Chapitre III. Grandeur et honorabilité de l’emploi en grand magasin
p. 53-87
Texte intégral
1La vente en rayon dans les grands magasins est effectuée principalement par deux catégories de travailleuses : des employées de vente directement salariées par le grand magasin (vendeuses maison) et des salariées travaillant pour un employeur (une « marque ») louant un espace commercial au sein du grand magasin (démonstratrices). Dans les rayons, cette distinction est d’importance. Elle est manifestée par le titre1, par la tenue vestimentaire parfois et par les modalités salariales offertes. Les vendeuses maison et les démonstratrices travaillent côte à côte sur les rayons sous des statuts d’emploi différents, en proportion égale en moyenne dans les différents grands magasins en France. Sans disposer de salaires importants, sans toujours bénéficier d’une stabilité notoire, et sans être (au contraire) mieux loties du point de vue du temps de travail, ces employées de grand magasin présentent un ensemble de qualités qui les positionne en haut de la stratification interne aux employées de commerce. Ce chapitre présente ces deux statuts et leurs relations afin d’analyser les modes de valorisation professionnelle différents auxquels ils ont recours. À certains égards, ces deux modes empruntent à des registres communs (l’appartenance au grand magasin notamment). Mais à d’autres égards, ils reposent sur la comparaison, les unes cherchant à se démarquer des autres. C’est ce que l’on se propose de documenter ici afin, d’une part, de contribuer à une compréhension nuancée du monde employé et, d’autre part, de démontrer l’importance des enjeux contenus dans ce qui peut apparaître comme de petites différences de statuts pour comprendre le rapport au travail des individus.
Vendeuse maison en grand magasin, une position stable et honorable
2Les vendeuses maison expriment nettement un sentiment de singularité envers les autres employées de commerce. L’appartenance au grand magasin, une entreprise connue et reconnue, octroie un statut professionnel et, avec lui, un sentiment d’honorabilité qui n’est pas neuf. Charles Wright Mills l’observait déjà dans les années 1950 : « les vendeurs de grand magasin, comme nous l’avons vu, essaient souvent, sans y réussir, de tirer du prestige de leurs contacts avec les clients, et de le faire admettre par leurs compagnons de travail, et par leurs amis en dehors du travail. Dans la grande ville la jeune fille qui travaille à la 34e Rue ne peut prétendre au même prestige que celle qui travaille à la 5e Avenue ou à la 57e Rue » (Mills, 1966, p. 278). Dans les années 1970, William Labov observait des employés de trois magasins new-yorkais et remarquait combien les employées du magasin le plus prestigieux se réclamaient d’une position professionnelle supérieure à celles des autres employées d’autres magasins (Labov, 1976)2. Ces éléments permettent de réfléchir d’une manière renouvelée à la catégorie employé, évitant d’identifier principalement l’ensemble des « employées de commerce » qui en occupe une large part aux seules franges les plus précaires et les moins qualifiées du salariat d’exécution. Les vendeuses maison et les démonstratrices renvoient, pour des raisons différentes, à cet ensemble qui se considère en haut d’une hiérarchie symbolique parmi les employées de commerce. On cherchera à comprendre ici les marques de distinction qui jouent en faveur des vendeuses maison de grands magasins. Il s’agit de garanties pratiques et symboliques (stabilité professionnelle, salaires modestes mais complétés par des primes, attachement au magasin) qui font que si ces employées sont proches des métiers des services peu qualifiés, elles appartiennent à un « grand “magasin”, et cela n’est pas sans effet sur leur positionnement professionnel et social ».
Un attachement à la grandeur du magasin
3Les vendeuses maison jugent leur situation avantageuse en comparaison avec d’autres situations salariales, dans les magasins spécialisés ou les hypermarchés où, comme l’indique Marlène Benquet, aucune des jeunes caissières qu’elle a rencontrées « ne s’imagine conserver cet emploi au-delà de quelques années, en raison de sa trop faible rémunération, mais aussi du peu de reconnaissance sociale auquel il donne lieu » (Benquet, 2011, p. 57). Je l’ai mesuré dans les entretiens avec des vendeuses du Bazar de l’Opéra et lors d’observations où des employées se racontent leurs expériences passées. Paulette, démonstratrice à la retraite âgée de 79 ans, raconte ainsi diverses anecdotes. Elle utilise pour cela un vocabulaire propre au grand magasin (la « bulle », la « sauteuse3 ») et dévoile l’attachement à une culture du comptoir qu’elle identifie clairement au monde des grands magasins. Elle insiste sur la spécificité du travail des vendeuses maison, sur un attachement du personnel des grands magasins à leur magasin que j’ai également relevé auprès des caissières du Bazar de l’Opéra. Celles-ci me racontaient avec fierté leurs interactions avec leurs patrons, qui lors de quelques visites sur les rayons interpellaient les vendeuses par leurs prénoms. Elles racontaient aussi la venue de « vedettes » et puis, plus généralement, les multiples transformations du magasin. Ces récits font la part belle à une grandeur souvent nostalgique. Marie-Claude, la chef des caisses, se plaisait à me raconter ses « trente ans de maison ». Son brushing et son maquillage impeccable en dépit des heures passées dans la chaleur et la cohue du magasin. Elle se disait fière de « son magasin », de sa « carrière » mais aussi de « ses caissières » et de « sa clientèle ». Lorsqu’elle refuse le recrutement d’une caissière « renfort », elle se justifie en disant « on n’est pas chez Lidl ici ». Son passage au rez-de-chaussée du magasin quelques années auparavant, figure parmi ses anecdotes préférées. Elle me raconte le prestige de ce lieu du magasin. Les articles (des parfums, des produits de beauté, de la maroquinerie – du « luxe ») y sont « très chers », « très beaux », tout comme la décoration. La coupole qui le chapeaute et l’apparence des vendeuses (souriante, en tailleurs, maquillées, la coiffure impeccable), en font même un lieu qu’elle juge « magique ». L’appropriation du prestige du magasin par le personnel s’observe aussi chez une vendeuse proche de la retraite. Celle-ci me dit, alors que nous partageons un café en salle de pause, que l’on n’est « pas n’importe où ici ».
4L’identification au grand magasin est plus discrète chez les vendeuses maison les plus jeunes. Souvent jeunes par l’âge mais aussi par leur ancienneté dans le grand magasin (elles ont été recrutées récemment par le grand magasin à l’occasion de la reconfiguration de l’étage où les observations ont été menées), les indices permettant de saisir leur filiation avec une longue tradition de pratiques du rayon sont épars. Néanmoins, plusieurs de ces vendeuses convoquent l’histoire du grand magasin pour décrire leur condition professionnelle. Pauline parle de « l’histoire » du Bazar de l’Opéra, Sébastien me dira qu’à son arrivée comme vendeur maison, il avait « bien conscience qu’ici, on n’est pas n’importe où ». D’autres indiquent qu’« ici on fait vraiment de la vente », que « ça n’a rien à voir » avec leurs expériences passées dans d’autres magasins, qu’au Bazar de l’Opéra, « tu t’occupes vraiment du client, tu ne fais pas que de la manutention ». Pauline associe son travail à un prestige qui manque parfois à d’autres magasins : « Et le Bazar de l’Opéra j’aime beaucoup… J’adore le quartier, c’est en face de l’Opéra. Et l’Opéra c’est une de mes passions. Et en plus, le bâtiment en lui-même, je le trouve magnifique, c’est pas comme un musée, mais ça fait partie un peu du patrimoine français je trouve… Le bâtiment, l’histoire euh… la coupole… enfin pour moi c’est chouette de travailler là. » Elle estime disposer de plus de latitude, d’autonomie et de diversité dans son travail. Elle le distingue de celui des OS du tertiaire, réduit à la réalisation d’une unique tâche. Le grand magasin apparaît aussi comme un lieu favorable pour les vendeuses dans les propos de Grégory lorsque ce dernier le compare à Zara où il a travaillé :
« J’étais vendeur chez Zara… Ça m’a pas plu du tout, en fait tu fais que du pliage ou du rangement. T’as aucun contact avec la clientèle. Alors ils te disent, les clients, les clients mais dès que tu t’occupes des clients ils te reprochent de ne pas faire assez de rangement… En fait c’est l’inverse du Bazar. C’est euh… rangement pliage rangement pliage… le client n’existe pas chez Zara. Ce qui compte c’est que ce soit propre et qu’il y ait toujours les tailles qu’il faut sur les portants »
Grégory, 29 ans, vendeur maison, BTS commerce.
5Pour David, vendeur maison de vingt-cinq ans, le grand magasin est supérieur en de nombreux points. Alors que je l’interrogeais sur son travail, David reprit mon langage, un langage qui, à ses yeux, renvoyait trop explicitement à une rhétorique de la grande distribution :
« Je remarque que David a changé les vêtements qui apparaissent devant son stand. Je lui dis “tu as changé les pulls là ? T’appelles ça comment déjà ? Des têtes de gondoles ?” Il me répond alors, et ses termes laissent parfaitement entrevoir la volonté de se distinguer d’autres magasins moins prestigieux : “Têtes de gondoles ? T’es grave ou quoi ? On n’est pas chez Décathlon là, on dit pas ça. On dit juste les articles quoi, ou je sais pas, mais pas têtes de gondoles !” »
Journal de terrain.
6Ces comparaisons font apparaître une segmentation interne au grand commerce entre le personnel de vente du grand magasin et le personnel de certains magasins spécialisés dont le travail serait rationalisé et parcellisé. Cette distinction apparaît aussi chez Sébastien et Patrick (vendeur maison plus âgé) du fait, plus simplement, du statut physique du magasin :
« Le fait de travailler au Bazar de l’Opéra, c’était un plus pour toi ? Au niveau de ton CV et en général ?
Ah ben ouais, quand même… C’est vrai que Paris, Bazar de l’Opéra, [il cite le quartier de Paris où se trouve le magasin], euh sur un CV ça claque plus que Celio Besançon, dans un centre commercial »
Sébastien, 29 ans, vendeur puis démonstrateur au Bazar de l’Opéra, DTMS métiers du spectacle.
« Je suis lucide. Je lève les yeux, je vois les clients, je vois le lieu, je vois le salaire, je vois plein de trucs. Je dis “quand même c’est pas trop mal, merde”. Je veux dire pour des gens c’est beaucoup plus compliqué que ça quoi. Donc euh… voilà, faut mettre tout ça à plat »
Patrick, 50 ans, vendeur maison aux Grandes Arcades, CAP mécanicien.
7On peut voir derrière ce « lieu » évoqué par Patrick et Sébastien, l’architecture du magasin, son histoire, sa beauté mais aussi sa localisation, en plein centre de Paris, loin des magasins dans des centres commerciaux périphériques. En « remettant tout à plat » pour reprendre la formule de Patrick, certaines vendeuses voient dans leur magasin, un lieu prestigieux. Ce « prestige qui s’attache au nom de la firme ou à son emplacement » (Mills, 1966, p. 279) fait la différence : même si leurs conditions de travail et leur salaire sont souvent comparables à ceux d’autres vendeuses dans d’autres magasins (cf. infra), les vendeuses du Bazar de l’Opéra tirent profit d’une enseigne considérée comme respectable et respectée. Les manières d’être de ces employées, la manière dont ils racontent leur position professionnelle pour mieux se distinguer de celles d’autres employés, démontrent un attachement à leur situation dont on peut faire l’hypothèse qu’il les rapproche de la fraction supérieure du monde des employés de commerce. Mais cet attachement ne tient pas seulement à une histoire et au luxe. Il tient également à des avantages plus concrets.
Des « fonctionnaires »
8L’attachement au grand magasin vient aussi du type d’emploi qu’il propose. Le grand magasin offre deux garanties jugées rares dans le monde du commerce : des conditions d’emploi relativement stables et quelques avantages. Il partage cela avec d’autres « grosses structures » commerciales pour reprendre le vocabulaire des enquêtées. Même si, selon Paulette, les licenciements semblent plus fréquents aujourd’hui qu’hier4, le statut de vendeuse de grand magasin continue d’offrir une forme de stabilité, comme en témoigne l’ancienneté des salariées du Bazar de l’Opéra comparée avec l’ancienneté moyenne des vendeuses du commerce de détail. 25 % des employées du Bazar de l’Opéra ont moins de quatre ans d’ancienneté alors que cette même ancienneté concerne 48 % de l’ensemble des vendeuses tous types de magasins confondus (hors vendeuses en alimentation)5. À l’inverse, 50 % des employées du Bazar de l’Opéra ont plus de dix ans d’ancienneté contre 26 % de l’ensemble des vendeuses en 20086. On notera que l’ancienneté relevée dans les bilans sociaux prend aussi en compte les employées de bureau du Bazar de l’Opéra, ce qui relève sensiblement les taux. Toutefois, la grande majorité des « employées » dans les grands magasins sont affectés à la vente. Il demeure donc qu’en moyenne, les salariées des grands magasins disposent d’une ancienneté supérieure à celle de la population des vendeuses en général7. Cela tient à des conditions d’emploi plus favorables dans ces magasins, dont une plus grande ancienneté et un plus faible turn over par rapport à d’autres magasins, spécialisés par exemple (H & M, etc.). Certains enquêtés rapprochent même le statut de « vendeuse maison » de celui de « fonctionnaire » :
« T’es un peu fonctionnaire quand même quand t’es au Bazar de l’Opéra »
Jérôme, 30 ans, Responsable d’approvisionnement au Bazar de l’Opéra.
« Le BO [vendeur maison Bazar de l’Opéra] c’est un peu le fonctionnaire au niveau de la stabilité. Ton boulot, à part, si tu fais une faute grave, tu ne vas pas le perdre… »
Grégory, vendeur maison, 29 ans, BTS commerce.
9Lorsqu’elles parviennent à obtenir un CDI et à se faire titulariser, les vendeuses passées par des emplois en boutiques ou dans d’autres métiers de services se réjouissent d’obtenir des perspectives d’avenir. La solidité de l’entreprise est même l’un des motifs expliquant le désir de nombreuses enquêtées de travailler au Bazar de l’Opéra, « grosse enseigne » réputée stable et donnant accès à des avantages. C’est par exemple « la logique » qui a poussé Axel, vendeur maison âgé de 27 ans titulaire d’un Bac STT, à postuler au Bazar de l’Opéra, dans ce qu’il nomme « une grosse enseigne dans la vente ». Il compte tirer profit de la position centrale du magasin dans le champ du commerce (d’un point de vue économique et symbolique).
L’importance des « primes »
10Un emploi au Bazar de l’Opéra est également apprécié au nom des diverses primes que l’enseigne délivre, dont certaines lui sont spécifiques8. Au moment de l’enquête, ces primes s’inscrivaient dans une politique salariale fondée sur une revalorisation modérée des salaires de base des employés lors des négociations annuelles obligatoires (2 % en 2011, 1,3 % en 2012) et l’usage de primes augmentant l’importance de la part variable du salaire des employés des grands magasins. De fait, du point de vue des salaires de base, les salaires des employées de vente des grands magasins sont proches d’autres employées de commerce. Les accords du 10 juillet 2009 sur les rémunérations minimales garanties de la convention collective des grands magasins et magasins populaires indiquent qu’une vendeuse (à temps complet) est payée 1338 euros brut lors de son embauche. Les minima des grands magasins parisiens étaient légèrement au-dessus de ceux de la convention collective (1393 euros pour une vendeuse dans la même situation au Bazar de l’Opéra en 2011, 1340 aux Grandes Arcades en 2009). Ces salaires sont proches de ceux reçus par l’ensemble des vendeuses du commerce de détail. On peut évaluer ces niveaux de salaires à partir des données renseignées dans la base de données DADS pour l’année 20079. En 2007, le salaire moyen des employées de vente des grands magasins (1379 euros nets) est supérieur à celui des employées de commerce en général incluant les caissières et les employés libre-service (1277 euros nets) et à celui des employées de la restauration (1275 euros). Il est franchement supérieur à celui des aides à domicile, aides ménagères et travailleuses familiales (1153 euros nets), mais nettement inférieur à celui des aides-soignantes (1472 euros), des secrétaires (1546 euros) et des hôtesses de l’air et des stewards (1952 euros). Le niveau de salaire fait donc apparaître les vendeuses dans une position intermédiaire au sein de « l’archipel » des employées : entre les employées les plus dominées (employées libre-service [ELS], employées de caisse, employées domestiques, etc.) et les employées du haut (secrétaire, hôtesse de l’air et steward, etc.). Même si elles sont légèrement mieux payées que d’autres employées, la faiblesse du salaire est l’un des principaux reproches que les vendeuses adressent à leur position professionnelle. Pour Marie-Claire, il s’agit même de « la question principale », elle qui perçoit pour son poste de vendeuse dans un Bazar de l’Opéra de l’est de la France un salaire de 1430 euros nets, au bout de trente ans d’ancienneté (une moyenne sur l’année 2010 prenant en compte l’intéressement – 400 euros brut – et la participation – 280 euros). Mais elle remarque surtout que ce niveau de salaire est éloigné des idées que s’en font les clients :
« Un coup, quand on avait manifesté, moi j’avais photocopié ma feuille de paie. Alors bon, j’étais obligée de cacher mon nom parce que… Et donc je la distribuais au client, j’ai pas honte hein ! Au bout de trente ans de maison, je leur disais “voilà ce que je gagne”. Et les gens ils ouvraient des yeux grands comme ça, parce qu’il y a un paradoxe entre les vendeuses, enfin le personnel et puis leur salaire. Quand on voit le personnel, faut reconnaître qu’on est bien habillés, qu’on est bien entretenus, on se maquille. Les filles font attention à leur silhouette hein. Bon, c’est quand même rare qu’il y a des gens qui soient vraiment mal mal habillés. Donc on pense que comme on travaille dans un magasin de luxe, qu’on n’est pas trop mal habillé, et bien qu’on a des salaires en conséquence. Donc quand ils voient la feuille de paie, ils sont vraiment surpris. Ils pensent qu’on a des super salaires »
Marie-Claire, vendeuse maison dans un Bazar de l’Opéra de l’est de la France, 50 ans, BEP vente.
11Le « paradoxe » entre l’apparence et le traitement du personnel est particulièrement significatif : l’étonnement des clients dévoile l’image qu’ils se font d’un personnel « haut de gamme », recevant nécessairement un traitement « haut de gamme ». Marie-Claire ajoute que cette méprise vient aussi d’une association entre les produits vendus et les salaires reçus, comme si le salaire des salariées devait être proportionnel à la valeur des marchandises. Le salaire réel des employées malmène durement ces représentations.
12On comprend dès lors l’importance accordée par les salariées aux « primes » qui complètent parfois leurs salaires. Ces primes rémunèrent la disponibilité temporelle consentie, des compétences spécifiques ou des performances commerciales. Ces dernières primes visent une mobilisation du personnel et constituent un procédé en permanente discussion : la direction cherche à rémunérer au plus près le « mérite » de chacun. À titre d’exemple, la direction du Bazar de l’Opéra a renouvelé son système de prime en 2009. Avant cette date, une prime collective mensuelle était attribuée lors de la réalisation des objectifs de chiffre d’affaires fixés par la direction. Cette prime dépendait de la performance du rayon : si l’objectif est atteint (« indice » 100), une prime est débloquée, la prime augmentant avec la performance (un indice « 105 » signifiant un objectif dépassé de 5 %)10. Ces primes collectives versées aux vendeuses maison leur permettaient d’approcher, en cas de succès, d’un salaire légèrement inférieur à 1500 euros. Mais lors des périodes creuses, ils étaient souvent proches du SMIC. Chez les vendeuses maison, contrairement, on le verra, aux démonstratrices, l’idée de « performance » de vente en tant que telle, c’est-à-dire de capacité d’agir personnellement sur le chiffre d’affaires, de savoir-faire reconnu et reconnaissable individuellement, est peu prégnante. Peu s’estiment légitimes à commenter leurs chiffres personnellement, conscientes que la vente constitue aussi une activité collective, à l’image de ce que montre Fabienne Hanique au sujet des guichetiers de la Poste. Ces derniers perçoivent la vente comme une activité collective : un guichetier propose un produit à un client, ce dernier hésite, mais revient quelques jours plus tard auprès d’un autre guichetier. C’est pourtant au dernier guichetier que la vente est attribuée, même si la « vente » a été initiée par un autre. Pour cette raison, les guichetiers peinent à considérer le chiffre de vente comme un indicateur fiable de la performance individuelle. Le doute des guichetiers de la Poste vient aussi de la mise en avant d’un autre type de logique professionnelle, une logique non marchande héritée de la vocation de service public de la Poste (Hanique, 2004). Néanmoins, les vendeuses maison s’intéressent aux chiffres collectifs de vente car une partie de leurs primes en dépend. Elles se sentent donc concernées par les mauvais chiffres, synonymes de bas salaire. Cet intérêt s’observe aussi dans le regret de Noémie de ne pas être félicitée pour une bonne performance du rayon :
« Noémie consulte le chiffre sur l’ordinateur des responsables de vente. Ceux-ci ont laissé une fenêtre de l’“intranet” ouverte. Il s’agit d’un message de la directrice de l’étage qui invite les responsables de rayon à féliciter leurs équipes pour le “bon chiffre de samedi”. Noémie m’appelle et me le montre. Elle attend de moi une réaction et finit par me dire : “t’en as entendu parler toi ?” Je lui réponds que non et elle reprend : “t’as vu, les félicitations elles, elles circulent pas. En plus on a bossé comme des chiens samedi, il y avait un monde de dingue” »
Journal de terrain.
13Chez les vendeuses, l’analyse du chiffre ne vaut donc que collectivement, contrairement aux démonstratrices qui y voient un reflet direct de leur performance individuelle. La direction du Bazar de l’Opéra qui regrette cette distance vis-à-vis du chiffre d’affaires y perçoit un manque d’engagement au travail chez les vendeuses. Cela explique la redéfinition des primes mise en œuvre en 2010. Les vendeuses étaient alors affectées à une ou plusieurs marques dont elles étaient « responsables ». Les guillemets rappellent que cette responsabilité est toute relative : elles devaient se consacrer à l’animation de ce stand mais le titre de « responsable » ne rentrait pas dans la dénomination de leur poste. Néanmoins, ce changement « responsabilisait » les vendeuses devant leurs chiffres de vente qui pouvaient désormais directement imputer un résultat à un ou deux individus. Ce nouveau système de primes distribuait les employées de vente en « équipe » sous la responsabilité d’un manager. Le ou la manager confiait à son « équipe » un ensemble de marques pour lesquelles elle était tenue responsable du chiffre d’affaires. À l’intérieur de ce « secteur », chaque vendeuse maison était affiliée à une ou deux marques. L’employée recevait une prime collective si le chiffre d’affaires du secteur était réalisé. Elle pouvait aussi recevoir une prime « individuelle » si le chiffre d’affaires de la marque qu’elle supervisait était supérieur à l’objectif fixé par la direction. Enfin, si l’équipe n’avait pas fait son « chiffre » mais que l’employée avait réalisé celui attendu pour sa marque, elle recevait une prime venant récompenser la « surperformance ». Cumulée, ces diverses primes pouvaient augmenter, au maximum, le salaire mensuel de 240 euros11. Une autre prime valorisait la maîtrise d’une ou de plusieurs langues étrangères (cinquante euros par mois pour la première langue maîtrisée, vingt-cinq pour les suivantes). Laurent, vendeur au rayon livres recevait ainsi une prime de soixante-quinze euros par mois pour sa maîtrise de l’anglais et de l’espagnol. Ces primes ne profitaient souvent qu’aux anciens étudiants ou aux vendeuses qui peuvent faire valoir la maîtrise d’une langue étrangère.
14On pouvait donc distinguer deux catégories de primes proposées aux employées de vente du Bazar de l’Opéra au moment de l’enquête : d’un côté les primes de compensations salariales (fermeture tardive, travail le dimanche, maîtrise d’une langue étrangère) ; de l’autre, les primes de mobilisation salariale (prime de performance). Ces primes étaient inégalement distribuées au sein d’un même magasin. En effet, les vendeuses de certains rayons, par la spécificité de la marchandise qu’elles vendent, touchaient moins souvent que d’autres les primes de performances. L’inégale répartition tenait également aux caractéristiques sociales des employées. Ainsi, on l’a vu, les salariées les moins disponibles pour les horaires tardifs devaient se contenter d’un salaire de base, sans les agréments des primes de fermetures tardives. Par ailleurs, les salariées ne maîtrisant par de langue étrangère étaient donc moins souvent en mesure de bénéficier d’une prime peu coûteuse en terme d’engagement au travail, et très rentable puisqu’elle permettait, comme chez Laurent, de s’arranger avec les horaires de travail. Ce dernier explique qu’il a pu, grâce à ses primes de langues, se passer de travailler sur des horaires contraignants à ses yeux (le soir) sans grever son salaire de la perte des primes de fermetures tardives. Il n’avait plus à « quitter le magasin à 22 heures ». Il s’aménageait un temps de travail parce qu’il pouvait compenser la perte des primes de fermeture et de nocturne par les primes de langues (après une longue période où il a dû, comme il est d’usage, en passer par des horaires tardifs propres au débutant « bouche-trou »). Certaines caissières regrettaient de ne pas pouvoir toucher cette prime jugée « facile » car n’exigeant rien en termes d’investissement au travail, à la différence d’autres primes.
La titularité de l’emploi et ses effets sur le travail
15Les primes qui distinguent les vendeuses maison d’autres types d’employées de commerce, sont des leviers permettant de revaloriser un salaire relativement bas. Mais ces leviers ne sont mobilisables que par celles qui peuvent se le permettre et/ou celles qui les ont à disposition : ils restent par exemple inaccessibles aux vendeuses à temps partiel qui terminent leur journée à 15 h 30. Ce statut avantageux ne s’offre qu’aux vendeuses qui parviennent à s’installer durablement dans le magasin. Or, une partie du personnel des grands magasins n’est pas titulaire. Les différents temps de travail au sein du personnel fabriquent des modes d’emploi et des statuts professionnels différents. Pour Margaret Maruani et Chantal Nicole-Drancourt (1989), le degré d’intégration dans l’entreprise (la « titularité ») est un des critères principaux de segmentation du personnel. De fait, sans être reprise telle quelle par les travailleuses, la question de la « titularité » est centrale sur le rayon. Le personnel « maison » du Bazar de l’Opéra repose ainsi sur un noyau stable de salariées, engagées à temps complet et en CDI, et sur un noyau flexible de salariées travaillant à temps partiel sur des périodes spécifiques : lundi, samedi, « nocturnes ». Cela constitue une caractéristique historique du grand magasin12. Les premiers sont « titulaires », les seconds « non titulaires ». Les salariées titulaires disposent de conditions d’emploi stables. En CDI, elles travaillent à temps complet et sont fortement intégrées aux activités du rayon. Les non titulaires sont employées sous des formes atypiques d’emploi : à temps partiel, en CDD (plus rarement en intérim au Bazar de l’Opéra13). Elles travaillent entre 15 et 30 heures par semaine et ne connaissent pas toujours les équipes de vente : atomisées sur les rayons, moins en mesure de s’intégrer au collectif, elles travaillent parfois à l’écart de leurs collègues.
16Entre ces deux positions les vendeuses peuvent occuper des positions intermédiaires. Elles peuvent, et cela est la norme dans le cas des salariées étudiantes, travailler à temps partiel en CDI. Cet éventail de situations fonctionne comme un outil de gestion du personnel : dans un contexte de rareté des chances de promotion et d’étroitesse des revalorisations salariales, la titularisation est perçue comme une forme de promotion. Selon Margaret Maruani et Chantal Nicole-Drancourt, « le passage temps partiel/temps complet, devient tout autre chose qu’un simple rallongement d’heures. Pour tous, pour les employés comme la hiérarchie, la titularisation devient constitutive de la carrière et de la promotion » (1989, p. 143). Devenir titulaire après plusieurs années dans le magasin est parfois considéré par les vendeuses comme une promotion (surtout dans une « grosse » entreprise lorsque l’on est passé par diverses petites structures). La titularisation « peut porter sur deux éléments : l’obtention d’un CDI » (après un an et demi en CDD pour Halima, vendeuse maison de 29 ans) ou l’obtention d’un temps complet. La gestion des intégrations professionnelles des vendeuses organise donc un marché du travail interne.
17L’éventail de ces situations d’emploi rappelle que l’emploi dans le monde du commerce ne se résume pas à une alternative protégée/vulnérable. Le rayon du grand magasin est à ce titre un laboratoire pertinent : on peut y observer toute la variété des situations : des salariées pleinement titulaires cumulant temps complet et CDI, des vendeuses en CDI mais à temps partiel, des vendeuses à temps complet mais en CDD (long ou court), des vendeuses en CDD long et à temps partiel, des vendeuses « renfort » étudiant venant pour les pics d’activités (en CDD court et à temps complet), des vendeuses en intérim à temps complet ou partiel. Cette fragmentation des situations d’emploi a un coût sur les relations de travail et sur la réalisation du travail : les moins intégrées ne reçoivent pas toutes les informations pertinentes permettant d’accueillir le client, elles ne sont pas toujours formées et sont exposées à des situations délicates vis-à-vis de la clientèle.
18Ainsi, les employées non titulaires du Bazar de l’Opéra (en CDD ou en intérim, à temps partiel) restent à la lisière d’une condition professionnelle valorisante. L’affiliation au groupe des titulaires assure des garanties d’emploi et de travail : insertion dans un collectif, possibilité de s’assurer des pauses, participation aux fêtes du magasin et plus généralement à la sociabilité des rayons, possibilité de profiter des offres du comité d’entreprise. Les titulaires profitent des vestiges du paternalisme des grands magasins : une grande partie des petites différences décrites ci-dessus leur sont réservées. Être titulaire, c’est bénéficier d’une intégration forte au sein du collectif de travail. C’est aussi avoir l’assurance d’être concerné par le déroulement du travail (par des réunions, des informations échangées, etc.). Les salariées les moins titulaires, en plus de conditions d’emploi précaires, doivent donc composer avec un contenu de travail parfois insatisfaisant, parce qu’elles ne sont pas incluses dans le collectif de travail, parce qu’elles se voient confier des tâches périphériques (l’emballage des cadeaux à Noël réservé à des intérimaires qui sont parfois d’anciennes démonstratrices). Les non-titulaires sont tenues de « boucher les trous » ou de se cantonner aux tâches les moins valorisées. À un statut précaire, s’ajoute une stigmatisation par le sale boulot.
19Toutefois, il serait erroné de faire des vendeuses maison titulaires de véritables « aristocrates » parmi les employées de commerce. En effet, les « avantages » dont il a été question ici sont sous tension sur la période récente. En effet, un ensemble de transformations participent à l’altération silencieuse d’une catégorie encore singulière du salariat d’exécution. En premier lieu, à l’exception du magasin historique du Bazar de l’Opéra où s’est déroulée l’enquête, les primes sont rares et le plus souvent modestes. À quelques mètres du Bazar de l’Opéra, les salariées des Halles de Paris travaillent en soirée pour une compensation que Jean, délégué du personnel de ce magasin, rapprochait du coût d’un « paquet de cigarette » :
« J’avais dit ça au directeur. Je lui ai dit “vous allez venir avec moi ce soir, je prendrai le RER vers Saint Germain, je demanderai [il prend un accent d’Europe de l’Est] “vous n’auriez pas une petite pièce pour manger ?” Et d’ici à Saint Germain, “j’aurai gagné plus que ce que vous offrez pour travailler une heure de plus”. C’est même pas cinq euros, je crois que c’est 4,75 euros. Je te dis, c’est même pas un paquet de clopes. C’est même pas… Je lui avais dis “vous nous prenez pour des roumains”. Bon, je ne devrais pas dire ça pour les roumains… »
20Cette dérision laisse entrevoir la déception d’un personnel tenu d’en faire plus sans recevoir de contrepartie, comme si la position relativement favorable des vendeuses étudiées ici s’abîmait progressivement. Comme si ces employées étaient lentement dépossédées de quelques-uns des attributs, au moins pour ce qui est du contenu du travail et des conditions d’emploi, qui pouvaient les rapprocher, au sein de l’archipel des employées, de l’île la plus « heureuse ». Le « privilège » des employées des grands magasins pour lesquels le retardement des horaires de fermeture des magasins ne signifiait pas que retardement des horaires de travail (ils signifiaient aussi une revalorisation du salaire), tend à s’effacer. Il ne concerne d’ailleurs plus qu’une poignée de salariées : les seules vendeuses maison du Bazar de l’Opéra de Paris, où l’enquête a été conduite. Aux Halles de Paris, comme dans les hypermarchés, « fermer » à 22 heures, c’est seulement terminer le travail plus tard. De plus, en reprenant les analyses de Maurice Halbwachs, Laurent Lesnard note, et ses conclusions sont conformes aux quelques observations rapportées ici, que cet éloignement des rythmes sociaux majoritaires, provoqué par les horaires de travail atypiques, constitue une forme d’handicap social. En effet, selon Maurice Halbwachs, la hiérarchie sociale repose, en partie, sur une plus ou moins grande proximité des groupes sociaux avec le « foyer central de la société », une plus ou moins grande participation aux « relations humaines14 ». Cela constitue un facteur, parmi d’autres, qui justifiait et qui continue de justifier, la position relativement supérieure des employées par rapport aux ouvriers dans la stratification sociale. Contrairement aux ouvriers, les employées, et peut-être plus précisément les employées de commerce, sont au cœur du foyer central de la société. Le contenu de leur travail, par sa dimension relationnelle au moins, les « extravertit » (Schwartz, 1998, p. 139). Ils ne sont pas coupés du monde par les ateliers et par la matière qu’ils travaillent : ils travaillent avec des individus, pour des individus. Pourtant, selon Laurent Lesnard, la banalisation des horaires de travail atypiques de ces employées de commerce exclut ces dernières du « foyer central de la société » : « ne pas travailler en même temps que le reste de la société, c’est travailler alors que les autres se reposent ou se divertissent et c’est avoir du temps libéré au moment où le reste de la société travaille. Ne pas évoluer au même rythme que la société, c’est être coupé temporellement de la vie collective […] Si les employés du commerce et des services sont bien en contact avec des personnes et non des choses, il n’est pas certain que leur participation à la vie collective soit très supérieure à celles des ouvriers tant leurs horaires de travail décalés et fragmentés sont susceptibles de les tenir éloignés temporellement de la vie sociale et en tout premier lieu de leur vie familiale » (Lesnard, 2009, p. 149-150). Il me semble que ces quelques éléments dévoilent l’altération silencieuse (au sens où elle ne fait que très rarement naître de mobilisations collectives) d’une condition professionnelle occupant l’étage supérieur du groupe des employées de commerce.
La démonstration : grandeur et fragilité d’une figure salariale atypique
21La complexité des formes d’emploi observables dans un grand magasin ne se limite pas aux différents statuts évoqués ci-dessus. Elle est redoublée par la présence d’un personnel dit de « démonstration ». La démonstration est « la pratique commerciale qui consiste à mettre à la disposition d’un fournisseur, dans le cadre d’un accord global de coopération commerciale, un emplacement sur lequel il fait assurer par un ou plusieurs de ses salariés la promotion et la vente d’articles qu’il produit et/ou commercialise15 ». Cette configuration fait du grand magasin aujourd’hui un lieu d’observation privilégié des recompositions des formes d’emploi à l’intérieur du salariat et de leurs effets sur le rapport au travail des individus et, plus généralement, sur leur positionnement social.
22Le nombre de démonstratrices utilisées par les grands magasins a fortement crû au cours des vingt dernières années. Au 31 décembre 2011, elles représentaient plus de 65 % du personnel de vente du Bazar de l’Opéra. Ce personnel de démonstration est lié à l’entrée de grandes marques du prêt-àporter dans les grands magasins. Les contrats établis entre ces grandes marques et les grands magasins prévoient l’usage par la marque (le « fournisseur ») de ses propres salariées pour tenir le stand. Ces salariées sont des « démonstratrices » qui ne dépendent pas du grand magasin mais participent de près à la vie du rayon. Aux yeux de la clientèle, elles sont d’ailleurs des « vendeuses » comme les autres.
23L’usage de ce personnel extérieur par le grand magasin est motivé à plusieurs titres. La démonstration permet une certaine souplesse dans la gestion des effectifs pour le grand magasin. Elle permet de transformer facilement l’offre de marchandises selon les tendances de la mode, de solliciter une marque et juger de son rendement avant, éventuellement, de s’en séparer sans trop de dommage (voire, malgré tout, en dégageant des bénéfices grâce à des indemnités prévues dans l’hypothèse où le fournisseur ne parviendrait pas à obtenir un chiffre d’affaires minimal convenu entre les deux parties16). La démonstration permet également de transformer certains aspects de l’organisation du travail, notamment celui évoqué précédemment : elle permet d’élargir les horaires d’ouverture du magasin à moindres coûts salariaux. En effet, le contrat commercial prévoyant la mise à disposition par la marque d’un personnel de vente, sur le temps d’ouverture du lieu de vente, cette marque est tenue de fournir du personnel sur son stand quel que soit l’horaire d’ouverture du magasin. De plus, la fragmentation du personnel de vente en petites unités permet au Bazar de l’Opéra de se prémunir contre les contestations collectives.
Une fragilité notoire et une double subordination
24Le statut de démonstratrice présente par ailleurs deux caractéristiques essentielles. La première est son exposition aux variations de l’activité commerciale qui conduit à une précarité allant de forte pour les petites structures (des fournisseurs composés d’une petite équipe logistique et commerciale) à faibles dans les plus importantes, même si un employeur solide ne garantit pas nécessairement une stabilité devant l’emploi. La seconde est sa double subordination envers un employeur formel (subordination juridique envers la « marque ») et un employeur informel (subordination de fait envers le grand magasin).
25Revenons sur la première caractéristique. On l’a vu, les vendeuses maisons se distinguent par une relative ancienneté, comparée à celle observée dans l’ensemble du commerce de détail et dans des secteurs d’activité proches, comme la restauration. Cette ancienneté dans le poste est plus rare chez les démonstratrices dont le statut d’emploi présente une fragilité notoire. En effet, une partie substantielle de ces salariées qui travaillent au Bazar de l’Opéra sans travailler pour le Bazar de l’Opéra, est souvent contrainte de changer d’employeur. C’est ce que révèle la trajectoire de Rosa, titulaire d’un BEP qui est devenue vendeuse maison après avoir travaillé plusieurs années comme démonstratrice, enchaînant les contrats :
« Chez Wring [une marque] j’étais en licenciement économique. Alors j’ai enchaîné sur Lith [idem] qui a fermé le stand aussi. Alors là est venu le questionnement de “qu’est-ce que je dois faire ?” […] Moi je savais très bien que j’avais besoin d’un bon fixe, d’un bon salaire. Et alors j’ai une collègue, qui elle est “BO”, qui est venue me voir et qui m’a dit “mais pourquoi tu tentes pas de travailler au Bazar de l’Opéra ? C’est intéressant, j’ai un fixe, j’ai le treizième mois, j’ai des avantages… Il y a la sécurité de l’emploi, tu peux évoluer, il y a plein de trucs à faire”. Et c’est vrai qu’à cette époque-là, il y avait plein de trucs à faire »
Rosa, 34 ans, vendeuse maison au Bazar de l’Opéra, BEP secrétariat.
26Cette fragilité tient en partie aux pratiques des fournisseurs. Les conversations entre démonstratrices portent souvent sur le récit de renvois, de menaces et du turn-over connu chez certains employeurs. Mais cette fragilité n’est pas le seul fruit d’une gestion flexible et parfois brutale des ressources humaines dans le commerce de détail. Elle tient aussi, d’une part, à la sensibilité du commerce de détail de petites unités (stands dans des centres commerciaux ou dans des grands magasins) envers les variations économiques et, d’autre part, à la dépendance des fournisseurs envers le grand magasin qui peut décider de ne pas renouveler un contrat. Lorsqu’un stand ferme, suite à la fin de l’accord unissant le grand magasin et la marque ou suite au départ volontaire de la marque, l’employeur n’a pas toujours les moyens d’offrir un autre poste au salarié. Les marques qui disposent de boutiques (dans des centres commerciaux par exemple), peuvent reclasser leurs salariées. Une situation intervenue lors de l’enquête illustre parfaitement cela. Lorsque le Bazar de l’Opéra décida de transformer l’étage où l’observation a été menée, il dut redistribuer une partie des stands initiaux en d’autres lieux de vente. Seule une partie des stands occupant l’étage s’est vue offrir un autre emplacement dans le grand magasin. Après négociations, certaines marques ont pu rester dans le grand magasin et maintenir l’emploi de leur salarié, d’autres ont dû quitter les lieux et réaffecter leurs salariées, voire, lorsque cela n’était pas possible, les licencier. Tatiana et Sébastien, tous deux démonstrateurs, furent par exemple licenciés. Mais ce licenciement pris plusieurs mois avant d’être officiellement annoncé. Ainsi, si Sébastien savait depuis plusieurs mois, grâce à des rumeurs entendues sur le rayon, que sa position était menacée du fait de la réaffectation des stands de l’étage, il n’eut confirmation qu’après une longue période d’incertitude. L’enquête de terrain ayant été menée en partie à ses côtés, j’ai pu observer ses démarches : entre espoir et crainte, il récoltait toutes les informations que lui laissaient ses interlocuteurs ; il se renseignait auprès de son employeur lorsque ce dernier l’appelait pour s’informer du chiffre d’affaires ; il se renseignait aussi auprès de l’acheteur du Bazar de l’Opéra chargé de négocier avec sa marque (Hurlevent) le maintien de son stand dans le magasin et donc l’achat de la marchandise. En juin, on lui confirma officiellement que sa marque négociait le transfert de la marchandise sur un autre étage. C’est avec cette certitude qu’il partit en vacances au mois d’août. Pour prouver sa motivation, il décida de se joindre à la réunion entre l’acheteur du Bazar de l’Opéra et le commercial de sa marque où devait se décider la quantité de produits achetés par le grand magasin. Cette future réunion le rassura à plusieurs titres : si le Bazar de l’Opéra achetait de la marchandise à sa marque, c’est qu’il souhaitait renouveler le contrat commercial. Mais quelques jours avant sa tenue, un responsable de vente du magasin le prévint du départ de sa marque et donc de son probable licenciement avec la fermeture de l’étage, en février 2009. Cette nouvelle l’accabla, car il remboursait depuis peu, avec son amie, un prêt contracté pour l’achat d’un appartement en banlieue parisienne. Les propos qu’il me tint au cours de cette période de flottement étaient très clairs : il se plaignait de toujours devoir trouver un autre emploi et en venait à souhaiter un autre travail que celui de vendeur. Il pointait la précarité du statut de démonstrateur : « J’en ai marre de changer de boulot tous les ans, ça va bien maintenant. » Dans l’impossibilité de trouver une autre « place » chez son employeur, Sébastien dut chercher un nouvel emploi. Il se plaignit auprès de moi de la fréquence à laquelle revenait cette situation. Il a démissionné, une première fois, d’un poste de vendeur maison au Bazar de l’Opéra, confronté à une fermeture complète de sa carrière et a obtenu un poste de vendeur, dans une petite boutique lui proposant une promotion rapide ; il en a démissionné face à la pression exercée par son patron et a obtenu un poste de démonstrateur chez Hurlevent : « J’en ai marre d’être instable, quand je vois Honorine [sa compagne qui travaille dans un parc de divertissement], ça fait sept ans qu’elle est dans sa boîte… Moi ça ne fait même pas deux ans que je suis chez Hurlevent. » Après une phase de recherche auprès de ses collègues démonstrateurs, phase qu’il nommait « faire du relationnel », il obtint un CDD comme démonstrateur aux Grandes Arcades chez Léton, une marque reconnue du prêt à porter, disposant de nombreux stands de grands magasins, de centres commerciaux et de nombreuses boutiques. Il se réjouissait de quitter Hurlevent, un « petit employeur », pour Léton, un « gros ». Pour Tatiana aussi, le changement de configuration de l’étage où elle travaillait signifiait un nouveau licenciement. Comme celle de Sébastien, sa carrière professionnelle était déjà émaillée de ces ruptures : entrée comme démonstratrice au Bazar de l’Opéra en novembre 2007 ; licenciée en mars 2009 suite à la même réorganisation de l’étage qui a affecté Sébastien ; retour comme démonstratrice au Bazar de l’Opéra pour une nouvelle marque où elle travailla deux ans ; licenciée en juin 2011, recrutée par une nouvelle marque en juillet 2011. Sur chacun de ces postes, elle disposait d’un CDI. La fragilité de cette condition professionnelle se mesure au nombre de démonstratrices travaillant en intérim. Sur un des stands du rayon, le stand KKP, de nombreuses intérimaires se sont succédé, parfois pour des périodes courtes d’un mois. Mais c’est aussi l’éclatement des lieux de travail qui démontre cette fragilité. Soumissa, par exemple, travaillait chez KKP depuis trois ans, d’abord en boutique, puis en grand magasin à temps complet. Au moment de l’enquête, elle travaillait sur des stands situés dans deux grands magasins, le premier à Paris, le second en banlieue parisienne.
27Les trajectoires de Tatiana et Sébastien laissent entrevoir la fragilité de la condition professionnelle de démonstrateur. Toutefois, face à cette fragilité, le grand magasin peut apporter une forme de sécurité. Il est utilisé par certaines démonstratrices, dont Sébastien et Tatiana comme un véritable marché du travail. Le Bazar de l’Opéra dispose même d’un tableau d’offres d’emploi proposées par les marques du magasin, présent dans le couloir de l’entrée du personnel. Lorsqu’il apprend son licenciement de la marque Hurlevent, Sébastien profita de ce réservoir d’emplois potentiels et s’engagea dans une période de prospection professionnelle.
28Au-delà de sa relative incertitude, le statut de démonstratrice se caractérise aussi par une situation d’emploi singulière : une double subordination qui se traduit par un contrôle du travail de la part d’un employeur formel (le fournisseur) et d’un employeur informel (le grand magasin via sa hiérarchie). Cela conduit concrètement à des pressions qui viennent du contrat commercial signé entre le grand magasin et le fournisseur. Le grand magasin attend du stand qu’il dégage un chiffre d’affaires considéré comme suffisant et produit une forme de pression qui rejaillit sur la démonstratrice directement (à travers l’encadrement du grand magasin) et indirectement (à travers son employeur). Cette exposition à une double subordination caractérise leur position professionnelle. La première subordination, représentée par la marque, est juridiquement claire et établie dans un contrat de travail mais peu présente physiquement sur le lieu de travail, à l’exception des quelques visites des « animateurs de réseaux » et des appels hebdomadaires ou quotidiens pour connaître le « chiffre » (d’affaires). La seconde subordination, moins claire, est représentée par l’encadrement du grand magasin. Cette hiérarchie est théoriquement inopérante mais pratiquement exercée. En effet, du point de vue du contrat de travail, seuls les représentants de leur marque (animateur de réseau, commercial, etc.) peuvent être vus comme les représentants de l’employeur et comme supérieurs hiérarchiques des démonstratrices. Un document remis par la direction du Bazar de l’Opéra à l’encadrement de proximité (RDV et RDR17) prescrit le type de comportements à adopter envers les démonstratrices et révèle toute la particularité de leur statut. On peut y lire : « la démonstration n’est pas en elle-même illégale, mais certaines pratiques peuvent la mettre en danger ». Une « charte » signée par le Bazar de l’Opéra et le fournisseur employant la démonstratrice établit un ensemble de règles définissant strictement la « situation juridique du personnel de démonstration ». Ces directives renseignent l’encadrement de proximité du grand magasin sur ses marges de manœuvre dans l’organisation des emplois du temps, dans les rapports d’autorité avec les démonstratrices. Elles indiquent par exemple que les managers du Bazar de l’Opéra ne doivent jamais leur donner une consigne écrite. Seuls les représentants de la marque sont disposés à le faire, c’est le sens de la formule « subordination exclusive » indiquée dans la charte sociale : l’encadrement du Bazar de l’Opéra ne doit pas donner d’ordres aux démonstratrices relevant de la gestion du stand au risque de remettre en cause une forme d’organisation du travail considérée comme avantageuse pour le grand magasin. Ces principes gouvernant idéalement les relations entre démonstratrices et encadrement, dont l’objectif est d’éviter, pour le Bazar de l’Opéra, d’être poursuivi pour « co-emploi », « prêt de main-d’œuvre » (risques propres à ces situations de sous-traitance18). Pourtant, les démonstratrices sont plus ou moins subordonnées au grand magasin selon le statut de la marchandise dont elles ont la charge, c’est-à-dire selon que la marchandise a été plus ou moins achetée par le grand magasin : en certains cas, les fournisseurs vendent de manière « ferme » une partie de leur stock au grand magasin qui en devient propriétaire et a donc tout intérêt à la vendre ; en d’autres cas, le grand magasin laisse au fournisseur la totale gestion de la marchandise – le stand est alors « hors gestion » dans la terminologie du Bazar de l’Opéra. Un contrat « ferme » expose à une plus grande subordination qu’un contrat « hors gestion », ce dernier assurant même une forme d’autonomie aux démonstratrices (ou au moins la garantie d’échapper à l’encadrement de proximité du grand magasin).
29Toutefois, ces directives reflètent peu les pratiques du rayon. En effet, la configuration du rayon et la proximité des vendeuses maison et des démonstratrices, placent les dernières dans un rapport de subordination à l’égard du grand magasin et son encadrement comparable à celui des vendeuses maison. Au quotidien, les managers les encadrent. Ils se comportent envers eux comme une hiérarchie directe : ils définissent le rythme de leur journée de travail (en fixant par exemple l’horaire des pauses), fixent leurs objectifs de vente d’articles ou d’ouverture de cartes de fidélité. Les marques ont d’ailleurs souvent tout intérêt à laisser ces managers surveiller et encadrer le travail de leur démonstratrice : cela leur permet de maintenir une pression au chiffre d’affaires. Certains chefs de rayon vont même jusqu’à surveiller les horaires, la présence et le travail des démonstratrices et font « remonter », par téléphone, ces informations aux fournisseurs. Dans ce système de relations de subordination complexe, le « chiffre » constitue un indicateur essentiel.
Le « chiffre » : symbole de cette subordination
30Le « chiffre » constitue une catégorie élémentaire du travail de la vente en magasin. Il prescrit le travail à faire, fixe un cap à long et court terme, et sert d’indicateur pour mesurer le travail effectivement réalisé. Il désigne à la fois les objectifs de vente à réaliser et les résultats concrètement atteints. Il occupe de nombreuses conversations entre les salariées, à tous les niveaux de la hiérarchie.
31Valoriser son chiffre d’affaires, actuel ou passé, est un moyen de démontrer son savoir-faire, son « talent » me dira Sébastien. Il est un aspect central du travail pour l’ensemble des employées de vente, mais plus encore pour les démonstratrices. Lorsqu’elles reviennent sur leur carrière, ces dernières s’appuient sur cet indicateur, détaillant leurs fortunes diverses et insistant sur les ressorts de leurs succès. Elles font souvent remarquer qu’elles ont « explosé » le chiffre là où elles sont passées. Des « coups », Matthias, démonstrateur, estime en avoir fait à plusieurs reprises. Sébastien dit en avoir fait à chacune de ses arrivées dans une nouvelle marque. Lorsqu’il me raconte son parcours, chaque nouvelle embauche est saluée par une « explosion » des ventes :
« La première année chez Hurlevent, mortel : les chiffres, je les défonce. Franchement je fais 50000 euros en plus [par rapport à Matthias, démonstrateur qui précède Sébastien sur le stand Hurlevent qui, lui-même, estimait avoir réussi de “très bon mois”]. On récupère la femme [le Bazar de l’Opéra décide de proposer à ses clients la gamme “femme” de la marque]. »
32Lorsqu’il est licencié de chez Hurlevent en 2009, et qu’il obtient un poste de démonstrateur aux Grandes Arcades, il me dit encore avoir « explosé le chiffre ». Lorsqu’il change à nouveau de magasin en 2012, passant des Grandes Arcades aux Halles de Paris, il m’explique avoir augmenté le chiffre de « 35 % ».
33Au quotidien, le chiffre est commenté, discuté, comparé. Lorsqu’elles se croisent dans le magasin, les démonstratrices se demandent mutuellement leurs performances. Elles se jaugent, souhaitent savoir si leur propre « chiffre » est comparativement « bon » ou « mauvais » et s’interrogent sur l’origine des performances de leurs collègues. La discussion du chiffre constitue un support de sociabilité essentiel, comparable au rôle joué par les propos tenus sur la clientèle dans la sociabilité des rayons. Il constitue une « ressource sûre » (Goffman, 1988, p. 105), un support de conversation toujours mobilisable. Il structure même parfois l’organisation temporelle de la journée. Sébastien, par exemple, commence sa journée par un détour par le bureau des responsables. Il y trouve la liste des chiffres de la veille de tous les stands du rayon, dont le sien. Lorsque cette feuille n’est pas prête, il prend lui-même le temps de consulter, sur le logiciel de gestion de la marchandise, les chiffres de ses collègues. Tous les jours, il consigne son propre chiffre dans un agenda. Chaque jour, il évalue sa performance à l’aune de deux critères : le chiffre qu’il devait réaliser (fixé par son employeur, le plus souvent un chiffre supérieur à celui réalisé le même jour, l’année précédente) et le chiffre réalisé par ses collègues, le tout étant modalisé sous la forme d’un indice. Ainsi, s’il n’a pas atteint son objectif personnel, il se console en constatant l’échec de ses collègues. S’il n’a pas atteint son objectif mais que ses collègues ont « bien marché », alors il s’agace de sa contre-performance. En ce sens, les relations entre démonstratrices procèdent d’une compétition qui caractérise généralement la vente en magasin. Cela est soutenu par la mise en publicité des chiffres, lors de réunions collectives (qui s’apparentent essentiellement à des réunions sur le chiffre d’affaires fait et à faire). Les résultats de chaque stand sont alors donnés, pour chaque semaine ou chaque mois. Ces réunions permettent de relever publiquement les performances de chacun et entendre les remontrances des responsables en cas de mauvais chiffres.
34Au-delà du rôle structurant qu’il occupe dans le quotidien des démonstratrices, le chiffre importe du point de vue de leur emploi. En effet, il conditionne à la fois le montant de leur salaire et la stabilité de leur emploi. Le salaire des démonstratrices comporte en effet une part variable indexée sur la réalisation d’objectifs fixés par leur hiérarchie, ou, plus rarement, sur un pourcentage des ventes réalisées. Les salaires des démonstratrices sont hétérogènes. Une petite fraction seulement reçoit des salaires supérieurs à ceux des vendeuses maison. Ces salaires concernent des démonstratrices dont le quotidien diffère de celui de la plupart des autres démonstratrices. Elles travaillent dans les espaces réservés aux marques de luxe. Elles reçoivent leur client à un bureau où elles peuvent manipuler leurs produits (montres, bijoux) munis de gants. Elles portent souvent un uniforme. Une large partie des démonstratrices est donc payée au SMIC. En conséquence, elles savent qu’une mauvaise performance signifie une rémunération partielle, leur salaire pouvant varier, en cas de succès ou d’échec, de près de 250 euros19.
35Mais l’enjeu est aussi la stabilité de l’emploi. En effet, les démonstratrices sont régulièrement tenues de commenter leurs performances avec leurs responsables hiérarchiques, les commerciaux ou animateurs de réseaux, chargés, par la marque, de coordonner et de contrôler leur travail sur le « terrain ». Ces derniers les appellent en retour pour comprendre l’origine des mauvais chiffres. Lorsque ces chiffres sont durablement « mauvais », les coups de téléphone se transforment en visites impromptues. Alors que les chiffres étaient bons au début de l’enquête (les soldes été restant comme des soldes heureuses pour le magasin et les vendeuses), les performances se sont rapidement dégradées à la fin de l’enquête de terrain. Dans un système de prime à l’objectif où chaque nouvelle année doit dépasser la précédente, les records établis par les démonstratrices les années passées devinrent alors des fardeaux. Elles peinèrent à remplir des objectifs déterminés d’après les bonnes performances passées et les ventes des rayons du sous-sol, plus généralement, s’effondrèrent. La dégradation de la situation eut une incidence directe sur la situation professionnelle de nombreuses démonstratrices. À titre d’exemple, un stand voisin de celui où s’est déroulé l’observation, a vu quatre démonstrateurs en charge du stand se succéder en deux ans. Confrontés à de mauvais chiffres, deux furent transférés dans une boutique KKP du 1er arrondissement de Paris. Ce « transfert » fut vu, pour les deux démonstrateurs en question, comme une punition : leur renvoi en boutique permet à leur employeur d’exercer un contrôle plus serré sur leur travail. L’un d’entre eux fut licencié. Il le découvrit en lisant une offre d’emploi sur Internet correspondant très exactement à son poste (« démonstrateur-responsable de stand dans un grand magasin parisien »). Chaque changement fut justifié par de mauvais chiffres : à la charge du nouveau de remonter les chiffres. Sur cette période, le chiffre devient un enjeu crucial et ordinaire pour les démonstrateurs du stand KKP. Ils souffraient d’être dans une forme de « spirale de l’échec » : le mauvais chiffre d’une journée ne faisait que compliquer le travail du lendemain. Le manque devait être rattrapé le lendemain ou les jours suivants. Les retards successifs constituaient alors une somme importante que les démonstrateurs traînaient derrière eux, jour après jour.
36De manière générale, les démonstratrices voient dans la faible fréquentation du magasin, une menace pour leur emploi qui se fait sentir quotidiennement, comme l’indiquent les notes de terrain suivantes :
« Les licenciements chez KKP inquiètent Sébastien. Son inquiétude est d’autant plus forte que sa situation est directement (et visiblement) dépendante de la fréquentation et de l’attitude de la clientèle : quand les clients n’achètent pas, il ressent directement une forme de danger pour son emploi. Il regrette que son travail ne lui donne pas les moyens d’avoir un rapport à l’avenir serein. Et cette difficulté est comme objectivée au quotidien par l’absence de client dans les rayons et par les chiffres très faibles de vente »
Journal de terrain.
37Au-delà de l’emploi, ces mauvais chiffres ont des conséquences directes sur le rapport au travail des démonstratrices. Face à l’intensification des contrôles de la hiérarchie qui cherche à comprendre l’origine des mauvais chiffres, sous la forme de visites ou de coups de téléphone, elles s’emploient à tenir proprement leur stand afin que, comme me le disait un démonstrateur KKP, « ça au moins, on ne puisse pas nous le reprocher ». Elles craignent de s’absenter quelques minutes au moment où un animateur de réseau viendrait leur rendre visite. Autrement dit, les mauvais chiffres et leurs conséquences deviennent une double peine : ils privent d’une partie du salaire et durcissent les conditions de travail.
38Dans ce contexte, c’est bien une véritable « pression » du chiffre qui s’exprime dans les rayons. Le chiffre est un élément central du quotidien, un horizon dont peu de démonstratrices peuvent s’affranchir. Il est discuté, chaque démonstratrice cherchant, à travers ces échanges, à normaliser ses difficultés. Il apparaît comme une épée de Damoclès d’un travail qu’il faut refaire chaque jour. Sébastien refusait même parfois de le consulter pour ne pas « se plomber » le moral : « je préfère pas voir, ça me pourrit ma journée. Samedi je n’ai pas voulu voir celui de vendredi, je voulais pas me plomber ma journée ». Dans ce contexte, la vente d’une « grosse pièce », c’est-à-dire d’un article relativement coûteux constitue, dans une journée, une pause réconfortante. En vendant ce type d’article en début de journée, Sébastien s’assurait de ne pas faire de « bulle » ou de ne « pas ouvrir », c’est-à-dire ne faire aucune vente. Je fus un jour l’objet de son enthousiasme :
« En juin 2008, Sébastien peine à faire ses objectifs, ses “samedis” ne sont pas à la hauteur des objectifs et il accumule un retard qui l’inquiète. Il se justifie auprès de moi d’un mauvais concours de circonstances, comme pour préparer l’explication qu’il doit offrir à son responsable. Un mardi, alors que la journée est bien avancée, il n’a vendu que deux tee-shirts, pour un total de 70 euros alors que son objectif de la journée est fixé à 1200 euros… Il s’en agace toute la journée. Lorsqu’il part fumer une cigarette, j’accueille un client qui regarde une veste en cuir. Après quelques minutes et deux essayages il l’achète (pour 350 euros). Je garde l’étiquette, comme le fait Sébastien pour s’assurer de l’exactitude du total des ventes enregistré par le Bazar de l’Opéra, et la pose sur la caisse. À son retour, il remarque cette étiquette et vient me voir. Il me sourit alors et m’envoie un solide coup de poing à l’épaule, geste qui signale, chez lui, son enthousiasme et sa bonne humeur. Après un deuxième coup et un sourire plus franc, il amorce une petite danse, comme un boxeur. Ces petits pas signalent un plaisir manifeste. Son jeu de jambes terminé, il me dit “non mais faut que je parte plus souvent parce que là t’as assuré mec. Putain, on faisait quasiment la bulle sinon et là, paf. Non putain, c’est cool” »
Journal de terrain.
39Son soulagement est évident et il me remerciera à plusieurs reprises dans la journée. Lorsqu’ils font une « bulle » ou un « zéro », les démonstratrices se plaignent de travailler « dans le vide ». La journée peut même être plus difficile si elle se solde par un compte négatif. Lorsqu’un client demande un « rendu », c’est-à-dire le remboursement d’un article, le démonstrateur peut terminer une journée « dans le rouge », en « négatif ». Les « retours » ou « rendus » de marchandise leur apparaissent comme des privilèges accordés par le Bazar de l’Opéra aux clients. Elles regrettent une pratique sur laquelle ils n’ont pas leur mot à dire et qui les « plombe » parfois comme me le dira Sébastien.
« Premier jour des soldes d’été 2008. Le chiffre d’affaires n’est pas à la hauteur de l’objectif. 700 euros de vente sur le stand. Sébastien note que l’affluence est correcte mais insuffisante pour un samedi de soldes : “ça, y a un an, c’était ce qu’on avait en semaine…” Dans la journée, Sébastien revient d’un stand du rayon voisin en colère. Il tient un jean dans la main. Un de ses jeans. Il m’explique qu’il s’agit d’un retour consenti la veille, sans le consulter. Il est en colère parce qu’on ne lui a pas donné l’occasion de vendre un autre produit au client. Il s’en prend violemment au Bazar de l’Opéra car selon lui, on l’empêche de faire correctement son travail dans un contexte qui est “déjà bien difficile” »
Journal de terrain.
40Les démonstratrices cherchent à justifier leurs chiffres, puisant dans un catalogue d’explications toujours renouvelé : événements internes au magasin (difficultés d’approvisionnement de la marchandise ou travaux dans le magasin qui affectent la mobilité de la clientèle), climat (le manque d’hiver ou le manque d’été, un dérèglement des températures qui rend inutile les articles proposés en vitrine), le climat des affaires, le contexte international tendu qui éloigne les touristes, la « crise » en France, etc. L’ensemble de ces explications fabrique une sociabilité propre au monde des magasins. Il suffit de tendre l’oreille pour entendre ce bruit de fond : la plainte du manque de clients, du manque de bons clients, du manque de soleil, du manque de pluie, du manque de froid ou, plus récemment, d’attentats, etc., autant d’explications et de justifications permettant d’extérioriser la responsabilité de l’échec. Les justifications sont diverses mais elles ont en commun leur propre nécessité : chaque niveau hiérarchique, chaque employée de vente doit justifier le chiffre pour donner un sens à sa performance. Constatant une forte baisse de fréquentation de la clientèle et un mauvais chiffre mensuel, Sébastien appelle ainsi son employeur pour le prévenir de ses difficultés. Il mise sur l’anticipation pour éviter les réprimandes. Il me dit que son objectif est de se montrer « pro » en ayant conscience des problèmes. Mais, une heure après son appel, il le regrette : « J’aurais pas dû lui dire ça, on part pas négatif comme ça. Ça veut dire que je le préviens de mon échec, c’est naze… » On voit dans sa remarque toute la difficulté de la situation des démonstratrices : elles doivent donner des éléments d’explications de leurs mauvais chiffres, sans totalement se dédouaner au risque d’apparaître démobilisés ou détachés, alors que la rhétorique managériale dans la vente engage justement un esprit de compétition, la « gagne ».
41À l’évidence, cette situation d’emploi singulière exposant à une précarité notable ne concerne pas l’ensemble des démonstratrices. Certains jouissent d’une ancienneté importante auprès d’une même marque. Mais le turn-over, la proportion d’embauche sous des contrats atypiques (temps partiel, intérim, CDD) et le nombre de licenciements observés lors de l’enquête, montrent les effets de la pression économique du secteur sur leurs conditions d’emploi. Cette pression se rappelle quotidiennement par l’intermédiaire du chiffre. Tous ces éléments font des démonstratrices une figure singulière du salariat, une figure faussement indépendante, doublement exposée à la subordination, celle formelle de l’employeur et celle informelle du grand magasin. Doublement subordonnées, les démonstratrices sont aussi isolées, coupées de leurs collègues partageant le même employeur mais également, bien souvent, d’un soutien syndical. Les démonstratrices qui travaillent dans de petites entreprises où la présence syndicale est faible voire nulle, ont peu de collègues. Le collectif de travail dans lequel elles sont prises est disparate : vendeuses maison titulaires, démonstratrices en CDI, en CDD, en intérim, etc. Cela fabrique, sur les rayons, une constellation salariale réunissant une grande variété de statuts d’emploi. Cela fabrique aussi un isolement salarial, une plus grande précarité, que certaines compensent auprès de leurs collègues démonstratrices.
Une position avantageuse dans la division morale du travail
42Cette situation singulière constitue également un levier de distinction. Certes, le chiffre et la fragilité qui en dérive matérialisent la subordination des démonstratrices et produisent une fragilité dont l’expérience est quotidienne. Mais il les met aussi, selon elles, dans une situation de familiarité avec les professions intermédiaires commerciales et les indépendants du commerce, familiarité dont elles considèrent qu’elle les éloigne des vendeuses maison avec lesquels la clientèle les confond souvent et dont elles jugent le statut relativement subalterne. Cette valorisation professionnelle rappelle à nouveau toute l’hétérogénéité de la catégorie employé de commerce, loin de se résumer à la seule figure de la caissière. Voici quelques mécanismes qui la soutiennent.
43Le premier est un effort continu auprès de l’encadrement du Bazar de l’Opéra pour maintenir l’apparence d’une situation d’indépendance sur le rayon. Ainsi, les démonstratrices tentent de transformer une double subordination en une forme d’indépendance et, pour cela, se prévalent d’attributs professionnels jugés nobles. Mettre en scène l’indépendance les conduit à insister sur quelques situations spécifiques qui, sans les occuper principalement au quotidien, constituent à leurs yeux, le socle de leur activité professionnelle. Il en va ainsi de toutes les tâches identifiées comme relevant des fonctions de l’encadrement commercial (réunion, usage de l’ordinateur pour gérer les stocks, identification à une marque, etc.). L’une d’entre elles est particulièrement valorisée. Il s’agit d’activités impliquant une relation avec les « acheteurs », ces travailleurs qui achètent la marchandise mise en vente (activité réservée aux professions intermédiaires commerciales), la visite du « show-room » du fournisseur notamment. L’acheteur du grand magasin s’y déplace pour choisir avec le « commercial » du fournisseur les articles qui seront exposés sur les rayons. Pour certaines marques, dont celle de Sébastien, le personnel de démonstration y est invité. Sébastien s’est donc déplacé au show-room à trois reprises au cours de mon séjour sur le terrain. Au show-room, qui intervient à chaque nouvelle collection, Sébastien rencontre son employeur, le commercial de sa marque et l’acheteur du grand magasin. Ils procèdent au bilan de la période passée, les ventes, la réalisation des objectifs, le succès de certains produits, etc. Même s’il est lucide sur la marge d’action dont il dispose, Sébastien ne cesse de montrer l’intérêt qu’il porte à ces moments atypiques lors desquels il peut se prendre à un autre jeu que celui de vendeur. Ils permettent selon lui de sortir de la routine du travail, en sortant concrètement du magasin, tout en continuant de travailler, à la manière d’un « commercial ». Ils permettent aussi de sortir du statut de vendeur de première ligne en se rapprochant de celui de commercial. Les propos d’un vendeur maison diplômé d’un BTS commerce, Grégory, alors que Sébastien était occupé au show-room dans le centre de Paris, expriment le mieux l’importance de ce moment :
« Tu sais ce qu’on y fait au show-room ? On te montre la nouvelle collection, on te demande de choisir, ça peut prendre la journée. Souvent tes boss te paient le resto […]. Tu le verras pas aujourd’hui, ça m’étonnerait »
Grégory, 29 ans, vendeur maison au Bazar de l’Opéra, BTS commerce.
44Grégory insiste sur la durée d’un tel rendez-vous. C’est une tâche importante, où l’on partage le quotidien de ses responsables. Certains « paient » même parfois « le resto ». Pour Grégory, ce moment constitue une parenthèse dans le quotidien valorisant le statut de vendeur. Il souffre d’ailleurs d’en être privé, lui qui doit se contenter de tâches éloignées de la gestion de la marchandise. On mesure le rôle de ces tâches qui rapprochent des professions intermédiaires du commerce autant qu’elles éloignent des vendeuses maison dans les propos de Soukaina, démonstratrice sur le rayon, titulaire d’un baccalauréat professionnel commerce. Au moment de me présenter son travail, elle prend quelques instants pour montrer l’importance que revêt, à ses yeux, un travail qui la rapproche du statut de responsable et qui, ce faisant, l’écarte de celui de « vendeuse » :
« J’ai participé au choix de la nouvelle co[llection]. J’étais au show-room pour la collection de l’été 2009. En fait, le lundi, Charles et Pénélope [Charles est le “démonstrateur-responsable” du stand et participe, comme Sébastien pour Hurlevent, au “show-room”] ; Pénélope est une démonstratrice du stand] ont fait la sélection et le mardi j’y suis allée pour dire si ça me plaisait ou pas. Et j’ai rajouté aussi des produits. Et après Charles, il voit les quantités avec la commerciale et l’acheteuse. Ça c’est sympa… j’étais jamais allée au show-room… Donc, ouais, c’est clair que je suis vendeuse, mais, j’ai quand même des responsabilités. Et si Charles, quand il est arrivé, il m’avait dit “tu ne fais plus ce que Éric [le démonstrateur ‘responsable’ du stand qui a été remercié quelques mois auparavant] t’avait demandé de faire, tu ne fais plus le RU [consulter l’état du stock à l’aide d’un logiciel informatique afin d’évaluer les besoins en réassortiment de marchandise], ni le chiffre [la transmission du chiffre d’affaires à ses responsables sous la forme d’un tableau EXCEL]”, moi je serais partie, ça m’intéresse pas de faire que la vendeuse et d’être là, juste pour vendre »
Soukaina, démonstratrice, 23 ans, baccalauréat professionnel Vente.
45Son allusion à la « vendeuse » qui n’est là que « pour vendre », Soukaina l’énonce sur la base de ses expériences passées, comme vendeuse chez Zara, mais aussi sur la base de ce qu’elle connaît du statut de vendeuse maison. Autour d’un café, partagé avec Pauline, Soukaina nous dit que le poste de « vendeur BO a l’air vraiment naze ». Pour sa part, elle estime ne pas être « qu’une vendeuse ». Elle a son mot à dire sur la marchandise vendue, elle fréquente le show-room, elle transmet des informations à son employeur, elle utilise le téléphone.
46Par ailleurs, les démonstratrices s’arrangent une position à part sur les rayons en manifestant ostentatoirement un refus de toute ingérence du Bazar de l’Opéra dans la conduite de leur stand, de la part des merchandisers20 du Bazar de l’Opéra notamment. Ces critiques permettent aux démonstratrices de manifester leur indépendance par rapport au grand magasin, leur autorité sur la marchandise gérée, sur un stand qui est vu comme un espace à soi, comme une petite boutique. Leur situation singulière (elles sont éloignées de leur employeur mais sont sous les yeux d’une hiérarchie dont le pouvoir est informel), leur permet de revendiquer une indépendance revalorisant leur statut professionnel. Elles sont nombreuses à agir comme si elles étaient les « responsables » de leur stand. Certains, comme Charles, le sont formellement. Ils encadrent parfois quelques démonstrateurs à l’image de Dounia âgée de 23 ans, ancienne vendeuse en intérim devenue temporairement « responsable » de son stand à la suite d’un mouvement de personnel. Ce titre, purement honorifique (il ne lui donne droit à aucune augmentation de salaire), Dounia le met en avant comme une promotion professionnelle, estimant d’ailleurs que c’est un stand « au Bazar de l’Opéra quand même ». C’est aussi ce statut de « responsable » que valorise Guillaume lorsqu’il arrive sur le stand KKP. Même s’il ne change pas toujours la donne sur le plan salarial (pour certaines démonstratrices – mais aucune au sein du rayon observé – le statut de « responsable de corner » permet aussi d’accéder à la catégorie de « cadres »), il permet de se distinguer du statut jugé subalterne de vendeuse maison. D’autres démonstratrices ne sont pas responsables mais agissent comme si elles l’étaient. Elles se plaignent auprès de leurs collègues de l’ingérence du Bazar de l’Opéra, du retard de « leur » marchandise, etc. Elles s’identifient à leur marque. Qu’elles viennent de la boutique après avoir occupé un poste de vendeuse ou un poste « à responsabilité » (certaines démonstratrices furent responsables du rayon d’une boutique), toutes produisent ces efforts pour rappeler qu’elles ne sont pas « seulement » vendeuse. L’arrivée dans le grand magasin constitue pour ces anciennes vendeuses en boutique ou dans les centres commerciaux un véritable gain. En arrivant dans le grand magasin, elles sont heureuses de pouvoir s’affranchir du cadre parfois oppressant de la boutique, où les relations hiérarchiques peuvent être tendues (Bouchareb, 2007). Une conversation entre Sébastien et Grégory fait état de ce gain. Tous deux anciens vendeurs en boutique, ils rappellent qu’ils y faisaient « tout », « caissier, vigile, vendeur », toujours sous les « yeux de ton boss, qu’est là à deux mètres de toi » :
« Sébastien discute avec Grégory du travail dans les centres commerciaux. Pour Grégory, “la boutique, c’est dur parce que le patron est toujours là et il faut aller voir le client en permanence”. Sébastien parle d’une “tension permanente”. Il nous mime une vente dans une boutique montrant à quel point le vendeur est “tendu”, entièrement concerné par l’idée de vendre, au point parfois de “taper le client”, de le conseiller en lui “prenant presque l’argent dans la poche…” Il poursuit en rappelant qu’en boutique il n’y a pas de collectif de travail sur lequel s’appuyer pour se détendre (fumer, boire un café…) et que le démonstrateur en grand magasin peut compter sur ses collègues pour “jeter un coup d’œil” sur le stand afin de prendre une pause »
Journal de terrain.
47Cette mise en scène de l’indépendance passe aussi par une norme informelle exigeant de chaque démonstratrice une prise de distance par rapport à l’encadrement du Bazar de l’Opéra. Je l’ai mesuré à l’occasion d’une discussion avec Sébastien sur l’attitude de Tatiana. Au cours de cet échange, Sébastien critique le comportement de Tatiana qui, pendant plusieurs mois, mois, remplace Charlène, sa « responsable » de stand, partie en congés maternité. Au cours de cette période, elle est considérée par l’encadrement du Bazar de l’Opéra comme la « responsable » et doit donc « gérer » Pierre, démonstrateur sur ce même stand :
« Avant le départ de Charlène, Tatiana s’occupait de manière privilégiée de la seule section homme du stand (elle en était la “responsable”, ce vocabulaire étant facilement attribué dans la vente pour marquer les petites hiérarchies). En remplaçant Charlène, elle prend en charge l’ensemble du stand et devient, de manière informelle, la supérieure hiérarchique de Pierre et d’une démonstratrice intérimaire. Assez rapidement, Tatiana se plaint de l’investissement de Pierre. Sébastien me commente cette situation en exprimant ses regrets. Selon lui, Tatiana adopte une attitude inappropriée lorsqu’elle se plaint du comportement de Pierre auprès d’Isabelle, la responsable du rayon [RDR] du Bazar de l’Opéra dont ils relèvent tous les deux. Ce faisant, il lui semble qu’elle sort de son rôle. Il ne la “comprend plus”. Il me dit que “ce n’est pas à la RDR qu’il faut se plaindre de ça. Il faut le dire à Pierre directement. Je sais pas à quoi elle joue”. Cela revient, à ses yeux, à se placer sous la dépendance de la hiérarchie du grand magasin. Surtout, Sébastien sait que cette dernière fait remonter les informations au fournisseur qui emploie Tatiana. C’est donc toute la ligne de responsabilité qui est brouillée. D’une part, il lui semble que Tatiana perd en crédibilité, d’autre part, “par principe, c’est pas comme ça que ça se passe” »
Journal de terrain.
48Cette manière de fréquenter l’encadrement du grand magasin, de lui donner des gages de subalternité, Sébastien l’observe aussi chez cette même Tatiana sous une autre forme. Après avoir vendu une carte de fidélité à un client, tâche qui revient aux vendeuses maison (cf. chapitre viii), Tatiana se vante souvent auprès de la RDR. Sébastien est vraiment déçu de la voir « courir » vers la RDR pour lui dire « j’ai fait une carte, t’as vu hier ? ». Je le vois d’ailleurs hausser les yeux et me lancer un regard voulant dire « tu vois bien ce que je voulais dire » lorsque, à l’occasion d’une réunion de l’équipe, Tatiana refait, à la demande de la RDR, l’argumentaire attendu pour convaincre un client de contracter une carte de fidélité. Il me dit alors « Tatiana se trompe là, elle fait le job du Bazar ». La plainte de Sébastien sonne comme le rappel d’une exigence : ne pas abandonner au grand magasin les responsabilités qui font du statut de démonstrateur, un statut singulier, relativement indépendant. Cet incident témoigne des coûts du possible « brouillage de l’autorité hiérarchique » constaté dans d’autres contextes de sous-traitance (Schutz, 2012, p. 80) que la situation de démonstration peut créer.
49La distinction professionnelle passe aussi par des relations avec les vendeuses maison dont les démonstratrices partagent le quotidien. Elles revendiquent sur elles ce qu’Everett Hughes nomme un « mandat » et une « licence » : « chacun cherche donc, avec ses pairs, à argumenter la valeur éminente de son activité professionnelle pour obtenir cette licence qui le protégera de la concurrence et ce mandat qui donnera une reconnaissance à son travail » (Hughes, 1981). Et l’un des moyens de s’assurer cette autorité sur l’exercice du travail est de déléguer aux vendeuses maison les tâches les moins valorisées et celles incarnant le mieux, selon les démonstratrices, la subordination des vendeuses maison. Leur « indépendance », les démonstratrices la construisent donc en relation avec la position des vendeuses maison qu’elles considèrent comme justement très dépendante du grand magasin, grande « machine bureaucratique », me dira Tatiana, dont les salariées ne pourraient s’affranchir. Les démonstratrices s’emploient, au quotidien, à rappeler cette distinction : elles tracent une ligne entre deux statuts qui se côtoient sur les rayons. Elles produisent, par leurs actes, une « division morale du travail » (Hughes, 1995, p. 26) c’est-à-dire une distinction entre les tâches qu’elles jugent conformes à l’idée qu’elles se font de leur position professionnelle et celles qui ne le sont pas. Lorsqu’elles décrivent leur position dans l’organisation du travail du grand magasin, elles élaborent ce qu’Anne-Marie Arborio nomme une « rhétorique de la valorisation de soi et de la distinction d’avec les métiers voisins » (Arborio, 1996, p. 97). Cette division du travail qui distingue le « vrai boulot21 » du « sale boulot » s’observe précisément dans les propos tenus par les démonstratrices. En détaillant l’activité de leurs collègues vendeuses maison, elles prennent leur distance par rapport aux tâches qui leur sont réservées. Ce sont les conditions d’enquête qui m’ont permis de mettre au jour avec précision ce partage des tâches. Lorsque je deviens démonstrateur, après avoir été vendeur maison pendant près d’un an, et que Sébastien m’accueille sur son stand, il m’alerte aussitôt sur les contours de mon nouveau statut. Il me met en garde : je dois oublier les tâches que je réalisais comme vendeur maison et je dois rappeler à la hiérarchie du Bazar de l’Opéra qui me connaissait comme vendeur maison, que je suis aujourd’hui un démonstrateur. Je rapporte ci-dessous les notes de terrain prises lors de mon retour dans le magasin comme démonstrateur :
« Voici le premier conseil que me donne Sébastien lors de mon arrivée : “tu n’es plus vendeur maintenant”. Il me laisse entendre qu’il y a une “limite à pas franchir, tu peux plus faire comme tu faisais avant”. Ces précautions liminaires peuvent aisément s’expliquer : en tant que démonstrateur du stand Hurlevent, je dois adopter, envers le grand magasin, une attitude proche de la sienne pour ne pas le mettre en défaut. Si j’en fais plus, il peut, lui aussi, être sollicité. Or, il s’est patiemment construit une position d’affranchi envers l’encadrement du Bazar de l’Opéra. Aussi, il prend le temps de me présenter la manière dont je dois me comporter à partir d’exemples concrets et fixe mes nouvelles priorités : me concentrer sur notre marchandise, ne pas faire le travail des autres, alors que c’est justement le travail du vendeur maison de ne pas faire de distinction entre les stands et de servir tous les clients. Il me conseille aussi de me tenir à distance de la caisse, et de laisser ce travail aux vendeuses maison. Il concède seulement quelques “sessions caisse” permettant de faire face à l’ennui (“quand tu t’emmerdes, à la rigueur”). Quelques minutes plus tard, il prend mon comportement en exemple pour démontrer la pertinence de ses conseils. J’encaisse une cliente de Guillaume [démonstrateur KKP], qui discute avec ses collègues. Sébastien me regarde, à distance, il plie des pulls. L’article acheté par la cliente n’a pas d’étiquette. J’appelle Guillaume et lui réclame le prix de l’article. Il vient me le donner, sans un mot. C’est moi qui le remercie. Une fois la cliente partie, Sébastien vient me voir : “tu vois ce que je te disais tout à l’heure ? T’as fait tout leur boulot sans qu’ils viennent t’aider, rien. Tu t’es fait baiser ! Faut pas trop en faire, ils vont s’habituer”. Derrière ce “ils”, il y a les autres démonstratrices mais il y a aussi le personnel du Bazar de l’Opéra qui est justement supposé prendre en charge ce type de tâches transversales alors que les démonstratrices devraient, à ses yeux, se contenter de s’occuper de leur propre marchandise »
Journal de terrain.
50Sébastien me prévient de deux attitudes à proscrire : faire le travail des autres démonstratrices, et faire le travail des vendeuses maison. Il m’invite à me concentrer sur « nos clients » et « notre marchandise ». Il pointe la faible solidarité entre démonstratrices dans la réalisation du travail. Pas question d’en faire plus pour ses collègues. J’aurai l’occasion d’entendre d’autres anecdotes sur cette faible entraide entre démonstratrices, d’autant plus qu’elles sont des « concurrent·e·s ».
51La nécessité posée par Sébastien d’établir une frontière hermétique entre le statut de vendeuse maison et celui de démonstratrice apparaît le plus clairement à l’occasion d’un incident auquel je prends directement part. Cet incident est révélateur car il éveille, chez Sébastien, une série d’agacements et de remarques qui dévoilent des enjeux de hiérarchie et d’organisation du travail sur le rayon. Il me semble que la pertinence de cet incident tient au fait que Sébastien le commente du haut d’une de ses qualités : il a été lui-même vendeur maison, démissionnant de son poste au profit d’un poste de vendeur en boutique dans laquelle il s’était vu promettre, « à plus ou moins long terme », un poste de responsable. Sa démission fut nourrie par un ressentiment à l’égard du Bazar de l’Opéra qui lui aurait promis une promotion au poste de responsable de vente (l’encadrement de proximité, cf. infra). Cela a transformé son regard sur le poste de vendeur maison, n’offrant d’autre intérêt, à ses yeux, que la sécurité comparable à celle du « fonctionnaire » qu’il délivre. Le vendeur maison est chargé de tout prendre en charge et est exposé aux tâches les moins intéressantes. Je relate ci-dessous l’incident en question lors duquel je travaille comme démonstrateur sur le stand Hurlevent :
« Je suis sur le stand, près de la caisse. Mon stand est désert, contrairement à l’allée du rayon et au stand “alimentation” qui me fait face. Une cliente vient me voir avec un bonnet KKP dans les mains. C’est Abdel, vendeur maison, qui me fait face de l’autre côté de l’allée, qui me l’envoie, sa caisse étant très fréquentée. Il me fait un petit signe de la main signifiant “tu peux ?” Il regarde à peine ma réponse, sollicité à nouveau par un client. Or, je lui faisais signe que ma caisse était fermée (le “fond de caisse” n’ayant pas été installé, elle est inutilisable), sur les consignes de la hiérarchie du Bazar de l’Opéra.
La cliente qui s’approche de moi est manifestement pressée. Elle s’impatientait déjà dans la file de la caisse d’Abdel. Elle voulait passer devant les autres clients. Lorsqu’Abdel finit par lui indiquer ma caisse, elle y voit une solution heureuse, mais curieuse : pourquoi restais-je les bras croisés, causant de si grandes peines à la clientèle tenue d’attendre ? Lorsqu’elle se présente devant moi (“vous êtes ouvert ?”), je lui indique que je suis dans l’incapacité de l’encaisser, ma caisse étant “fermée”. Je l’invite donc à se diriger derrière elle, sur sa gauche où travaillent Pauline qui est engagée auprès d’un client et Sandrine, la responsable de vente qui a pris son service à 13 h qui se tient à son bureau. La cliente se retire sans un mot ni un regard, visiblement agacée. Elle se dirige vers Sandrine. Au bout de quelques instants la cliente manifeste son agacement à Sandrine, explique qu’elle est baladée de caisse en caisse. Sandrine écoute ses reproches. Une fois la cliente partie, Sandrine m’interpelle : “Pascal pourquoi ta caisse est fermée ?” Je lui explique que ma caisse est fermée depuis ce matin et que je n’étais pas en mesure de recevoir la cliente. Je n’ose pas lui rappeler que mon statut de démonstrateur m’enjoint à n’encaisser que ma clientèle. Elle répète sa question, estimant que je suis fautif : d’une part, ma caisse devait être ouverte et, d’autre part, j’aurais dû accompagner la cliente sur une autre caisse. Or, cet incident intervient quelques minutes après une période d’une vingtaine de minutes où je suis allé encaisser plusieurs clients qui attendaient sur la caisse du stand voisin où sont vendus des produits alimentaires. L’autre responsable de vente, présent à quelques mètres de la caisse, n’est pas venu me relever ou indiquer à un vendeur de prendre ma place (ce stand étant pourtant “tenu” par des vendeurs maison). Mon expérience de vendeur maison m’a appris que lors de ce type de situation, un vendeur maison est rapidement sollicité pour prendre la place du démonstrateur ayant accepté d’encaisser. Pourtant, je reste seul durant une longue période. En effet, en arrivant à cette caisse, les autres clients qui déambulaient dans le rayon profitent de l’aubaine de voir une caisse s’ouvrir (à la manière de ce qui se produit dans un supermarché lorsqu’une caissière ouvre sa caisse et que les clients qui attendaient à une autre caisse migrent, sans tenir compte des ordres de passages précédemment établis). Je me retrouve alors avec une file de clients qui ne disparaîtra qu’au bout de vingt minutes. Je viens d’aider les vendeurs et l’on me présente publiquement (les reproches sont formulés ici devant les clients, sur le rayon) comme manquant “d’esprit d’équipe”. Je fais donc remarquer à Sandrine que je viens de passer quelques minutes en caisse pour aider “l’équipe”, mais elle me coupe la parole et me demande de revenir la voir par la suite, évitant de prolonger le problème devant les clients qui continuent de déambuler sur le rayon. Sébastien, revenant de pause, prend connaissance de l’incident. Il s’en mêle, prenant à droite et à gauche des informations sur un conflit qui fait rapidement le tour du rayon. Son agacement monte, Sandrine n’ayant pas, selon lui, à me “reprocher quoi que ce soit” »
Journal de terrain.
52L’incident ne donnera suite à aucune autre conversation. Mais il laisse chez Sébastien un agacement qui révèle précisément les enjeux de statuts sur le rayon entre démonstratrices et grand magasin. Sébastien me rappelle à plusieurs reprises que nous n’avons pas les mêmes obligations que les vendeuses maison. Ce conseil délivré par Sébastien à mon attention lors de mon premier jour (travailler pour soi), ainsi que le conflit rapporté ci-dessus (dont l’origine, il est intéressant de le noter, est la volonté d’une cliente de se faire servir plus rapidement), mettent en valeur une manière de se représenter sa position professionnelle, certes extravertie chez Sébastien en raison de son passage insatisfaisant sous le statut de vendeur maison, mais observée chez d’autres démonstrateurs. Sébastien insiste sur son indépendance à l’égard, d’une part, du grand magasin, mais aussi, d’autre part, de ses propres collègues, comme s’il travaillait dans une boutique autonome.
53La division morale du travail se fabrique donc par une stigmatisation du travail exercé par les vendeuses maison. Ces dernières seraient étrangères au « vrai boulot » : la gestion de la marchandise, l’achat, le merchandising, la réception de sa propre clientèle, la performance réalisée. Cette revendication d’une pratique légitime du travail se mesure véritablement dans les discussions sur l’identification à une marque. Ainsi, les démonstratrices s’identifient les unes les autres à la marque dont elles sont les représentantes, mais attribuent aux vendeuses maison, dans le même temps, une identité indifférenciée (les « BO » pour « Bazar de l’Opéra »). De plus, cette identification à une marque leur permet d’insister sur leur « responsabilité ». Cela apparaît directement au sujet de la rémunération. Alors que dans une de nos conversations, Matthias reprochait à Abdel de passer trop peu de temps avec les clients, Matthias me fit remarquer que les vendeurs étaient « payés même s’ils ne “vendent” pas ». Les primes collectives attribuées aux vendeuses (d’intéressement, de performance, etc.) sont autant jalousées que méprisées par les démonstratrices. Elles marquent une véritable différence aux yeux de Matthias. Selon lui, la prime individuelle reçue par les démonstratrices donne le « sens des responsabilités » : « moi je sais d’où il vient mon salaire ». J’ai pu entendre cette même revendication, toujours chez Matthias, à l’occasion d’un conflit latent l’opposant à Abdel22. Le premier reprochait au second de se contenter de faire signer aux clients des cartes de fidélité. Il moquait ce travail de vendeur si différent du sens qu’il donne au leur. Les motifs convoqués par Matthias révèlent précisément la position qu’il se donne sur le rayon :
« Abdel, il ne sait pas vendre, comme les autres BO d’ailleurs [vendeurs “Bazar de l’Opéra”]. Ce qu’ils font c’est donner une taille et voilà. C’est pas comme moi, s’ils ne font rien à la fin du mois, ils ont une paie quand même. »
54Matthias caricature sa situation. La part variable de son salaire, ajustée à sa performance, constitue une partie de son salaire (et non l’ensemble comme il le suggère). Mais son exagération est significative : le fait d’être tenu responsable de son travail, de se voir récompensé ou au contraire sanctionné individuellement (et non collectivement comme les vendeuses maison), le rapproche de l’idée qu’il se fait du travail de la vente : un travail d’indépendant, concerné par une performance. La dépendance au chiffre d’affaires, exposée ci-dessus, devient une ressource permettant de se distinguer d’autres travailleurs partageant une condition professionnelle subalterne proche. La revendication d’un plus grand « professionnalisme » s’observe aussi dans la manière dont les démonstratrices dénoncent le travail effectué par les vendeuses maison sur leur stand, lorsqu’elles sont absentes. Sébastien s’en plaint régulièrement à son arrivée le mardi matin. Lorsqu’il est en congé, un vendeur maison prend sa place sur le stand. Ce vendeur doit s’occuper de plusieurs marques. Ce fut mon rôle lorsque j’étais vendeur maison. Je courais alors d’un stand à l’autre, pour remettre en place les articles, conseiller ou encaisser un client. Sébastien et Matthias considèrent que les « BO » s’occupent mal de leur stand. La marchandise au sol, les articles non pliés déposés en tas sur les présentoirs : selon eux, cela constitue la preuve du « manque de professionnalisme » des vendeuses maison.
55En somme, en donnant une portée sociologique à une distinction de statuts (vendeuse maison/démonstratrice) qui structure les rayons des grands magasins, on découvre une double manière de s’arranger avec une même activité professionnelle. La relative précarité des démonstratrices, leur isolement salarial et leur exposition à un double employeur constituent des difficultés indéniables qui les exposent à une fragilité tant sur le plan de l’emploi que sur le plan du travail. Mais leur statut à l’intersection de trois rapports de subordination (client, employeur, grand magasin) constituent aussi une ressource. Elles renforcent, chez elles, l’idée qu’elles sont indépendantes, qu’elles sont proches des représentants et des commerciaux, figures professionnelles valorisées par les employées de vente. L’ensemble des efforts consentis par les démonstratrices pour se distinguer doublement des vendeuses maison (des tâches qui leur sont réservées et de la sujétion à l’encadrement) montre que la précarité de l’emploi à laquelle elles font face, éloignées qu’elles peuvent parfois être des protections accordées par l’inscription dans une grande entreprise, est compensée par la revendication d’un exercice noble du métier. Tout en étant exposées à l’autorité de deux employeurs, elles se disent plus indépendantes dans la conduite de leur travail, comme en témoigne leur rémunération variable. Elles se disent aussi plus « professionnelles ». L’identification à une marque et les « responsabilités » qui en découlent, leur place incertaine dans l’organisation du travail, la stigmatisation du sale boulot et l’appropriation du « vrai boulot », ces éléments produisent ensemble un marquage de la différence qui leur permet de s’arranger une position supérieure au sein du rayon, de compenser une fragilité devant l’emploi qui échappe largement aux vendeuses maison. Ces dernières valorisent-elles l’inscription dans une entreprise historique, garantissant des avantages pratiques et symboliques qui manquent à d’autres employées de commerce et qui les arrachent aux aspects les plus dégradés de cette condition professionnelle. Cette distinction statutaire entre vendeuse et démonstratrice est particulièrement significative dans la mesure où elle intervient entre deux groupes relativement proches : leurs trajectoires sociales, scolaires et professionnelles sont proches, les passages d’un statut à un autre sont fréquents, ils font le même travail et participent au même espace de travail, ils sont soumis, on le verra, à des contraintes et sujétions comparables dans le travail. Cet effort de distinction bien connu des sociologues des professions, attentifs aux efforts internes au groupe professionnel pour s’arroger la pratique légitime du travail, montre que la proximité des conditions professionnelles cache des dynamiques de distinction, des pratiques qui tendent à reléguer l’autre au-delà et en deçà de soi. Les vendeuses maison font souvent les frais de cette distinction qui leur assigne les tâches les plus dures ou celles qui leur donnent le moins l’occasion de tirer profit de leur travail. Mais leur situation dévoile également un phénomène relativement inédit concernant la délégation du sale boulot lorsqu’elle procède de l’usage d’un personnel (la démonstration) qui, s’il ne peut entièrement être assimilé à la sous-traitance, s’en rapproche à plusieurs titres. Alors que la présence de ce type de travailleurs extérieurs permet souvent au personnel « maison » des entreprises de se défaire des tâches les moins intéressantes, comme cela peut être le cas dans la construction navale, au Bazar de l’Opéra, elle conduit, dans le cas des grands magasins, à une dégradation du contenu de travail pour ce même personnel « maison ». Aux Chantiers Navals de Saint-Nazaire, la sous-traitance, tout en affectant la stabilité des ouvriers « maison », reprécise les contours du statut honorable d’« ouvriers chantiers » (Seiller, 2014). Au Bazar de l’Opéra, c’est le personnel extérieur qui, à travers une division morale du travail construite au quotidien, dégrade le contenu de travail des vendeuses maison.
Notes de bas de page
1 Les vendeuses se nomment généralement grâce aux initiales du magasin. Elles peuvent dire « je suis vendeuse BO [Bazar de l’Opéra] » ou plus simplement « je suis BO » pour se présenter. J’ai pu observer cette appellation dans trois autres grands magasins parisiens où les salariées reprenaient soit la totalité du nom du magasin, soit ses initiales.
2 Voir plus exactement le chapitre iii « La stratification sociale de (r) dans les grands magasins new-yorkais ».
3 Une vendeuse fait une bulle lorsqu’elle « n’ouvre pas », c’est-à-dire qu’elle ne fait aucune vente de la journée. Une « sauteuse » est une vendeuse qui fait de bonnes vente en s’adressant à tous les clients.
4 « Quand tu rentrais aux Halles de Paris… ben j’ai une camarade qui y est restée toute sa vie, enfin jusqu’à soixante ans, elle était rentrée à 18 ans…, enfin tu y restais, c’est un peu comme des fonctionnaires, elles [les vendeuses maison] étaient licenciées quasiment jamais, quasiment jamais. Alors que maintenant des vendeuses ils en licencient maintenant » (Paulette, démonstratrice à la retraite, 79 ans).
5 Source : Bilans sociaux du Bazar de l’Opéra, 2008.
6 Ibid.
7 Cela s’observe aussi dans les bilans sociaux qui font état d’une moyenne d’âge du personnel plus élevée que celle observée chez les autres vendeurs du commerce de détail. En 2007, 27 % des vendeurs des grands magasins parisiens (au rang desquels figure le Bazar de l’Opéra) avaient moins de 26 ans, proportion inférieure à celle constatée chez l’ensemble des vendeurs en général, hors alimentation (34 %) (Source : enquête Emploi 2007). Les salariés âgés de plus de quarante-six ans représentent 30 % des vendeurs des grands magasins parisiens alors qu’ils représentent 13 % des vendeurs en général.
8 Les différents Bazar de l’Opéra en France n’appartiennent pas tous à la même entité et les accords peuvent varier d’un magasin à un autre, ne serait-ce qu’à Paris.
9 Le niveau de salaire renvoie à un emploi à temps complet.
10 Concrètement, un indice 100 donnait lieu à une prime de trente-neuf euros brut, un indice 105 une prime de soixante-dix-sept euros, un indice 110 une prime de cent-quatorze euros. Ces valeurs sont pondérées (revalorisées ou dégradées) selon les résultats d’un questionnaire de satisfaction de la clientèle.
11 Une moyenne sur un Bazar de l’Opéra de l’est de la France fait apparaître le chiffre de 90 euros par mois.
12 Voir à ce sujet les travaux d’Anne-Sophie Beau qui a montré que la précarité des salariés des grands magasins existe dès la fin du xixe siècle (Beau, 2004). Les non-titulaires sont les « extras » des rayons dans le vocabulaire des grands magasins qui viennent, quelques heures par semaine, pour gérer les pics d’activité.
13 À la différence des démonstratrices.
14 « Dans une société qui s’intéresse surtout aux relations humaines, employés et fonctionnaires occupent un rang plus élevé que les ouvriers » (Halbwachs, 1964, p. 203).
15 Convention collective des grands magasins et des magasins populaires.
16 Le grand magasin, en effet, n’agit pas qu’en simple bailleur de surface. Il attend aussi un rendement sur ses surfaces, comme l’indique Jean-Paul, juriste au Bazar de l’Opéra : « les fournisseurs ont souvent, pas dans tous les cas, mais souvent, un objectif de chiffre d’affaires à atteindre. Par exemple un million d’euros hors taxes. Si ce million d’euros n’est pas atteint, si par exemple il atteint 700000 euros, sur le différentiel, sur les 300000 euros, le fournisseur doit verser une indemnité compensatrice au Bazar de l’Opéra. Il y a un coefficient. Donc, par exemple, il doit atteindre un million. S’il atteint un million hors taxes hein, il n’a pas d’indemnité à payer. Par contre, si c’est en dessous de dix mille euros, le coefficient sera peut-être de 0.1, si c’est 100000 euros ce sera 0.5 ; si c’est 200000 ce sera 1. Voilà, ça se fait comme ça. Disons que le Bazar de l’Opéra fait toujours en sorte de gagner de l’argent ».
17 Responsable de vente et responsable de rayon.
18 Voir à ce sujet les travaux de Gabrielle Schutz (2012).
19 Selon Sébastien, les niveaux de salaires des démonstratrices se sont nettement dégradés sur la période récente sous l’effet de la quasi-disparition des primes fondées sur un « pourcentage » sur les ventes (entre 0,5 % et 2 %). Ce principe garantissait, en toutes circonstances, un accès à des primes. Selon Sébastien, les employeurs ont, depuis le début des années 2000, remplacé ces primes au pourcentage par des primes à l’objectif dont la principale particularité est de n’être versées qu’en cas de réalisation de l’objectif (fixé par l’employeur).
20 Personnel chargé de la mise en scène de la marchandise dans les rayons.
21 Alexandra Bidet désigne, avec cette expression, la part du travail que le travailleur « souhaite vivement poursuivre » (Bidet, 2011, p. 9).
22 Si Abdel est à ce point concerné par des conflits avec Sébastien et Matthias c’est qu’il a été associé en tant que vendeur maison par l’encadrement de proximité au stand où les deux démonstrateurs travaillent.
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