Chapitre II. Les conditions d’accès au grand magasin
p. 31-51
Texte intégral
1Ce chapitre et le suivant cherchent à répondre à quelques questions élémentaires : qui sont les employées de vente des grands magasins aujourd’hui ? À quels types de statuts professionnels accèdent-elles ? Leurs trajectoires professionnelles sont relativement disparates : certaines employées de vente sont titulaires d’une formation liée au commerce et à la vente, d’autres possèdent un diplôme de l’enseignement professionnel des services, d’autres sont titulaires d’un diplôme de l’enseignement général secondaire ou du supérieur, d’autres, enfin, se caractérisent surtout par une forme de déclassement social et/ou scolaire et insistent sur l’atypisme de leur trajectoire professionnelle. Ces trajectoires révèlent à la fois le caractère hétérogène de cet ensemble de travailleuses et la rareté des trajectoires d’insertion professionnelle dans la vente à partir d’une formation spécifique à cette activité. À l’image d’autres postes du salariat d’exécution des services (hôtellerie-restauration, centre d’appels, etc.), c’est une population « éclectique » qui accède au poste d’employée de vente en magasin (Couppié et Lopez, 2005, p. 183). Ce dernier constitue un espace de stabilisation professionnelle, une porte d’accès à l’emploi relativement stable pour une jeunesse populaire allant de ses fractions les moins diplômées aux fractions diplômées du secondaire et du supérieur dans les filières connues pour avoir joué un rôle dans l’accueil des enfants de la démocratisation scolaire. Cette enquête permet donc de documenter les ressorts de cette insertion professionnelle et le rôle qu’y jouent le commerce de détail et la vente ainsi que le type de rapport au monde du travail qui peut s’y forger. On verra notamment que la vente en magasin confronte à des conditions d’emploi proches de celles offertes dans les autres secteurs sur lesquels se répartissent ces jeunes de milieux populaires (la restauration, l’accueil, la grande distribution) tout en garantissant, pour une certaine fraction du personnel, une forme de stabilité. Ce chapitre se propose de décrire les conditions d’accès (dans le sens des dispositions de celles qui y accèdent et dans le sens des conditions d’emploi qu’elle suppose d’accepter) à une position professionnelle considérée comme relativement respectable et située en haut des emplois de services d’exécution.
Un emploi accessible pour une certaine jeunesse
2Le personnel de vente en magasin est légèrement plus diplômé que le personnel travaillant à la caisse. Parmi les vendeuses, 7 % possèdent un diplôme supérieur au Bac +2, 13 % un diplôme de Bac +2, 24 % un baccalauréat ou équivalent, 27 % un CAP ou un BEP, 22 % aucun diplôme ou un CEP, Brevet des collèges (Ast, 2012)1. Les postes de vendeuses en magasin n’exigent pas de diplômes en lien avec la vente. Seule une partie des employées de vente sont des spécialistes du commerce et de la vente, titulaires d’un BTS ou DUT « commerce et vente », d’un baccalauréat technologique ou baccalauréat professionnel « commerce et vente » ou d’un CAP-BEP « commerce et vente2 ». Ces employées ont bénéficié d’une formation professionnelle adéquate à l’exercice du travail dans laquelle ils ont pu se familiariser avec les techniques de vente et travailler dans divers secteurs du commerce sous la forme de stages notamment. À la suite de leur formation, elles se sont lancées sur le marché de l’emploi avec plus ou moins de réussite. Certaines ont obtenu un emploi dans le magasin qui les a accueillies lors de leur formation. D’autres sont entrées sur le marché du travail sous des modes d’emploi fragiles, dans les services mais aussi dans l’industrie. Ces jeunes diplômées du commerce ont ainsi pu travailler comme intérimaires dans des mondes professionnels (industrie agroalimentaire, ameublement, etc.) parfois éloignés de leur spécialité3 mais proches de leur origine sociale populaire (leurs parents travaillant en usine ou dans des travaux d’employé – assistante maternelle, aide-soignante, concierge, etc.).
3Il en va ainsi d’Adrien, qui travaille aujourd’hui dans un magasin de sport comme vendeur. Il s’inscrit dans une filière commerce à l’issue du collège quand, souhaitant entrer en « sport étude », « il fallait bien choisir quelque chose », c’est-à-dire une filière de spécialisation. Obligé de « choisir » parmi trois formations professionnelles, il s’oriente vers le commerce. C’est à l’époque un choix par défaut, anecdotique au regard du sport qui le préoccupe prioritairement. Ce qu’il nomme un « truc scolaire » (la formation vente) qu’il aborde en BEP et poursuit en baccalauréat professionnel est une forme d’alibi lui permettant de réaliser son sport étude. D’ailleurs, après sa formation, il ne travaille pas comme vendeur mais comme ouvrier pendant quelques années dans une usine où son père est lui-même ouvrier. Ce n’est qu’au retour de l’armée, après avoir démissionné de son poste à l’usine, qu’il obtient un poste de vendeur dans un magasin de sport. La carrière scolaire de Geoffroy, vendeur maison au Bazar de l’Opéra, illustre également cette attraction par défaut que peuvent avoir ces formations chez ces spécialistes du commerce et de la vente :
« En fait, j’étais en général, j’étais en seconde. Et à un moment, on m’a dit “oui bon c’est bon hein, ça va aller… les redoublements on arrête, y en a marre” [il rit]. J’avais redoublé deux fois. Ma cinquième et ma… ma troisième, oui troisième. Donc, arrivé en seconde, c’était parti pour redoubler encore. Je foutais rien, j’arrivais pas à m’intéresser plus que ça. Quand je faisais un effort, j’avais des résultats mais j’étais pas motivé par l’école. Je préférais plutôt ouvrir ma gueule, casser les profs… Enfin, tu vois un peu quoi. Donc on m’a dit : “oui ben on va t’orienter, parce que c’est maintenant ! Qu’est-ce que tu veux faire ?” Donc ils m’ont proposé toute une liste de trucs, plus ou moins intéressants. Je me suis dit “c’est lequel où on a les mains propres ? Parce que là euh… c’est un peu trop… manuel pour moi tout ça. Mécanique tout ça…” Donc je me suis dit la vente, ça n’a pas l’air mal, faut tchatcher, t’as pas les mains dégueulasses à la fin de la journée… Donc j’ai fait un CAP-BEP »
Geoffroy, 36 ans, vendeur au Bazar de l’Opéra, BEP vente.
4Confronté à des difficultés scolaires qui retardent son entrée sur le marché du travail, Geoffroy choisit sa filière professionnelle au nom de la distance qui la sépare du travail ouvrier et donc de sa proximité avec le monde des services, dont il est relativement familier grâce à son père, employé dans un service de comptabilité, et sa mère, assistante maternelle. Il se convainc de se lancer dans un BEP vente, puis dans un baccalauréat professionnel commerce qu’il ne termine pas, se retirant d’un univers scolaire dont il s’estime trop éloigné. À ses yeux, cette filière de spécialisation professionnelle constitue un mal nécessaire (une contrainte sociale) et, en quittant sa formation de baccalauréat inachevé, c’est dans un tout autre secteur qu’il décroche son premier emploi : une filiale de la SNCF où il réalise un travail de bureau. Par la suite, Geoffroy met à profit son expertise en obtenant un contrat à durée déterminée dans un magasin de jouets, lors des fêtes de Noël. Il décroche un emploi de vendeur à l’occasion d’une période d’activité intense (la fin de l’année). Titulaire d’une formation conforme au poste, il est alors en concurrence avec d’autres postulants, dont les étudiants à la recherche d’un « job » temporaire. Lui aussi est contraint d’accepter des « contrats courts » qu’il multiplie jusqu’à obtenir un emploi stable de vendeur dans une grande surface culturelle. Ici réside une particularité des titulaires d’un CAP-BEP commerce et vente : celle de ne pas être favorisés à l’embauche par les employeurs (Couppié, Gasquez et Lopez, 2004 ; Martinelli et Prost, 2010). Dans le grand commerce, les périodes de recrutement sont souvent des périodes de forte activité où divers candidats (spécialisés du commerce, étudiants, etc.) se proposent pour occuper des postes à temps partiel en caisse, à la vente ou à la réalisation de paquets cadeaux. La possession d’un diplôme spécialisé ne protège pas contre ces formes d’emploi atypiques qui caractérisent le secteur du commerce. Comme les « non-spécialistes », les « spécialistes » font face à une forte incertitude d’emploi. Un contrat à durée déterminée ou une mission intérim de quelques semaines pour renforcer le personnel lors des fêtes ou des soldes constituent des rampes d’accès courants aux grands magasins. Ces contrats ou missions peuvent se transformer en CDI à temps partiel puis à temps complet (jusqu’à une « titularisation » complète, souvent vue comme une promotion, cf. infra).
5La possession d’un BTS et plus rarement celle d’un baccalauréat professionnel, permettent parfois d’occuper des postes d’encadrement. Cela n’est en fait possible que dans des configurations spécifiques : celle d’élèves de l’enseignement professionnel séjournant durablement dans des établissements du monde de la boutique ou de certains magasins spécialisés sous la forme de l’apprentissage. Deux cas sont éclairants. Jonathan, titulaire d’un baccalauréat professionnel en alternance, a ainsi bénéficié d’une opportunité en lien direct avec son stage de fin d’études. Il profite de l’ouverture d’un nouveau magasin pour obtenir un poste de responsable de rayon adjoint puis titulaire. Sa trajectoire, permise par un contexte d’embauche favorable, rappelle celle de Sylvie, vendeuse de vingt-neuf ans dans une boutique de prêt-à-porter, dans une ville moyenne de l’ouest de la France. Sylvie travaille dans le magasin jusqu’à la fermeture du magasin par sa « patronne ». Elle devient propriétaire, en 2010, d’une petite boutique de vêtements. Sylvie représente un pan du commerce : le monde de la boutique et de l’indépendance. Elle voit sa formation professionnelle, un BEP, un baccalauréat professionnel puis un BTS commerce, comme une socialisation au métier de « responsable de boutique » plutôt qu’à celui de « vendeuse ». Ces carrières croisant salariat et indépendance sont souvent souhaitées par de nombreuses vendeuses mais elles sont rarement engagées jusqu’à leur terme. Elles supposent la possession de ressources, dont Sylvie dit disposer grâce à son mari, conseiller financier, mais aussi d’une certaine forme de socialisation professionnelle au plus près du petit patronat, comme dans le cas de Sylvie. Toutefois, le BTS ne garantit pas toujours un poste « à responsabilités ». Certaines titulaires d’un BTS commerce, stationnent durablement sur des postes de vendeuse. C’est le cas de trois enquêtées. Pour elles, on le verra, le statut de vendeuse est envisagé pour une durée limitée et est perçu comme l’antichambre de celui de « responsable4 », comme le prolongement de la formation au métier d’encadrement dans le commerce, à la manière d’un apprentissage. En somme, en dépit d’un marché de l’emploi ouvert et actif dans le commerce (les offres sont nombreuses et fréquentes), les jeunes sortant d’une formation professionnelle liée au commerce sont confrontés à une zone de turbulence plus ou moins longue, au cours de laquelle ils s’engagent dans des travaux éloignés de leurs ambitions. Une fois leur place gagnée, ils sont souvent confrontés à des carrières horizontales. Dans leurs trajectoires scolaires, la vente est souvent choisie par défaut, même si, on le verra, ce « choix » est souvent justifié, a posteriori, par la volonté de travailler « en contact » avec une clientèle.
6Les trajectoires de ces jeunes spécialisés du commerce dévoilent une caractéristique de ce secteur d’activité : il participe d’un marché du travail d’exécution où le droit d’entrée est peu élevé. Dans les trajectoires de ces jeunes, les formations commerce et vente apparaissent moins comme de véritables espaces de professionnalisation que comme des portes d’entrée sur le monde du travail. Elles socialisent à une confrontation au monde du travail. Elles recrutent des individus attirés par un travail d’apparence « facile » (où il suffit d’avoir la « tchatche » pour reprendre les termes de Geoffroy) pouvant conduire à des postes de responsable ou de commercial (le poste de vendeuse est ainsi souvent assimilé à un tremplin sans qu’il ne joue systématiquement ce rôle). Elles recrutent largement parmi les jeunes des milieux populaires qui voient dans la vente un travail relationnel, éloigné du bruit, de la salissure et de l’isolement induits par la tâche manuelle.
7Relativement proche du précédent, un deuxième type d’entrée dans le métier résulte de l’obtention d’un diplôme de l’enseignement professionnel ou technologique des « services » comme le secrétariat, la comptabilité ou l’accueil (ces diplômées représentaient en 2011 18 % des vendeuses [Ast, 2012]). Les trajectoires scolaires et d’insertions professionnelles de ces employées de vente font apparaître le sentiment d’une porosité entre ces mondes professionnels :
« En fait, j’ai fait un BEP de compta. Donc ça n’a vraiment rien à voir avec la vente. Et, finalement, de fil en aiguille, je me suis retrouvée dans la vente. Je voulais faire de la vente à la base, mais vu qu’il n’y avait plus de place dans mon lycée, bah j’ai fait de la compta. Mais ça marchait quand même pour la vente »
Noémie, vendeuse au Bazar de l’Opéra, 27 ans, BEP comptabilité.
8Les BEP comptabilité gestion ou secrétariat bureautique (qui, comme les BEP vente, ne garantissent pas toujours une insertion professionnelle en adéquation avec la spécialité5) pourraient suffire pour travailler comme vendeur, comme si, au sein de ces BEP (vente, secrétariat, etc.) circulait une « aptitude » au travail de service, un ensemble de compétences « transférables » (OREFRA, 1999), marqueur d’une certaine population juvénile confinée dans des emplois tertiaires subalternes. Disponibles sur le marché du travail sur un segment spécialisé, ces jeunes sont également disponibles sur des segments proches des services. Comme le remarque Sylvie Monchatre au sujet du secteur de l’hôtellerie-restauration, servir dans le commerce ou l’hôtellerie-restauration « constitue une activité massivement organisée pour les populations dont l’indépendance économique est fragile » (Monchatre, 2010, p. 12). C’est en ce sens que ces vendeuses peuvent être considérées comme des « spécialistes des services ». Une responsable de boutique franchisée de l’ouest de la France indiquait ainsi recruter son personnel de vente parmi de jeunes femmes titulaires d’un BEP « services », BEP fortement féminisés (les filles représentent 93 % des effectifs des BEP secrétariat bureautique6), disposant d’une expérience professionnelle dans le secteur. Dans sa boutique, aucune vendeuse n’est titulaire d’une formation professionnelle liée au commerce. Si un BEP secrétariat peut conduire à la vente, comme l’indique Noémie, c’est que les travaux de vendeurs et de vendeuses de première ligne n’exigent, aux yeux des recruteurs, qu’une capacité « relationnelle » signalée par la détention d’un BEP « services ».
9Si la vente en magasin participe de ce monde professionnel offrant aux sortants précoces du système scolaire un accès relativement aisé à l’emploi, elle ne se situe toutefois au « même niveau » aux yeux de ces derniers. La redirection vers la vente est parfois vécue comme un gain professionnel. Comme vendeuse au Bazar de l’Opéra, Rosa, âgée de 34 ans et titulaire d’un CAP-BEP secrétariat, dit profiter d’une inscription professionnelle plus solide que celles offertes par d’autres secteurs, celui de la restauration notamment où elle a travaillé quelques années. À la différence du statut de serveuse qui lui assurait peu de perspectives d’avenir, la vente, et ses opportunités supposées, lui permettent de se projeter dans l’avenir. Ainsi, les sortants d’un BEP secrétariat par exemple, exposés à un marché du travail difficile, voient la réorientation vers la vente comme une ressource permettant de s’inscrire durablement sur le marché du travail. Ce « durablement » ne signifie pas qu’ils pourront rester longtemps sur le même poste (Rosa a changé plusieurs fois d’emplois). Il signifie plutôt qu’ils pourront retrouver facilement du travail, dans un secteur au turn-over élevé qui recrute toujours (mais rarement sous des formes d’emploi pleinement stables). Ils voient la vente comme un secteur ouvert et plus valorisant que d’autres au nom de divers éléments sur lesquels on reviendra. En somme, ces vendeuses venues à la vente après un BEP ou un baccalauréat professionnel comptabilité ou secrétariat composent, avec les « spécialisées du commerce », un ensemble de « spécialistes » des services dans lequel le secteur du commerce puise son personnel. Ce continuum que constituent les travaux de services s’observe d’ailleurs dans les trajectoires des entrants dans le secteur mais aussi dans celles des sortants du secteur. En effet, la volonté de trois enquêtés de travailler dans les aéroports comme personnel au sol illustre la continuité d’un « monde de l’accueil », « monde relationnel » ou « monde des services ».
10Un troisième large ensemble des vendeuses dispose d’un niveau de qualification supérieur à celui exigé par le poste. Elles ont fréquenté l’enseignement supérieur sans toujours obtenir le diplôme leur permettant d’accéder à un emploi en lien avec leur formation. Pour elles, l’entrée dans le métier répond, temporairement d’abord, puis éventuellement durablement, à des attentes réévaluées. Elles décrivent le commerce de détail comme un espace garantissant une inscription sur le marché du travail. Et à leurs yeux, ce poste semble plus acceptable, moins coûteux et stigmatisant, que d’autres postes de travail du commerce de détail, comme ceux de caissière ou d’employé libre-service (ELS). Comme l’indique une enquête sur les équipiers des fast-foods, le poste de vendeuse renvoie même au haut du panier des « petits boulots » (Burnod, Carton et Pinto, 2000, p. 138). Il est accessible du fait des dispositions qu’elles ont pu fabriquer lors de leur séjour dans l’enseignement supérieur et dont on sait qu’elles sont particulièrement recherchées par les employeurs. En effet, ce personnel est habile dans la conduite de l’interaction grâce à l’expérience répétée, dans le contexte des études, de la présentation de soi, de la prise de parole dans une diction élaborée (parfois dans une langue étrangère) et, plus généralement, de la mise en œuvre de comportements appropriés à l’interaction marchande et au travail relationnel. L’intérêt des étudiants (anciens ou actuels), aux yeux du magasin, tient aussi à leur capacité d’intégrer et de mobiliser rapidement les informations données par l’entreprise : informations sur l’organisation du magasin – les rayons, les produits, les marques, etc. – et sur les diverses procédures d’encaissement et de promotion. Les étudiants sont jugés plus aptes à un apprentissage rapide et discret (parfois seul) qui libère du temps à l’encadrement7. Leur autonomie est donc louée, cela d’autant plus que l’apprentissage des procédures et des gestes du métier se fait, le plus souvent au Bazar de l’Opéra, sur le tas. Alors qu’elle accueillait dans son service d’encaissement des salariés temporaires en remplacement des congés de l’été 2006, Marie-Claude, responsable de service encaissement au Bazar de l’Opéra, me faisait part de son agacement envers une des nouvelles recrues. Ses termes laissent entrevoir les attentes de l’encadrement et l’intérêt du personnel étudiant :
« Elle met trop de temps à apprendre. Et puis bon, pour compter euh… Des fois je me demande ce qu’elle rend aux clients, parce que c’est rarement juste. C’est pas comme les étudiants, ils comprennent vite. Elle, faut tout lui répéter, et puis t’as vu un peu, elle est pas toujours euh… Elle se tient pas toujours comme il faut »
Journal de terrain, juin 2006.
11La situation de cette « renfort8 », qui sera remerciée à l’issue de sa période, d’essai dévoile les attentes de Marie-Claude, attentes qu’elle considère le plus souvent atteintes chez les étudiants qu’elle recrute : une autonomie dans la gestion technique et relationnelle du travail en plus d’une « bonne présentation », selon les termes de Marie-Claude, conforme à celle de la clientèle, qu’elle ne retrouve pas chez cette caissière, non étudiante, d’origine maghrébine. Marie-Claude recherche d’autant plus ces qualités que le magasin est relativement avare en informations à l’égard des nouveaux venus. Marie-Claude m’appréciait lorsque je travaillais pour elle comme caissier, car je ne faisais pas « sonner » son téléphone « tous les quatre matins » afin de résoudre un problème de caisse.
12Les trajectoires de ces diplômées du secondaire sont duales. Pour une partie d’entre elles, le poste de « vendeuse renfort » (emploi étudiant, en CDI, à temps partiel, venant « boucher les trous » laissés par les titulaires « permanents ») s’est transformé en un emploi principal (en CDI, à temps complet). Ce changement se produit sur le temps long de la confrontation au marché de l’emploi à l’issue des études. Les incertitudes que cette confrontation produit font « s’éterniser » l’emploi étudiant dans le magasin (Pinto, 2010). Le travail en grand magasin est alors considéré comme un moment de transition, à l’image de la situation dans laquelle deux enquêtées furent longuement plongées, Carole, vendeuse aux Halles de Paris titulaire d’un Deug de droit, et Sandrine, vendeuse aux Grandes Arcades, titulaire d’un Deug d’espagnol. Toutes disposaient d’un CDI d’environ quinze heures. Au moment de terminer leurs études, elles sont contraintes de rester dans le magasin. Pour un autre ensemble de vendeuses diplômées du supérieur, l’entrée dans le grand magasin s’est faite à l’issue des études. C’est le cas de Pauline, vendeuse au Bazar de l’Opéra, qui échoue en licence d’anglais. S’engage alors une période où se succèdent des emplois comme garde d’enfant, centre d’appels, ménage, vente. L’échec au seuil de la licence ne lui donne accès qu’à ces postes que, selon elle, « tous les étudiants peuvent ramasser ». La vente s’offre comme une solution accessible car elle peut faire valoir ses deux années dans le supérieur en anglais, particulièrement intéressant pour le Bazar de l’Opéra qui dépend fortement de la clientèle étrangère. Pauline peut également faire valoir un séjour d’un an en Angleterre au cours duquel elle a travaillé comme vendeuse et comme serveuse dans un restaurant. Enfin, plus généralement, ses diverses expériences dans des « boulots étudiants » de services indiquent son habilité à gérer des interactions. Pauline postule donc au Bazar de l’Opéra au poste de vendeuse à temps complet avec l’assurance d’être retenue. Elle indique « faut vraiment être débile pour pas être pris… Enfin, je veux dire… Je veux dire, y a quand même un minimum, enfin je sais pas ». La vente se présente comme un secteur « refuge », un « minimum » où des dispositions sociales incorporées sur un temps parfois court, trouvent preneur sur le marché du travail. Garantie contre d’autres travaux éprouvants des services (télémarketing, ELS, etc.), voire contre le chômage, le travail de la vente n’en demeure pas moins stigmatisant aux yeux de Pauline. Elle rejoint à ce titre l’ensemble de ces « dominés aux études longues » (Schwartz, 1998) qui prennent leurs distances à l’égard d’un travail « pas vraiment au niveau » auquel ils pensent prétendre, pour reprendre les termes de Pauline. La manière dont elle dénigre son travail apparaît comme un moyen de signaler la distance qui sépare sa potentielle valeur sur le marché du travail de la position qu’elle y occupe effectivement. Pour ces vendeuses, dénigrer son travail c’est le tenir à distance et se convaincre qu’on ne l’effectue qu’à demi-mot même si, comme l’observation du travail l’indique, une fois pris dans le flot de l’activité, une fois en prise avec les clients, ces vendeuses, comme les autres, ne peuvent se permettre le luxe de ne jouer le jeu qu’à demi et sont tout entier mobilisées et aspirées par les enjeux du travail. Mais le statut étudiant continue d’être opposé aux interlocuteurs pour mieux rappeler que l’engagement actuel dans le métier n’est que temporaire. Ainsi, lorsque je revois certains de ces vendeuses trois ans après les avoir rencontrées pour la première fois, elles se justifient auprès de moi de ne « pas avoir bougé », « d’être toujours là », comme pour mieux me rappeler qu’elles vont « bouger9 » et qu’elles sont toujours en transit vers un ailleurs. Dans les métiers relationnels, cette « excuse » du statut étudiant est particulièrement heureuse car elle peut être formulée auprès du public avec lequel le travail se fait, contrairement aux travaux industriels qui donnent peut-être moins d’occasion de s’arranger ainsi avec son travail. Les vendeuses étudiantes ou récentes étudiantes peuvent rappeler au client qu’elles réalisent leur travail de manière instrumentale (« c’est un job alimentaire » disent-elles à certains clients), sans que le statut professionnel qui le soutient ne vienne interférer, selon elles, avec le reste de leur identité sociale. Mais le temps qui passe, le temps qui éloigne le moment de la fin des études, complique progressivement cette forme d’arrangement avec une position professionnelle jugée subalterne. En s’éloignant du moment où elles ont quitté l’université, ces vendeuses peuvent de moins en moins s’appuyer sur l’excuse du statut d’étudiant. Certaines se sont engagées dans un effort pour obtenir une promotion dans le magasin, comme Pauline, Sandrine (titulaire d’un Deug d’espagnol), vendeuses aux Grandes Arcades, ou encore Sébastien, on y reviendra.
13Une fraction singulière des employées de vente en grand magasin se caractérise enfin par des trajectoires qu’elles jugent « atypiques » et qui leur servent de socle à un positionnement à la marge des autres employées. Plus âgées que les premières (près de quarante ans), ces employées négocient leur présence prolongée dans le commerce de détail en se présentant comme étrangère à cette activité professionnelle. Leur trajectoire professionnelle les a conduit à travailler comme indépendant tentant de vivre de leur « passion », souvent liée au monde de l’art : pratique de la peinture pour Héléna et Tatiana toutes les deux âgées de trente-huit ans, création de bijoux pour Mathilde âgée de trente-sept ans. Mais ni la peinture (quelques expositions gratifiantes mais peu rémunératrices) ni la création de bijoux ne leur permettront d’assurer des ressources suffisantes :
« J’ai commencé par faire ça [la vente] comme job pour subvenir à mes besoins. Et puis, au fur et à mesure, j’ai eu besoin d’argent parce que j’ai eu un enfant, donc j’ai fait dans le prêt-à-porter pendant plusieurs années en tant que vendeuse »
Tatiana, démonstratrice, 38 ans, échec à l’entrée aux Beaux-Arts.
14Lorsqu’elle se présente, Tatiana insiste à plusieurs reprises sur sa formation « littéraire », « artistique », comme pour mieux marquer la distance qui la sépare du monde de la vente, défini en creux, en opposition à ce monde littéraire. Elle se constitue en étrangère dans son propre milieu professionnel. C’est aussi ce que les propos de Mathilde et d’Héléna suggèrent lorsqu’elles insistent toutes les deux sur le caractère « atypique » de leur parcours.
« J’ai un parcours vraiment atypique tu vas comprendre »
Héléna, 42 ans, responsable de vente au Bazar de l’Opéra, ancienne vendeuse maison de ce même magasin, Deug d’histoire de l’art.
« Secrétaire d’avocat, j’ai fait ça pendant deux ans, et la police un an… Et euh… plus tard, après, j’ai décidé de faire… Je savais pas ce que j’allais faire. Et… [elle cherche ses mots]. J’ai décidé de faire des choses plus artistiques, donc je me suis inscrite dans une école de bijouterie. Pour fabriquer des bijoux parce que moi, je dessine, des dessins de mode, de la bande dessinée. Je m’intéresse beaucoup à l’art, je vais voir des expos et tout. Je voulais faire quelque chose qui me plait vraiment. Donc j’ai appris à fabriquer des bijoux. Alors parallèlement je vendais des bijoux, chez Histoire d’or, toujours dans la vente [elle rit]. Et parallèlement donc, j’ai fait mon école de bijouterie, j’ai appris à fabriquer des bijoux. Plus tard, après, j’ai travaillé dans un petit atelier pour les fabriquer alors, j’ai appris des choses supplémentaires. J’ai eu mon CAP, j’ai fait encore de la vente de bijoux et plus tard, j’ai monté ma boîte, j’ai été créateur d’entreprise… Tu vois typiquement un parcours euh… particulier [elle rit à nouveau] »
Mathilde, 37 ans, démonstratrice, Deug de droit.
15Au moment de revenir sur son parcours professionnel, Mathilde, comme Tatiana, met en valeur la pluralité de ses expériences. Ces enquêtées valorisent le fait d’avoir « touché à tout » (notamment à la vente). Aussi, ce qui peut apparaître comme un déclassement scolaire et social n’est pas présenté comme tel en entretien. Elles sont effectivement en deçà du niveau professionnel envisagé après leur formation et en deçà de la position sociale de leurs parents (Mathilde est fille d’un « gradé de l’armée » et Héléna fille d’ingénieur). Mais c’est sur le caractère « atypique » du parcours qu’elles s’épanchent. Elles suggèrent que si elles appartiennent à ce monde professionnel, ce n’est que par opportunisme. La richesse et les promesses de leurs expériences passées, de leur vie en dehors du magasin, les protégeraient des risques du déclassement. Elles ont investi le travail de la vente comme un moyen d’assurer un autre travail, un travail réalisé « à côté ». Les entretiens que j’ai réalisés avec ces vendeuses leur donnèrent l’occasion de mettre en relief leur passé et d’insister sur l’avant, comme pour mieux montrer qu’elles n’étaient pas prédisposées « à faire ça ». Par l’usage répété du terme « atypique », elles suggèrent que leur parcours est inexplicable car il associe des contraires : d’un côté un « bagage scolaire », de l’autre, une position professionnelle dominée. Ce sont elles qui ont le plus insisté, lors des entretiens et des échanges sur leurs pratiques culturelles et leur appartenance au Bazar de l’Opéra. Mathilde ne manquait jamais de me raconter une exposition de photos. Nous avons aussi longuement discuté du « Festival Télérama » (festival de cinéma). Cela constitue un aspect commun aux vendeurs diplômés du supérieur qui, comme Laurent, vendeur au rayon livres, âgé de trente-deux ans, titulaire d’un master LLCE, ponctuent souvent des discussions ordinaires (sur la marche des affaires, sur les clients, etc.) par des références culturelles : des références aux sciences sociales pour Laurent par exemple (Claude Lévi-Strauss, Pierre Bourdieu), à l’Opéra pour Pauline dont le conjoint est accessoiriste à l’Opéra, à la musique (le « Krautrock ») pour Héléna.
16Au total, retenons de cette présentation des trajectoires sociales, scolaires et professionnelles des employées de vente les quelques propositions suivantes concernant à la fois le métier de vendeuse et les qualités de celles qui l’occupent. Ce métier est exercé par des individus le plus souvent d’origine sociale modeste (parents ouvriers, employés10) aux trajectoires scolaires et professionnelles hétérogènes (les niveaux de qualifications, par exemple, varient au point de faire cohabiter, au sein de l’étage où est réalisée l’enquête, un vendeur de vêtements pour les hommes sans diplôme récemment affranchi d’une activité non déclaré dans le bâtiment, Thierry, et un vendeur de livres titulaire d’une maîtrise en langues, Laurent). L’examen des trajectoires professionnelles et scolaires des employées de vente des grands magasins fait apparaître un ensemble hétérogène et un secteur ouvert. Une grande partie s’y engage sans disposer d’une formation adéquate. La plupart d’entre elles sont même pourvues de qualifications étrangères au monde de la vente. L’étendue des trajectoires suivies par les vendeuses avant d’en venir à la vente est d’ailleurs remarquable : issue cohérente après l’obtention d’un diplôme adéquat (sans que cette qualité ne donne droit à des conditions d’emploi ou des perspectives de carrières plus stables et solides que pour les autres candidates au poste), secteur considéré comme peu éloigné de celui préparé en BEP ou baccalauréat professionnel, ou enfin secteur considéré comme accessible à moindre coût permettant de réajuster des aspirations professionnelles. Au sein de cet ensemble, les vendeuses surdiplômées sont de plus en plus nombreuses. En plus de prendre une importance conjoncturelle dans les rayons, grossissant ponctuellement les rangs du personnel au cours des périodes estivales et de soldes, les salariées surdiplômées prennent une importance structurelle sous l’effet de la démocratisation scolaire. Et l’on parle aujourd’hui d’elles pour travailler le dimanche. Ces étudiantes demeurent employées bien souvent au-delà de leurs études. Ces quelques éléments invitent à s’interroger sur ce secteur d’activité. La vente en magasin est-elle un espace de transition pour des individus surqualifiés pour ce poste mais sous qualifiés pour d’autres, utilisé durablement pour garantir le maintien en emploi ? Les matériaux recueillis dans le cadre de cette enquête ne peuvent répondre à cette question11. Néanmoins, si l’on en croit les quelques exemples proposés ici, les vendeuses surdiplômées qui stationnent durablement dans la vente en magasin sont nombreuses. De plus, la vente en (grand) en magasin apparaît comme un lieu d’inscription favorable sur le marché du travail pour les moins diplômées. Autrement dit, elle constitue un carrefour des insertions professionnelles heurtées des jeunes d’aujourd’hui, réunissant des populations juvéniles hétérogènes, ce qui est en fait un espace singulier et intéressant pour saisir les effets de la démocratisation scolaire et des transformations du travail et de l’emploi. Décrivons maintenant les formes d’emploi sous lesquelles les employées des grands magasins travaillent afin de consolider notre compréhension de cette position professionnelle.
Une nécessaire disponibilité temporelle
17Devenir vendeur ou vendeuse (et plus généralement employée de commerce), signifie souvent travailler sous des rythmes et des horaires de travail qui se situent « en marge de la journée standard12 ». Cet atypisme temporel caractérise le commerce de détail et les grands magasins dès la fin du xixe siècle. Mais au début du xxe siècle, la législation a progressivement réduit l’amplitude horaire d’ouverture des magasins. Ce n’est que depuis les années 1980 que ces horaires sont massivement réapparus (Lesnard et Boulin, 2017). Si le travail dominical est le plus discuté, les fermetures tardives des magasins se sont également banalisées à partir des années 2000. Or, les travaux de Lesnard et Boulin montrent que les employées de commerce sont confrontées au cumul des contraintes : à la surexposition au temps partiel s’ajoute une plus grande propension à travailler en soirée et les week-ends (2017)13. Cela constitue la toile de fond organisationnel de la vie au travail et de la vie hors travail des employées de commerce sur laquelle on reviendra ici. Du point de vue de l’emploi, l’accès au grand magasin confronte à deux contraintes : les variations d’horaires et le travail le soir et le week-end.
18La première contrainte est d’accepter des variations d’horaires importantes dans l’emploi du temps et donc consentir à une disponibilité temporelle quotidienne. Celle-ci peut même être considérée comme une norme attendue par les employeurs dans les secteurs où les femmes sont surreprésentées. Lorsque les hommes déclarent devoir se plier à une disponibilité temporelle, celle-ci s’explique principalement par une responsabilité hiérarchique alors qu’elle s’explique principalement, chez les femmes, par un travail en contact direct avec le public (Devetter, 2006 ; Masson, 1999). Cette disponibilité se manifeste notamment à travers l’usage du temps partiel, principe que les grands magasins ont inscrit au cœur de leur organisation du travail dès la fin du xixe siècle en s’appuyant sur un personnel venant quelques jours par semaine pour quelques heures (les extras, devenus aujourd’hui des renforts14). Dans les grands magasins parisiens, en 2007, 30 % du personnel de vente était à temps partiel (25 % des vendeurs et 42 % des vendeuses15), alors que la proportion des salariés travaillant à temps partiel dans l’ensemble de la population active atteignait 18 % en 2007 (Marchand, 2010, p. 3). L’usage du temps partiel vise, hier comme aujourd’hui, à ajuster les heures de travail aux flux de marchandises et de clients dans un contexte d’horaires d’ouverture amples. Cet ajustement suppose une disponibilité temporelle qui continue d’être socialement définie comme féminine : le temps partiel permettrait aux femmes de « concilier », sans frais, travail salarié et travail domestique (Angeloff, 2000 ; Maruani, 2003). Ce mythe du temps partiel choisi souffre pourtant de l’examen des chiffres : en 2007, 58 % des vendeuses à temps partiel âgées de seize à vingt-neuf ans sont dans une situation de temps partiel « subi » : elles ont accepté ce temps partiel par défaut, confrontées à l’impossibilité d’obtenir un temps complet16. Cette modalité d’emploi explique en partie la surreprésentation des femmes dans la vente en magasin, la distribution des hommes et des femmes variant également selon le type de produit vendu et le taux de temps partiel qui le caractérise : si seuls 56 % des vendeurs en habillement (population à 81 % féminine) sont à temps complet, c’est le cas pour 86 % des vendeurs en ameublement (population composée à 48 % d’hommes)17.
19En outre, les amplitudes horaires d’ouverture des grands magasins contraignent le personnel à une forte disponibilité temporelle et les employées de vente font l’expérience de temps de travail aléatoires. Lorsque je demandais aux enquêtées l’heure à laquelle elles commençaient à travailler, leurs phrases commençaient souvent par « aujourd’hui je fais » comme pour mieux rappeler que ce n’était pas leur horaire habituel. J’ai observé deux vendeurs arriver avec deux heures d’avance car ils avaient oublié une modification de dernière minute de leur emploi du temps. Les variations d’horaires des employées à temps partiel s’expliquent par l’usage des heures complémentaires, dont on connaît aujourd’hui l’importance dans la grande distribution alimentaire ou la restauration rapide. Toutefois, si l’on compare la situation des employées des grands magasins à ces deux autres secteurs précisément, celle-ci apparaît relativement favorable.
20En réalité, la particularité du temps de travail dans les grands magasins réside, plutôt que dans les variations d’horaires, dans les moments travaillés : sur des périodes principalement chômées chez les autres actifs. En effet, après avoir progressivement réduit leur amplitude d’ouverture tout au long du xxe siècle, les magasins se sont employés depuis le début des années 2000 à banaliser, chez les consommateurs (notamment en stimulant leur achat grâce à des promotions spécifiques ces jours-ci), la fréquentation des magasins sur des périodes atypiques : soirée, jours fériés, dimanche. L’ouverture des magasins lors de ces périodes est en débat de manière régulière depuis plus d’un siècle car il s’oppose à une norme renvoyant ces périodes à une temporalité du repos et du congé pour l’ensemble des travailleurs, mais aussi car il recouvre des enjeux politiques, économiques (petit commerce versus grand commerce), salariaux ou sociaux (notamment l’organisation sociale du temps et la manière dont les activités sociales sont reliées entre elles et hiérarchisées les unes par rapport aux autres [Sue, 1994, p. 30]). Les partisans du travail le dimanche prônent un assouplissement de la législation afin de s’adapter aux « mutations de la société », dénonçant « l’archaïsme » de la loi sur le repos dominical de 1906 dans un monde transformé par la flexibilisation des temps de travail, le retardement constaté de la fin de la journée de travail ou encore l’augmentation des déplacements entre le domicile et le lieu de travail18. Ces transformations intensifieraient la « pression temporelle » (Moati et Pouquet, 2008) qui pousserait les individus à consommer en fin de journée et le week-end. L’ouverture des magasins le dimanche permettrait à la fois d’augmenter le chiffre d’affaires dans le commerce de détail19, de lutter contre le chômage20, voire de promouvoir une nouvelle forme d’épanouissement individuel (les affaires pourraient se faire en masse le dimanche), « fête de l’envie et de la consommation », où l’achat serait plus « humain », les acheteurs ayant plus de temps pour faire leurs achats (Syfuss, 1992, p. 50). Tous ces arguments ont été analysés récemment par Lesnard et Boulin (2017). Ils en démontrent l’inanité et insistent sur l’absence de véritables enquêtes soutenant ce qui apparaît en conséquence comme des prises de positions individuelles.
21Les opposants à l’ouverture des magasins le dimanche revendiquent de leur côté le maintien d’un marqueur temporel et social, mettant en avant le dimanche comme une pause, un temps commun arraché au temps de travail et au temps marchand. Selon eux, en étendant ces horaires atypiques d’ouverture des magasins, le législateur agirait directement sur l’organisation sociale, la consommation devenant un « principe supérieur au droit du repos » (Perron, 2010, p. 13) et tout aussi socialement nécessaire que la santé ou la culture.
22Entre ces deux postures, les positions des consommateurs divergent (loin de l’unanimisme souvent déclaré). Philippe Moati et Laurent Pouquet montrent ainsi des positions ambivalentes, voire contradictoires. 52,5 % des Français estiment qu’il faudrait autoriser l’ouverture dominicale pour l’ensemble des commerces mais, dans le même temps, « 75 % des personnes interrogées s’accordent autour de l’idée que le temps d’ouverture des commerces est déjà suffisant pour pouvoir faire face à ses besoins d’achats » (Moati et Pouquet, 2008, p. 45). De la même manière, certains consommateurs se prononcent en faveur de l’ouverture des magasins le dimanche mais refuseraient de travailler le dimanche si on leur proposait. Il existe aussi de fortes variations selon le lieu de résidence (à Paris plus qu’ailleurs, les individus désirent faire leurs achats le dimanche), l’âge (les jeunes étant plus favorables au travail le dimanche que les plus âgés – en 2008, 70 % des 18-24 ans y sont favorables alors que 60 % des 45-64 ans y sont défavorables – ) ou l’appartenance socio-professionnelle. Pourtant, après de longs processus législatifs, la législation a rapidement banalisé le travail dominical dans le commerce de détail contribuant à augmenter la part des salariés travaillant habituellement ou occasionnellement le dimanche. Le Bazar de l’Opéra est par exemple aujourd’hui ouvert tous les dimanches de l’année.
23Au-delà de cet enjeu du dimanche qui cristallise l’attention, l’enquête de terrain réalisé au Bazar de l’Opéra a permis de repérer la plus discrète transformation des temps travaillés dans les grands magasins : celle touchant aux soirées et aux jours fériés. Si, à la fin des années 2000 au moins, le Bazar de l’Opéra continuait de nommer, lors des comités d’entreprise, ces horaires spécifiques des « ouvertures exceptionnelles » (ouvertures à 8 heures le premier jour des soldes, fermetures tardives ou « nocturnes » à 21 ou 22 heures, ouvertures les jours fériés et certains dimanches), ces horaires constituent bel et bien la norme aujourd’hui. Ainsi, entre 2005 et 2008, le nombre d’« ouvertures exceptionnelles » annuelles jusqu’à 20 heures n’a fait que croître passant de 13 en 2005 à 32 en 2007 jusqu’à s’institutionnaliser l’année suivante lorsque le magasin retarde définitivement d’une demi-heure l’horaire de fermeture du magasin de 19 h 30 à 20 heures – horaires pratiqués depuis de nombreuses années dans la grande distribution alimentaire (Baret, Gadrey et Gallouj, 1998). Devant ces ouvertures du magasin au-delà de 20 heures et les jours fériés, certaines enseignes ont établi des accords afin de verser des compensations salariales. Ainsi, au moment de l’enquête au Bazar de l’Opéra, un accord « sur les modalités de fermeture du magasin au-delà de vingt heures » (les « nocturnes ») était conclu, pour la période allant du 25 novembre 2008 au 31 décembre 200921. Cet accord prévoyait des « primes de fermeture » allant de 5 euros pour un départ à 19 h 30 à 34,40 euros pour un départ à 22 heures (primes exprimées en brut). Mais cet accord ne valait que pour une partie du personnel : seules les employées de vente directement salariées par le grand magasin y avaient accès à l’exclusion donc des démonstratrices, salariées de fournisseurs louant des espaces de vente au grand magasin. Dans d’autres magasins, les compensations pour les fermetures tardives n’étaient pas financières mais temporelles22.
24L’enquête au Bazar de l’Opéra fait état de positions ambivalentes voire contradictoires chez les salariées au sujet de ces horaires de travail. Une partie des employées de vente, les plus jeunes notamment et, plus spécifiquement, sans enfant, estiment que ces horaires atypiques leur permettent de remplir leurs obligations personnelles avec plus de « facilité23 ». En commençant leurs journées à 11 heures ou 12 heures, ils disent profiter d’un temps de repos supplémentaire (« je peux faire la grasse mat’ tous les matins »). Un rapport remis au CHSCT du Bazar de l’Opéra note également que « pour certains, finir à 20 heures est davantage entendu comme “commencer à 12 heures” et constitue, dès lors, une occasion de se libérer d’impératifs personnels sur la matinée (rendez-vous chez le médecin…) ». D’autres vendeuses en appellent à la liberté et au « choix » lorsqu’il est question du travail le dimanche. Leur discours exprime l’incorporation d’une rhétorique d’individualisation du rapport salarial constatée également dans le secteur de la grande distribution où certaines caissières « ne se sentent pas d’obligation vis-à-vis de leurs pairs, mais reconnaissent à chacun le droit à l’individualisme » (Benquet, 2011, p. 101). Dans le même temps, une frange importante des employées de vente du Bazar de l’Opéra s’oppose « par principe » à l’extension des horaires atypiques. Ces employées doutaient d’abord de l’utilité économique de cette extension des horaires, décrivant des rayons déserts lors des ouvertures tardives ou dominicales et s’interrogeant sur leur nécessité. Ces doutes se nourrissent également, chez Laurent et Pauline, d’une défiance vis-à-vis d’une mesure décrite comme une mise à disposition contrainte d’un temps personnel socialement considéré comme libéré du travail. Pauline et Laurent se plaignent de devoir nuire à leur quotidien afin de faciliter le quotidien d’autres groupes sociaux, des clients « aisés » qui eux « ont les moyens ». Mais les « autres » ce sont aussi les autres salariés du Bazar de l’Opéra qui ne travaillent pas dans les rayons. Les vendeurs regrettent des horaires d’ouverture décidés par « les bureaux » qui n’altèrent en rien la qualité de vie de ceux qui y travaillent. Certaines employées me diront que ce n’est pas « [le patron] qui viendra bosser dimanche ou à 22 h ». Les employées des bureaux et la direction pour laquelle ils travaillent, ne seraient en rien touchées par une mesure qui les concernerait seules24. Ces plaintes portent également, comme pour une partie des syndicats, sur le contexte de cet élargissement des horaires : celui d’une politique de bas salaire. Les salariées s’interrogent sur la question du « volontariat » que Pauline renomme, dans un lapsus qu’elle juge « très révélateur », le « bénévolat ».
25Les « nuisances » évoquées par les enquêtées consistent en une dégradation de leur vie sociale. Des vendeuses s’inquiètent de ne plus être en mesure de participer à leur vie familiale (« quand je rentre, je dois m’occuper des enfants, les aider à faire leurs devoirs […] finir à 20 h, c’est trop tard pour eux ») et amicale (« quand on est invité, on arrive toujours en dernier, on est crevé et on n’en profite pas25 »). C’est aussi ce qu’indique Adrien, vendeur dans un magasin de sport déjà évoqué précédemment : « L’hiver c’est très chiant… T’es le soir… Moi en plus je suis dans le fond du magasin, quand tu débauches à vingt heures, il fait noir, ça caille, faut que t’ailles jusqu’à ta bagnole… t’arrives ici tu fais un bisou à tes enfants et puis ils vont se coucher… voilà. » Ces propos rappellent ceux des employées de l’hôtellerie restauration confrontées à des horaires atypiques qui constatent un « rétrécissement de la sociabilité » (Testenoire, 2007, p. 150). Les employées regrettent les repas de famille manqués les jours fériés ou les dimanches : Abdel se plaint de ne pas voir sa femme ; Tatiana, qui vit avec un commerçant, regrette de ne pas avoir de vie de famille « normale ». En touchant des périodes qui « synchronisent les emplois du temps des membres de la famille » (Lesnard, 2009, p. 183) et où « la sociabilité familiale est justement la plus intense26 » (soirée, samedi, dimanche, jours fériés), les horaires d’ouverture élargis constituent des sources de perturbation éventuelle de la vie sociale et familiale. A minima, ils désynchronisent les moments de présence des deux conjoints et la sociabilité familiale. Alors que le lien familial participe, aux yeux des individus, à l’élaboration du bien-être individuel (Lesnard, 2009, p. 73), et que le dimanche joue un rôle essentiel dans la sociabilité familiale27, les conséquences de l’extension des horaires d’ouverture semblent notoires, au moins du point de vue de l’appréciation par les vendeuses de la qualité de leur vie privée.
26Ces conséquences semblent d’autant plus prégnantes que la disponibilité temporelle pèse sur des salariées déjà fragiles : des femmes, peu payées, soumises à des conditions d’emploi peu favorables, parfois seules, habitant loin de leur travail, pour lesquelles un retardement de l’horaire de travail suppose souvent des aménagements potentiellement coûteux. On a observé lors d’une autre enquête le poids de ces configurations sur la capacité de satisfaire les exigences temporelles du travail (Barbier et Fusulier, 2015b). On y voit le rôle structurant d’un ensemble de variables comme la profession du conjoint (ou de la conjointe), les réseaux familiaux ou amicaux à proximité, le lieu de résidence et les équipements associés, le rapport aux enfants (conduisant certaines, par exemple, à exprimer une plus grande culpabilité dans des cas de délégation de la garde des enfants). Sans disposer de données exhaustives dans le cas des employées de vente, quelques indices permettent de saisir l’importance du problème soulevé ici. Les données sociales sur le personnel du Bazar de l’Opéra présentées dans un rapport remis à son CHSTC, montrent, en 2008, parmi les caissières et les vendeuses du Bazar de l’Opéra, une proportion de familles monoparentales s’élevant à 20 %. Par ailleurs, 74 % du personnel de ce magasin parisien habite en dehors de Paris. Parmi ces résidents extra-parisiens, 43 % habitent au-delà des Hauts de Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne. En d’autres termes, une part substantielle du personnel est confrontée à un temps de trajet important à un moment de la journée, après vingt heures ou le dimanche, où les trains sont moins réguliers. Mais les coûts éventuels de ces horaires atypiques ne concernent pas seulement la vie en dehors du travail. Ils touchent également à la vie au travail, notamment la carrière. En effet, le travail en soirée constitue une donne de l’embauche des salariés récemment recrutés par le Bazar de l’Opéra mais également une donne de la mobilité interne des salariées. En effet, le plus souvent, une mobilité horizontale (changement de rayon) ou verticale (vers l’encadrement notamment), contraint à un changement d’horaires de travail et donc à l’acceptation d’horaires de travail atypiques (le soir). Pour cette raison, les horaires atypiques apparaissent à de nombreuses vendeuses comme un frein à leur mobilité professionnelle.
27L’analyse des effets de ces dispositifs variés révèle une série d’inégalités que le débat sur le travail le dimanche soulève peu. Des inégalités dérivent des différences de traitement entre des salariées travaillant le même jour, mais dans des « zones » différentes (touristique ou commerciale) (Bernaud, 2009, p. 1088). Mais ces inégalités qui s’observent selon les entreprises d’appartenance des salariés s’étalent aussi à l’intérieur d’un même magasin, au Bazar de l’Opéra notamment, où les variations se développent selon deux modalités. D’une part, la disponibilité temporelle n’est pas rétribuée de la même manière selon qu’elle porte sur le début ou la fin de la journée. En effet, si les salariées disponibles pour un travail « du soir » (à partir de 20 heures) reçoivent une prime, celles qui acceptent de travailler tôt le matin dans des circonstances exceptionnelles (8 heures le matin lors des soldes par exemple) ne sont pas rétribuées (en 2012). Or, cette disponibilité variable peut en partie s’expliquer par l’inégale capacité des individus de se rendre disponible, selon leurs configurations privées (familiales, amicales, etc.) qui libèrent plus ou moins les individus pour le travail. Parler d’inégalités à ce sujet nous semble particulièrement justifié dans la mesure où une disponibilité favorable (le soir donc) assure non seulement des revenus supérieurs dans un secteur où les salaires sont faibles, mais également des possibilités de carrières différenciées, la disponibilité consentie par le salarié constituant un critère de choix dans son évaluation.
28De plus, des différences s’observent devant les différents statuts d’emploi sous lesquels les salariés travaillent. Comme la sociologie de l’emploi l’a déjà montré, un même travail ne vaut pas autant selon les conditions d’emploi sous lesquelles il se fait. Au Bazar de l’Opéra, les principales compensations ne concernent qu’une frange du personnel de vente des grands magasins : celle qui travaille au et pour le Bazar de l’Opéra « historique » (et pendant longtemps, ceux qui travaillaient en CDI à temps complet, les vendeuses maison « non titulaires » n’étant pas concernées par ces primes, même lorsqu’elles travaillaient au-delà de 20 heures)28. Les démonstratrices sont tenues pour leur part de composer avec des horaires décalés sans toujours recevoir de rétribution, alors qu’elles composent une frange substantielle du personnel de vente des grands magasins. En moyenne donc, la banalisation des horaires décalés des employées de vente se fait sans compensation et silencieusement, la population des démonstratrices, souvent majoritaire dans les magasins parisiens, ne participant que marginalement aux mobilisations syndicales contre les horaires atypiques. Cet enjeu des horaires d’ouverture des magasins qui constitue aujourd’hui l’un des seuls motifs de mobilisation dans les magasins29, au risque d’occulter les capacités de mobilisation syndicale sur d’autres sujets (dont les conditions de travail) révèle donc des inégalités salariales et sociales profondes.
29En somme, ces horaires décalés en soirée, le samedi et le dimanche caractérisent une partie du monde employé, celle travaillant dans les services marchands où les salaires sont relativement bas, comme les employées de l’hôtellerie-restauration, du grand commerce ou de la grande distribution, par exemple. Ces employées se distinguent du point de vue de cette contrainte temporelle des employées travaillant dans les administrations30. La situation des employées de commerce se distingue également de celle des cadres travaillant dans les services à forte valeur ajoutée. Ceux-ci allongent leur journée de travail tout en libérant leurs soirées et leurs week-ends, mode de vie qui imposerait de laisser pour eux les magasins ouverts le soir et le week-end. Les horaires auxquels les employées de vente sont confrontées produisent un « déphasage entre les activités personnelles des travailleurs et les rythmes généraux de la vie sociale » (Quiennec, Gadbois et Volkoff, 1995, p. 278), une chute singulière (et non rattrapée par le repos « compensateur ») de la sociabilité amicale et familiale (Lesnard et Boulin, 2017), une désynchronisation des journées de travail au sein des couples et exigent des compromis entre les temps de loisir et familial (Guegnard, 2004). Ces compromis sont, potentiellement, d’autant plus difficiles à établir qu’ils s’imposent à une population soumise à des exigences familiales élevées. Les employées de commerce sont principalement des femmes et les femmes en couple avec au moins un enfant assument, en moyenne, un temps parental deux fois supérieur à celui de leur conjoint. On comprendra aisément pourquoi les employées de commerce comptent parmi les travailleurs faisant le plus état de difficultés pour « concilier » vie professionnelle et vie familiale (Garner, Méda et Senik, 2005, p. 63). Plus généralement, à travers ce chapitre, nous avons dessiné les contours d’une condition professionnelle (employée de vente en grand magasin) accessible et au recrutement « éclectique » (Couppié et Lopez, 2005, p. 183) proche d’autres emplois du salariat d’exécution des services (hôtellerie-restauration, centre d’appels, etc.) du fait de son recrutement donc, mais aussi du fait des conditions d’emploi qui la caractérisent. Mais, à la différence de cette nébuleuse des métiers des services, il recouvre également, aux yeux de ceux qui l’effectuent, une dimension supplémentaire, celle d’une forme d’honorabilité. Le chapitre suivant appréhende des aspects contemporains de la condition professionnelle des employés des grands magasins qui permettent de saisir une dualité similaire à celle observée au début du siècle chez cette même population.
Notes de bas de page
1 Les caissières se distribuent de la manière suivante : 5 % un diplôme supérieur au Bac +2, 7 % un diplôme de Bac +2, 31 % un CAP ou BEP, 25 % aucun diplôme (Ast, 2012).
2 C’est le cas de 36 % des vendeurs âgés de moins de 30 ans ayant achevé leurs études et possédant au moins un BEP ou CAP (Ast, 2012). Les spécialités « commerce » de l’enseignement technique et professionnel comptent parmi les plus choisies par les jeunes s’engageant dans l’enseignement professionnel : à la rentrée 2008, le BEP « vente action marchande » occupait 13 % des élèves inscrits en première année de BEP. Source : ministère de l’Éducation nationale, Depp.
3 « Seul un tiers des bacheliers professionnels formés à la vente est embauché au premier emploi dans une activité qu’on peut juger “conforme”, le “taux” de conformité augmentant en même temps que l’ancienneté des travailleurs sur le marché du travail » (Couppié, Giret et Lopez, 2005, p. 87).
4 Le rôle de ces emplois peu ou pas qualifiés étant vu par les jeunes sortants du système éducatif comme un rôle « tampon » permettant d’attendre la possibilité d’un « rattrapage ». Voir à ce sujet Beduwé, 2003.
5 50 % des titulaires d’un CAP ou d’un BEP comptabilité gestion obtiennent un emploi d’ouvrier, d’employé de commerce ou d’employé des services aux particuliers après leur formation (Martinelli et Prost, 2010, p. 3).
6 Direction générale de l’enseignement scolaire, Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (mars 2008).
7 Françoise Piotet a observé cette différence supposée entre salariés et étudiants salariés chez les équipiers du McDonald. Selon elle, dans la restauration rapide, les étudiants sont souvent les plus aptes à composer avec les difficultés du travail. Ils savent par exemple entretenir de bonnes relations avec les cuisines afin d’obtenir rapidement d’elles les sandwichs complexes qui exigent un temps de préparation plus important. Cela leur permet de ne pas s’exposer à la colère du client lorsque celui-ci doit patienter (Piotet, 1989).
8 Le terme « renfort » signifie aide temporaire et partielle pour la gestion du rayon. Ces salariés viennent de fait « renforcer » l’effectif lors d’absences (vacances, congés maternité, etc.) ou de besoins spécifiques (soldes, période de Noël, etc.). Ce vocabulaire apparaît dans les documents internes au magasin, comme le planning de la semaine de l’équipe du rayon affiché sur une porte de la réserve. En 2008, le bilan social du Bazar de l’Opéra indique que 509 salariés (caissiers, vendeurs, etc.) ont été recrutés en CDD à l’occasion d’événements commerciaux.
9 Remarque dont on peut faire l’hypothèse qu’elle doit beaucoup à mon propre départ du rayon pour poursuivre mes études.
10 Louis Pinto indique que plus de 52 % des vendeurs ont un père ouvrier ou employé (Pinto, 2017).
11 Question qui est au cœur du travail de Vincent Chabault sur les employés de la FNAC. Selon lui, l’histoire de la FNAC, les produits vendus par la FNAC et son organisation du travail offrent à des employés souvent diplômés du supérieur des sources pour négocier les effets de leur déclassement scolaire (Chabault, 2010).
12 Laurent Lesnard parle d’horaires de travail « standard », pour qualifier des horaires compris entre 8 h et 17 h (Lesnard, 2009). Alain Chenu montre que cette norme du travail sur cinq jours avec deux jours de repos consécutifs (samedi, dimanche) ne concerne plus aujourd’hui qu’un tiers des travailleurs (Chenu, 2002, p. 155).
13 « Le travail habituel du week-end est notablement plus fréquent pour les salariés à temps partiel que pour les salariés à temps plein » (Maruani, 2003, p. 101). Près de 80 % des actifs du commerce de détail et de l’artisanat commercial travaillent « habituellement » le samedi (Bodier et Vidalenc, 2011, p. 4).
14 Les premières études sur le temps partiel ont ainsi pris pour terrain les grands magasins. (Maruani et Nicole-Drancourt, 1989 ; Kergoat, 1984).
15 Source : DADS 2007.
16 Source : enquête Emploi 2007. Champ : vendeur en général, sauf alimentation, à temps partiel, âgé de 16 à 29 ans.
17 Source : enquête Emploi 2007.
18 En 1992, Jacques Séguéla s’interrogeait ainsi : « Pourquoi le jour de repos serait-il forcément le dimanche ? Ne peut-on imaginer des parents qui travaillent en fin de semaine et se reposent le mercredi avec leurs enfants ? » (Syfuss, 1992, p. 53).
19 Et de faire face à la concurrence du commerce en ligne et des capitales européennes qui ouvrent les portes de leurs magasins les dimanches et jours fériés. Remarquons que cet argument, si fréquemment évoqué par les partisans à un assouplissement de la loi de 1906, fut aussi utilisé par les artisans de la loi de 1906 qui considéraient que la France traînait les pieds, alors que de nombreux pays européens avaient légiféré en faveur du repos dominical (Thibault, 1989, p. 122).
20 Le président du directoire du Groupe Galeries Lafayette disait ainsi en 2008 « nous pourrions réaliser un chiffre d’affaires supplémentaire […], ce qui aboutirait à la création de 300 à 400 emplois sur un total de 3500 », Le Monde, 17 décembre 2008. En 2010, le directeur des Galeries Lafayette espérait un gain de « 150 millions de chiffre d’affaires supplémentaires » et le « recrutement de 600 personnes en CDI », Le Journal du Dimanche, 6 juin 2010.
21 Cet accord affirme le principe du volontariat, limite à 85 le nombre d’ouvertures du magasin par an « au-delà de 20 heures » et à trois le « nombre de soirées consécutives pour lesquelles le magasin fermera au-delà de 21 heures », fixe le montant de contreparties financières pour les employés.
22 Il s’agissait de « bonifications » : entre 19 heures et 19 h 30, les salariés « gagnant » dix minutes de congés, entre 19 h 30 et 20 heures, dix minutes, etc.
23 Plusieurs salariés du grand commerce, dans l’ameublement ou le bricolage principalement, sont même apparus dans les médias comme d’ardents défenseurs du travail le dimanche. Cette position mérite d’être remise dans un contexte tout à fait spécifique : celui de magasins ouvrant depuis plusieurs années leurs portes sans autorisation et justifiant par la suite la nécessité d’ouvrir au nom d’une préservation des emplois (fermer le dimanche pouvant conduire, selon eux, à une chute du chiffre d’affaires et donc à une suppression d’emplois). Voir à ce sujet les travaux récents de Lesnard et Boulin (2017).
24 Comme l’indiquent les propos tenus par Paulette, une démonstratrice à la retraite qui a milité toute sa carrière à la CGT aux Halles de Paris, cette plainte n’est pas nouvelle : « Moi j’avais dit non pour le dimanche [en 1977] et je me rappelle que mon patron était venu, je le revois descendre avec le représentant… Je suis allée vers eux. Je lui ai dit que ce n’était pas la peine de compter sur moi pour le dimanche. Et il m’a dit “ah Madame Q., là il y a un effort à faire…” Alors je lui ai répondu “Monsieur François quand je serai dans le sous-sol le dimanche vous serez où vous ? Vous prendrez le soleil !” Alors il m’a dit “si vous le prenez sur le ton de la lutte des classes” qu’il me dit ! Il n’a jamais insisté » (Paulette, démonstratrice à la retraite, Halles de Paris].
25 Source : Rapport d’expertise remis le 28 mars 2008 aux membres du Comité hygiène, sécurité et conditions de travail du Bazar de l’Opéra.
26 « L’essentiel de la sociabilité conjugale les jours de semaine conjointement travaillés se situe en fin d’après-midi et en soirée, et le temps passé ensemble dépend donc de la disponibilité des deux conjoints à ce moment clé de la journée » (Lesnard, 2009, p. 166).
27 En effet, « d’un point de vue quantitatif, la sociabilité familiale est deux fois plus importante le week-end qu’en semaine » (ibid., p. 70 et 73) et « si le dimanche n’est plus le “jour du Seigneur”, mais celui de la famille, c’est parce qu’il joue un rôle primordial dans la synchronisation des emplois du temps des membres de la famille » (ibid., p. 32).
28 Plus généralement, les compensations à la disponibilité temporelle dépendent des secteurs et des postes de travail (le hard discount et la grande distribution alimentaire comptant parmi les secteurs les moins favorables) (Devetter, 2006).
29 La lutte contre l’extension des horaires d’ouverture constitue un motif historique de mobilisation dans les grands magasins, la lutte contre le travail dominical ayant façonné le syndicalisme des employés. La loi du 13 juillet 1906 établissant le repos hebdomadaire des employés de commerce en préconisant un repos le dimanche est née de la longue mobilisation de salariés du tertiaire (création d’une organisation syndicale dans un grand magasin parisien en 1869, mobilisation à Bordeaux en 1890 dans les « magasins de nouveautés », manifestations d’applaudissements devant les magasins fermés le dimanche, appel au boycott en chanson, entre 1890 et 1905). Les mobilisations syndicales contre les ouvertures tardives et exceptionnelles demeurent importantes sur la période récente. Cette contestation peut prendre des formes classiques. Le 7 septembre 1979, les salariés du Printemps défilent contre l’ouverture dominicale des magasins. En 1988, le Printemps décident de retarder de 18 h 30 à 19 heures l’horaire de fermeture du magasin à partir du 11 avril 1988 : une partie du personnel se met en grève le 17 février au nom d’une dégradation de la vie sociale et familiale. Mais elle peut aussi prendre des formes plus atypiques à destination des clients (« enterrement public » du 14 juillet 2008, investissement des rayons le 17 octobre 2008 à la suite d’une grève contre le travail le dimanche, les jours fériés et le retardement de l’horaire de fermeture du magasin). Lors de ces mobilisations, dont l’objectif est largement symbolique, le magasin redevient un lieu de travail : les salariés réinvestissent le magasin en détournant sa visée consommatrice au profit d’une visée contestatrice.
30 Par exemple, le week-end représente 17,3 % de la durée totale de travail hebdomadaire des employés de commerce lorsqu’il ne représente que 7,4 % chez les employés administratifs des entreprises (Chenu, 2002, p. 163). Par ailleurs, 76,4 % des employés administratifs d’entreprise sont concernés par des horaires de travail « standard » alors que la proportion n’est que de 13,6 % chez les employés de commerce (Lesnard, 2009, p. 131)
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