Chapitre IV. Devenirs et rapports à l’avenir
p. 89-117
Texte intégral
1La condition professionnelle des employées de vente des grands magasins a été décrite jusqu’ici sous l’angle de leur trajectoire, de leur statut et de leurs conditions d’emploi. Ce chapitre étudie finalement leurs devenirs et rapports à l’avenir. Plus exactement, il s’intéresse aux chances objectives de promotion et aux aspirations à la promotion des jeunes vendeuses maison engagées au Bazar de l’Opéra au début des années 2000 (la promotion la plus linéaire consistant en l’obtention d’un poste de « responsable de vente », RDV). Si elles sont attachées à leur statut d’emploi stable, la plupart d’entre elles ne se projettent pas dans le statut de vendeuse et seule une poignée s’engage dans l’obtention d’une promotion interne par un accès au poste de responsable de vente. Satisfait de leur statut, mais pas toujours de leur travail, elles poursuivent toutefois leur activité, sans envisager de promotion interne ou de changements de position. Cette situation est relativement banale. Elle caractérise de nombreux jeunes travailleurs, parfois relativement diplômés, enfants de la démocratisation scolaire engagés dans un travail comme employé ou ouvrier. Alors que l’on connaît relativement bien aujourd’hui les ressorts et vécus de leur insertion professionnelle (leur stabilisation dans l’emploi), on en sait moins sur leur rapport au travail. Le Bazar de l’Opéra qui, on l’a vu, en emploie plusieurs, constitue un cas d’étude privilégié. En effet, il s’agit d’une grande entreprise du privé, garantissant une relative stabilité de l’emploi. Il permet d’appréhender le rapport que ces jeunes entretiennent avec leur travail et leur condition professionnelle, une fois leur insertion professionnelle faite de manière si non satisfaisante, au moins apaisée1. Cela permettra, plus généralement, d’observer, chez les salariées d’exécution du Bazar de l’Opéra, un fait mis en lumière par les premiers sociologues du travail : le rapport au travail des salariés ne saurait être réduit à sa seule dimension instrumentale. Ce chapitre invite donc à mesurer le rapport que les vendeuses maison et les démonstratrices les plus stables entretiennent avec une position professionnelle relativement haute au sein du monde des employées de commerce. Il le fait en s’attardant sur les jeunes vendeuses rencontrées au cours de l’enquête, celles qui sont récemment entrées dans le magasin et qui sont âgées de moins de trente-cinq ans. Cette définition de la catégorie « jeune » est extensive de manière à inclure des vendeuses légèrement plus âgées que la borne retenue par les catégories d’analyse sociologique (Lefresne, 2003), partageant avec les jeunes vendeuses rencontrées sur le rayon au cours de la période d’observation une intégration dans le magasin comparable. Afin de saisir le devenir et le rapport à l’avenir de ces salariées, revenons sur la position qui constitue pour eux l’horizon le plus proche : celle de manager.
Un accès à l’encadrement de proximité rare et rarement souhaité
2Au Bazar de l’Opéra, l’animation des rayons et des équipes étaient assurée, lors de l’enquête, par des RDV situés immédiatement au-dessus des vendeuses dans les grilles de qualification qui travaillent sous la supervision des responsables de rayon (RDR)2. Les RDV s’apparentent à un encadrement de proximité : ils sont présents sur le « terrain » (c’est-à-dire le rayon, en contact avec les clients, à l’inverse des RDR, souvent « derrière », dans leur bureau ou en réunion, hors de la vue du client, où ils gèrent les marchandises ou organisent les équipes). Sur les rayons, ils partagent de nombreuses tâches avec leurs subordonnés. Ils sont tenus de gérer le quotidien de travail des vendeuses et des démonstratrices (indirectement) : gestion des temps travaillés (pause, contrôle des absences et des retards), soutien dans l’exécution de certaines tâches (notamment celles impliquant des retours de marchandises de la part des clients), formation à la vente, stimulation afin d’atteindre les chiffres de vente convoités. Ces RDV reçoivent un salaire fixe de 1750 euros brut auquel s’ajoutent diverses primes : une prime mensuelle allouée en cas de réalisation de l’objectif de chiffre d’affaires du rayon (allant de 92 euros à 275 euros), une prime trimestrielle allouée en cas de réalisation des objectifs de chiffre d’affaires de l’étage (même valeurs que la précédente), une prime mensuelle en cas de réalisation de leur objectif d’ouverture de cartes de fidélité. La majorité des RDV sont d’anciennes vendeuses promues par le grand magasin. Elles deviennent RDV au sortir d’une formation effectuée sur le terrain, sous la tutelle d’un RDV qui leur confie des tâches de « responsable ». À la fin de leur formation, elles sont promues au rang de RDV (agent de maîtrise) sur un rayon et suivent bien souvent une carrière mobile, changeant régulièrement de rayon (certains RDV changent même de magasin tout en restant à l’intérieur du groupe Bazar de l’Opéra).
3Au Bazar de l’Opéra, la promotion interne demeure une voie privilégiée de recrutement de la hiérarchie3. En formant et sélectionnant des salariées motivées, la promotion interne permettrait de perpétuer un « esprit maison », comme cela a pu être observé chez Décathlon (Dalla Pria et Leroux, 2011). Ces promues ressemblent aux managers auprès desquels Marie Buscatto a enquêté : elles sont issues du rang4, dotées « d’un modeste bagage scolaire », « promus sur des compétences techniques acquises sur le tas » (Buscatto, 2002, p. 74). Certaines sont titulaires d’une formation scolaire « commerce et vente » et considèrent leur passage sous le statut de vendeuse comme un moment d’attente et de formation qui leur a permis de faire leur preuve, c’est le cas d’Émilie, vendeuse maison qui, lorsque je la rencontre en 2007, est sur le point de devenir RDV. Les titulaires d’un BTS commerce rencontrées dans le cadre de l’enquête formulèrent toutes ce souhait. Plus généralement, elles expriment le désir d’obtenir un poste « à responsabilité » comme « commercial » dans une entreprise ou de « management » dans un magasin. L’aspiration à devenir « commercial » et donc s’extraire du monde employé par les « professions intermédiaires », est fréquemment formulée par ces diplômées du commerce. Elle est liée à une spécificité d’un secteur qui donne une large place au récit d’individus « sortis du rang » (dont les plus connus sont les fondateurs des grands magasins). D’autres, sans formation spécifique au commerce, sont récompensées de leur engagement dans le travail par l’accès au poste de RDV. Frédéric, vendeur maison ayant travaillé précédemment comme serveur dans un restaurant est promu RDV après dix années d’ancienneté au Bazar de l’Opéra. Une autre partie du recrutement des RDV se fait chez d’anciens responsables de boutique. C’est le cas de Sabrina, 39 ans, RDV aux Grandes Arcades. Après avoir été vendeuse, puis responsable adjointe et enfin responsable d’une boutique « Benetton », elle est engagée comme RDV sur un rayon important du rez-de-chaussée du magasin. Enfin, quelques responsables sont recrutés parmi les diplômés d’école de management. Ce fut particulièrement le cas au début des années 2000 lors du projet « dynamisation de la force de vente » dans le cadre duquel le statut de RDV fut créé. Le Bazar de l’Opéra pensait trouver chez les jeunes diplômés des individus capables d’assurer la transition d’un esprit de « chefs » à un esprit de « responsable manager ». C’est ainsi qu’Antoine a été recruté aux Grandes Arcades.
4La variété des trajectoires des RDV, promues par le grand magasin ou recrutées à l’extérieur du grand magasin produit une variation dans l’exercice du travail concrètement observé lors de l’enquête et raconté par les vendeuses. Les RDV recrutées « à l’externe » tendent à s’identifier strictement aux fonctions d’encadrement, affichant une proximité avec les RDR. De leur côté, les RDV sorties du rang se positionnent plus près des employées de vente, du fait d’une forme de réciprocité dans le travail et les trajectoires professionnelles. Elles partagent de nombreuses tâches et de nombreuses contraintes dont celles exercées par la clientèle et la « hiérarchie ». Elles partagent aussi une même défiance vis-à-vis des RDR, trop « derrière » selon eux, pas assez confrontée aux réalités du « terrain ». C’est ce qu’indique Halima lors d’une fin de journée de soldes difficile : « tu vois, eux [les RDV] au moins ils mettent la main à la pâte, ils savent comment c’est ». Cette relative proximité, Pauline, Halima, Timothée ou encore Noémie, la voient comme une forme de complicité qui allège le travail. Ils louent l’ambiance du rayon à laquelle contribueraient les RDV5. À l’inverse, Antoine manifeste une relative distance à l’égard de son « équipe » qu’il fréquente depuis plusieurs années. Celle-ci est apparue lors de la négociation de notre entrevue, un rendez-vous sur son temps de pause (une pause étendue à 45 minutes, « exceptionnellement », me dit-il). La manière dont il justifie son absence auprès de son équipe dévoile le rôle qu’il se donne sur le rayon. Lorsqu’il signale son absence temporaire tout en rappelant qu’il demeure joignable, il vouvoie ses vendeurs, ce que je n’ai jamais observé chez les RDV du Bazar de l’Opéra. À l’inverse, au sous-sol du Bazar de l’Opéra, les RDV et les vendeurs manifestaient une forte interconnaissance, se saluant physiquement par une poignée de main ou une embrassade.
5Par ailleurs, les trajectoires variables des RDV produisent également des rapports au travail différents. Ainsi, l’accès au poste de responsable constitue pour certaines une promotion patiemment construite dans le cadre d’un intense investissement dans le travail, une promotion octroyant de nouvelles responsabilités. Pour d’autres, elle intervient à l’issue d’autres expériences d’encadrement, dans d’autres structures commerciales ou à l’issue d’une formation préparant à l’animation commerciale plus qu’au management d’équipes de vente. Travailler comme RDV conduit alors à déléguer à la chaîne de commandement du grand magasin des responsabilités jugées constitutives du travail de « responsable ». C’est le cas d’Antoine. « Passionné » par la gestion des marchandises, par les « coûts » commerciaux (les réussites, la mise en avant de certains produits, etc.), il est légèrement déçu par son travail qu’il estime trop éloigné du pouvoir de décision :
« On n’a pas assez de marge de manœuvre. On n’a pas tous les leviers dans nos mains, c’est-à-dire qu’en grand magasin, dans une grande entreprise, on a beaucoup d’intermédiaires. On n’est pas décisionnaire, on est plus euh… on va dire, on est à la fin de la chaîne de décisions et nos méthodes sont assez imposées. C’est frustrant quand vous vous trouvez en rupture de stock pour un produit… Parce que c’est pas vous qui avez fait les achats. Alors après on a beau en redemander, les budgets sont bloqués… Nan… ouais c’est frustrant »
Antoine, 30 ans, RDV aux Grandes Arcades.
6Il compense ce manque par l’usage d’un vocabulaire de patron : il parle de « son » rayon, de « son » équipe, de « son » chiffre d’affaires. Cette appréciation du poste est largement tributaire de son parcours scolaire dans une école de management.
7Les RDV se plaignent souvent d’un salaire trop bas, d’une charge de travail trop lourde et de l’impossibilité d’être promu. Antoine dit : « C’est sûr qu’on dit plein de belles choses lors de l’embauche mais y a eu rien du tout, ni pour moi, ni pour mes collègues. De promotion on va dire… » La plupart des RDV reconnaissent qu’il leur sera difficile d’obtenir un poste supérieur à celui de RDV. Ce sont souvent des changements de rayon qui tiennent lieu de promotion. Or, lorsqu’ils sont demandés par les RDV elles-mêmes, ces changements ne sont pas facilement consentis par la direction qui ne répond pas toujours favorablement aux souhaits des RDV. Une RDV, âgée de 39 ans, a par exemple dû patienter plus de deux ans pour obtenir un rayon dans le magasin « Homme » du Bazar de l’Opéra au sein duquel elle souhaitait travailler.
8En plus de la difficulté d’obtention de ce statut, de la mobilité peu choisie qu’il suppose et des salaires jugés faibles qu’il procure, le statut de RDV se caractérise par une charge de travail importante. Cet aspect du travail de l’encadrement dans le commerce de détail est connu depuis le témoignage d’un salarié de Carrefour (Philonenko et Guienne, 1997). Une responsable du service caisse du Bazar de l’Opéra exprimait ces mêmes contraintes, en termes d’investissement temporel notamment lorsqu’elle répondait à une cliente qui notait l’étendue des horaires d’ouverture : « le mois de décembre c’est toujours pareil. Vous savez madame, c’est pas le boulot qu’est dur, c’est les heures qu’on fait. Moi je suis là à 9 heures et le soir je quitte pas avant 22 heures. Vous vous rendez compte pour les jeunes, leur mari, elle le voit pas. Bon, moi, vous savez j’ai plus de cinquante ans alors c’est pas grave. Mais les jeunettes… ». De fait, les RDV sont connues pour les « heures » qu’elles font, commençant leur journée à l’ouverture du magasin et la terminant à sa fermeture. Elles passent leur journée « à courir », au téléphone, pour résoudre les problèmes de leurs équipes de vente et des clients, etc. Autant de critiques qu’Antoine reprend lui-même à son compte :
« Très fatigant, il fait chaud, on est debout tout le temps, on est sollicité huit fois à la minute par des clients, des démonstrateurs, des vendeurs. Ça va de “j’ai renversé mon coca par terre” à “je me suis fait voler huit sacs”, enfin bon… “le fax y a plus de papier”. Bref. Des fois on est sollicité pour rien. »
9Pour toutes ces raisons, contrairement à la situation décrite par Yan Dalla Pria et Nathalie Leroux chez Décathlon, le statut de responsable au Bazar de l’Opéra n’est pas « enchanté » aux yeux des vendeurs (Dalla Pria et Leroux, 2011, p. 113) : la promotion interne est de fait rare en même temps qu’elle est rarement souhaitée. Les employées de vente sont nombreuses à insister sur les contraintes du poste, supérieures, selon elles, à ses rétributions. Elles moquent un poste qu’elles n’occuperaient « pour rien au monde ». On retrouve ici une attitude à l’égard de l’encadrement de proximité qui rappelle celle observée dans les centres d’appels :
« Franchement t’es pas payé beaucoup plus, à peine 200 euros, tu passes ton temps dans le magasin, et dès que t’as un souci chez toi on te reproche de faire passer ta vie avant le boulot… enfin voilà ça ne m’intéresse pas »
Noémie, 27 ans, vendeuse maison au Bazar de l’Opéra, BEP comptabilité.
« Les RDV sont sous pression, moi je le vois… ils ne vivent que pour leur travail, il n’y a aucun plaisir à être RDV pour moi, au niveau du magasin. Pour moi y a rien d’intéressant, à part l’expérience pour postuler dans une entreprise qui est gratifiante »
Rosa, 34 ans, vendeuse au Bazar de l’Opéra.
10Au nom de leur salaire6, du contenu de leurs tâches, de la « colonisation » (Linhart et Moutet, 2005) de leur temps personnel par la vie professionnelle, les vendeuses plaignent leurs responsables de vente. Alors que la promotion est difficile à obtenir, les RDV seraient sous la pression conjuguée des salariées et de la direction, « mangés jusqu’à la crinière » pour reprendre une formule de Claudine, vendeuse aux Grandes Arcades âgée de 47 ans. Elles doivent répondre des chiffres de vente, mobiliser leurs équipes pour vendre (des cartes de fidélité notamment). Elles doivent aussi faire passer le message de la direction, mettre en place des dispositifs en gérant parfois leurs contradictions. Cette confrontation des RDV à un idéal difficilement réalisable, décrit avec précision par Marie-Anne Dujarier (2006) est parfaitement observable dans les propos de Margot qui évoque sa hiérarchie en utilisant les termes de « petit chef », de « poste ingrat et bâtard », entre la « chèvre et le chou ». La dimension managériale du poste de RDV conduit souvent les vendeuses à remettre en cause la légitimité de leur hiérarchie. Les vendeuses assimilent toujours leurs RDV à des « premières vendeuses » (ce qu’elles étaient il y a quelques années), attendant d’elles une forme d’exemplarité dans la maîtrise du travail (connaissance des procédures, participation au rangement des rayons en cas de « coup de feu ») et des produits vendus. Elles sont attendues dans un rôle d’experte détenant des savoirs précis. Dans les rayons où les vendeuses se considèrent comme de véritables spécialistes (comme les livres), leur légitimité est véritablement questionnée. Les vendeuses peinent à prendre au « sérieux », pour reprendre un terme de Laurent, des RDV qui passent de rayon en rayon sans que leur goût et leurs compétences devant le produit ne soient pris en compte. Les démonstratrices ont encore plus tendance à dénigrer le statut de RDV. Dans leurs efforts pour s’assurer une autonomie valorisante, d’autant plus lorsqu’elles bénéficient du statut de « responsable de stand », certaines se considèrent comme égales des RDV, à l’image de Mourad, responsable « adjoint » d’un stand :
« Quand tu vois les personnes qui sont actuellement RDV ou RDR, tu te dis qu’il y a un problème quoi. Je ne sais pas comment ils font leur recrutement, comment les gens ont évolué, je sais pas mais euh… Des gens qui parlent à peine anglais, dans un grand magasin, de parler anglais c’est quand même le minimum. Tu te dis attends ces gens-là euh… Finalement c’est presque le même job que le mien sauf qu’ils ne sont même pas en relation avec les fournisseurs. Ils sont juste là pour manager une équipe, voir si la livraison est partie, ou arrivée »
Mourad, 27 ans, licence Staps, démonstrateur au Bazar de l’Opéra.
11Ce désintérêt s’est vu comme confirmé par un évènement survenu lors de l’enquête. Le magasin a alors engagé une seconde « modernisation » de la ligne hiérarchique, après celle du début des années 2000 afin de réformer une organisation du travail jugée trop peu « tournée vers le client ». Cette réorganisation a conduit à la refonte de la ligne hiérarchique et a diminué le taux d’encadrement du magasin. Ce faisant, elle a un effet immédiat sur le rapport à l’avenir des vendeuses maison : elle a objectivé une fermeture de la promotion interne par l’accès à l’encadrement de proximité. Au total, 60 postes d’encadrants de proximité furent supprimés7 et la réorganisation gela les mobilités ascendantes potentielles dans le magasin pour les vendeurs maison. Un rapport d’expertise réalisé à l’occasion de la réorganisation fit apparaître un « sentiment d’isolement des employés […], une déception et une frustration ».
12Cette transformation valide en quelque sorte le constat de l’enfermement dans un statut subalterne que se formulent certaines employées de vente. C’est ce rapport au travail et à l’avenir que les développements suivants cherchent à décrire en présentant successivement, à partir de cas précis, des mobilités professionnelles advenues ou souhaitées et le type de rapport au travail et à sa propre position professionnelle qu’elles produisent. Autrement dit, à travers ces cas singuliers, on cherchera à comprendre le rapport à l’avenir de jeunes appartenant à l’une des fractions la mieux lotie du salariat d’exécution.
Mobilités professionnelles, rapport à l’avenir et au travail
Grégory et Sébastien : la lente prise de distance avec le statut protégé
13Au cours de l’enquête de terrain, aucune promotion interne n’a pu être observée parmi les enquêtées mais de nombreuses aspirations à la promotion interne se sont manifestées. Il en va ainsi de Grégory et Sébastien, tous deux titulaires de formations techniques – dont commerciales – du supérieur. Leurs trajectoires me semblent caractéristiques de celles observées par d’autres vendeuses maison qui se sont investies au Bazar de l’Opéra dans l’espoir d’y obtenir une promotion. En les présentant, je chercherai à comprendre comment et pourquoi les vendeuses maison se démobilisent progressivement dans leur travail. Cette démobilisation est parfois si forte qu’elle nourrit un ressentiment qui écorne le caractère avantageux et le prestige du statut de vendeuse maison en grand magasin.
14Grégory et Sébastien partagent tous deux des attentes spécifiques vis-à-vis du grand magasin lorsqu’ils y sont recrutés. Le statut de RDV apparaît au premier comme conforme à sa formation, et comme un levier de reclassement au second. Pour eux, le statut de vendeur maison est honorable aussi longtemps qu’il ouvre un accès à la promotion. Devant l’impossibilité de cette promotion et devant les transformations dans le travail et l’emploi, l’honorabilité du statut de vendeur maison se dégrade peu à peu. Contrairement à d’autres vendeuses, les diplômées de l’enseignement supérieur en sciences humaines et sociales ou en langues notamment, comme Pauline et Laurent, ils quittent plus souvent leur emploi au Bazar de l’Opéra. Leur choix se porte sur le poste de démonstrateur qui, lorsqu’il leur donne accès à quelques responsabilités, constitue à leurs yeux plus qu’un compromis, une sortie par le haut. En restituant leurs trajectoires, on découvre les ressorts d’un désengagement au travail observés chez d’autres employées de vente, comme Pauline, Sandrine ou Halima, dont on peut faire l’hypothèse qu’il illustre en partie le rapport au travail de nombreux jeunes salariés d’exécution surdiplômés par rapport au poste qu’ils occupent.
15La trajectoire scolaire et professionnelle de Grégory, vendeur maison de vingt-sept ans, titulaire d’un BTS commerce et vente (devenu aujourd’hui « management des unités commerciales ») est significative pour deux raisons. Premièrement, il est entré dans le magasin armé d’une forte motivation et d’un rapport au travail présenté comme positif. Deuxièmement, il représente cette frange des vendeuses titulaires d’un diplôme conforme au poste de vendeuse mais surtout à celui d’encadrant en magasin. Cette qualité le conduit à nourrir des attentes jugées « légitimes » vis-à-vis d’une ascension interne dans le magasin.
16Mes échanges avec Grégory ont pris deux formes. La première est celle d’un entretien pendant lequel il revient sur sa première année dans le magasin, prenant le temps de rappeler les étapes de son parcours. La seconde est l’exercice quotidien du travail lors de mes observations qui m’a conduit à recueillir ses propres impressions et de les voir évoluer pendant près de dix mois (poursuivies de manière plus lâche lors des douze mois suivants). Cette même observation m’a également permis d’observer les regards portés par ses collègues sur sa trajectoire dans l’entreprise, en particulier ceux de Sébastien, dont Grégory est proche. En effet, Grégory travaille comme vendeur maison au sein d’un périmètre comprenant le stand dont Sébastien est le démonstrateur. Ils discutent fréquemment au cours de la journée, de jeux vidéo et de football notamment. Grégory est né dans le sud-est de la France. Son père est ouvrier dans un chantier naval et sa mère femme de ménage. À vingt-deux ans, il termine son BTS force de vente en souhaitant devenir « manager » dans un magasin. Il travaille ensuite quelques mois dans une agence immobilière. Peu à l’aise dans l’agence immobilière, se jugeant trop jeune (« c’est plus un métier que tu fais quand tu as trente ans, parce qu’à vingt ans, la crédibilité, devant les clients… »), il la quitte et travaille deux mois dans un magasin spécialisé dans l’habillement, Zara. Il se plaint alors d’un travail manquant de vente et débordant de manutention et démissionne finalement, au profit d’un emploi comme vendeur dans une boutique de vêtements dans lequel il se familiarise avec une toute autre approche, en phase avec ses attentes : « là, c’était le client, le client, et encore le client ». Il y reste six mois avant d’entrer au Bazar de l’Opéra de Toulon, où me dit-il, il a « toujours voulu travailler ». Il y est embauché sous la forme d’un contrat à durée déterminée de deux semaines, pendant les vacances de Noël. Il obtient par la suite un CDI et prétend très vite à l’encadrement, pour lequel il s’estime particulièrement bien préparé, son BTS faisant foi, et la direction du magasin reconnaît que son diplôme est un « atout ». Au bout d’un an, il se voit confier la responsabilité, informelle (elle ne change rien à son statut), du stand Léton, un stand sans démonstrateur relativement important dans un rayon du magasin. Tout en conservant le statut de vendeur maison, il est convié à certaines réunions avec les acheteurs du Bazar de l’Opéra et dispose d’une relative autonomie dans le réassortiment de la marchandise. Satisfait de son travail de responsable informel, qui marque une avancée vers le statut de RDV, il quitte Toulon deux ans plus tard, fin 2007, pour le Bazar de l’Opéra de Paris. Ses motivations sont diverses. Il souhaite depuis toujours « monter à Paris », là où « il y a le plus d’opportunité, niveau boulot ». Il souhaite aussi profiter du statut de vendeur du Bazar de l’Opéra parisien, magasin « historique », dont il connaît les avantages : « Toulon c’est pas terrible, on est moins bien payé qu’à Paris […]. Y a pas toutes les primes qu’on a ici [à Paris]. » Enfin, il m’explique que sa mutation à Paris lui permet de manifester sa bonne volonté auprès des ressources humaines du Bazar de l’Opéra et pourrait accélérer l’obtention d’un poste de RDV. Car son objectif est précisément d’être promu à ce poste :
« Si j’ai fait un BTS, c’est pas pour rester vendeur, sinon je serais resté au BEP. Je me suis pas retrouvé vendeur par hasard hein… C’est moi qui ai choisi de faire ce boulot, mais dans le but de trouver un poste de responsable de boutique ou de manager au Bazar de l’Opéra…
– Parce que qu’est-ce que tu aurais pu faire en sortant de ton BTS ?
– Des tas d’autres postes… vendeur voiture dans une concession, on m’avait proposé ça. On m’avait proposé de travailler au Crédit Agricole comme conseiller commercial, un tas de postes de commercial. Disons qu’au niveau du salaire c’était beaucoup mieux rémunéré, mais c’est vrai que moi, j’étais plus attiré par le domaine du textile… et c’est vrai que le Bazar de l’Opéra, ça me faisait rêver… »
Grégory, 29 ans, BTS commerce.
17Il le signale d’ailleurs dès son arrivée à la responsable du rayon, Isabelle : « je leur ai bien dit que c’était pour évoluer pour essayer de passer manager ». Il le signale aussi par ses actes en répondant à de nombreuses attentes de la direction. Il prend par exemple soin de son apparence : il se rase le torse, taille sa barbe sous la forme d’un fil courant sur ses joues, présente des chemises toujours repassées et offre aux clients un sourire sans faille. Son arrivée à Paris ne lui apporte aucune augmentation de salaire. Il juge ce dernier insuffisant pour vivre correctement en région parisienne (il loue un appartement à Vitry-sur-Seine) : « c’est simple, je suis payé à peine plus qu’un nouveau ». En dépit des motivations qu’il exprime inlassablement à ses interlocuteurs, il se plaint assez rapidement de son travail sur le rayon, regrettant ses responsabilités passées et déplorant l’absence d’objectifs précis :
« Quand j’étais sur Léton [à Toulon], j’avais mon chiffre à faire, je savais quand j’étais bon, quand j’étais pas bon. Alors c’est vrai que là… j’ai pas d’objectif quantitatif en fait… […] Au début j’ai eu les boules, j’avais l’impression que je servais à rien… »
18Les RDV lui délèguent tout de même quelques responsabilités (l’organisation des pauses déjeuners, quelques retours de marchandises) qui maintiennent à flot sa motivation et l’invitent à penser qu’il est sur la bonne voie de la promotion : « Je suis patient, je sais ce que je vaux. Et ça va venir hein… Et là ils [la hiérarchie] m’ont donné l’événementiel [il s’occupe du merchandising des articles présents de manière temporaire sur le rayon] c’est déjà ça, j’évolue un peu… »
19Mais sa patience s’érode à partir de juin 2008. Il me dit alors : « Y a pas de… de promesses d’évolution. Enfin quand je leur demande, y a pas de promesses quoi. Si, à long terme, ils me disent toujours “oui si tu continues comme ça…” Mais bon, faut savoir quand… » S’il se dit prêt à attendre sa promotion « six mois ou un an », il refuse de stationner durablement sous le statut de vendeur maison. S’il n’obtient pas un poste de RDV, il compte quitter le magasin. Alors qu’il le considérait comme un lieu d’excellence, son attitude à l’égard du Bazar de l’Opéra devient progressivement utilitariste : il voit son passage dans le magasin et sa possible promotion comme une monnaie d’échange « très recherchée » dans le commerce de détail où il espère obtenir un poste de responsable de boutique. Il estime que ces boutiques pourraient lui garantir une activité plus satisfaisante : « Tu peux mieux gérer ton chiffre, tu as moins de monde à gérer, au niveau de tes stocks, de tes commandes, dans une boutique c’est plus facile à gérer alors que là… y a trop de problèmes informatiques, de commandes… trop de hiérarchie au-dessus qui t’empêche de faire ce que tu veux… »
20Lassé d’attendre, il se dit prêt à sacrifier une stabilité de l’emploi offerte par le Bazar de l’Opéra si une opportunité se présente. Mais c’est justement le manque d’opportunité dans un contexte difficile qui le conduit à rester. Il me dit ainsi, alors que de nombreuses marques quittent le magasin et se séparent de leur personnel de vente, « ce n’est vraiment pas le moment de partir là… il va y avoir tous les démos sur le marché [du travail] là ». C’est donc, selon lui, sous la contrainte qu’il reste au Bazar de l’Opéra, au prix d’une démotivation croissante repérée assez rapidement par ses collègues. Sébastien, par exemple, me raconte une des « difficiles » journées passées par Grégory. Cette journée marquait la fin d’une compétition (un « challenge ») mettant en concurrence les RDV dans leur capacité de « fidéliser la clientèle » en lui vendant des cartes de fidélité du magasin. Lors de cette journée, les RDV qui n’avaient pas atteint leur objectif de vente de carte de fidélité dans le mois mobilisaient leurs équipes à cet effet. Cela s’est traduit pour Grégory par la consigne de se « planter à la caisse et de faire des cartes » (c’est-à-dire proposer toute la journée à la clientèle de se souscrire une carte de fidélité du magasin). Sébastien commente ainsi la situation de Grégory : « Il est venu ici pour apprendre des trucs, pour évoluer par rapport à Toulon et on lui dit “bon aujourd’hui tu te mets à la caisse et tu fais des cartes, toute la journée” tu m’étonnes qu’il a les boules… » Fort d’une expérience personnelle similaire (cf. infra), Sébastien dressait déjà ce constat un mois plus tôt, alors que Grégory était arrivé depuis seulement quelques mois : « [Grégory] il va encore se battre un an ou deux et après quand il aura rien vu venir comme moi, comme Kevin, comme Grégoire, comme Timothée [vendeurs ayant observés une trajectoire similaire], blasé ! On lui dira qu’y a pas le “budget” [pour le faire évoluer]… Le refrain quoi… »
21Mais le contexte conduit Grégory à rester dans le magasin, au prix d’une frustration dont je mesurerai l’étendue à l’occasion d’un retour sur le terrain, en juillet 2009. Après l’avoir salué et demandé de ses nouvelles (il vient de changer de rayon), il s’engage aussitôt dans une simulation d’entretien où il joue à la fois l’enquêteur et l’enquêté. Son objectif est apparemment de revenir sur les propos formulés un an auparavant :
« [Grégory, prenant un ton enthousiaste et prenant la posture de l’intervieweur] : Alors vous avez répondu il y a un moment à des questions ? Est-ce que vous maintenez ce que vous avez dit sur le Bazar ?
[Le même, reprenant un ton normal] Alors non, je suis totalement dégoûté. Depuis qu’on est monté au 4e [l’étage où les observations ont été menées, auprès de Grégory notamment, a été reconfiguré. Certaines vendeuses ont été réaffectées sur d’autres étages, cf. infra], je suis démotivé, j’ai envie de partir, et c’est ce que je vais faire d’ailleurs. »
22Il relève ensuite tous ses motifs de mécontentement. Le changement d’étage est venu attiser son désintérêt envers le magasin : peu de clients, des collègues démotivés, une pression accrue de la hiérarchie pour « faire des cartes » de fidélité. Il n’a pas reçu d’augmentation et, malgré « tous les efforts », on lui a retiré une partie de ses responsabilités (dont la valorisation des événements commerciaux au sein du rayon qu’il réalisait auparavant). Il se plaint de son salaire : après quatre années d’ancienneté, 1300 euros avec les primes de « fermeture » à 20 heures et nocturne, 1120 euros sans. En 2009, il me dit clairement ne plus « croire du tout » à sa promotion. S’il reste au Bazar de l’Opéra, c’est au nom du contexte d’emploi défavorable. Pourtant, il attend le « poste de ses rêves » : un emploi de « commercial » où il recevrait un « vrai treizième mois8 », des tickets-restaurants, un salaire net plus important, des primes, un emploi pour lequel il serait plus autonome et plus mobile, où il disposerait d’une « voiture de fonction », d’un « ordinateur de fonction », où il ne travaillerait ni le dimanche, ni le samedi.
23L’observation de son travail m’avait permis de repérer chez lui une véritable rhétorique « professionnelle », prenant à la fois la forme d’un vocabulaire technique lié à la vente en magasin (indice, réassort, performance, etc.) et à son management (probablement forgée lors de sa formation scolaire) et la démonstration ostentatoire d’une rigueur dans l’exercice du travail (du « professionnalisme » selon lui). À l’inverse, lorsque je le revois en 2009, il fait publiquement état de son désintérêt pour le travail. Il me raconte ses « allées et venues » sur les rayons, ses libertés prises par rapport à ses tâches. Comme pour mieux me montrer son attitude de retrait, il me dit « tu vois je m’assois même maintenant » alors qu’il cherchait souvent auparavant à adopter un comportement conforme à ses ambitions, se faisant parfois le relais des RDV auprès des équipes (tentant d’imposer l’horaire des pauses déjeuner par exemple ou critiquant ouvertement le manque travail fourni selon lui par Mourad, un vendeur maison [cf. supra]). Il quitte finalement le magasin en juin 2011, répondant à la proposition d’un de ses collègues de travail : un poste de démonstrateur dans un grand magasin parisien. Il quitte le statut de vendeur maison sans quitter le monde des grands magasins. Il intègre une marque relativement importante dont il connaît la stabilité. Après sa période d’essai, il obtient un CDI comme responsable de stand.
24Il me semble que le chemin qui mène Grégory vers la démotivation et au désengagement vis-à-vis du statut de vendeur maison est caractéristique d’autres parcours d’employées du Bazar de l’Opéra9. Mais son parcours est peut-être plus exemplaire au regard de ses ambitions liminaires et de l’adéquation entre sa formation et le poste recherché. À son arrivée à Paris, Grégory m’en faisait régulièrement part, à l’aide d’un vocabulaire emprunté aux ressources humaines : confiance en soi, ambition, capacité, etc. Lorsque je le rencontrais, il s’adressait à moi comme à un recruteur. Pour lui, il ne faisait aucun doute qu’il parviendrait à obtenir un poste de RDV, et qu’il serait évidemment récompensé de ses qualités. Aussi, les premiers mois, il me parlait de patience. Dans le même temps, il stigmatisait le manque d’ambition de celles dans lesquelles il ne se reconnaissait pas, celles qu’il considérait comme des « employées de grands magasins de base » : des employées ayant fait leur carrière dans le magasin, au même poste, sans évolution. Aussi, sa démotivation et son désengagement du travail, effritant une ambition et une volonté qu’il me présentait comme inébranlable, soulignent la dégradation du rapport au travail de vendeuses qui, pour donner un sens à leur position professionnelle, convoquent de plus en plus les contours de leur statut d’emploi : la stabilité de la grosse entreprise, les petites garanties, rares dans le monde du commerce de détail (prime de fermeture tardive – et primes en général – ). Elles sont moins en mesure de compter sur une qualité de travail valorisante, plus souvent confrontées à un travail difficile (travail de caisse et de manutention en augmentation, réduction des effectifs, pression pour les cartes de fidélité), moins séduites par l’inscription dans un magasin prestigieux. Et le prestige lié au grand magasin ainsi que les avantages propres au Bazar de l’Opéra semblent de moins en moins en mesure de jouer le rôle d’amortisseur et d’outil de revalorisation de soi pour les jeunes vendeuses auprès desquelles j’ai enquêté, au point de pousser certaines, dont Grégory, à « franchir le pas », c’est-à-dire devenir démonstrateur et espérer une nouvelle carrière. Cette expression entendue chez de nombreuses vendeuses maison montre à quel point il leur est difficile de quitter les garanties du grand magasin au profit d’un employeur plus petit, plus fragile mais d’un contenu de travail apparemment plus avantageux.
25La trajectoire de Sébastien, qui le conduit, comme Grégory, du poste de vendeur maison à celui de démonstrateur-responsable renforce notre compréhension des qualités de ces salariées qui « franchissent le pas » et changent de poste dans le grand magasin. Le père de Sébastien est électricien à la mairie d’une grande ville de l’ouest de la France et sa mère aide-soignante. Titulaire d’un BTS en lien avec le monde du spectacle, il rencontre rapidement des difficultés pour trouver un emploi dans sa spécialité. Sous la contrainte financière (un loyer parisien qu’il doit payer avec sa compagne), il obtient un poste de manutentionnaire puis de vendeur en CDD au Bazar de l’Opéra pour la période de Noël puis, quelques mois plus tard, un CDI. Au bout d’un mois, le contrat de son amie diplômée de la même école et de la même spécialité n’est pas renouvelé. Elle quitte le magasin et obtient un emploi dans le secteur du divertissement. Sébastien demeure au Bazar de l’Opéra où il travaille en début de matinée comme manutentionnaire pour installer les marchandises sur les rayons, avant de rejoindre, en fin de matinée, le rayon où il subvient au besoin ponctuel de personnel. Cette seconde « fonction » l’intéresse vivement, d’autant plus que divers échecs rencontrés lors des entretiens d’embauche sur des postes de costumier le conduisent à s’investir dans le travail de vendeur :
« Moi si tu veux, au bout d’un moment ça commençait à me gonfler la manut’ surtout que le job de vendeur ça me plaisait. En plus, j’avais rencontré des vendeurs vraiment cool et tout tu vois. Des démonstrateurs, dont un chez Aigle Azur. Et avec lui, peu à peu, j’ai commencé à apprendre des trucs sur la vente et tout, parce que je connaissais pas du tout ce monde-là. Bon, j’ai toujours été assez sociable, parler aux gens, tout ça. Mais bon, le métier en lui-même, je connaissais pas du tout. Et donc c’est grâce aux démonstrateurs que j’ai pu commencer à m’intéresser aux trucs quoi, et à découvrir des choses. Et comme je t’ai dit, le coup de faire de la manut’, ça commençait vraiment à me gonfler. Donc au bout d’un an, un an et demi, j’ai vu avec une responsable et je suis passé à plein temps classique, je faisais 11 h 30-19 h 30 sur cinq jours quoi. Bon ça se passait bien et tout j’étais plutôt content. »
26Il apprend le métier de vendeur auprès des démonstrateurs. Certains deviennent des amis, dont le démonstrateur « Aigle Azur ». À leurs côtés, il apprend les étapes d’une vente, les clés de la gestion de la marchandise, etc. Il se plaît dans un travail qu’il découvre avec des « pros », notamment Mathias, le démonstrateur qui le précède chez Hurlevent. « Hyper motivé » et désireux d’obtenir une promotion comme responsable, les RDV lui confient quelques responsabilités, les mêmes que celles réservées à Grégory : organisation des heures de déjeuners, « rendus » de marchandise10, merchandising, gestion d’une marque, accès au logiciel de gestion de la marchandise. Comme Grégory ou d’autres vendeuses maison qui en bénéficient, Sébastien voit ces responsabilités comme la reconnaissance de son travail et de sa motivation. Pourtant, il s’interroge rapidement sur la probabilité d’obtenir une promotion :
« En fait, au fur et à mesure ils m’ont laissé faire de plus en plus de choses, sans que je récupère rien. Du coup, ça commençait à me monter. Je faisais les retours, la démarque inconnue11 et le réassort tu vois. Ça ressemble à un boulot de RDV ça non ? Et je suis allé voir Dominique [sa responsable de rayon] pour lui dire que ça allait bien maintenant, et que j’aimerais bien voir venir quelque chose. Alors elle me dit “oui on connaît ta valeur, on sait que tu bosses mais là on n’a vraiment pas le budget donc patiente encore un peu”. »
27Au bout de plusieurs mois d’attente, il démissionne. Il a obtenu un CDI dans une boutique parisienne. Son départ est motivé par l’espoir d’obtenir rapidement le statut de « responsable adjoint de boutique », puis de « responsable de boutique ». L’un des rouages de cette démobilisation qui va, pour Sébastien, jusqu’à la démission, est donc l’impression de ne pas être reconnu dans son travail, de ne pas être valorisé pour les efforts consentis. Mais la démission de Sébastien n’est pas une décision qu’il prend à la légère : en quittant le magasin, il fait le deuil d’ambitions qui lui semblaient à portée de main :
« Je démissionne. Mais en vérité le jour où je monte au sixième avec ma lettre de démission, c’est vrai que je suis pas bien… J’ai une vieille boule au ventre… Je suis vraiment stressé. Mais je partais chez [la boutique]. Mais le fait de monter les escaliers, de prendre l’ascenseur doré [des ascenseurs connus des employées pour leur beauté d’abord – doré à l’extérieur et à l’intérieur, et pour leurs destination ensuite – ils mènent aux ressources humaines et à la direction du magasin] avec ma lettre de démission… vraiment la boule [il indique son ventre]. »
28Mais sa démission lui permet d’accéder aux responsabilités qu’il attendait depuis plusieurs mois. Chez Sébastien, l’attachement au Bazar de l’Opéra est important mais il ne suffit pas pour qu’il se satisfasse du statut de vendeur maison, poste envers lequel il éprouve de l’agacement. Il dénonce l’insuffisance du salaire, l’autonomie dans le travail trop faible par rapport à celle des démonstratrices dont il envie manifestement la position professionnelle. Quelques éléments dans sa trajectoire sociale et professionnelle permettent de comprendre ce refus de rester vendeur maison. Sa compagne, d’abord, l’invite à une trajectoire ascendante : entrée en bas de la hiérarchie dans le secteur du divertissement, elle est devenue responsable d’un service dans une grande structure du divertissement. Son entrée dans le métier était également façonnée par l’idée de la promotion. Titulaire d’un diplôme de niveau bac plus deux, dans la même spécialité que sa compagne, il ne se voyait pas « rester vendeur ». Enfin, sa conception du métier de vendeur ne tolère pas le manque d’autonomie. Pour lui, la vente est autant un travail de gestion qu’un travail de « contact ». Cela tient largement à une socialisation au métier qu’il a effectué auprès des démonstratrices plutôt qu’auprès des vendeuses maison. Lorsqu’il revient sur ses premiers pas dans la vente et son intérêt pour le poste, il évoque bien sûr le « client », mais après avoir évoqué la gestion de la marchandise. Or, en travaillant dans la boutique, il rencontre cette idée de la vente en magasin, notamment lorsqu’il est nommé responsable adjoint. Pourtant, au bout de quelques mois, il rencontre aussi la contrainte du chiffre, peu prégnante lorsqu’il était vendeur maison. Rapidement, les chiffres de vente ne sont pas à la hauteur des attentes. Sébastien ressent une dégradation dans l’« ambiance » au sein de la boutique et craint de perdre son emploi. Les mauvais chiffres ont de fait des conséquences sur son statut : il se dit « baladé » d’une boutique à une autre, au gré des aléas commerciaux et change fréquemment de lieu de travail. Lors de chaque changement, il est privé d’une responsabilité. Le récit de cette période fait état de la fragilité de la position des vendeuses en boutique et de leurs responsables. Il fait également état de l’isolement de ce même personnel dans un contexte de petites entreprises, faiblement syndiquées. Sentant le vent tourner, il se renseigne auprès de ses anciens collègues du Bazar de l’Opéra. Et c’est l’un d’entre eux, Mathias, qui lui signale une place de démonstrateur à prendre (la sienne). Ce dernier quitte Hurlevent pour s’installer avec sa femme qui ouvre une boutique de vêtements dans l’ouest de la France. Sur les recommandations de Mathias, Sébastien obtient le poste. Il revient donc au Bazar de l’Opéra comme démonstrateur « responsable de stand », un statut plus conforme à ses attentes initiales, dans un cadre qu’il valorise :
« Avec le recul aujourd’hui je me dis que j’ai bien fait… Je me dis que j’ai bien fait parce que j’aurais pas pu évoluer. Quand je suis revenu un an après, quand j’ai vu que le truc avait pas bougé d’un pouce tu vois. »
29En constatant que rien n’avait « bougé d’un pouce », il réalise que s’il était resté au Bazar de l’Opéra, lui aussi n’aurait pas bougé d’un pouce. Licencié en 2009 de chez Hurlevent, il est engagé chez Léton aux Grandes Arcades comme démonstrateur responsable du stand où il accède, au bout de quelques mois, au statut de « cadre ». En 2012, il travaille pour cette même marque aux Halles de Paris. Il reçoit un salaire « fixe » de 1800 euros et des primes s’il réalise ses objectifs.
30Les trajectoires de Grégory et Sébastien sont relativement rares. De nombreuses vendeuses maison disent être tentées par le départ, par l’idée de devenir démonstratrice, au nom d’un agacement devant le travail quotidien similaire à celui de Grégory et Sébastien. Cette tentation est nourrie par la comparaison des niveaux de salaire homogènes et peu évolutifs des vendeuses maison avec les niveaux de salaire des démonstratrices allant d’un niveau proche du leur à un niveau double du leur. C’est ce que constatait Geoffroy en juillet 2012, au moment d’intégrer un nouveau rayon : « certaines des démonstratrices là [au rayon montres], elles gagnent 2500 euros, deux fois ce que je gagne ! ». Néanmoins, en dépit de cette tentation, les vendeuses qui franchissent le pas sont peu nombreuses. Ce sont les plus dotées en ressources scolaires et les plus confiantes vis-à-vis de leurs qualités qui se lancent. La confiance, chez Grégory et Sébastien vient autant de leur formation scolaire que de la fréquentation de leurs conjointes, toutes deux « responsables » de proximité, qui, disent-ils, les « tirent vers le haut ». Mais en dépit de leur atypisme, ces trajectoires mettent au jour un élément important : le statut de vendeuse maison, aussi stable soit-il, ne remplit pas les attentes d’une catégorie du personnel qui aspire à plus de « responsabilités ». On le verra, cela tient à des transformations du travail conduisant à une raréfaction des tâches jugées valorisantes mais aussi, comme cela a été expliqué ici, à la raréfaction des chances de promotion. Ces quelques éléments dessinent l’altération de la valeur de la condition professionnelle de vendeuse en grand magasin. Les trajectoires de Sébastien et de Grégory montrent qu’être vendeur au Bazar de l’Opéra, c’est bien occuper un petit métier dans un grand magasin. Tous deux préfèrent à la stabilité du « fonctionnaire » (stabilité qu’ils recherchent par ailleurs en ne prospectant que dans des « grosses boîtes »), la grandeur du démonstrateur, un « professionnel de la vente ». Chez Léton, Sébastien jouit d’une relative stabilité, d’un salaire qu’il juge confortable (un peu moins de 2000 euros) au sein d’une « grande marque » et d’un statut proche des professions intermédiaires12. Comme Grégory, il continue de travailler dans les grands magasins. Il ne se voit d’ailleurs pas autrement que comme un « vendeur grand magasin ». Il a des responsabilités devant la marchandise mais aussi devant les deux collègues à « temps partiel » qui travaillent avec lui. À terme, il compte même sur une promotion comme animateur de réseau. Grégory et Sébastien incarnent cette fraction aristocratique de vendeur qui profite des deux grandeurs d’un petit métier : une honorabilité liée au grand magasin (déjà décrite ici) et à la marque qu’il représente, une grandeur liée au travail effectué.
Conséquences de la fermeture de la promotion sur le rapport au travail
31Si elles partagent le constat et certaines désillusions de Grégory et Sébastien, la plupart des jeunes vendeuses maison rencontrées continuent de faire leur travail et de trouver du réconfort dans des conditions d’emploi jugées favorables. Mais que devient le rapport au travail de ces jeunes employées souvent titulaires de diplômes de premier cycle de l’université ou de diplômes de l’enseignement général, technique ou professionnel, une fois leur stabilisation dans l’emploi assuré et l’absence de promotion possible constatée ?
32Même si elles sont nombreuses à souhaiter quitter le magasin et leur emploi, les vendeuses les plus diplômées (disposant d’un diplôme du supérieur) restent dans le magasin plus longtemps qu’elles le désirent. La conjoncture économique et leur propre situation économique et sociale (loyer, ressources financières, etc.) rendent l’abandon d’un emploi stable coûteux. Après plusieurs années comme vendeuses, elles ne se font pas d’illusion sur la rentabilité de leur diplôme (un Deug d’anglais ou d’espagnol, une maîtrise de portugais, un BTS merchandising). En revanche, comme le montrent les travaux de Vincent Chabault et William Gasparini, leur formation universitaire, lorsqu’elle correspond au type de produit vendu (les articles de sport pour les diplômés en Staps, les produits culturels pour les diplômés du supérieur en sciences humaines et sociales), favorise une inscription durable dans l’emploi (Chabault, 2007 ; Gasparini et Pichot, 2005). Sans être en mesure de faire une analyse exhaustive du rapport au travail de ces jeunes relativement diplômés, j’établis ci-dessous quelques constats à partir des données recueillies sur une relativement longue période. Ces constats pourraient éclairer, il me semble, l’ordinaire du travail des jeunes salariés d’exécution des services, notamment les ressorts de leur investissement au travail et, plus généralement, de leur intégration professionnelle (Paugam, 2000).
33Les diplômées de l’enseignement supérieur s’estiment « enfermées » dans un travail de plus en plus routinier ne mobilisant que trop peu ce qu’elles considèrent comme leurs qualités personnelles. Cette rhétorique de l’enfermement apparaît chez Laurent, Pauline, Halima et Timothée. Tous les quatre regrettent de ne plus « apprendre » et d’être confrontés à une routine aliénante. Halima et Pauline me diront ainsi craindre la perte de leurs connaissances, comme si le travail venait altérer leur capital culturel.
34Halima, d’origine tunisienne, est titulaire d’un diplôme de niveau Bac plus deux dans le merchandising qu’elle a obtenu en Tunisie. Elle quitte la Tunisie pour la France afin de compléter sa formation dans une « grande école » mais ne parvient pas à s’y inscrire. Après une succession de petits emplois, elle entre au Bazar de l’Opéra comme vendeuse maison grâce à l’aide d’une salariée des ressources humaines du Bazar de l’Opéra pour laquelle elle fait du baby-sitting. Cette dernière aurait « placé » son CV « en haut de la pile ». Dans sa lettre de motivation, Halima postule au poste de merchandiser tout en indiquant également son intention d’accepter un poste de vendeuse si aucun poste de merchandiser n’était libre. Ses parents qui l’ont aidée financièrement pendant plusieurs années ont décidé de lui « couper les vivres ». Si elle est prête à accepter le poste de vendeuse, c’est notamment au nom de cette contrainte financière. Elle obtient un emploi en contrat à durée déterminée (CDD) à temps complet pour la période des soldes et travaille comme vendeuse. Plusieurs CDD se succèdent avant qu’elle obtienne un contrat à durée indéterminée. À ses yeux, son emploi de vendeuse est un « tremplin ». Elle compte obtenir une promotion comme merchandiser, poste qui correspond le mieux à sa formation et qui lui a été présenté comme conforme à ses qualifications :
« À l’entretien ça s’est super bien passé, il y avait une dame… en fait qui s’occupait de… responsable pour le recrutement pour tout ce qui est décoration et tout. Elle m’a dit que mon CV était super intéressant. Parce qu’avec ma formation j’avais fait des petites formations à côté, courtes, avec mon ancien travail, avec mon école. On me demandait en fait, de faire des stages donc j’avais des petites formations à droite à gauche. Donc elle m’a dit qu’il n’y avait pas de place, qu’il fallait attendre »
Halima, 29 ans, vendeuse maison au Bazar de l’Opéra, BTS merchandising.
35C’est donc avec quelques certitudes qu’elle débute au Bazar de l’Opéra, engagée auprès de sa hiérarchie pour faire état de son savoir-faire et de sa motivation. Elle compte d’ailleurs parmi les vendeuses maison les plus actives, avec Pauline. Elle travaille avec Timothée, vendeur maison qui attend, lui aussi, un poste de merchandiser. Mais ses certitudes s’érodent progressivement. Comme Timothée, elle prend conscience de la rareté des postes et découvre qu’ils sont souvent réservés à des salariés recrutés à l’extérieur du magasin et titulaires de diplôme d’école de graphisme, voire de designer dit-elle. Son travail de vendeuse, qu’elle disait effectuer avec plaisir et pour lequel elle démontrait une réelle motivation, lui « pèse » de plus en plus. En 2009, quatre ans après son entrée dans le magasin, elle fait état de sa démotivation dans des termes particulièrement éloquents :
« En fait je pense reprendre une formation, si je n’arrive pas à évoluer au Bazar. Parce que j’ai l’impression que mon cerveau se vide, il y a plein de trucs qui sortent, mais rien ne rentre… Je fais un truc euh… systématique tous les jours pareils. J’apprends plus, je stagne.
– Tu voudrais faire une formation ?
– Je me suis renseignée pour une école, Olivier De Serres [École nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d’art]. Je suis rentrée là-bas, je me suis dit “ouah c’est trop ce que je veux faire”. Bon par contre je suis déconnectée par rapport à ce que j’ai fait avant mais…
– T’as quel âge maintenant ?
– J’ai vingt-neuf, presque trente. C’est chaud hein… Et là j’ai l’impression que j’ai perdu beaucoup hein. J’ai perdu déjà confiance en moi. Je ne sais pas si euh… Je réussirai cette école, on verra.
– Qu’est-ce que tu pourrais faire comme formation parce que tu as déjà le diplôme de merchandiser en fait ?
– En fait, à Olivier De Serres je peux faire deux ans de designer. Puisque maintenant ils [les ressources humaines du Bazar de l’Opéra] cherchent des designers. Mais c’est un truc qui me plaît beaucoup par contre. Ça va être dur. Je ne sais pas si je vais être acceptée par rapport à mon dossier…
– Sinon au Bazar, tu as abandonné ou tu continues à…
– [Elle m’interrompt] En fait j’ai dit, je ne veux plus faire de vente. Je veux plus être sur le terrain, je sature. Parce que j’apprends plus et ça devient répétitif et je ne suis plus motivée. »
36Lorsque je revois Halima en juillet 2012, elle travaille toujours au Bazar de l’Opéra. Elle n’a pas pu obtenir sa formation à Olivier De Serres mais « s’est bougé » : elle a « posé une année sabbatique » au cours de laquelle elle a tenté d’obtenir un poste de merchandiser en Belgique. « Ça a foiré, me dit-elle avec déception, j’ai vu le mec et tout, j’allais commencer et signer mon contrat et puis du jour au lendemain, paf, il répond plus au téléphone. » Elle revient alors au Bazar de l’Opéra, « plus démotivée que jamais » vis-à-vis de son travail. Ses motivations pour obtenir un poste de RDV et de merchandiser se sont également éteintes. Pourtant, le magasin lui a promis une formation de deux jours auprès des merchandisers. Mais elle ne se fait pas d’illusion car « Timothée aussi l’a faite cette formation, et ça a jamais rien donné ». Elle me répète sa « perte de confiance » en elle, son impression de « végéter » et cette « routine » qu’elle cite à quatre reprises au cours de notre échange. Si elle reste, c’est au nom de la sécurité de l’emploi garantie par le magasin et par la nécessité d’honorer les mêmes engagements qu’elle citait déjà en 2009 :
« J’ai d’autres trucs derrière, d’autres obligations qui font que j’ai peur de quitter ce boulot [la crainte de devoir retourner en Tunisie notamment]. J’ai peur de quitter ce boulot et de perdre mon salaire, même s’il est pas gros. J’ai peur du changement.
– Et ton copain il est en CDI ?
– Oui en CDI, il est super bien payé. Il a un super boulot. Il fabrique des bijoux. Sur commande et tout. Mais on a un mode de vie euh… On partage tout, donc je ne peux pas me pointer chez nous sans boulot. Et on a un mode de vie un petit peu je crois euh… plus que nos moyens en fait. On a trop de dépenses, trop de charges… voilà. Une belle voiture, un grand appart’, on veut partir en vacances souvent, sortir, s’acheter tout euh… »
37La situation de Pauline trois ans après son entrée dans le magasin rappelle en de nombreux points celle d’Halima. En entrant au Bazar de l’Opéra, à temps complet, en CDI, Pauline met un terme à une succession de petits boulots (baby-sitting, centre d’appels, vente). Même si elle donne à son travail un crédit très limité (elle parle d’un « minimum »), elle l’estime intéressant et trouve dans l’accueil des clients, en particulier de la clientèle étrangère, des sources d’intérêts notables. Le poste de RDV lui paraît à sa portée et elle manifeste son souhait d’obtenir une promotion aussi bien verbalement que matériellement en s’engageant dans son travail avec une intensité comparable à celle dont témoigne Halima. Son souhait d’obtenir une promotion se nourrit de motivations financières : elle est propriétaire d’un appartement à Paris, acheté grâce à une avance sur héritage de ses parents commerçants (elle est fille unique) et elle peine à honorer ses mensualités et ses charges avec son salaire de vendeuse au Bazar de l’Opéra. Mais ses motivations sont aussi d’un autre ordre. Lorsque je la vois pour un entretien un an après l’avoir quittée sur le rayon, elle commence par se plaindre de son travail. Comme Halima, elle regrette la monotonie et le fait de ne plus « rien apprendre » :
« Y a plein de jours où j’arrive, je déprime, et je déprime avant de partir et je me dis ah lala… Tu sais, c’est vraiment la routine, Et je sais que je vais rien apprendre, et je sais que je vais me faire chier, je sais que je vais me dire vivement vingt-heures »
Pauline, 29 ans, vendeuse maison au Bazar de l’Opéra, Deug d’anglais.
38Lors d’une autre rencontre, elle me dira « végéter ». Un changement de rayon constituera, comme pour Halima et Grégory, le sommet de son désengagement :
« Dans ce rayon, j’en branle pas une. Je fais un peu le réassort mais je suis pas tous les jours-là à regarder ce qui manque, avec mon carnet, il manque telle taille, telle taille. Et Grégory, c’est pareil hein. »
39Un énième changement de rayon lui permet de retrouver de l’intérêt pour son travail. Elle se voit confier, avec Grégory, avant que celui-ci ne décide de quitter le magasin, la gestion d’un stand. Ici, son travail retrouve du sens, elle participe à la gestion de la marchandise et se sent concernée par les produits. Mais elle voit ce rebondissement comme une satisfaction temporaire dont elle ne saurait se satisfaire. Elle précise que son « ré » engagement au travail ne doit pas être interprété comme un goût retrouvé pour la vente et comme le témoin d’une envie de devenir RDV (la fermeture objective de la promotion évoquée ci-dessus aidant). À ses yeux, ce changement de rayon lui permet simplement de s’arranger de sa condition avec plus de réussite que si elle vendait des produits qu’elle juge peu intéressants dans des conditions de faible autonomie.
« On [elle-même, Grégory et Kevin, un autre vendeur maison] a fait plein de trucs entreprenants, genre, on est toujours en avance par rapport à ce que nos responsables vont nous dire. Et du coup, ils nous laissent vachement autonomes. Moi, hier, j’ai passé la journée sans voir de responsable, sauf à huit heures moins le quart où je lui ai sauté dessus. Je lui ai dit, “voilà j’ai fait ça ça ça, je laisse aux garçons ça ça ça” et voilà. Et donc elle me dit, “très bien”.
– Et avec ça tu espères… [elle m’interrompt].
– J’espère rien du tout. J’espère juste qu’il faut que je fasse un bilan de compétences et qu’après je fasse mon Fongecif. Donc voilà, j’ai donné ici… J’attends plus rien du tout ici. Et de toute façon j’en ai marre du monde de la vente. Je veux même pas être responsable, si c’est pour gagner 2000 euros pour faire 500 heures par semaine et me taper toute la pression. La hiérarchie sur le dos… ça m’intéresse pas. »
40Comme d’autres vendeuses maison, Pauline brandit la formation comme un droit de sortie. C’est par exemple une formation dans la menuiserie, qui permet à Sandrine de quitter les Grandes Arcades et son travail :
« Alors, le Fongecif, il marche super bien aux Grandes Arcades ! Parce qu’il y a beaucoup de gens qui sont mécontents, alors y en a plein qui veulent en faire un. C’est le maître mot dans les grands magasins ! Moi, je commence une formation menuisier ébéniste en janvier, pour pouvoir faire une spécialisation en décoration intérieure et après j’aimerais créer un petit site Internet de déco. Travailler à mon compte »
Sandrine, 32 ans, niveau Deug d’espagnol, vendeuse maison aux Grandes Arcades.
41Chez ces jeunes diplômées du supérieur, l’idée du départ structure le rapport au travail. Lors de mes retours sur le terrain, ces vendeuses titulaires d’une formation du supérieur en langues ou en sciences humaines et sociales, me répètent qu’elles ne sont que des oiseaux de passage et m’exposent, avant toute autre chose, leurs « pistes » de recherche d’emploi : un secteur d’activité envisagé, un « plan » conseillé par une connaissance, une « reprise d’études » ou une formation, un bilan de compétence, etc. Si ces souhaits ne sont pas souvent réalisés, la perspective de quitter un jour le magasin demeure un projet indiscuté et un horizon désiré. Cette présentation de soi comme passager temporaire va de pair avec le dénigrement des « anciennes » vendeuses maison, celles qui semblent se « contenter » de leur condition professionnelle. Ces deux positions publiquement défendues, qui dévoilent une partie de leur rapport au travail, découlent d’un agacement devant un travail qui devient de plus en plus routinier tout en octroyant de moins en moins d’espaces d’autonomie, on y reviendra.
42Mais les véritables sorties du grand magasin sont relativement rares, si l’on en croit les trajectoires observées chez les vendeuses du rayon. La sécurité de l’emploi continue de fournir des armes contre le départ. Noémie, Axel, Halima, Pauline, tous témoignent de ce que Serge Paugam nomme une intégration laborieuse (Paugam, 2000) : un rapport au travail dégradé par l’usure du temps et par les diverses transformations du travail exposées dans ce livre, mais un rapport à l’emploi satisfaisant. L’emploi est jugé d’autant plus satisfaisant qu’il s’exerce dans un secteur connu pour produire de la précarité, dans un contexte d’effritement de la condition salariale (Castel, 1995) et d’automatisation des activités de services (faisant craindre la disparition de nombreux emplois).
Une valorisation des sociabilités de travail
43On le voit au Bazar de l’Opéra, et ce constat s’ajoute à bien d’autres, s’intéresser au rapport que les jeunes entretiennent avec leur travail conduit souvent à analyser leur rapport à l’emploi. Certaines vendeuses maison les plus diplômées, engagées dans un secteur faiblement qualifié, sont dans une situation de désenchantement vis-à-vis de leur position professionnelle. Ce désajustement entre leurs aspirations et leurs positions professionnelles a pour conséquence, depuis les années 1970, période où la thèse d’une « allergie au travail » des jeunes se diffuse dans la société, une distanciation par rapport à la tâche, un dégoût de l’activité, un désengagement du travail, « un sentiment de disqualification […] qui va engendrer déceptions et désillusions » (Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger, 2001, p. 184). Ce désajustement est compensé par une stabilité professionnelle garantie par le grand magasin qui invite ses travailleuses à s’y attacher. Néanmoins, résumer le rapport au travail des vendeuses du Bazar de l’Opéra à sa seule dimension instrumentale, c’est passer sous silence tout un ensemble d’éléments qui aident les salariées à « faire » leur travail. L’un de ces éléments, en plus de la valorisation de la relation avec les clients (cf. chapitre vii), est, pour reprendre les termes des enquêtées, « l’ambiance », c’est-à-dire le résultat d’un ensemble de pratiques plus ou moins ritualisées et de relations interpersonnelles nouées sur la scène de travail, et se prolongeant parfois en dehors du travail, qui transforment le collectif en ressource. Certaines de ces pratiques sont officielles. Elles ont été instaurées par la direction du magasin. D’autres sont officieuses. Elles ont été « braconnées » (Bouvier, 1989, p. 69) collectivement sur le lieu de travail par les salariées et sont plus ou moins tolérées par la direction.
44Les pratiques braconnées sont permises par quelques spécificités du travail en grand magasin. En effet, dans ces magasins, les vendeuses échappent à une sectorisation du travail pratiquée dans les chaînes de magasin (une heure de caisse, deux heures de cabine, etc.). Au Bazar de l’Opéra, les vendeuses effectuent des tâches exigeant une mobilité et nourrissant des échanges répétés entre collègues (aller chercher un prix, aller en réserve, récupérer un article essayé par un client en dehors du rayon et laissé en cabine, etc.). Elles profitent de ces moments pour discuter les unes avec les autres. La proximité des stands leur permet également de se rapprocher au cours de la journée pour converser lorsque la situation le permet : en l’absence des clients (sans que cela ne constitue une condition nécessaire) ou de la hiérarchie. Lorsqu’on les réinscrit dans une trajectoire professionnelle et dans une trajectoire à l’intérieur de l’entreprise, ces pratiques apparaissent comme l’indice d’un désengagement, d’un réajustement de l’investissement au travail aux gains estimés. Mais elles sont aussi la source, chez les vendeuses les plus désabusées, d’une forme de réconciliation avec leur position professionnelle.
45Ce braconnage collectif produit une intense sociabilité sur les rayons, à la différence de la situation rencontrée par les caissières de la grande distribution pour lesquelles plusieurs enquêtes font état de l’atomisation des collectifs de travail en raison d’une discontinuité des emplois du temps et de la rotation rapide des salariées (Benquet, 2011). Au Bazar de l’Opéra, les salariées se connaissent, déjeunent ensemble à la cantine, prennent, lorsqu’elles le peuvent, leurs pauses ensemble. Si ce n’est pas avec une collègue du rayon, c’est avec une autre collègue travaillant sur un autre étage. Le collectif permet aussi quelques arrangements : vendeuses maison et démonstratrices se remplacent les unes les autres lorsqu’une possibilité se présente (la pause d’un responsable ou une réunion). Il suffit de demander à une collègue de « jeter un coup d’œil » sur le stand.
46Profitant du flou qui entoure le statut des démonstratrices et la capacité des RDV de leur donner des ordres, les démonstratrices s’octroient souvent quelques minutes de pause supplémentaires (deux minutes pour une cigarette, dix minutes pour le déjeuner13). Les employées de vente s’arrangent ces moments qui compensent, par la réappropriation d’un temps personnel, la sujétion imprimée par la nécessaire disponibilité temporelle attendue par l’employeur. Devant ces petits arrangements avec la règle, on observe une différence entre personnel de vente et personnel de caisse : ce dernier doit « fermer la caisse » avant de partir en pause et l’« ouvrir » à son retour, procédures éditant deux tickets de caisse où apparaissent l’heure de départ et l’heure d’arrivée en pause que le responsable de caisse recueille dans une enveloppe à la fin de la journée. Les vendeuses des grands magasins ne sont pas soumises à ce type de contrainte, même si elles sont surveillées par l’encadrement qui ne manque pas de leur rappeler leur dépassement. Les vendeuses ont bien conscience qu’elles doivent ces arrangements au type de magasin dans lequel elles travaillent. Celles qui ont fait l’expérience d’un travail en boutique, imposant un contrôle hiérarchique si étroit qu’il laisse moins facilement échapper ce contournement de la règle, le rappellent fréquemment.
47Cette sociabilité est décuplée par certaines qualités du personnel : les vendeuses sont jeunes et l’on connaît le rôle joué par cette qualité dans l’intensité de la sociabilité au travail (Burnod, Carton et Pinto, 2000), ont été recrutées au même moment sur le même étage, partagent une origine sociale proche. Cela est d’ailleurs confirmé par le regret des employées qui, lors de la refonte de l’étage sur lequel elles travaillaient, ont été réaffectées en divers endroits du magasin. La plupart voulaient être affectées au quatrième étage, avec leurs collègues pour retrouver « l’ambiance ». Axel qui n’a pas vu son souhait réalisé, regrette « l’atmosphère » du rayon qu’il a quitté.
48L’ambiance est entretenue par le grand magasin grâce à diverses manifestations officielles : des pots de début de soldes, des fêtes organisées à la suite d’un succès commercial14, etc. Les RDV et RDR du rayon organisent, par exemple, un petit-déjeuner pour l’ouverture des soldes lorsque le magasin ouvre ses portes à huit heures du matin. Le personnel qui « ouvre » est convié dans le bureau du RDR, par vagues successives, à venir manger quelques viennoiseries et boire un café (« du vrai, pas celui de la machine » note Sébastien à l’occasion de l’un de ces petits-déjeuners) ou un jus de fruit. D’autres « pots » ont lieu, pour célébrer la fin des soldes. Voici les notes de terrain prises au sortir d’un pot organisé à treize heures par les RDV du rayon. Si ces événements permettent au grand magasin de mettre en scène la cohésion d’une « équipe », ils permettent aussi, aux yeux des vendeuses, d’entretenir une « ambiance » de rayon :
« À 14 h, comme prévu, l’équipe déjeune dans la salle de réunion. L’ambiance est conviviale, l’alcool émousse quelques collègues, les “filles surtout” selon Abdel, “parce qu’elles ne boivent pas souvent”. Les rires fusent et des conflits qui empoisonnent ordinairement certaines relations interpersonnelles semblent mis entre parenthèses, dont celui opposant Abdel et Isabelle, la RDR. Même Sébastien, plein d’ironie à l’égard de ce genre d’événements suite à son passé de vendeur maison, joue le jeu et participe à la bonne ambiance. Lorsque j’arrive dans la salle, quelques minutes avant mon embauche, il me lance “allez va au boulot toi”. Il joue au “petit patron”. Succès assuré dans la salle. Je remarque qu’Abdel est en costume, alors qu’il vient la plupart du temps en jean et en chemise. “Je voulais marquer le coup” dit-il. En le voyant, tout le monde y va de sa petite remarque. Isabelle lui dit par exemple “aujourd’hui c’est toi le patron”. Tout le monde rit, même Abdel »
Journal de terrain.
49La hiérarchie utilise d’autres outils pour enrichir cette sociabilité. Lors des soldes, par exemple, le directeur de département, a utilisé le levier de la performance commerciale pour nourrir la « vie de rayon ». Lorsque l’objectif de chiffre d’affaires de la journée était réalisé et dépassé, le directeur du département demandait au « DJ » du sous-sol (un salarié chargé de la musique du sous-sol), de diffuser une chanson de Dalida (Mourir sur scène). Alors, d’une manière tout à fait théâtrale, la musique habituelle s’arrêtait, lentement, pour laisser la place à la chanson de Dalida. Celle-ci commence par une lente introduction, progressivement couverte par la voix de Dalida et par le rythme de la musique. En l’entendant, des vendeuses maisons se réjouissaient alors d’une tape dans les mains et de sourires complices. Les quelques notes de début de cette chanson provoquaient une douce rumeur sur le rayon, comme l’expression bruyante d’un plaisir éprouvé devant le travail accompli. Peut-être l’enthousiasme était-il feint. Peut-être n’y avait-il dans les regards et les gestes enthousiastes qu’un effort pour respecter les consignes de l’encadrement. Mais sur le rayon, cette petite particularité créait de fait une sociabilité singulière.
50La sociabilité observée sur le rayon constitue une ressource permettant aux vendeuses dont le rapport au travail est dégradé de s’échapper partiellement du travail. En valorisant « l’ambiance », les vendeuses et les démonstratrices semblent évacuer les pesanteurs de leur condition professionnelle. Elles opèrent, avec leurs collègues, un repli sur les coulisses du magasin, sur les lieux qui échappent à la pression de la hiérarchie et des clients et un repli sur les collègues au point de se constituer un espace propre dans lequel le client n’est qu’un aspect secondaire, accessoire. Son importance apparaît avec acuité dans les propos d’Halima qui se réjouissait, véritablement, du retour de Timothée et de Marie sur son rayon. Enfin, elle va pouvoir « passer du bon temps » me dit-elle.
51Toutefois, l’hétérogénéité du personnel du point de vue des trajectoires scolaires et sociales conduit à la cohabitation d’employées diverses sous de nombreux aspects. Or, cette cohabitation nourrit parfois, chez certaines vendeuses, ici les plus diplômées, une forme de prise de distance à l’égard des moins diplômées présentant des dispositions culturelles différentes. À ce sujet, l’enquête permet de dresser le constat suivant : il existe une forme de mépris produit par la cohabitation, dans un univers professionnel, de jeunes travailleuses aux caractéristiques sociales éloignées15. Je l’ai particulièrement mesuré chez Pauline titulaire d’un Deug d’anglais, dont les parents sont commerçants, qui me dit être gênée lorsque son RDV vient l’aider et prend la parole devant ses clients. Dans la prise de parole de son chef, Pauline repère des erreurs de langage qui, dit-elle, la plonge dans l’embarras. Elle raconte également comment la cliente relevait chacune de ces erreurs d’un haussement de sourcils. Confusion entre l’auxiliaire avoir et être au passé composé, problème de concordance des temps : Pauline me rapporte quelques-unes de ces erreurs. Cette « honte » l’amène même à éviter ce genre de situations :
« Quand je dis à une cliente “je vais chercher mon responsable madame” et qu’il fait des fautes… moi je me casse… »
Pauline, 29 ans, Deug d’anglais, vendeuse maison au Bazar de l’Opéra.
52Au cours d’un des deux entretiens réalisés avec elle, je lui demande de revenir sur cette « honte » éprouvée devant la clientèle. Ses propos indiquent alors que cet embarras ne se limite pas à la fréquentation de l’encadrement : il s’étend aussi aux relations avec ses collègues :
« Le truc, c’est que c’est pas très gratifiant en fait comme boulot… En fait j’en parlais avec Pénélope [Pénélope est démonstratrice] et… Bon c’est pas un truc que je vais dire à tout le monde, donc j’espère que tu gardes ça pour ta thèse et que t’en parles pas aux autres ! Mais euh genre… Voilà, on a l’impression de régresser… Même nos responsables comme Christophe [notre RDV], parfois je me retiens parce qu’une fois, je lui ai fait trois réflexions de suite et… Parce que le mec, il peut pas parler sans faire une faute de français dans la phrase… et tout est comme ça…
– Et tu le reprends ?
– Ben ouais… Mais vraiment y a des fois je peux plus tu vois. Je l’ai repris deux trois fois de suite et à un moment il m’a fait “ah arrête”. Je lui disais en rigolant donc ça va. Lui, je peux lui faire, c’est pas comme euh… Donc voilà, on [elle-même et Pénélope] disait qu’on avait l’impression de régresser, on est toujours en train de les reprendre, on est toujours en train d’expliquer les trucs aux autres, dès que tu utilises un mot un peu… qui sort un peu du vocabulaire, comme avec Laura quand j’étais à l’alimentation, faut lui expliquer… Franchement c’est affreux quoi. Je régresse quoi… Tu vois Pénélope, elle a fait un BTS je sais pas quoi, mais qui l’intéressait pas. Elle l’a eu les doigts dans le nez… Mais moi je suis vraiment moyenne, j’ai pas une grande culture, mais je comprends les choses assez vite. Alors que Pénélope, elle a vraiment… elle est vraiment cultivée… En fait le problème c’est que moi là je suis en haut de la pyramide, et moi j’aime bien être en bas… Parce que quand tu travailles avec des gens plus instruits, plus intelligents que toi, t’apprends tout le temps, ils te tirent vers le haut… Et là c’est affreux, là c’est vraiment affreux… C’est pour ça que je préférerais l’autre rayon [c’est-à-dire le rayon sur lequel travaillaient Pénélope, Sébastien, Timothée, entre autres, rayon qu’elle a quitté peu avant l’entretien] parce que j’étais avec Timothée, avec Christine [une RDV], avec Pénélope. Tu vois c’était pas du tout le même niveau… »
Pauline, vendeuse maison, niveau Deug d’anglais, 29 ans.
53Pauline semble reconstituer, par le discours et par sa tendance à se recentrer sur une poignée de ses collègues, la distance qui, estime-t-elle, la sépare des autres vendeuses, ceux qu’elle décrit comme conformes au poste. Dans ces relations avec les « autres », elle semble faire l’épreuve de sa position professionnelle dominée dans la division du travail. Elle considère même cela comme une négation des quelques années d’études au cours desquelles elle aurait touché du doigt une condition professionnelle toute autre. Elle estime « régresser » et préfère la compagnie d’employées proches d’elle de par leur trajectoire scolaire. Elle me dira un jour que ses collègues intérimaires la « dépriment » :
« Elles sont trop bêtes. Elles ne savent pas écrire. Y en a une qu’est venue me voir et me demande “comment on écrit beige ?” Tu vois… j’étais sur le cul. »
54Sur les rayons et en salle de pause, elle fréquente Pénélope qui, en plus de son BTS, a fait une classe préparatoire littéraire et Timothée qui s’est arrêté avant la fin de sa seconde année de classe préparatoire littéraire. Elle vient aussi me voir plusieurs fois au cours de la journée et dérive la discussion vers mes études, vers ses études, vers son intérêt pour la musique classique et surtout, vers ses voyages. Comme Marie Cartier l’indiquait au sujet des facteurs (2003), les propriétés sociales de l’enquêteur poussent parfois les enquêtées à une plus grande confidence. Aux yeux de Pauline, je suis un représentant d’un monde auquel elle s’identifie plus volontiers qu’à celui de ses autres collègues, je lui permets « d’actualiser une appartenance au monde de ceux qui ont fait des études » (Cartier, 2003, p. 260). Chez Pauline, ce sentiment de « régresser » est comme redoublé lorsqu’il s’agit de ses responsables : elle éprouve sa position dominée dans la division du travail dans le fait de se faire commander, devant un client, par un individu qui manifeste, selon elle, une maîtrise approximative du langage (alors qu’elle prétend le maîtriser parfaitement).
55En somme, ces premiers chapitres ont permis d’appréhender la morphologie sociale des vendeuses en grands magasins. Si elles partagent, du point de vue des trajectoires, de l’origine sociale et des conditions d’emplois, une même position modeste avec les autres employées de commerce, certains aspects de leurs statuts d’emploi les rattachent aux fractions supérieures de cette catégorie socioprofessionnelle. Après cette étude de la condition professionnelle des employées de vente des grands magasins, le commerce de détail n’apparaît plus seulement comme un espace professionnel réunissant des salariées précaires souffrant de conditions d’emplois fragiles, exposés à l’incertitude et enfermées dans un statut dévalorisant. Représentant d’un magasin patrimonial du commerce de détail, les employées de vente des grands magasins occupent une position singulière par rapport à elles. Cette singularité se fonde, on y reviendra, sur les grandeurs tirées des tâches exécutées et le lieu de travail. Les démonstratrices ayant fait toute leur carrière dans les grands magasins, circulant de l’un à l’autre au gré des contrats obtenus, revendiquent la plus grande honorabilité. Cette revendication, on peut l’entendre aussi chez Sébastien lorsque ce dernier répond à l’une de mes questions. Je lui demande si son nouvel employeur, Léton, pour lequel il travaille aux Grandes Arcades, peut le transférer dans une boutique, il répond par la négative : « Je suis grand magasin moi. » Il fonde son identité professionnelle, cette « manière[s] socialement reconnue[s], pour les individus, de s’identifier les uns les autres, dans le champ du travail et de l’emploi » (Dubar, 2001, p. 95), sur l’appartenance à ce type de magasin. L’usage du « je » associé à sa position professionnelle est explicite : il n’est pas n’importe quel type de vendeur, pouvant travailler dans n’importe quel type de boutique (ce qu’il a fait auparavant), il est vendeur, et plus précisément, démonstrateur, « de grand magasin ». Cet attachement apparaît lorsqu’il raconte un des entretiens qu’il a effectué dans une boutique parisienne lors de sa recherche d’emploi (avant de s’engager auprès de Léton) : « ils sont quatre là-dedans [le personnel], les fringues sont sur des piles comme ça [il mime une pile d’un mètre et la compare, dans le même geste, à l’organisation de ses articles, des jeans en l’occurrence, savamment pliés et empilés sur la table], y a un stock de malade, c’est sombre… Non mais tu vois… Faut savoir ce qu’on veut à un moment, c’est pas possible. Et au retour [en revenant au Bazar de l’Opéra] en plus tu vois, je suis passé voir les collègues, au deuxième [étage] là. Et là, tu vois, je sors de l’escalator et je vois un stand, au carré, nickel, les tee-shirts pliés, tout nickel, avec du mobilier, où on peut circuler… Alors, je me suis dit “non, tu peux pas faire ça…” ». La clarté et la beauté du grand magasin s’opposent à l’obscurité et l’entassement de la boutique. Comment ne pas penser aux termes choisis par Zola pour comparer les boutiques de la fin du xixe siècle avec les nouveaux grands magasins ?
56Cette identité professionnelle qui pourrait caractériser le rapport des vendeuses à leur position professionnelle est à prendre dans un sens large : les travailleuses concernées ne s’identifient pas à une trajectoire scolaire ou professionnelle similaire, à des savoir-faire et des normes propres au milieu professionnel ou à des valeurs qui orientent l’action (encore que chez certaines vendeuses « maisons » – les plus âgées d’après mes observations – ou chez certaines démonstratrices, ce type de communautés de savoir-faire, de valeurs et de normes émergent). Ces vendeuses « de grand magasin » s’identifient avant tout par le type de magasin dans lequel elles travaillent. Il est ainsi d’usage, pour les vendeuses maisons, de reprendre le nom du magasin pour se définir : on parle ainsi de « vendeuse BO » voire même de « BO ». On n’est pas simplement « vendeuse », on est « BO » : cela renvoie à un certain type de position hiérarchique mais aussi et surtout à une appartenance professionnelle. Il y a donc identité professionnelle parce qu’il y a identification à une forme commerciale d’où les vendeurs tirent du prestige. Et, d’une certaine manière, les quelques données que j’ai pu rassembler sur cette identité professionnelle valorisée sont exemplaires : parce qu’ils sont observés chez des vendeuses relativement jeunes, disposant d’une faible ancienneté, les éléments d’identification et de revendication d’une identité « grand magasin » suggèrent la puissance de la socialisation professionnelle dans ces lieux. La faible qualification du travail n’empêche pas toujours la constitution de poches de prestige ou d’îlots privilégiés. Il existe bel et bien, dans ce salariat d’exécution du commerce, des segments professionnels privilégiés, une fraction relativement « aristocratique » pour reprendre les termes de Maruani et Nicole-Drancourt (1989).
Notes de bas de page
1 Cette question fut examinée dans le cadre d’une recherche croisant l’enquête sur les employées de grands magasins et celle de Pauline Seiller, sur les ouvriers des Chantiers Navals de Saint-Nazaire (Barbier et Seiller, 2015a).
2 Les tâches qui incombent au RDR sont le management, la gestion administrative, la logistique, l’animation commerciale, le suivi des indicateurs de performances commerciales. Ils travaillent depuis un bureau qui, pour ce qui est du rayon de l’enquête, est sur le rayon, au milieu des stands.
3 Voir à ce sujet les travaux de Sophie Bernard sur la promotion et l’engagement au travail dans la grande distribution (Bernard, 2012).
4 Je continue à utiliser le féminin afin d’assurer une continuité dans la lecture mais la proportion de femmes dans cette catégorie est moins importante qu’elle ne l’est pour le poste de vendeuse.
5 On le verra, le pendant de ces proches relations avec une hiérarchie intermédiaire présente sur le terrain et engagée aux côtés de ses subordonnés, est une forte personnalisation des relations hiérarchiques favorable à une individualisation du rapport salarial.
6 Loup Wolff montre que l’écart de salaire entre l’encadrement et les encadrés est de plus en plus faible (Wolff, 2005, p. 31).
7 L’effectif d’encadrement avant la réorganisation était de 196 (143 RDV et 53 RDR). Après la réorganisation, il passe à 136.
8 Sa formule relève une particularité du grand magasin. Les vendeurs maisons parlent souvent de « treizième mois » pour qualifier le mois de décembre, mois où ils réalisent des fermetures tardives, travaillent certains dimanches (au moment de l’enquête de terrain) et reçoivent plus de primes. Pour Grégory, ce mois n’a rien d’un treizième mois, il n’est que le douzième, plus travaillé et donc plus payé.
9 Plus généralement, il rappelle, comme le montre Béatrice Delay, que « les comportements de retrait […], souvent interprétés par les responsables comme une “posture générationnelle spontanée”, ne semblent pas relever d’une relégation a priori du travail à la périphérie de l’existence. Ils renvoient plutôt à une attitude pragmatique adoptée en réaction au déficit de rétribution ou à la faiblesse des perspectives d’évolution observées empiriquement » (Delay, 2008, p. 16).
10 Responsabilité qui définit le mieux la différence entre l’encadrement et les vendeurs. Aussi, lorsqu’elle est accordée à certains vendeurs, comme Halima, elle nourrit de fortes espérances (qui ne seront pas remplies pour Halima).
11 L’effort pour réduire la proportion de vol dans le magasin, tâche qui revient aux RDV et RDR.
12 Notons avec Alain Chenu que ces promotions par le haut, en plus d’être rares, s’offrent plus souvent aux employés qu’aux employées (Chenu, 2005, p. 97).
13 Même si cette mesure était à l’examen lors de l’enquête, les salariés ne devaient alors pas « pointer » leur départ et retour de pause.
14 Le personnel du sous-sol (vendeurs maison et démonstrateurs) a été invité par la direction du magasin dans un centre de loisirs du 15e arrondissement, pour célébrer les résultats des soldes d’été de 2007.
15 Comme Marie Cartier l’a observé chez les jeunes facteurs (Cartier, 2003).
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