toutes mais intéresse véritablement celles qui se sont engagées dans le travail de la vente par défaut. Le travail de gestion et de sélection de la marchandise est lui apprécié par la plupart des vendeuses mais il mobilise plus particulièrement celles qui sont mobilisées par la vente depuis leurs études, qu’elles ont engagées en vue d’obtenir un poste de « responsable de rayon » ou de commercial.
Préparer la relation avec le client : s’informer et se rendre légitime
34Même si elle est d’une haute importance dans le quotidien des vendeuses, la gestion de la marchandise n’occupe qu’une fraction de leur temps de travail. L’essentiel de leur travail est façonné par l’attente de relation puis par l’engagement dans cette relation afin de répondre aux demandes des clients. Ces demandes sont informationnelles (renseignements techniques sur les produits, les prix, les modes de paiement, la localisation de certains services, conseils, renseignements généraux sur la ville, etc.), et matérielles (livraison, ensachage, papier cadeau, préparation de retouches de vêtements, etc.). Pour y répondre, les vendeuses doivent maîtriser plusieurs savoir-faire. En sus des savoir-faire relationnels que j’exposerai par la suite, en sus des savoir-faire techniques que je viens d’exposer, les vendeuses doivent disposer de savoirs sur les marchandises à vendre. Ainsi, elles puisent autant leur légitimité au travail dans la gestion de la marchandise que dans la connaissance de leurs produits. Et lorsqu’elles ne sont pas en mesure de faire valoir cette expertise, elles se plaignent d’un manque de légitimité et de l’incapacité d’accéder à la part noble de leur travail.
35Détenir une information sur le produit et l’environnement de travail est essentiel aux yeux des vendeuses car cela leur permet de s’apparenter à des conseillers dépositaires d’un savoir technique. Or, avec le self-service, innovation initiée au début du xxe siècle aux États-Unis conduisant aujourd’hui à faire « travailler le client » (Dujarier, 2008), le client est considéré comme en capacité de se décider seul, sans la vendeuse. Avec le self-service, les vendeuses deviennent les prestataires d’un service qui peut n’être que matériel (le confort des clients, l’encaissement, etc.). Comme une vendeuse rencontrée par Monique Appert dans les années 1960 le relevait, ce dispositif réduit, potentiellement, les vendeuses au rang de serviteur : « autrefois, le client prenait la vendeuse pour le conseiller, la vendeuse était considérée. Maintenant, certains clients nous prennent pour de véritables chiens » (Appert, 1969). L’enjeu est donc considérable pour elles : en s’assurant une connaissance du produit, les vendeuses peuvent se soustraire à une définition du métier véhiculée par le libre-service qu’elles jugent dégradante et qui, au quotidien, les expose à des expériences désagréables. Quels sont les savoirs qu’elles peuvent mobiliser auprès des clients ? Comment peuvent-elles les constituer et les entretenir ? Il s’agit, ici, de s’interroger sur la manière dont les vendeuses fabriquent leur légitimité en amont de la rencontre avec le client.
36Sur ce point, l’organisation du travail dans les grands magasins apparaît préjudiciable pour deux raisons. En premier lieu, le personnel de vente est contraint à une mobilité horizontale, de rayons en rayons. Cette mobilité horizontale qui permet une gestion flexible du personnel repose sur le postulat suivant : une vendeuse doit savoir tout vendre. La direction attend des vendeuses qu’elles transmettent un « esprit de service » plutôt qu’une « culture du produit » : la vente doit être axée sur la « relation client » plus que sur « la relation produit ». Il est donc attendu des vendeuses du Bazar de l’Opéra qu’elles abandonnent leur certitude sur la qualité des produits devant les clients, ceux-ci pouvant la vivre comme une forme d’arrogance. Ce principe de gestion des ressources humaines véhicule une représentation spécifique du métier. Elle fait de la vendeuse une spécialiste de la vente, une experte de la relation et de la conviction. Ses compétences ne dépendent pas du produit vendu, elles peuvent (doivent) être valorisées en toutes circonstances. Cette représentation du métier entre en contradiction avec celle portée par de nombreuses vendeuses : elles se disent expertes de la relation, certes, mais aussi et surtout expertes du produit. Elles conditionnent la bonne réalisation du travail à une bonne connaissance des produits. Cette représentation est commune à la plupart des vendeuses, qu’elles travaillent en grand magasin ou dans le grand commerce spécialisé, qu’elles vendent des jeans ou des téléviseurs. Avec une bonne connaissance du produit, elles s’estiment en mesure de proposer une information inédite au client. L’information en question n’assure pas toujours la vente (elle n’est pas toujours suffisante pour emporter l’adhésion du client), mais elle assure toujours au personnel un confort, une assise, une assurance dans la relation. En conséquence elle est vue comme une sorte de préalable indispensable à la relation de vente, et ce d’autant plus dans un contexte où les clients sont de plus en plus informés : les clients peuvent comparer les prix, s’assurer de la qualité des produits, etc. Cela rend nécessaire à leurs yeux des formations permettant de se rendre spécialiste des produits vendus.
37Or, et cela constitue le second obstacle organisationnel dans l’accès aux savoirs, ces formations n’existent que dans certains magasins pour des produits jugés techniques comme l’électroménager ou les produits de beauté14. Ces formations peuvent aussi être assurées de manière informelle par les « commerciaux » lorsque les vendeuses les rencontrent. Ainsi, lorsqu’elles sont concernées par l’achat de la marchandise, elles ont l’opportunité de recevoir des indications techniques sur les produits. Cela concerne une petite fraction des vendeuses dans certains magasins spécialisés. Mais, lorsqu’elles ne sont pas dispensées, ce qui est la norme sur le rayon enquêté, les vendeuses doivent nourrir eux-mêmes leur expertise ou compter sur leurs propres connaissances parfois liées à un loisir. En un mot, il est attendu d’elles qu’elles soient « curieuses ». Les vendeuses du rayon livres s’informent sur les sites internet spécialisés, les vendeuses de vêtements observent la marchandise lorsqu’elle est livrée, tentent de connaître sa composition. L’expertise que les vendeuses peuvent faire valoir en dehors des formations dispensées par les magasins est donc fabriquée par leur trajectoire et leurs centres d’intérêt. Le recrutement de certains magasins repose sur la possession de ce type de qualités personnelles. Le diplôme, la spécialité de ce diplôme, les loisirs, ces caractéristiques sont des critères permettant au recruteur d’estimer la capacité de la vendeuse à vendre ses produits15. La nature du marché de l’emploi qui fait se rencontrer des individus diplômés et des postes peu ou pas qualifiés, assure aux employeurs des économies en termes de formation. Il leur est inutile de former leurs vendeuses s’ils s’assurent au préalable que celles-ci disposent des connaissances nécessaires. Chez Décathlon, le recrutement est clairement orienté autour de ces connaissances personnelles. Un syndicaliste de ce magasin m’a assuré que l’entretien d’embauche vérifiait explicitement cela. Le recruteur interroge le candidat sur ses loisirs, sur la fréquence de sa pratique sportive, sa connaissance des équipements, etc.
38Mais les connaissances acquises sur les produits ne servent pas seulement à s’assurer un confort dans l’interaction avec la clientèle. Elles octroient aussi aux vendeuses expertes de leur marchandise une source de distinction. Cela apparaît plus précisément chez les vendeuses vendant des produits qui leur plaisent. Celles-ci en font souvent un peu plus que se renseigner sur leur produit et leur « investissement dans le domaine dépasse souvent le minimum exigé dans le cadre de leur travail, [elles] font de la veille » (Credoc, 2001, p. 186). Cela apparaît clairement chez les vendeuses de produits d’équipement du foyer (bricolage, électroménager), de produits culturels (livre, disque), de loisirs (sport) ou de beauté. Celles-ci rappellent l’importance des connaissances dont elles disposent sur la marchandise. L’expertise est toujours mise en avant comme un galon permettant de se hisser au rang de « technicien ». Il y a ici une spécificité propre à l’ensemble des vendeuses de ce type de produits, qu’elles travaillent en grand magasin ou ailleurs. Il en va ainsi de Jonathan, aujourd’hui responsable dans une grande surface spécialisée dans le bricolage et ancien vendeur dans un magasin de la même chaîne. Comme vendeur ou responsable, il s’est toujours vu comme une sorte de technicien.
« Donc je suis parti là-dedans [la vente], ça m’a plu, j’avais fait des stages. Surtout que dans la grande surface de bricolage où je suis parti, on a un petit côté… technicien. Bon, j’exagère quand même, mais on a un petit côté professionnel parce qu’on maîtrise les machines, on maîtrise les produits, on a des formations, sur certains renseignements on est obligé d’être pointu. Bon y a pas de pratique, mais théoriquement c’est pas mal. […] Moi une bonne journée c’est quand le client part avec le sourire en me disant “merci monsieur vous êtes un bon vendeur” ou “merci monsieur pour vos conseils”. Ou même encore mieux quand les gens reviennent et te disent “on a posé votre truc ça c’est bien passé merci”. Ben là pffffuit… t’es super content, c’est le but »
Jonathan, responsable de rayon, 26 ans, baccalauréat professionnel commerce et vente.
39Ce « côté professionnel », il le fait valoir auprès de la clientèle qu’il côtoie : des particuliers mais aussi des « pros », des artisans venant se fournir en matériel. Il ne se voit pas seulement comme un vendeur, mais plutôt comme un technicien dont le travail exige une expertise qui n’est pas donnée au premier venu. Jonathan se tient ainsi à distance d’un travail que « tout le monde peut faire » en réclamant une expertise.
« Chez nous, faut vachement être proche du client, parce qu’aujourd’hui d’un rien ils s’en vont ailleurs. Faut connaître son produit, les gens ici [il travaille dans un magasin dans une petite ville de l’ouest de la France. Ce “ici” vient en opposition avec la clientèle parisienne des grands magasins à laquelle je faisais référence précédemment dans l’entretien], ils bricolent, ils connaissent le produit parfois mieux que toi, et en plus le bouche à oreille il est deux fois plus important ici »
Jonathan, 24 ans, responsable de rayon dans un magasin de bricolage, baccalauréat professionnel commerce.
40La technicité est également revendiquée par Claudine, vendeuse en produits cosmétiques. Lorsque je la rencontre, l’un de ses collègues avec lequel j’ai également réalisé un entretien me la présente en riant comme une « vendeuse lambda ». Pendant tout l’entretien, elle s’emploie à se défaire de cette étiquette posée par son collègue. Elle met en avant les diverses formations qu’elle a dû suivre pour effectuer son travail. Aujourd’hui encore, elle suit des formations proposées par les fournisseurs. Elle voit même ces dernières comme une réelle reconnaissance de son expertise. Elle exclut la possibilité d’être remplacée par une intérimaire, sans connaissances sur la marchandise. Elle-même n’est devenue vendeuse dans ce rayon qu’après plusieurs années, passant progressivement d’auxiliaire de vente à vendeuse, ce statut de « vendeuse » qu’elle semble tenir à distance, comme si la seule identification à l’action de vendre ou de stationner sur un rayon l’assimilait à un monde professionnel stigmatisant. Elle ne dit pas « je ne suis pas que vendeuse », elle dit très exactement « je ne suis pas vendeuse mais conseillère en beauté » comme pour mieux se défaire complètement de l’étiquette16.
41Certains produits culturels procurent aussi aux vendeuses des possibilités de distinction professionnelle. Je l’ai particulièrement mesuré auprès de Jean-Pierre, vendeur au rayon livres du Bazar de l’Opéra, âgé de quarante-cinq ans. Alors que je le sollicitais pour un entretien, il m’opposa un refus argumenté, son argumentation reposant principalement sur l’idée qu’il n’était pas un « vendeur moyen ». Lorsque je l’aborde, Jean-Pierre me reconnaît. Lors de mon premier emploi au Bazar de l’Opéra, comme caissier, nous nous sommes croisés à plusieurs reprises. Il me « remet » (« ah oui vous étiez en caisse ») lorsque je l’interpelle. Assez rapidement, il me fait comprendre que l’entretien ne pourra pas se faire, invoquant un manque de temps. Pourtant, du temps, il en prend pour m’expliquer pourquoi il ne peut répondre à mes questions (une quinzaine de minutes). L’essentiel de son propos vise à stigmatiser une « perte du métier » de « libraire ». Sans que je n’aie à lui poser de questions, il se plaint de voir arriver sur son rayon des « responsables et des vendeurs qui n’y connaissent rien », « inadaptés » et « ignorants ». Il se plaint de voir son travail assimilé à celui du « vendeur de jean ». Non, son rayon n’est pas « comparable » : les produits vendus exigent des qualités et des connaissances spécifiques qu’il m’expose en quelques minutes. Ses propres connaissances, il les présente de manière détournée, préférant se placer sur le plan de la culture plutôt que sur celui de la technique. Il met en avant son intérêt pour la radio France Culture, la chaîne de télévision franco-allemande Arte et m’explique plus généralement, qu’il faut « globalement s’intéresser » à « ça », la « culture ». Son discours recoupe largement celui tenu par Laurent, dont les parents sont ouvriers. Celui-ci me répétera, à plusieurs reprises en entretien, que le métier exige de se tenir informé et d’être volontaire dans la recherche d’informations : ne pas hésiter à prendre sur son temps libre pour consulter des revues et des sites spécialisés, etc. Laurent va même plus loin dans la distinction par rapport à ses collègues. À ses yeux, tout sépare les vendeuses de vêtements, dont il estime que la vente peut être rationalisée, des vendeuses de livres qui, en raison du produit, ne peuvent suivre les techniques de vente et doivent leur préférer la spontanéité d’un échange éclairé autour d’une œuvre.
42Même lorsque la marchandise est plus ordinaire, courante et accessible, les vendeuses ne cessent d’en relever les dimensions « techniques ». Elles ne cessent de la mettre en valeur comme riche, complexe et donc exigeante. Même si les produits ne recouvrent pas immédiatement la technicité engagée par certains produits, les vendeuses peuvent la construire sur d’autres bases : Mathilde met ainsi en avant le « design » de vêtements, Mourad la « mode » comme autant de dimensions que le vendeur doit maîtriser pour vendre. Cette technicité du produit, cette capacité de savoir quel vêtement est compatible avec tel autre, je l’ai observé chez Sébastien, et j’y reviendrai au moment de présenter ses savoir-faire dans la conduite de la relation avec le client. Lors de cette relation, Sébastien s’appuie sur une connaissance fine de sa marchandise, et j’ai pu faire l’expérience de l’importance de ces savoirs. Cette importance apparaît clairement dans les propos de Sylvie, vendeuse dans une petite boutique de centre-ville. Même si elle travaille dans un type de magasin peu comparable à ceux du grand commerce (qu’elle égratigne d’ailleurs, en passant, pour leur caractère déshumanisant), ses propos résument, en quelques mots, la dimension technique que les vendeuses de vêtements revendiquent au nom du service rendu au client :
« Nous on est vraiment en… en vente pure. On a plein de marques différentes, en vêtements on a huit marques différentes et ça nous arrive de mettre trois marques différentes sur la même personne. On module en fonction de sa morphologie et puis nous on adore ça en même temps, c’est pas… c’est pas de la vente… On accueille le client on le laisse regarder, il choisit tout seul, il essaie tout seul, on va voir en cabine pour lui dire “c’est bien vous êtes beau”. Ah non nous c’est du relooking presque hein, parce que nous on a des clientes qui rentrent et qui nous disent “j’en ai marre de m’habiller comme ça, relookez moi”, ah là c’est un vrai plaisir… »
Sylvie, 29 ans, vendeuse dans une boutique indépendante, BTS commerce.
43Sylvie présente son travail comme un travail de conseil, créatif, un travail supposant une forte connaissance des produits vendus, à l’image des vendeurs observés par Henri Peretz dans les boutiques de luxe de l’ouest parisien (1992). Certes, ses propos, comme ceux rapportés par Henri Peretz, s’inscrivent dans le monde du petit commerce, valorisant une relation de proximité avec la clientèle. Mais les vendeuses de vêtements du grand magasin manifestaient, et revendiquaient parfois, cette même forme de savoir.
44En somme, une première image du travail de la vente en magasin se dessine au sortir de ces deux derniers chapitres. Ce travail impose aux salariées des postures pénibles. Il s’effectue dans un environnement confiné, sous le regard continu d’un public qui oblige à toujours prendre garde à sa présentation. L’intensité du travail varie selon les périodes, entre surcharge et sous-charge. Le contenu même du travail est souvent répétitif : il peut faire se répéter les mêmes tâches. D’autres tâches, nécessitant expertise et autonomie, compensent ces difficultés. Elles exigent la maîtrise de compétences précises : capacité de connaître, sélectionner, gérer et agencer la marchandise. Alors que l’on réduit souvent le travail dans les services à la relation avec l’usager/client (ce qui réduit le caractère technique du travail à la seule maîtrise de cette relation), les compétences analysées dans ce chapitre (qu’il s’agisse de savoir-faire ou de savoir « ne rien faire ») montrent que les vendeuses se voient aussi comme des experts du produit et de sa présentation. Comme le rappellent Jean-Marc Grando et Emmanuel Sulzer, « si la dimension la plus visible du service est l’interaction ou la coproduction, celle-ci n’est possible que sur la base d’une maîtrise technique, de la capacité à mobiliser des ressources constituées ex ante et en dehors de la relation de service » (2003, p. 158). En dépit de ce qu’en disent les employées de vente dans une formule expéditive « mon travail, tout le monde peut le faire », le travail de vente nécessite donc une forme d’expertise. Il présente une forme bigarrée, contenant à la fois des tâches répétitives peu valorisantes et des tâches gratifiantes. En ce sens, il s’agit bel et bien d’un travail hybride17. Toutefois, ce sont les démonstratrices qui peuvent avoir accès le plus aisément à ce « vrai travail ». Celles-ci manifestent de manière ostentatoire leur proximité avec les métiers de commerciaux. À travers cette sociologie du travail de la vente en magasin, c’est donc toute une stratification interne au monde des employées de commerce qui se dessine. Au sein de cette hiérarchie, les employées de vente des grands magasins (maison ou de démonstration) se considèrent comme les plus dotées. En mettant en avant des capacités de gérer la marchandise (de la sélectionner, de l’organiser, de la connaître), elles se reconnaissent une technicité qui, disent-elles, les distingue d’autres employées de commerce du bas de l’échelle. On comprend mieux ici la dualité de la figure de la « vendeuse » aujourd’hui et le rôle que jouent les vendeuses elles-mêmes dans la cristallisation de ce dualisme : il y aurait « les simples « preneurs d’ordres » qui se contentent d’enregistrer une commande à laquelle ils ont peu contribué et les « prospecteurs » qui ont un rôle actif de conquête d’une clientèle » (Pinto, 2017).
45Néanmoins, la longue période d’observation a permis de constater la banalisation des procédures d’achat et d’instruments de gestion des flux de marchandises et de clientèle. Ces procédures que l’on observe dans le grand commerce, retirent aux vendeuses une partie de ces responsabilités valorisées et restreignent l’autonomie dans le travail. Les tâches de gestion de la marchandise sont souvent confiées à des niveaux hiérarchiques intermédiaires (responsable d’approvisionnement, merchandiser, etc.) difficilement accessibles par la promotion interne. En outre les changements de rayon imposés aux vendeuses maison (auxquels correspondent les changements de marques chez les démonstrateurs), les privent d’une possible spécialisation technique sur un type de produit. Les moments gratifiants dans le quotidien des vendeuses des grands magasins pourraient ainsi se réduire au profit de tâches moins valorisées. Cette réduction a une conséquence importante : elle donne encore plus d’importance à la rencontre avec le client. Alors, c’est dans cette rencontre que se joue une bonne partie du rapport au travail des vendeuses.
Notes de bas de page
1 Notons que les premiers jours passés comme vendeur au Bazar de l’Opéra renvoient comme un miroir les représentations des vendeuses. Pour apprendre leur travail, les vendeuses n’ont bien souvent pas d’autres choix que de se « débrouiller » sur le rayon et devant les clients. Les managers s’en tiennent à une présentation succincte des lieux et des hiérarchies.
2 Comme le travail de Madeleine Guilbert sur les ouvrières l’a montré (Guilbert, 1966) et comme de nombreuses enquêtes l’ont montré depuis (voir par exemple Beau, 2006, p. 18).
3 C’est ce qu’indique Tatiana, démonstratrice âgée de trente-huit ans, lorsqu’elle explique ses motivations pour entrer dans le secteur : « La vente, je l’ai prise dans un but lucratif. J’ai vu plusieurs annonces. À l’époque c’était pas difficile de trouver un job de vendeuse, payé au lance-pierre… Dans la journée j’ai trouvé. Et puis, quand t’as envie de bosser et que t’as besoin d’argent… Et puis quand t’es un peu avenante, souriante et communicative euh… »
4 Librement traduit depuis « the saleswomen had as women learned to deal with affect, to sense and meet people’s needs. Once behind the counter, they had only to apply their interpersonal talents to dealing with their customers ».
5 C’est-à-dire, selon Alexandra Bidet, ces tâches à travers lesquelles les travailleurs « inventent ou réinventent, un accord avec leur activité de travail ». Par la réalisation de certaines tâches, ils donnent du crédit à leur travail, soit parce que les tâches en question sont valorisées socialement ou parce que le travailleur « prend intérêt » à les réaliser (Bidet, 2011, p. 9).
6 Les démonstratrices affiliées à de grandes marques, disposant d’un personnel important, sont souvent exclues de cette décision d’achat qui revient à la négociation entre deux parties : les acheteurs des grands magasins et les acheteurs de la marque (les « commerciaux » dans le vocabulaire des démonstratrices) qui négocient les quantités, les coupes, les tailles ou les couleurs des marchandises. La situation de ces démonstratrices est alors similaire à celle des vendeuses maison qui reçoivent une marchandise le matin et l’installent sans participer à son choix.
7 Termes utilisés par Pierre Bourdieu dans sa description de la « petite bourgeoisie nouvelle » (Bourdieu et de Saint-Martin, 1976, p. 73 ; Bourdieu, 1979, p. 418).
8 Gabrielle Le Blanc disait du personnel de vente dans les années 1970 dans les grands magasins, qu’il devait « être en harmonie avec le cadre qui l’entoure » et donc faire l’effort d’être au niveau esthétique de ce cadre (Le Blanc, 1971, p. 257).
9 Voir à ce sujet les travaux Pei-Chia Lan sur les vendeuses de produits de beauté d’un grand magasin de Taipei, à Taïwan. Elle utilise le terme de « bodily labor » pour qualifier cet usage et ce contrôle des corps des vendeuses dans le travail (Lan, 2003).
10 C’est ce qu’indiquent les observations effectuées par Henri Peretz dans les boutiques de luxe (Peretz, 1992).
11 Voir par exemple les travaux d’Olivier Schwartz sur les chauffeurs de bus (Schwartz, 2010).
12 Un manager me faisait ainsi remarquer que les « homos ça ne tombent pas enceinte, donc ça ne risque pas de louper le travail parce que le môme a la varicelle ».
13 Cette description fut d’ailleurs très mal vécue par le personnel des grands magasins dont une responsable de caisse qui me raconta : « Il faut toujours être là où ils veulent quand ils veulent, mais on peut pas toujours être partout en même temps. Tu sais, ils croient toujours qu’on papote tout le temps et qu’on fait exprès de pas aller les voir. Ça me rappelle la dame de chez Ruquier là, qui avait écrit un truc sur le Bazar, tu sais, elle s’était fait passer pour une vendeuse pendant deux mois et dans son bouquin elle nous faisait passer pour des cruches. Ça n’avait pas plu ça ici, j’m’en rappelle. »
14 La technicité de certains produits amène les fournisseurs (les marques vendant la marchandise au grand magasin) à proposer aux vendeurs maisons des « formations produits ». C’est le cas par exemple des produits électroménagers, de certains produits de beauté. La vente de l’iphone 3G chez Orange a par exemple conduit à ce que les « enseignes prennent particulièrement soin de la formation des vendeurs », LSA, 4 septembre 2008.
15 Voir à ce sujet Gasparini et Pichot, 2005 ; Sabre, 2009 ; Chabault, 2010.
16 On connaît l’importance de ces nuances dans les dénominations retenues dans la présentation de soi. Voir à ce sujet les travaux d’Henri Eckert et Dominique Maillard qui font état de la variété des dénominations pour les postes à caractère « commercial ». Ils remarquent aussi que certaines comme « conseiller », aujourd’hui reprises par les grilles de classification servent aux vendeurs à effacer « l’image dépréciée du simple vendeur » (Eckert et Maillard, 2000).
17 Le caractère composite de ce travail apparaît directement dans les difficultés rencontrées par les sociologues et économistes pour mesurer la qualification du travail de la vente. Pour certains, des secteurs du commerce de détail offre des emplois de vente qualifiés (Chardon, 2002 ; Amossé et Chardon, 2006) et les vendeuses apparaissent même comme les seuls employées de commerce qualifiées (à l’inverse, des employées de libre-service et des caissières considérées comme relevant de l’emploi non qualifié). Pour d’autres, les vendeuses, au même titre que les autres employées de commerce, sont identifiées au salariat non qualifié (Burnod et Chenu, 2001). Mais elles relèvent tout de même de ce que les auteurs nomment les « cas difficiles ». Sur une échelle interne au monde des employées de commerce, elles sont, dans l’ensemble, plus qualifiées que les employés libre-service ou les caissières : elles sont légèrement mieux payées (voire parfois largement mieux payées) et légèrement plus diplômées (la proportion des salariées ayant terminé leur formation depuis moins de dix ans et disposant d’un diplôme en adéquation « strictement » avec le contenu de travail est plus importante chez les vendeuses que chez les caissières ou les employées libre-service). Comme ce débat de définition l’indique, leur travail est subordonné et répétitif mais il est aussi complexe et riche. Identifiable pour plusieurs raisons au travail « du bas » des services, leur travail est pourtant irréductible à celui des employées libre-service qui servent d’étendard à la non-qualification dans les services.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'école et ses stratèges
Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures
Philippe Gombert
2012
Le passage à l'écriture
Mutation culturelle et devenir des savoirs dans une société de l'oralité
Geoffroy A. Dominique Botoyiyê
2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011