Chapitre 6. Les négociations entre soignants et soignés sans domicile
p. 173-204
Texte intégral
1L’interaction de soin nécessite une adaptation, un ajustement, une négociation continue. Ces stratégies, lorsqu’elles aboutissent, protègent la sécurité ontologique de chaque protagoniste et tiennent à distance les conflits. En fonction du rôle et du statut des individus, ces stratégies changent et s’adaptent continuellement aux circonstances mouvantes de la rencontre. La particularité des interactions ayant trait au soin est que « ce qu’il s’agit de négocier, ici la santé des individus, révèle et relève de normes et de valeurs enracinées dans plusieurs mondes de références dont les règles se situent à proximité ou à distance de celles définies par le milieu médical et attendues des patients1 ».
2L’évitement de la relation comme stratégie d’évitement du conflit ne peut être utilisé dans tous les cas. L’état sanitaire de la personne sans domicile nécessite parfois des soins approfondis, intimes et un suivi médical au long cours. La répétition des interactions entraîne la création d’une relation inter-individuelle, en même temps que la négociation devient le moyen principal d’éviter le conflit et de lutter contre la vulnérabilité des soignants comme des soignés. Or les personnes sans domicile sont parfois si fragilisées qu’elles ne disposent plus des ressources nécessaires à la négociation. Il est nécessaire de se sentir légitime pour donner son avis, exprimer une demande et par suite la négocier. L’interaction entre soignant et soigné se construit sur une asymétrie en termes de savoirs médicaux, de légitimité et de reconnaissance sociale qui place l’individu sans domicile dans une position d’infériorité. De la sorte, les soignants sont souvent les principaux moteurs de la négociation avec leurs patients sans domicile. Ces derniers n’en sont pas pour autant toujours passifs et développent également des stratégies de négociation et d’ajustement aux et avec les professionnels de santé.
3Ce chapitre met en lumière comment les professionnels de santé et les personnes vivant dans la rue s’ajustent afin de s’accorder. Les pratiques d’ajustement à l’autre constituent une première étape, un premier pas vers la négociation active, visant « le plus de bénéfices, le moins de sacrifices possible2 ». Ce chapitre se concentre d’abord sur les formes d’ajustement à l’autre puis aux négociations spécifiques induites par les interactions de soin.
L’ajustement à l’autre, prémisse au soin
4Le premier pas vers la négociation consiste en un ajustement réciproque des individus. Cette étape est d’autant plus fondamentale que les manières de penser, les représentations et les objectifs des individus parties prenantes de l’interaction sont éloignés. Les ajustements sont constitués par d’innombrables adaptations à l’autre, dépendant de ce que l’individu perçoit et comprend de la conduite de son interactant, et sont à la base de la négociation.
5Le terrain montre que les soignants sont davantage actifs que les individus sans domicile dans cette démarche d’ajustement à l’autre, ce qui s’explique par l’asymétrie de leur position. Les médecins et infirmiers sont en mesure de négocier au nom de leur profession, du personnel hospitalier, ou du personnel médical en général3, ce qui n’est pas le cas des patients sans domicile ne négociant qu’en leur nom propre. Les ressources qu’ils mobilisent dans la négociation sont donc plus ténues que celles des soignants disposant du support et du soutien de leurs collègues.
Les stratégies d’évitement du stigmate
6L’ajustement du soignant à l’individu sans domicile passe par une coopération des soignants dans l’évitement de son stigmate et de son discrédit.
L’idée d’être des sous-hommes
7Les effets du stigmate dévastent l’identité sociale des individus. Marion, médecin psychiatre intervenant au centre de soins, raconte :
« Quelque chose qui revient régulièrement dans nos consultations… C’est l’idée d’être des sous-hommes… L’idée que pour les interlocuteurs sociaux ou autres, ils se considèrent comme des chiens… Autant du fait de la barrière linguistique qui fait que beaucoup ne comprennent pas ce qui leur est dit et que ça met l’autre en position parfois particulière aussi… Ça, c’est quelque chose qui revient très fréquemment. »
8Les individus sans domicile ont conscience de leur stigmate, de l’identité négative qui y est associée et se considèrent eux-mêmes comme inférieurs à ceux avec qui ils interagissent. Pour lutter contre ces désagréments et préserver leur identité sociale, ils essayent de dissimuler les symboles de leur stigmate, mais ce n’est pas toujours possible. Ils ne peuvent cacher aux travailleurs sociaux ou aux bénévoles des associations leur vie sans hébergement personnel puisque c’est justement à cet égard qu’ils les sollicitent. Et même en camouflant leur stigmate, ils vivent dans l’inquiétude de le voir dévoilé, ce qui place les individus dans une incertitude continue. Ils ne peuvent jamais anticiper la manière dont ils seront identifiés et craignent que leurs interactants ne les définissent que par rapport à leur stigmate4.
9Pour les rasséréner et créer une relation favorable aux soins, les soignants coopèrent dans l’évitement de leur stigmate et agissent de manière à le corriger. Marion continue son propos :
« Je dirais que ça renforce la nécessité d’être encore plus professionnel dans ces situations-là… De faire encore plus preuve d’humanité, au sens noble. »
10Leurs valeurs et leur éthique se conjuguent pour les inciter à masquer leur perception du stigmate. À propos des personnes sans domicile qu’elle rencontre, Céline, infirmière bénévole dans les maraudes médicalisées, dit :
« Je trouve qu’il faut les aborder avec… Oui, avec plus de tact… Et surtout être poli, rester très poli… Les vouvoyer plutôt et puis les considérer comme des personnes… Enfin comme n’importe quel autre sujet ! Parce que c’est quelqu’un qui a toute sa dignité quand même… »
11Elle insiste sur l’importance de gestes qui pourraient sembler anodins, comme faire preuve de tact, de politesse et vouvoyer les personnes rencontrées, en tant que marques de respect de leur individualité et de leur dignité. Travailler à conserver la dignité de la personne sans domicile est une forme d’ajustement à l’autre. Une autre stratégie, fréquemment employée par les bénévoles des maraudes, consiste à s’accroupir face aux personnes avec qui ils discutent afin de ne pas matérialiser une supériorité par leur posture debout devant une personne assise ou couchée par terre. Ces pratiques ne sont pas partagées par l’ensemble des bénévoles, ni par tous les professionnels du soin et ces petits actes irrespectueux continus, par leur répétition, participent à l’impression des personnes sans domicile qu’elles valent moins que les autres.
Faire comme si de rien n’était
12Les réactions les plus courantes consistent à faire comme si de rien n’était. Les professionnels de santé s’efforcent de se comporter selon leur habitude, à la manière dont ils le feraient avec des patients ne montrant aucun symbole de stigmate. Emma, infirmière, explique, à propos du dégoût physique face à l’état de saleté des individus sans domicile :
« Enfin je veux dire que ce n’est pas agréable de côtoyer quelqu’un déjà contre son gré, et s’il est extrêmement sale… Il y a des odeurs qui sont fortes… Malgré tout, on fait un métier de soins donc… On va essayer de ne pas faire transparaître ce dégoût finalement, mais… Mais on va se protéger, par des gants, des masques, on va l’aseptiser ! Et… Si, je pense qu’on le ressent tous, on n’en parle plus ou moins ou de manière plus ou moins professionnelle… Mais c’est une réaction normale… »
13Elle indique que ses valeurs de soignant la poussent à ne pas montrer son dégoût, à ne pas mettre l’accent sur les symboles du stigmate de son patient. Les soignants développent des techniques pour coopérer dans cet évitement du stigmate et réussir à cacher plus facilement leur dégoût à leurs patients. Charlotte, médecin généraliste :
« Donc aux urgences à Strasbourg, il y a toujours un petit Ricqlès tu sais à la menthe fraîche, et on mettait quelques gouttes sur un masque qu’on mettait et on rentre avec notre masque pour pouvoir les examiner parce que ça sentait trop fort… »
14L’alcool de menthe aide les professionnels de santé de surpasser leur dégoût, à ne pas le montrer à leur patient et à donner des soins dans de meilleures conditions.
Discrédité/discréditable
15Un matin, une femme géorgienne d’une trentaine d’années se présente au centre de soins et demande à consulter le médecin. Elle est enceinte depuis quatre mois, souffre de douleurs abdominales et présente des saignements. Elle révèle au médecin son inquiétude : elle se prostitue et souhaite effectuer des tests virologiques. Le médecin l’envoie aux urgences gynécologiques de l’hôpital. Comme elle ne parle ni ne lit le français, l’infirmière responsable de la structure me demande de l’accompagner. Suite à des indications erronées de l’agent d’accueil, nous avons été renvoyées à plusieurs reprises dans différents services, jusqu’à ce que finalement une infirmière nous indique que nous avions été orientées dans le mauvais hôpital. La ville de Strasbourg comporte deux hôpitaux universitaires ne disposant pas du même plateau technique. Au fil de ces déplacements entre services, j’ai eu l’occasion d’échanger avec la patiente et de recueillir quelques bribes de son parcours. Elle loue un petit garage à l’extérieur du centre-ville, quand il fait trop froid et qu’elle a suffisamment d’argent, elle prend une chambre d’hôtel. À chaque service où nous nous sommes rendues à tort avant de trouver le bon, j’ai été amenée à présenter le cas de la patiente aux infirmières qui nous accueillaient. Je commençais par annoncer qu’elle est enceinte de quatre mois, qu’elle n’a eu jusqu’à présent aucun suivi, qu’elle souffre de douleurs et de saignements et qu’elle aimerait pouvoir passer des tests virologiques. S’ensuivaient une série de questions du soignant qui cherchait à comprendre les raisons de ce retard dans le suivi de grossesse. J’essayais de traduire les échanges par gestes et mimes. Les questions des infirmières, s’orientaient en premier lieu sur la grossesse et cherchaient à estimer s’il s’agissait d’une grossesse à risque. Leurs interrogations concernaient ensuite les conditions de vie de la patiente. Jusqu’ici, le stigmate de la vie à la rue était dissimulé, car cette dame ne présentait aucun symbole visible du stigmate. Mais dès lors que j’expliquais la situation, la conduite des professionnels changeait, autant dans leur posture physique, qui marquait un retrait, que dans leur interrogatoire médical. À partir du moment où le stigmate était dévoilé, les infirmières concentraient la conversation sur l’avortement et non plus sur le suivi de grossesse. Toutefois, bien que les conduites des infirmières se soient modifiées après avoir découvert le discrédit de leur interlocutrice, elles s’attachaient, dans leurs attitudes et leurs tournures de phrase, à ne pas appuyer sur le stigmate, dont il n’a plus été question dans la suite des échanges.
16La distinction entre individus discrédités et discréditables5 joue une large part dans les stratégies d’évitement du stigmate. Aucun effort particulier de coopération dans la dissimulation du stigmate n’est réalisé par les individus non-stigmatisés tant qu’ils ne sont pas conscients du stigmate de leur interlocuteur, tant qu’ils ne l’ont pas découvert. Le propre de l’individu discréditable réside justement dans la relative invisibilité des symboles de son stigmate. C’est le cas des personnes sans domicile qui réussissent à camoufler tout ce qui les identifie comme vivant dans la rue. Tandis que leur habillement ou leur état d’hygiène trahissent souvent leur précarité sociale, il est rare qu’ils soient directement identifiés par leurs interactants comme sans domicile. Or, dès que le stigmate est révélé, l’individu normal change d’attitude en fonction de cette nouvelle information. Malgré leurs efforts pour éviter le stigmate et cacher au stigmatisé qu’ils s’en sont rendu compte, ces efforts sont précisément la preuve explicite de leur découverte du stigmate. Il se crée une ronde infinie où le stigmatisé cherche à cacher au normal sa propre conscience de la mise à jour de son stigmate, puis le normal lui camoufle en avoir conscience, ce que le stigmatisé comprend et cherche à cacher… et ainsi de suite jusqu’à l’effondrement de ces dissimulations en chaîne6. Néanmoins, ce jeu permet d’amorcer une relation entre les individus.
L’adaptation des soignants au renoncement aux soins
Chercher à comprendre le renoncement aux soins
17Les médecins et infirmiers ont du mal à se résigner au renoncement aux soins de leurs patients sans domicile puisqu’ils y voient des risques pour leur santé. Leurs valeurs, leur formation professionnelle et leur déontologie les conduisent à vouloir faire accéder malgré tout les personnes aux soins. Suzanne, médecin généraliste, raconte :
« J’ai eu comme ça un jour dans un service un SDF, quand j’étais interne, qui est parti, qui a fait une sortie contre avis parce qu’il fallait qu’il s’occupe de ses chiens… Il avait ses chiens dehors et il était inquiet et… C’est un petit exemple qui m’avait vraiment frappé parce qu’il devait vraiment rester et puis il n’y avait aucune solution qui avait été trouvée pour ses chiens… »
18On retrouve ici l’empreinte des malentendus entre soignants et soignés sans domicile sur la santé. D’après Suzanne, la préservation de la santé de ce patient est primordiale, il doit rester à l’hôpital et recevoir des soins, qu’elle perçoit comme impératifs. Mais la carrière de survie entraîne la redéfinition des priorités. Les chiens de cet homme relèvent d’une importance majeure, ils sont des supports au maintien de soi. Les risques encourus par la perte de ses chiens restés seuls lui apparaissaient plus dommageables que ceux qu’il allait affronter en quittant l’hôpital. Les soignants s’ajustent à leurs patients en s’efforçant de comprendre le refus ou le renoncement aux soins. Elvire, cadre de santé affirme :
« Le refus de soin, il faut essayer de comprendre pourquoi. Pourquoi. Qu’est-ce qui se passe en fait, chaque individu est différent… Qu’est-ce qui fait qu’untel ne veut pas qu’on le soigne, est-ce qu’il a mal ? Est-ce que ça l’embête de rester pendant une heure allongé parce que… On va devoir soigner sa plaie… Est-ce qu’il ne peut pas la regarder en face ? Est-ce que c’est trop douloureux pour lui, rien que la vision de la déchéance si vous voulez ? Parce qu’on a des très vilaines plaies, il y a des choses très invalidantes ! Et aussi dans le regard de l’autre, il faut essayer de comprendre en fait… Ça fait partie des valeurs d’un bon soignant, aussi. »
19Elle met l’accent sur les valeurs du soignant qui poussent à traiter chaque individu de manière personnalisée. Elvire propose plusieurs arguments, éclairant pourquoi un patient refuserait des soins, cependant chacune de ces explications part du principe que le soin et la santé seraient une fin en soi, un objectif partagé par tous. Une nouvelle fois, le malentendu sur la santé et la maladie entre en jeu.
Imposer les soins
20L’éthique des soignants les pousse à essayer plusieurs stratégies d’accompagnement de leurs patients vers le soin. Ils sont pris dans un dilemme entre leur sentiment d’échec face au renoncement aux soins et le respect de l’autre et de sa volonté thérapeutique, même si cette volonté consiste en l’abandon des soins. Dans certains cas, les professionnels de santé ne tiennent pas compte du refus de leur patient et imposent les soins aux individus qui s’y montrent réticents. Bénédicte, infirmière, raconte :
« Des situations compliquées, c’est par exemple quand on veut retenir quelqu’un contre son gré. C’est ça qui peut devenir compliqué, parce qu’effectivement on va devoir l’attacher, on va faire ce genre de choses, ben lui, forcément, attaché il sera d’autant plus agressif encore, parce que forcément, si tu rajoutes des entraves à quelqu’un qui n’a pas envie de rester… Ça, ça peut être un truc compliqué… Et puis bon c’est compliqué pour nous, c’est compliqué pour les autres patients, à voir quelqu’un dans le couloir qui hurle, qui crie “salope” ou je sais pas quoi, pour les autres gens qui sont autour… »
21Le patient est malmené, sa liberté de s’opposer aux soins et de s’en aller est entravée. Les soignants pensent agir pour son bien car il encourt, selon eux, d’importants risques à ne pas se faire soigner, risques justifiant l’imposition des soins. Ici, aucune tentative d’ajustement à l’autre ou de négociation n’est amorcée. Ces interactions laissent une empreinte conflictuelle sur son parcours de soins et le patient sans domicile risque d’entériner son refus de soin, au point de rejeter par la suite toute intervention médicale et toute interaction avec des soignants. Toutefois, dans certains cas, une forme de coopération permet de gérer ensemble le renoncement aux soins. Arnaud raconte une expérience d’hospitalisation :
« Moi une fois j’ai essayé de me sauver ! Mais c’était des portes automatiques, mais il faut marcher, et moi j’ai couru ! Eh ben l’effet… Il est radical hein ! [il mime une porte qui claque violemment] J’ai fait un bon de trois mètres en arrière ! Les infirmières m’ont dit : “Viens voir ici, on va discuter un peu”… J’ai dit : “Mais non ! J’allais faire un tour dehors !” “Ah ouais en courant ? Toi tu vas faire un tour dehors en courant ? C’est ça… Viens on va te remettre dans ton lit !” Et là ils m’ont attaché les pieds et les mains ! Alors pour me lever je fais comment ? En plus ils m’ont laissé la main gauche libre, alors j’ai dit : “Non je suis droitier !” “Non mais si on vous lâche la main droite, qu’est-ce que vous allez faire ?” [rires] Voilà… Donc vous voyez… Mais même pour manger… Enfin bref ! »
22Son suivi médical est chaotique et comporte de multiples ruptures. On peut imaginer que les infirmières du service où il était hospitalisé étaient au courant de ses nombreux départs de structures de soin, départs qui se sont soldés à chaque fois par un abandon des soins. Dans l’épisode qu’il raconte, les infirmières semblent utiliser l’humour pour relativiser sa nouvelle tentative de fugue et le ramener dans sa chambre sans anicroche. Arnaud accepte et participe à l’effort de dissimulation de ses intentions par l’humour. La personne stigmatisée a bien plus d’expérience dans l’interaction avec les normaux que ces derniers en ont dans l’interaction avec les stigmatisés. Elle coopère à l’ajustement des interactions et ouvre une porte de sortie à l’embarras des non-stigmatisés7. Arnaud aide les soignants à continuer l’interaction et à normaliser leurs attributs en utilisant l’humour en tant que rempart à son discrédit.
Accepter le renoncement
23Les professionnels de santé cherchent une position intermédiaire entre le respect de la volonté de leur patient et leur volonté de les soigner, ou du moins de les accompagner vers le soin. Les patients naviguent entre des stratégies de protection de soi et de conservation du pouvoir sur leurs corps et les soignants cherchent à identifier à la fois les demandes de soin et les manières d’y répondre en respectant l’individu. Les valeurs, la déontologie et l’éthique des soignants les empêchent d’imposer les soins à leurs patients, en revanche, il leur est malaisé d’affronter ces refus. Céline, infirmière, raconte sa rencontre, lors d’une maraude, avec une jeune femme vivant dans la rue :
« Comme je suis infirmière, on a parlé contraception… Et c’est un refus… Et ça, ça t’interpelle quand même en tant que soignant parce que tu te dis qu’à 17 ans, s’il n’y a pas de contraception… Il n’y a pas de protection… Être enceinte à la rue ou des choses comme ça, c’est quand même un risque qu’elle court ! Et ça, ça ne peut pas te laisser indifférent comme soignant ! »
24Elle exprime clairement sa difficulté à comprendre et à accepter le refus de la jeune femme, mais elle n’a pas d’autre choix que d’accepter sa décision. Quelques semaines après l’entretien, au cours d’une maraude, nous avons rencontré cette jeune femme une nouvelle fois. Céline a voulu aborder à nouveau le sujet de la contraception et s’est heurtée à un second refus. Elle lui a offert quelques préservatifs et m’a fait part de son désarroi, de son sentiment d’échec. Ne disposant d’aucun moyen permettant de faire adhérer la jeune femme à un suivi gynécologique, elle annonce qu’elle continuera à en discuter avec elle à chacune de leurs rencontres, en espérant qu’elle change un jour d’avis. Céline ajuste ses pratiques afin de faire concorder ses valeurs et ses inquiétudes de soignant tout en conservant une certaine distance et en accordant à la jeune femme une marge de liberté, de peur de la faire fuir et de rompre leur relation naissante.
25L’adaptation à l’autre et à son altérité apparaît comme nécessaire dans les propos et les conduites des soignants. Il s’agit d’une stratégie de coopération dans la négociation du stigmate des individus sans domicile, qui cherchent de leur côté à collaborer avec les soignants afin d’éviter les désagréments de leur stigmate sur leur identité. Fred Davis montre que dans les situations de handicap visible, « les deux parties s’engagent dans des efforts de rectification de l’interaction pour colmater les brèches8 ». Ces brèches sont une source de souffrance. Tant qu’elles ne sont pas comblées, elles laissent l’individu entièrement vulnérable à la moindre atteinte à son identité déjà fragilisée.
La relation et l’ajustement à l’autre comme préalable aux soins
La relation de soin est primordiale
26Les discours des soignants et soignés sans domicile dévoilent pareillement l’importance que revêt à leurs yeux la relation inter-individuelle, en tant que prémisse aux soins. La création d’une relation de confiance nécessite non seulement du temps, mais aussi une volonté conjointe d’aller vers l’autre. « Ce qui se passe dans la consultation médicale, dans un contexte fondamentalement asymétrique, requiert un climat de confiance pour que la coopération entre les deux acteurs de la relation puisse avoir lieu9. » Cathy, infirmière dans un centre d’accueil de jour, raconte :
« Dans le milieu hospitalier, pour moi le côté relationnel était essentiel ! Pour d’autres, absolument pas ! Je trouve que les infirmières qui n’ont pas entre guillemets ce sens relationnel, ne sont pas de bonnes infirmières, même si elles sont peut-être de bonnes techniciennes… Parce que ce côté relationnel c’est super-important, même pour nous qui sommes voilà… Qui pouvons entre guillemets nous défendre, c’est important l’écoute… Donc le bon soignant, à l’hôpital, peut aussi bien être un bon technicien mais avoir… Ce côté relationnel, pouvoir prendre le temps, l’écoute… »
27Lors des interactions de soins avec des patients sans domicile, la relation soignant-soigné prend une importance accrue car leurs conduites sont pétries d’ambivalence : ils oscillent entre la nécessité d’obtenir des soins, leur état de santé étant généralement très dégradé, et la volonté de paraître forts et résistants, de se protéger en ne dévoilant pas leurs difficultés. Emma, infirmière, insiste sur la nécessité de prendre en compte le patient dans la totalité de sa personne et de ne pas se concentrer seulement sur ses symptômes. Selon elle, un bon soignant :
« C’est quelqu’un qui… c’est quelqu’un qui sait rester humain malgré les protocoles thérapeutiques par exemple… Et c’est quelqu’un… Ça, c’est le propre de l’infirmier, c’est quelqu’un qui est censé voir, de par sa formation, qui est censé prendre en charge globalement l’individu… C’est-à-dire ne pas voir en lui qu’un symptôme ! C’est-à-dire que même si tu soignes les symptômes, tu es censé prendre en compte le reste de la personne ! »
28Céline, infirmière, insiste sur les bienfaits d’une relation avec la personne sans domicile et sur l’importance de la confiance. Pour ce faire, les soignants se doivent d’être fréquemment présents sur le terrain, dans la rue auprès de ceux qui ne demandent pas de soins. La relation créée permet de faciliter l’accès aux soins des personnes qui en sont le plus éloignées :
« C’est qu’il faut arriver à gagner leur confiance… Moi je trouve que c’est important, tu vois, qu’ils aient confiance en nous… Qu’ils ne se disent pas : “Oh, celle-là, elle vient une fois de temps en temps…” Et puis tu vois quand je reviens des maraudes après et qu’ils me reconnaissent, ça, j’aime bien ! “Ah ! Ça fait longtemps qu’on s’est pas vus ! Qu’est-ce que tu deviens ?” Moi j’aime bien… C’est que tu les as marqués pour quelque chose… […] Parce que c’est plus facile de faire passer des messages quand ils ont confiance en toi… Je trouve que… “Ah tiens, c’est l’infirmière de [association] qui vient, je pourrais lui dire, je pourrais lui demander…” Moi je trouve que c’est important ! »
29En plus des bénéfices qu’elle tire à créer cette relation de confiance, en termes de satisfaction personnelle d’avoir construit une relation, elle espère qu’elle pourra servir de tremplin vers le soin.
Le care puis le cure
30La spécificité du rôle des infirmiers est l’établissement d’une relation avec leurs patients, avant même de leur prodiguer des soins techniques10. Il ressort des observations de terrain et des entretiens que les individus sans domicile attendent des soignants en priorité et en premier lieu du care, c’est-à-dire que l’on prenne soin d’eux, avant même de traiter leurs pathologies. Dans les propos d’Elias, la relation est un prérequis au soin et lorsqu’il est prodigué sans aucune dimension relationnelle, cela pose problème :
« Y’a [des infirmiers] qui sont plus doux, ils ont plus le sens des relations, ils arrivent à mettre les gens à l’aise, et après ça se passe bien ! Y’en a qui… Juste à la tâche, tac tac tac ! Hop, la piqûre et je m’en vais ! C’est sûr que souvent ça passe pas avec les gens ! »
31Il faut d’abord qu’une relation existe pour que le soin puisse s’opérer. Or les parcours biographiques et de soin des individus sans domicile comptent de nombreuses ruptures, discordes et séparations, qu’il s’agisse de relations familiales, professionnelles, amoureuses ou de soin. Ces ruptures laissent des cicatrices et rendent les individus méfiants, inquiets. Quand j’accompagnais Sylvain à ses rendez-vous chez le gastro-entérologue à l’hôpital, il refusait de s’asseoir dans l’espace dédié à la salle d’attente avec les autres patients et voulait attendre un peu à l’écart, devant le bureau de la cadre infirmière du service. Il annonçait qu’il la connaît bien et semblait rassuré par cette position légèrement à part, dans laquelle il n’était pas qu’un patient anonyme.
32La relation comme première forme de care permet d’accompagner les patients sans domicile vers le cure. Cependant, il est périlleux d’établir une distinction stricte entre des actes qui ne correspondraient qu’à du soin technique, qu’à du cure, et ceux qui seraient consacrés uniquement à la dimension relationnelle des soins, à la prise en charge globale de la personne dans son individualité, au care :
« Toute activité de traitement s’inscrit dans un cadre relationnel dont il convient de prendre en compte les multiples dimensions. C’est donc moins une opposition entre le soin et la relation qui doit être considérée qu’une articulation qui se présente sous des formes diverses, dans un continuum des modalités de prise en charge, du plus relationnel au plus médical11. »
33Ce continuum prend la forme d’une progression dans le soin des patients sans domicile qui semblent rechercher en premier lieu des preuves qu’ils peuvent accorder leur confiance aux soignants, avant d’entamer un parcours de soins. Les soignants adoptent une stratégie d’adaptation à l’autre en mettant l’accent sur la création de cette relation inter-personnelle. Elle leur permettra par la suite d’accompagner leurs patients vers les actes médicaux et/ou les traitements dont ils pourraient avoir besoin. La frontière entre le care et le cure est brouillée. Pour Diane, interne en dermatologie :
« La relation peut être thérapeutique en elle-même, sans même… Enfin, un grand professeur, qui vient, qui est rassurant, qui dit : “Bon alors, vous avez ça, on n’a pas de solution, mais on est en train de rechercher, et vous serez la première à savoir s’il y a un nouveau traitement, vous serez la première à l’avoir…” Un grand professeur qui dit ça… Il aura une bonne relation thérapeutique avec le malade, même si en fin de compte il ne peut rien proposer de nouveau ! Et le patient, je pense, sortira plus content de ce genre d’entretien, qu’avec un interne qui dit : “Bon ben… Ben vous avez déjà tout… Ça va sinon ?” [rires] C’est pour ça, la relation en elle-même elle peut changer les choses… »
34La relation en elle-même comporte une dimension thérapeutique et offre une première forme de soin, de care, aux patients, avant de les emmener vers le cure.
L’importance de la confiance
35Fouad a connu l’exil, une rupture géographique s’additionne à toutes celles qui ponctuent son parcours. Il se montre partagé au moment où je lui demande s’il fait confiance à son médecin :
« Eh je ne peux pas faire confiance comme ça à n’importe qui ! Ils vont me dire : “Écoutez, il faut qu’on vous enlève votre bras !” Et peut-être qu’il va se tromper ! Je sais pas ! Et quand vous êtes dans la situation d’un réfugié, vous êtes toujours angoissé ! Parce que moi, ce que j’ai subi… Ensuite il y a eu une suite… Donc je suis toujours sur mes gardes ! »
36Ses expériences passées l’amènent à être prudent et à se méfier des autres. Cette méfiance se retrouve dans de nombreux entretiens ainsi que dans les attitudes des personnes sans domicile. Elles font preuve de vigilance, notamment dans le choix de leur médecin traitant. Une stratégie souvent utilisée consiste à se fier aux conseils de personnes avec lesquelles une relation de confiance est déjà instaurée. René dit avoir choisi son médecin traitant avec l’aide des travailleurs sociaux du centre d’hébergement médicalisé. Il a effectué plusieurs séjours de convalescence au centre et y a développé des relations rapprochées avec les salariés de la structure, à qui il continue de rendre fréquemment visite. Dans d’autres circonstances, ce choix est orienté par les compétences spécifiques et spécialisées du médecin, qui inspirent confiance au patient, comme le dit Augustine, qui souffre de tuberculose pulmonaire :
« C’est moi-même qui ai choisi, là-bas c’est… Ils sont spécialisés pour les poumons, je veux pas aller voir le généraliste ! Enfin si je suis guérie je pourrai chercher le généraliste, mais pour l’instant il m’enverrait à la pneumologie ! »
37D’autres personnes choisissent d’accorder leur confiance au médecin en fonction de ses compétences, avérées par les faits. La confiance d’Aliya en son médecin s’est construite à mesure des succès médicaux de son suivi médical :
« J’ai beaucoup confiance en Dr X parce que quand elle a changé mon traitement j’avais eu peur, je pensais que ça n’allait pas, que je n’arrivais pas à supporter, parce que après les examens elle m’a dit que le traitement que je suis actuellement n’était pas efficace… Que le virus, ils reconnaissent le traitement, donc ça ne va pas aboutir… Mais après ces analyses, elle a dit que “le traitement que je vais vous soumettre maintenant sera efficace”. Elle a dit : “Les études que j’ai eu à faire après vos examens, il n’y a aucune raison que ce ne soit efficace.” Et quand j’ai commencé, et ça fait trois semaines de ça, d’abord… J’arrive quand même à supporter les médicaments. Alors j’ai trouvé quand même qu’elle avait eu raison. »
38La compétence de son médecin a été prouvée par sa bonne tolérance des traitements et par leur efficacité. La relation relève d’une importance fondamentale pour les soignants comme pour les soignés, toutefois, ils y mettent certaines limites. La proximité n’est pas souhaitée, ni par les professionnels de santé, ni par les personnes sans domicile. La juste distance entre relation inter-personnelle, confiance et distance raisonnable, gage d’une certaine liberté, est également perçue comme nécessaire par les soignants. Marion, médecin psychiatre :
« On a ça dans la population migrante mais c’est aussi vrai pour les gens qui ne sont pas dans la migration, qui sont ici, mais qui ont passé des événements de vie particulièrement difficiles qui font que… Ils ne sont plus dans l’humanité, ils ne sont plus reconnus en tant qu’être social, en tant que citoyen, en tant que… Sujet… Et qu’il faut pouvoir restaurer ça, les ramener de ça… Mais en acceptant nos limites et les limites de l’autre aussi… Parce qu’on ne peut pas le faire malgré eux… Sans eux déjà… Donc il faut aussi que nous, on puisse poser cette distance qui nous permette de rester professionnels tout en ayant cette empathie. »
39C’est grâce au tissage d’une relation de confiance que l’individu sans domicile va accepter de se dévoiler, de mettre à nu ses souffrances, et que le soignant pourra lui manifester son empathie, lui témoigner du care, tout en se protégeant. La relation inter-personnelle permet de changer les représentations que les uns ont des autres en apprenant à se connaître, à se faire confiance. Quand une relation de qualité s’instaure entre soignants et soignés sans domicile, il en ressort une confiance réciproque et un certain apaisement de leurs fragilités identitaires. Cette relation leur permet d’échanger la reconnaissance dont ils manquent chacun pour des raisons différentes. La relation est un terreau fertile à la négociation du soin, qui pourra s’opérer dès lors que les individus se reconnaissent et se considèrent mutuellement légitimes pour négocier.
Les cadres de négociation
40Les interactions de soin et les négociations qui en émergent se déroulent à chaque fois dans un cadre particulier, qu’il s’agisse de l’hôpital, d’une structure spécialisée dans l’accueil des personnes sans domicile, d’un cabinet de ville ou encore de la rue. Ces cadres d’interaction influencent la manière dont les individus négocient ou non le soin. Ils fournissent des possibilités d’action variées aux individus ou, au contraire, les astreignent à certaines conduites.
Différents cadres, différents ordres négociés
41Une part conséquente de la réussite du soin prodigué en cabinet libéral réside en le suivi ultérieur, par le patient, des traitements et conseils administrés par le praticien. Cependant, une fois le cabinet quitté, le professionnel de santé n’a plus aucun moyen de contrôler ce que fait ou non son patient. Les structures spécialisées dans le soin de personnes vivant dans la rue cherchent à adapter leurs contraintes organisationnelles au plus près de celles que leurs patients sont en mesure d’accepter12. Dans la rue, les soins sont négociés d’une manière particulière, étant donné qu’ils sont proposés par les soignants dans un cadre où ils n’ont aucun levier pour imposer quoi que ce soit. S’ajoute à cela que, dans la rue, réaliser le moindre acte de soin est compliqué, d’autant plus que les malades ne demandent pas toujours à être soignés. Les soignants y font preuve d’une plus grande précaution, par crainte de voir des personnes, qui se sentiraient forcées, rejeter d’une haleine les soins suggérés. L’hôpital, lieu fermé, institution dédiée aux soins, où le patient est pris en charge dans son entièreté physique, construit son activité à partir du présupposé selon lequel le malade accepte ses contraintes et lui donne tout pouvoir sur son corps et sa santé. Au sein de l’hôpital, les refus de soin sont gérés d’une tout autre manière. Un médecin généraliste résume :
« Les soins sont entièrement différents à l’hôpital ou dans la rue : le patient qui est à l’hôpital, en entrant, il a déjà en quelque sorte accepté de se soumettre au système hospitalier ; dans la rue par contre, il n’a rien demandé, c’est nous qui proposons et il peut tout à fait refuser et c’est son droit, peu importe que nous on veuille le soigner ! »
42Derrière ces négociations se trouve la négociation de l’ordre13 selon lequel les individus interagissent. Ces ordres sont forgés par une négociation continuelle et sont spécifiques à chaque cadre d’interaction. « Toute négociation est une subversion de l’ordre antérieur puisqu’elle vise, en tant que pratique finalisée, à lui substituer un autre “ordre” […] régi par d’autres règles que les règles antérieures14. » Au fur et à mesure que les individus négocient l’ordre existant, ils le maintiennent et le transforment à la fois.
43Chaque soignant n’accepte pas de négocier les mêmes choses et offre une zone de négociation plus ou moins vaste à ses patients. Le nombre de professionnels à l’hôpital est une ressource pour la négociation du soin, dans le sens où les patients jonglent entre les soignants afin de négocier différents éléments (actes médicaux, traitements, horaires, repas ou autorisations de sortie). Au demeurant, lorsqu’une négociation a échoué avec un praticien, le patient peut réessayer de négocier avec un de ses collègues. Il est nécessaire de prendre en compte, « les options permettant d’éviter ou de rejeter la négociation, c’est-à-dire les modes d’actions alternatifs disponibles15 ». Ces options sont bien évidemment fonction du cadre d’interaction dans lequel se déroulent les négociations. Les possibilités de détourner la négociation sont bien plus importantes dans la rue qu’à l’hôpital par exemple.
Les structures spécialisées offrent davantage de marges de négociation
44Au sein des structures spécialisées dans l’accueil des personnes sans domicile, l’ordre négocié se veut propice à de plus amples négociations. Elles s’opèrent entre l’équipe du centre et chaque patient individuellement, entre l’équipe et l’ensemble des résidents ou entre les résidents eux-mêmes. Les négociations avec les résidents ou entre résidents portent sur l’organisation de la vie quotidienne du centre, selon des règles et des habitudes explicites ou tacites16. Les négociations entre l’équipe et un seul résident concernent sa santé et sa prise en charge, en termes d’adhésion aux actes médicaux ou aux traitements notamment, de consommation d’alcool ou d’autres drogues, de durée d’hébergement dans la structure ou encore d’horaires.
45Un règlement formel de la structure existe et est distribué aux personnes dès leur arrivée. Concurremment, il s’opère de multiples négociations de ce règlement. Il y est notamment indiqué que l’alcool et les états d’ébriété ne sont pas tolérés dans la structure et sont sanctionnés par une expulsion. Or, les résidents souffrent très souvent d’une forte dépendance à l’alcool qui occasionne plus de négociations que de répressions. Les membres de l’équipe cherchent davantage à accompagner la personne vers la réduction, voire l’arrêt de l’alcool, qu’à la sanctionner. En fonction de l’état de santé du résident, de son niveau de dépendance et de son traitement, les négociations diffèrent. Quand une personne suit un traitement risquant de créer des interactions dangereuses avec l’alcool et qu’elle se présente en état de forte ébriété, l’équipe entame dès le lendemain une négociation visant à ajuster traitement et consommation d’alcool, selon les possibilités de la personne et les indications médicales.
46La négociation porte aussi sur les horaires. Il est normalement demandé aux résidents d’être de retour tous les soirs à 18 heures. Une résidente, atteinte d’un cancer, souhaitait passer plus de temps avec son mari qui ne bénéficiait d’aucune solution d’hébergement et vivait dans la rue. La négociation a abouti à une autorisation de sortie plus étendue les jours où elle n’a pas de rendez-vous médicaux, mais il lui est demandé de rester se reposer au sein de la structure après chaque traitement chimiothérapique. Ces négociations accumulées constituent un ordre négocié toujours en changement puisque la structure héberge dix personnes, pour lesquelles soins et règles sont négociés individuellement.
47L’ordre social, lui-même constamment négocié, favorise ou non les négociations du soin. Les structures sociales spécialisées dans l’accompagnement des personnes sans domicile offrent une zone de négociation bien plus large que l’hôpital. Hélène, est infirmière dans une structure de ces structures, elle affirme :
« Il faut être de toute façon déjà plus cool pour les rendez-vous hein… Ce n’est pas la peine, si tu leur dis de venir après-demain le matin, ils vont venir après après-demain l’après-midi, il ne faut pas leur dire que tu les avais attendus, “Je vous ai attendu, vous n’êtes pas venu, je ne le ferai pas maintenant !” Tu le fais ! Quand ils sont là, tu en profites ! Tu les soignes quoi… »
48L’institution hospitalière ne fait pas preuve d’autant d’adaptabilité dans les négociations avec ses patients. Les négociations entre les soignants et l’ensemble des patients ne s’observent pour ainsi dire jamais et les liens et interactions entre les patients sont plutôt rares et se limitent d’habitude au partage d’une chambre ou d’une cigarette aux portes du bâtiment.
Les négociations du soin
49Les négociations entre soignants et soignés sans domicile concernent l’acceptation des actes de soin en eux-mêmes autant que la manière dont ils vont être opérés, à quel moment et à quelle fréquence, par qui, et dans quel cadre. La particularité des négociations entre soignants et soignés sans domicile est que leurs enjeux sont presque toujours les mêmes et correspondent à la volonté d’obtenir ou d’apporter les meilleurs soins possible, d’arriver au rétablissement du malade, ainsi qu’à une sortie rapide de système de soins. Leurs négociations du soin ne comportent donc pas de conflit d’intérêts.
Les négociations des actes médicaux et des traitements
50À l’hôpital, la personne sans domicile négocie avec les multiples acteurs de leur suivi médical : le médecin, prescripteur des soins, et les infirmiers ou aides-soignants, qui effectuent les soins et distribuent les traitements. En cabinet de ville par contre, les négociations ont lieu, dans la quasi-totalité des cas, entre seulement deux personnes, à savoir le médecin ou l’infirmier et leur patient. La pratique professionnelle quotidienne des soignants leur apporte une grande expérience dans les négociations du soin. Ils expérimentent ces négociations tous les jours, elles font partie de leur routine. Ils négocient à la fois en leur nom et en celui de l’institution qui les emploie, ils sont les mandataires du système de soin. Les soignés sans domicile sont généralement leurs propres représentants. Bien qu’ils soient, en de rares occasions, accompagnés par un ami, un travailleur social ou un membre de leur famille, ils se rendent généralement seuls à la consultation. Leur expérience des négociations avec des professionnels de santé dépend de leur état de santé. Les personnes atteintes d’une maladie chronique acquièrent davantage d’expérience dans ces négociations du fait de leurs interactions récurrentes avec des soignants.
Revendiquer sa place de négociateur
51Le manque d’expérience de la maladie peut amener les patients à refuser soins et traitements, particulièrement lorsqu’ils n’en comprennent pas l’intérêt. Madie explique avec détail avoir refusé de réaliser un petscan17. Elle estimait que l’équipe soignante n’avait pas joué franc-jeu, bien qu’elle leur ait demandé d’être honnêtes envers elle dès son arrivée à l’hôpital. Elle avait passé ce même examen quelques jours auparavant et ne voyait pas pourquoi elle devait à nouveau s’y soumettre, ce que personne ne lui a expliqué :
« Je leur ai dit : “La prochaine fois, vous êtes clairs, nets, et précis et il n’y aura pas de problème ! Si vous êtes clairs avec moi, je serai claire avec vous ! Et je vous dirai plus non… Voilà !” Et ils ne m’avaient pas du tout prévenue… Ils sont arrivés un soir dans la chambre […] et ils ont dit : “Madame, vous passez un petscan.” Alors que je l’avais fait exactement six jours auparavant ! Même pas une semaine… Alors j’ai dit : “Non ! Je refuse ! Tant que je ne vois pas le médecin qui m’explique pourquoi je dois le faire, je ne le fais pas !” Alors il a dit : [elle mime une attitude très colérique] “Ça vous regarde !” Alors j’ai dit : “Oui ! Ça me regarde, c’est ma santé, c’est pas la vôtre ! Ça me regarde !” Et alors là, le grand médecin est venu ! Oups ! Alors j’ai dit : “Oui, moi j’ai été claire dès le départ quand je suis arrivée, je veux qu’on m’explique et qu’on me dise… Voilà ! Et pas qu’on me prenne au dépourvu en me disant : Demain matin, vous faites ça !” Surtout que je les ai déjà passés ! »
52Ses propos montrent qu’elle revendique une négociation des soins qui n’a pas eu lieu. Avant tout, elle veut comprendre son état de santé et l’intérêt des traitements et actes médicaux qui lui sont proposés. Quand les soignants lui ont annoncé d’emblée qu’elle passerait un examen le lendemain, sans lui autoriser aucune forme de négociation, elle s’est sentie dépossédée de tout pouvoir et a repris sa place de négociateur en s’opposant à l’examen. Madie rappelle aux soignants qu’elle veut être au cœur de ses soins médicaux et n’accepte pas les traitements ou actes de soin qui ne lui sont pas expliqués. Son refus d’être prise au dépourvu montre à la fois sa volonté de contrôle de son corps et de sa santé et son manque de confiance envers les soignants. Elle s’impose aux soignants en tant qu’acteur à part entière de la négociation du soin.
Négociation et éducation aux soins
53L’expérience d’Augustine, met en exergue une autre facette de la négociation, moins conflictuelle cette fois. Elle s’oppose d’abord à la prolongation de son traitement antituberculeux, les médecins lui ayant annoncé initialement un traitement d’une durée de six mois :
« Moi je croyais que c’est six mois, ils m’ont dit que c’est six mois, ils m’ont pas dit neuf mois, c’est ça… Et c’est pour les prendre aussi chaque jour les médicaments, ça fatigue… Et si tu n’es pas habitué c’est difficile ! C’est chaque jour chaque jour c’est très très très difficile ! C’est ça… » Plus tard, elle précise : « J’ai de bonnes relations avec les médecins, s’il y a quelque chose, je vais chez eux… Par exemple quand j’avais refusé de prendre les médicaments, parce que ça durait encore trois mois, le médecin m’a conseillé, il a dit c’est pour mon bien, c’est pour ma santé, j’ai suivi le conseil… et maintenant je prends encore les trois mois de médicaments ! »
54Cet épisode a eu par la suite des conséquences bénéfiques sur sa relation avec les médecins, en qui elle accorde aujourd’hui sa confiance. Tandis que la négociation du petscan de Madie semble accentuer sa méfiance envers les soignants, Augustine affirme au contraire avoir désormais de bonnes relations avec les médecins, suite à une négociation de son traitement qui s’est déroulée favorablement. Elle n’a que peu d’expérience dans la maladie et les négociations de soin : la tuberculose est la première maladie grave qu’elle connaît, elle dit n’avoir été traitée auparavant que pour la malaria dont le traitement ne dure que deux semaines. Augustine déclare avoir de la peine à suivre un traitement pendant une si longue période, d’autant plus que le traitement antituberculeux a de lourds effets secondaires, notamment en termes de fatigue physique. Les négociations de son traitement prennent la forme d’une éducation aux soins et d’une argumentation. Le médecin lui a expliqué clairement combien il était nécessaire de continuer le traitement qu’elle aurait préféré arrêter. Après en avoir compris l’intérêt, Augustine accepte de le poursuivre.
55La négociation est sanctionnée par la décision du patient de subir un examen ou d’accepter un traitement, au demeurant, « le choix laissé est un faux choix, en l’absence de compréhension de ses conséquences18 ». Les niveaux de connaissances médicales des acteurs sont extrêmement déséquilibrés entre les professionnels de santé et leurs patients sans domicile. Ils ne partagent pas la même perception des risques liés à la prise ou à l’arrêt du traitement, des séquelles ou décompensations possibles de la pathologie. Ces disparités entre savoir profane et savoir expert influencent les négociations, notamment parce que les soignants sont réticents à accorder une égale légitimité de négociateur du soin aux patients, et d’autant plus lorsqu’ils sont sans domicile, leurs malentendus les poussant à estimer qu’ils ne se préoccupent pas de leur santé. Les soignants reconnaissent rarement les savoirs profanes des individus sans domicile comme des savoirs valides et bloquent la négociation en préférant imposer leurs vues, pour le bien de leur patient. Les personnes atteintes de maladies chroniques disposent toutefois d’une plus grande légitimité aux yeux des professionnels de santé qui valorisent leur expérience et leur connaissance de leurs symptômes et de leur pathologie, et les reconnaissent comme négociateurs légitimes des soins.
Différents acteurs, différentes négociations
56Lorsque les modes de raisonnement et les représentations liées à la santé, à la maladie et au corps des soignants et des soignés sans domicile sont trop éloignés, ils deviennent des obstacles à la négociation du soin. La place de chaque soignant entre fortement en ligne de compte dans les négociations. Le suivi médical de Luc met en exergue la manière dont infirmiers et médecins négocient autrement les traitements. Il raconte ses interactions avec son médecin traitant :
« Il me dit : “Si vous ne les prenez pas, c’est vous qui voyez !” Tout ce qu’il m’a proposé jusque maintenant au niveau médicament… À chaque fois il me disait : “Attention, n’exagérez pas au point de vue des doses… Faites gaffe à ci ou faites gaffe en prenant ça…” »
57Ses propos laissent à penser qu’il s’agit là de négociations courantes avec son médecin. Ils présentent ce dernier comme lui accordant une grande part de liberté dans le choix des traitements. Le médecin lui « propose » des médicaments et le met en garde entre deux extrêmes, à savoir les risques de ne pas prendre les traitements prescrits ou de les prendre en trop grande quantité. Le médecin semble être en retrait, ses réactions ressemblent davantage à un abandon de la négociation. En prescrivant ce que Luc lui demande, sans réussir à le convaincre de prendre ou d’arrêter un traitement, il se décharge de cette négociation. C’est alors aux infirmières du centre d’hébergement médicalisé où il est résident de négocier la prise des traitements. L’une d’entre elles raconte :
« Je n’ai pas souvenir de quelqu’un qui refusait consciemment quelque chose d’important… […] Ou alors si, il y avait M. Luc… Mais je pense qu’il ne comprenait pas tout, ou qu’il ne voulait pas tout comprendre… On avait négocié avec le généraliste, pour voir ce que c’était l’essentiel qu’il fallait qu’il prenne… Tu vois, pour réduire la liste de ce qu’il fallait prendre et que ce soit que le plus important… Et quelque part, on ne pouvait pas plus que ça ! Parce qu’il tenait un raisonnement… Qui n’était pas le bon ! Même pour la douleur, il gérait très mal ! Mais il avait l’impression, dans sa tête, qu’il gérait très bien ! Il ne gérait pas comme il faut ses Skénans et ses Actiskénans19… Alors on ré-expliquait… Je lui avais fait des dessins pour lui montrer les trucs… Mais je crois que ce n’était pas intégré… Et lui, il était parti dans l’idée que je cherchais à le manipuler ! Donc on n’était pas d’égal à égal pour échanger… »
58Luc refusait de prendre son traitement de peur d’en devenir dépendant. Il ne comprenait pas les multiples médicaments qu’il prenait, et par souci de clarification, l’infirmière de la structure a travaillé de concert avec son médecin traitant à la simplification de son ordonnance. D’après Luc, les risques de dépendance aux morphiniques justifiaient l’arrêt de l’ensemble de son traitement. Les professionnels de santé, en suivant la logique médicale, trouvaient cette pratique irrationnelle. Les infirmiers de la structure négociaient chaque jour, voire plusieurs fois par jour, pour qu’il prenne ses médicaments, ou au moins ceux que les professionnels jugeaient indispensables, comme les traitements relatifs à son insuffisance cardiaque.
59Les négociations de soin portant sur les actes médicaux ou les traitements correspondent au registre de la négociation de marchandage20. Il s’agit pour les professionnels de santé soit de faire accepter des actes médicaux ou des traitements, soit d’y faire renoncer leurs patients. Ces derniers cherchent à obtenir les traitements et actes de soin qu’ils estiment nécessaires. Ce type de négociation particulier génère des stratégies variées comme la persuasion, utilisée dans la négociation du traitement d’Augustine – son médecin a réussi à la convaincre de l’intérêt de continuer le traitement – ; la coercition, que la tentative d’imposition du petscan à Madie met en lumière ; ou encore la dissimulation, pratiquée par le médecin traitant de Luc – son patient sort de ces négociations sans disposer d’indications précises du médecin. Dans le cas des négociations de marchandage, « c’est le processus lui-même de négociation qui conditionne le résultat ; ce dernier ne lui préexiste pas21 », ce qui implique que les négociations soient réitérées à chaque prise ou à chaque soin. Cependant, il ne s’agit pas seulement de marchander des actes médicaux ou des traitements. Les négociations du soin portent sur le corps du soigné et le pouvoir d’agir sur ce corps. Les actes de soin et les traitements sont négociés entre les soignants et les soignés sans domicile, car les seconds cherchent à conserver l’intégrité de leur pouvoir sur leur corps. Cette prise de pouvoir passe par le refus d’un examen intrusif – c’est ici l’intégrité du corps qui est protégée – et se traduit aussi par la volonté de disposer de traitements qui permettent de contrôler la douleur du corps malade, ainsi que par la possibilité de prendre ou non ces médicaments, en fonction de représentations et de logiques qui ne correspondent pas forcément à celles du raisonnement médical.
Les négociations des règles
60Le cadre de l’interaction de soin influence ce qu’il est possible d’y négocier. Au sein des institutions de soin, les règles sont prégnantes et visent à garantir la qualité des soins. Cependant, la plupart de ces règles ne sont pas immuables. Elles sont perpétuellement construites par les acteurs, créant de la sorte un ordre négocié22. Les structures observées fonctionnaient selon des règles différentes et surtout montraient une plus ou moins grande capacité, ou volonté, à les négocier. Parmi les lieux observés, l’hôpital est le cadre d’interaction qui laisse le moins de marge sur les objets de négociation, c’est-à-dire la plus faible zone de négociation23 aux acteurs.
Le poids des règles hospitalières
61Le fonctionnement habituel de l’institution hospitalière impose de nombreuses règles à ses patients, ce dont les soignants sont conscients, comme le montrent les propos de Bénédicte, infirmière :
« L’hôpital est un endroit qui est fait de plein de règles, de codes, de choses à respecter… Et pour des gens qui ont plus trop de limites, ou plus trop l’habitude de contraintes horaires ou de ce genre de choses, c’est un endroit qui peut être oppressant voire agressif enfin… On va venir te réveiller le matin à 6 h 30, tu te lèves, tu fais ta toilette… Le mec ça fait vingt ans qu’il vit dehors, qu’il n’a plus trop… Enfin peut-être plus trop de contacts avec d’autres, et certainement plus de contraintes ni horaires ni autres… “Qu’est-ce que tu me fais chier ? Non, j’ai pas envie d’aller me laver ! C’est bon il est 6 h 30, j’ai envie de dormir !” Ou je ne sais quoi… C’est à mon avis une structure assez difficile, pas le droit de fumer, ce genre de choses, pas le droit de picoler ! »
62Dans ses propos se retrouvent les marques des malentendus entre soignants et soignés sans domicile. Bénédicte affirme que les règles de fonctionnement de l’hôpital sont pesantes, sans pour autant les remettre en question, et ne laisse pas entendre qu’elles seraient négociables. Les règles du fonctionnement hospitalier sont généralement respectées et maintenues par les professionnels de santé qui y voient une garantie d’assurer des soins de qualité à tous leurs patients. Vlad raconte un épisode qui fait écho au discours de Bénédicte, tandis qu’il venait d’être hospitalisé pour sa tuberculose pulmonaire :
« [L’infirmière] s’était approchée de moi pour faire le lit… Elle m’a réveillé pour faire le lit… Alors j’ai dit : “Mais je suis malade !” Elle m’a dit : “Mais vous êtes pas à l’hôtel Monsieur !” Alors j’ai dit : “Mais je suis à la prison ou quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?!” Je suis malade, je besoin pour dormir ! Alors j’ai dit : “Je reste encore là…” Elle m’a dit : “Non Monsieur, ici c’est pas un hôtel !” Alors j’ai appelé pour parler avec le médecin… Et il m’a dit : “Non, vous restez au lit… Quand vous voulez… Pas de problème… Et quand vous êtes sorti, elle arrive pour le lit… Vous êtes pas obligé de sortir pour elle fait le lit…” »
63La négociation portant sur l’autorisation de se reposer, sans être réveillé pour que son lit soit fait, a d’abord été refusée par l’infirmière. Vlad la présente clairement comme réticente à la négociation. Il s’est alors tourné vers un autre négociateur, le médecin, qui a quant à lui accepté qu’il reste au lit. Les zones de négociation de l’infirmière et du médecin correspondent à leurs missions distinctes au sein du service hospitalier. Quand l’infirmière se montre catégorique sur le respect des règles, et notamment celles liées à l’hygiène, le médecin est davantage préoccupé par le repos de son patient. Dans les deux cas, les soignants sont avant tout soucieux de la santé de Vlad. Les règles d’hygiène de l’hôpital sont dictées par leur portée prophylactique. Le traitement antituberculeux provoque une forte fatigue physique et le repos de Vlad est indispensable à son rétablissement. Le médecin est peut-être inquiet du départ de son patient si un conflit éclate avec l’équipe infirmière.
64La négociation des règles réside en un équilibre fragile entre celles imposées par l’institution de soin et celles que le patient accepte de respecter. Les propos d’Hervé, interne en médecine générale, montrent la dimension coercitive des règles institutionnelles :
« À la fois il faudrait apporter une souplesse justement sur le fait de les autoriser à… Ce sont des gens qui demandent pourtant à sortir en fait ! Ils veulent sortir et nous assurent qu’ils reviennent ! Et… On leur dit non… Jusqu’au troisième jour où on leur dit qu’il faut qu’ils soient revenus avant 20 heures… Et reviennent à 20 h 30… Et du coup le lendemain on leur dit qu’ils ne peuvent pas sortir parce qu’ils sont revenus en retard la veille… Voilà ! C’est cette souplesse-là qu’il faudrait peut-être avoir… Maintenant d’un autre côté si on est trop souples… Dans ce cas-là les soins sont moins efficaces aussi, c’est clair ! Il faut aussi qu’ils acceptent qu’ils sont malades… C’est un moment de soins qu’ils doivent s’accorder et respecter le travail de l’hôpital et de tous ceux qui y travaillent ! Donc on doit apporter la souplesse peut-être pour les laisser plus sortir… Mais ils doivent s’adapter aussi faire des efforts pour ne pas trop sortir ! Ça doit être dans les deux sens bien sûr… »
65Les négociations des règles sont prises entre, d’une part, le souhait des soignants de s’adapter à leurs patients, de respecter leur autonomie, et, d’autre part, leur volonté de les soigner, en leur faisant comprendre qu’ils nécessitent une période de repos et de convalescence. Ces deux desseins s’opposent et compliquent le positionnement des soignants.
La flexibilité des structures associatives
66L’institution hospitalière, de par sa taille, nécessite d’imposer uniformément à chacun certaines règles pour assurer son fonctionnement. Des structures plus petites, à l’instar du centre de soins ou du centre d’hébergement médicalisé, sont plus souples dans leurs zones de négociation, établies de manière individualisée à chaque patient ou presque. Si certaines règles restent non-négociables, comme le respect des salariés et des autres usagers par exemple, les autres règles sont construites au cas par cas, de concert entre les professionnels et les patients. Un écart plus ou moins large se creuse entre les règles explicites, inscrites dans le règlement, et les règles appliquées au quotidien.
67Le centre de soins précise dans ses horaires d’ouverture qu’il ferme à 11 h 30 chaque matin. Or, les consultations continuent au moins jusqu’à midi et les patients le savent. Ils se rendent parfois au centre après l’heure officielle de fermeture en espérant que le médecin soit libre, ils auront évité d’attendre avant la consultation. Selon le nombre de patients encore en attente, les bénévoles décident ou non d’accepter le patient retardataire, malgré la fermeture officielle du centre de soins.
68Le règlement du centre d’hébergement médicalisé indique que l’alcool n’est pas toléré dans la structure. Il est interdit d’y apporter et d’y consommer de l’alcool, les retours au centre en état d’ébriété ne sont pas autorisés. Or, beaucoup de personnes accueillies souffrent de dépendance à l’alcool et il est très fréquent de voir un résident revenir au centre en état d’ébriété. Des canettes ou bouteilles d’alcool sont retrouvées de temps à autre dans les chambres ou la cour du centre, mais aucune exclusion n’a été jusqu’à présent décidée en fonction de ce seul motif.
69Dans la mesure où les interactions de soin sont répétées, comme c’est le cas dans les suivis médicaux à long terme ou au sein de structures associatives, les protagonistes apprennent à se connaître, une relation apparaît et ils se font peu à peu confiance. Leurs zones de négociation respectives s’élargissent alors. Le rythme des négociations est bien plus soutenu dans les contextes associatifs où les patients sont accueillis pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, ce qui laisse la possibilité aux négociations de se répéter et d’évoluer.
Le négociable et le non-négociable
70Les négociations du soin entre soignants et soignés sans domicile sont compliquées par leurs malentendus et les marques conflictuelles de leurs interactions précédentes. Les soignants cherchent, une fois de plus, à s’adapter aux particularités de leurs patients sans domicile. D’après Elvire, cadre de santé :
« C’est pas toujours évident pour le personnel soignant si vous voulez, là il faut énormément de patience, essayer d’expliquer, voilà, essayer de trouver aussi une alternative, c’est-à-dire, peut-être que chez ces patients-là, un brin de toilette va être mieux que pas de toilette du tout vous voyez, c’est dans la négociation que ça se passe. »
71La négociation permet de trouver une alternative qui convienne aux deux interactants. L’exemple du brin de toilette montre que les négociations aboutissent à un compromis à mi-chemin entre les volontés de chacun. Le patient sans domicile qui refusait de se laver accepte une petite toilette en même temps que l’infirmier, qui souhaitait lui faire prendre une douche complète, consent à ce qu’elle soit réduite à un brin de toilette.
72Les patients sans domicile sont perçus comme refusant de respecter les règles et les professionnels de santé instaurent des limites dans ce qui peut être négocié ou non. Il s’agit en premier lieu des règles requises par l’organisation de l’institution hospitalière. Pour garantir son fonctionnement, certaines règles ne sont pas négociables, c’est notamment le cas des règles portant sur le respect des individus et de la structure.
73L’autre limite à la négociation des règles est posée par les contraintes de la santé. Les soignants s’opposent de manière catégorique aux négociations du soin, dès lors qu’ils estiment la santé de leur patient mise en danger. La santé est le moteur de la plupart de leurs pratiques et elle bénéficie d’une légitimité plus grande, à leurs yeux, que tout le reste. La plupart des actions sont justifiées par leur finalité prophylactique, même les cas où les patients sont attachés à leur lit et contraints d’être soignés : la santé passe avant le respect de la volonté ou de l’intégrité du patient, bien que ces situations restent mal vécues par les soignants.
74« La visibilité des transactions pour les autres, c’est-à-dire leur caractère public ou privé24 » complique encore le positionnement des soignants. Les règlements sont censés s’appliquer à chaque patient de la même manière, or les négociations des règles perturbent cette uniformité. Elvire raconte :
« J’ai aussi un patient qui était chez nous et qui faisait des stocks de nourriture, alors ça c’était assez surprenant ! En fait il faisait des stocks, ça posait des problèmes de… Comment dire, de voisinage, parce que ce patient je ne pouvais pas l’isoler dans une chambre individuelle, donc il était dans une chambre à deux et il faisait sa petite lessive dans le lavabo et puis surtout il stockait énormément de choses, des aliments notamment et ça… Donc il mettait ce qu’il pouvait sur le rebord de la fenêtre, avec le risque que ça tombe, donc il fallait que je lui dise que ce n’était pas possible, voilà, et ensuite il stockait dans son armoire, donc les barquettes avec la viande d’il y a trois jours, le fromage… Il faisait en fait son petit stock pour la suite… Malheureusement ça a posé quelques problèmes parce qu’il fallait que je lui explique que ce n’était pas possible quoi ! »
75L’impossibilité d’affecter une chambre seule à ce patient provoque un rétrécissement de la zone de négociation. Peut-être que si cette possibilité avait existé, le patient sans domicile se serait vu laisser plus de liberté pour conserver de la nourriture ou nettoyer ses affaires dans le lavabo. Le même problème se pose aux professionnels exerçant au centre de soins et au centre d’hébergement médicalisé. En voulant s’adapter à chaque patient, afin qu’ils adhèrent aux soins, ils sont parfois amenés à ajuster les règles de la structure. Or, les autres patients ou résidents qui s’en rendent compte risquent de le ressentir comme une injustice s’ils ne bénéficient pas du même assouplissement des règles.
Identités et rôles négociés
76L’annonce d’un diagnostic engendre un processus de redéfinition identitaire chez l’individu qui apprend sa maladie. Il se voit contraint de modifier sa routine quotidienne en y intégrant les soins, les traitements et une nouvelle hygiène de vie, à court ou à long terme en cas de maladie chronique. Ses projets et ses représentations de l’avenir sont également chamboulés. De nouvelles responsabilités lui sont attribuées et il lui faut endosser son rôle de malade.
Maladie et reconfiguration identitaire
77« Devenir malade revient à adopter le bon comportement […]. Partant, le diagnostic fait le malade, processus entraînant des négociations identitaires afin d’assurer la conformité du comportement aux normes définies25. » La reconstruction identitaire induite par la découverte d’une maladie est une étape difficile à vivre, notamment lorsqu’elle survient subitement, sans que le malade n’ait rien présagé de son état. C’est ce qu’a vécu Augustine. Alors qu’elle effectuait la visite médicale nécessaire à l’obtention d’un titre de séjour après son mariage, une radio des poumons a indiqué qu’elle souffrait de tuberculose. Ce diagnostic est un turning point dans la trajectoire de vie d’Augustine. L’irruption de la maladie dans son parcours a entraîné de nombreuses perturbations. Ses relations conjugales se sont détériorées, ce qui a abouti au divorce et elle a ensuite été mise à la porte par son ex-mari. La tuberculose représente la première maladie grave dont elle souffre et l’attention qu’elle portait à sa santé complique son acceptation du diagnostic :
« C’est la première fois… Et que je puisse avoir cette maladie c’est difficile aussi… Moi je n’aime pas être malade… Aussi prendre les médicaments, c’est pour la première fois ! Au début c’était très très très difficile pour moi ! […] Avant je faisais du sport, la physique… Si quelqu’un pratique la physique, tu es bon, tu es en bonne forme ! Et puis la maladie que j’ai eue, c’est la malaria en Afrique… Tous tombent de la malaria… Mais c’est traitant ! C’est après deux semaines, tu prends les médicaments et ça part ! Mais ici les médicaments c’est six mois ! C’est difficile… Avec aussi des antibiotiques c’est compliqué ça. »
78Ses propos expriment bien comment l’incompréhension de cette étape de son parcours de vie complique l’adoption de son nouveau rôle de malade et cette résistance se traduit en une réticence aux traitements.
79Wael, 24 ans, Tunisien, révèle les bouleversements identitaires induits par la maladie. Il a quitté la Tunisie pour travailler en Italie, où il a passé quelques années avant de tenter sa chance en France. Il y découvre qu’il est atteint d’hépatite B. Son parcours est entièrement perturbé par ce diagnostic qui implique un lourd traitement, nécessaire à sa survie. Il dit :
« Le problème c’est que la maladie elle te change toute ta vie, d’abord t’es pas bien, et après tu sais pas si tu pourras de nouveau travailler… Maintenant ça va mieux mais je me dis je sais pas si je pourrais avoir une femme, des enfants, à cause de la maladie. En France ça va, les gens ils savent un peu ce que c’est, mais en Tunisie si je retourne, ils ne savent pas, ils croient que quand tu touches la main pour dire bonjour tu attrapes la maladie… Je pense pas que je retournerai en Tunisie. »
80La maladie remet en cause sa trajectoire biographique jusqu’alors basée sur la recherche d’un emploi. Il n’est plus sûr d’être en mesure de travailler à nouveau. De plus, il n’envisage pas le retour en Tunisie comme une solution, de peur du stigmate associé à l’hépatite B.
Le soignant, soutien dans la négociation identitaire
81Les soignants accompagnent leurs patients dans ces processus de redéfinition de soi, de leurs parcours, de ce qu’il est possible d’attendre du futur. J’ai entendu Wael tenir des propos similaires en discutant avec une aide-soignante du centre d’hébergement médicalisé, elle lui répond :
« Mais si, vous pouvez tout à fait tomber amoureux, et peut-être que vous pourrez avoir des enfants si le traitement fonctionne bien, pour l’instant il ne faut pas être aussi négatif, l’important sera de prendre des précautions et surtout d’être honnête avec celle avec qui vous voudrez partager votre vie. Le traitement vous fatigue déjà beaucoup moins aujourd’hui qu’au début, peut-être que d’ici quelques mois vous serez en forme pour trouver un emploi, un titre de séjour, un appartement… Tout ! »
82Elle cherche à lui redonner de l’espoir, à ce qu’il ne soit pas trop défaitiste par rapport à sa maladie et surtout à lui faire comprendre que la maladie n’est pas la fin de tous ses projets. Il peut tout à fait prévoir son futur, mais autrement. À propos de sa vie amoureuse, alors que Wael estime simplement que la contagiosité de l’hépatite B l’empêchera de former un couple ou de fonder une famille, l’aide-soignante lui explique plutôt qu’il pourra avoir des relations en étant plus vigilant du fait de sa maladie. Wael est jeune et supporte bien son traitement, c’est pourquoi l’aide-soignante se montre optimiste quant à sa reprise d’une activité professionnelle. Les soignants participent à la négociation identitaire des malades en leur apportant les informations dont ils manquent sur les incidences de la maladie dans leur vie quotidienne, la lourdeur et la durée du traitement, l’espérance de vie estimée, ce qu’ils peuvent considérer comme de l’ordre du possible et les projets qu’ils vont devoir abandonner définitivement.
83L’adaptation au rôle du malade s’enclenche habituellement au moment performatif du diagnostic. Or, dans le cas particulier des soignés sans domicile, leur représentation divergente de la maladie, leur manque de reconnaissance et leur vulnérabilité compliquent la négociation de leur rôle de malade et de leur nouvelle identité. De plus, ils manquent de certains supports facilitant la négociation identitaire :
« Ce n’est pas dans l’espace de soin que les négociations identitaires du patient peuvent être visibles ou, plus exactement, cela ne peut être dans l’interaction avec le médecin, au moment de la mise en place d’un traitement. Elles se déroulent dans des espaces au sein desquels le rôle social n’est pas réduit au statut de malade. C’est tout particulièrement le cas dans l’espace domestique26. »
84Les patients sans domicile ne possèdent pas d’espace domestique réconfortant. Bien que certaines adaptations puissent être faites et amènent les individus à se sentir chez-eux, dans le coin de rue qu’ils ont coutume d’occuper, ou la chambre du centre dans laquelle ils passent plusieurs mois, ils ne bénéficient pas d’un espace privé au sein duquel leur rôle n’est pas réduit à leur statut. Dans la rue, leur identité se résume à celle du SDF. Dans un centre d’hébergement, c’est par leur infériorité sociale et leur manque d’hébergement qu’ils sont identifiés. Au centre d’hébergement médicalisé, c’est justement leur état de santé qui leur permet de bénéficier d’une chambre. Le rôle attaché à la vie sans domicile ne fournit pas de support favorable à une négociation de leur identité. La maladie est une fracture de plus dans leur parcours. L’identité des individus sans domicile est déjà fortement fragilisée par leur stigmate et ils ne bénéficient pas de la grande partie des soutiens dont disposent habituellement les malades pour redéfinir leur nouvelle identité de manière positive. La plupart des personnes rencontrées sur le terrain ne peuvent pas s’appuyer sur leurs familles, n’ont pas d’activité professionnelle, et leurs amis sont rares, souffrant souvent du même stigmate et du même manque de ressources. Les négociations identitaires des patients sans domicile portent par surcroît le poids de la culpabilisation. Ils sont généralement tenus pour responsables de leur état de santé, perçu comme la conséquence de leurs conditions de vie, comme le résultat de leurs propres choix. Talcott Parsons définissait la maladie comme une déviance à la norme médicale27, déviance supplémentaire qui s’ajoute à celle de la vie sans hébergement. Les soignés sans domicile acceptent malaisément l’identité et le rôle de malade. Les soignants se positionnent généralement comme un tiers entre la maladie et l’individu, afin de fournir des informations, rationaliser la négociation et ne pas laisser seul le malade en proie à ses émotions.
Malentendus et négociation
85Malgré les efforts effectués et les stratégies mises en place par les professionnels de santé et les individus sans domicile pour s’ajuster à l’autre, les malentendus sur lesquels se construisent leurs interactions ressurgissent dans la négociation du soin, en même temps que s’en créent de nouveaux.
Malentendus, négociation et contraintes médicales
86Luc exprime son impression que les médecins chercheraient à le culpabiliser. Ils voudraient lui imputer la responsabilité de sa pathologie, qui serait due à son mode de vie (consommation excessive d’alcool et vie à la rue). Selon Luc, les médecins se déchargeraient de la sorte de la responsabilité d’avoir à le soigner avec succès. Il affirme ensuite ne plus faire confiance aux médecins hospitaliers, par contre il se fie à son médecin traitant :
« C’est un gars honnête quoi, il vous raconte pas de baratin, il ne m’oblige pas à faire ci ou ça… […] À faire des examens des tas de trucs, des contrôles des “revenez dans six mois”… »
87Luc souffre d’une artérite chronique ayant conduit à l’amputation de ses deux jambes, et lui causant de fortes douleurs, plus ou moins soulagées par un traitement morphinique. Les protocoles de prescription prévus dans le cadre des autorisations de mise sur le marché des médicaments contenant de la morphine interdisent les prescriptions supérieures à un mois. Il est donc obligé de se rendre chez son médecin traitant chaque mois pour renouveler son ordonnance. La relation qui s’est créée de la sorte a permis de dépasser les réticences de Luc envers les professions médicales. Il lie l’honnêteté de son médecin au fait qu’il ne lui mente pas et ne l’oblige pas à faire des examens ou à changer son mode de vie.
88Les personnes sans domicile « attendent de la médecine un minimum de contraintes et un maximum d’écoute28 ». J’ai rencontré le médecin traitant de Luc durant une réunion de coordination de son suivi médical et il expliquait agir selon ce principe. Pour conserver sa relation avec Luc, il a choisi de lui imposer le minimum de contraintes possible. Or, sa pathologie est évolutive et nécessite une surveillance régulière de l’évolution de l’infection. Les « revenez dans six mois » rejetés par Luc sont indispensables aux yeux du praticien. Seulement, il s’adapte à Luc, qui ne les perçoit que comme une contrainte qu’il refuserait, en ne lui prescrivant pas en avance ces examens. Le malentendu dans la négociation porte ici sur la réticence de Luc envers les médecins qui lui imposeraient sans cesse des examens complémentaires au lieu de lui avouer qu’ils sont incapables de le soigner. Dans l’optique des praticiens, ces examens périodiques permettent d’adapter continuellement le traitement aux évolutions de la pathologie. Son médecin traitant, qui semble avoir compris la manière de penser de Luc, réussit à négocier ces examens en agissant comme s’il ne s’agissait que d’un acte ponctuel, car il sait que Luc n’accepterait pas leur périodicité. Le médecin ayant identifié les résistances de Luc en joue pour lui faire accepter malgré tout les examens qu’il estime indispensables.
Incompréhensions mutuelles et impossibilité de négocier les traitements
89Les incompréhensions entre Sylvain et son hépato-gastro-entérologue à propos de l’alcool et de l’arrêt de sa consommation sont récurrentes. Sylvain est très préoccupé par son état de santé quand le spécialiste lui apprend que sa cirrhose est au troisième stade sur quatre. Son pronostic vital sera bientôt engagé par l’état de son foie. Le médecin lui réitère son injonction d’arrêter de boire pendant au moins un mois avant de pouvoir commencer le traitement de son hépatite C. Il répond au médecin :
« Ah non mais ça, c’est dans trop longtemps ! Je n’ai pas le temps moi, il me faut le traitement tout de suite ! »
90Le médecin lui explique que le traitement ne ferait que diminuer la charge virale de l’hépatite C et ne réparerait en aucun cas son foie extrêmement endommagé. Il lui dit qu’il faudrait réaliser une gastroscopie pour connaître l’évolution de ses varices œsophagiennes. Sylvain lui répond qu’il ne savait pas qu’il y aurait un examen aujourd’hui et dit qu’il n’est pas possible de l’effectuer parce qu’il a mangé avant de venir et raconte que la dernière fois, cet examen lui a occasionné d’importantes nausées. Le médecin demande ensuite à son interne de dresser l’inventaire du traitement que prend actuellement Sylvain. Pendant ce temps, il prend son dictaphone et commence à dicter un courrier à l’intention du médecin traitant et du psychiatre qui suivent Sylvain :
« J’ai discuté longuement avec Monsieur des risques de complications de sa cirrhose, à savoir cancer, coma et décès. »
91Sylvain, qui était en train de décrire son traitement à l’interne, s’arrête immédiatement et interrompt le médecin :
« Comment ça, y’a un cancer ? »
92Le médecin lui répond que non, mais que c’est un risque bien présent tant qu’il continuera de boire de l’alcool, malgré l’avancement de sa cirrhose. Sylvain insiste et demande s’il a déjà un cancer. Le médecin lui dit :
« Pas pour l’instant, cependant, dans l’état actuel de votre foie et votre consommation d’alcool, on peut tabler sur une espérance de vie de deux ans, un peu plus ou un peu moins, mais dans ces eaux-là ! »
93Sylvain semble rassuré de l’absence de cancer. Le médecin continue la dictée de son courrier en précisant que Sylvain a refusé une gastroscopie de ses varices œsophagiennes. La formulation employée laisse entendre que le patient est réfractaire à cette investigation médicale et bloquerait sa propre prise en charge. Pourtant, Sylvain disait seulement ne pas pouvoir réaliser cet examen le jour même puisqu’il avait déjà mangé. À la sortie de la consultation, je demande à Sylvain comment il se sent, imaginant qu’il serait sous le choc de l’annonce de son espérance de vie. Il m’indique qu’il a déjà pris rendez-vous avec le psychiatre-addictologue et qu’il est déterminé à arrêter l’alcool. Quelques heures après notre retour au centre d’hébergement, il revient très alcoolisé, me dit qu’il n’a pas bien compris la consultation de tout à l’heure et demande quand commence le traitement de son hépatite C. Le suivi médical de Sylvain est traversé de malentendus qui entravent la négociation de son traitement et sa compréhension de la situation. Le cancer est la pathologie qui l’inquiète le plus. Il se rassure au moment où le médecin dit qu’il n’en souffre pas et semble relativiser la gravité de sa cirrhose. Sylvain imagine qu’elle sera traitée par les interférons. Le médecin, de son côté, est alarmé par l’état de son foie et ne cherchait pas à être rassurant en évoquant l’absence actuelle de cancer, les risques de décompensation étant imminents. Ils ne se sont pas compris non plus sur la gastroscopie que Sylvain voulait reporter. Le médecin a interprété ce refus comme définitif, n’a pas proposé d’autre date pour l’examen et insiste sur le refus du patient dans son courrier à ses confrères. Au demeurant, certaines informations ont été transmises de manière détournée. Le médecin introduit le risque de cancer dans la conversation en dictant la lettre à ses collègues, sans en avoir discuté directement avec Sylvain auparavant et bien qu’il indique le contraire dans son courrier. Enfin, il ne dit pas clairement à Sylvain qu’il n’envisage pas de traitement par interférons, et laisse le malade dans l’attente du début du traitement. Cette rencontre met en exergue la manière dont les malentendus apparaissent au sein même des négociations et engendrent un dialogue de sourds, dont aucune partie ne sort satisfaite.
Conclusion du chapitre : Des négociations toujours renouvelées
94Les négociations entre soignants et soignés sans domicile nécessitent qu’ils ne soient pas trop fragilisés. Lorsque leurs manques de reconnaissance et leurs vulnérabilités sont exacerbés, ils ne sont pas en mesure de négocier. Leur interaction se concentre sur des stratégies de l’ordre du mensonge ou de l’évitement de la relation et s’imprègne d’une suspicion mutuelle, ce qui crée un conflit latent, menaçant d’exploser au moindre accrochage. Or, les interactions de soin se forgent dans la négociation entre patient et professionnel de santé. Face aux patients sans domicile extrêmement vulnérables, les soignants développent des stratégies afin de les faire accéder au soin. Ils pallient leurs difficultés en devenant les acteurs et les moteurs principaux de la négociation. Les malades sans domicile se contentent de coopérer ou prennent une place d’acteur dans la négociation, en fonction de ce qui est négocié, de la manière dont on négocie et du cadre d’interaction, offrant plus ou moins de liberté et de modes alternatifs de décision.
95Le diagnostic est rarement négocié une fois qu’il a été établi par les professionnels de santé, mais il est porteur de nombreux malentendus, ce qui accentue les écueils à sa négociation, puisque soignants et patients le comprennent en fonction de leurs propres représentations. Au demeurant, les incidences du diagnostic sont négociées. Il s’agit en particulier des traitements et des actes médicaux, du rôle de malade et des règles de l’institution de soin. Il existe une continuité entre les règles, les rôles, les identités et les traitements. Tous ces éléments sont liés à la santé et à la maladie, elles-mêmes empreintes de malentendus. La négociation devient d’autant plus complexe que les acteurs ne sont pas forcément conscients de leurs malentendus.
96En toile de fond de ces négociations se retrouve une nouvelle fois la question de la reconnaissance. Être reconnu en tant que patient capable de s’exprimer sur ce qu’il vit (comme les symptômes ou effets secondaires du traitement), légitime pour recevoir des soins et prendre une décision sur sa santé dans le cas des personnes sans domicile. Être reconnu comme un professionnel compétent, légitime pour donner des soins et des informations dans le cas des soignants. « L’ordonnancement des négociations suppose la reconnaissance de l’altérité des répertoires de référence et des normes propres aux différents participants des interactions de soin29. » Tandis que soignants et soignés sans domicile semblent bien conscients de leurs représentations dissemblables du corps, de la santé, de la maladie ou encore du temps, il n’est pas toujours aisé de les identifier clairement. Il leur faut pourtant dépasser leurs malentendus pour négocier, ou négocier malgré eux, et arriver de la sorte à un compromis.
97La négociation reste néanmoins présente dans leur interaction. Elle présente cela dit un caractère éphémère et transitoire. « La négociation […] a un aspect temporel, que cet aspect soit ou non spécifié comme tel par les parties contractantes30 », ainsi « les résultats des négociations (contrats, ententes, accords, “règles” et ainsi de suite) ont tous des limites temporelles, ils seront à l’occasion revus, réévalués, révisés, ré-évoqués ou renouvelés31 ». Les renégociations prennent une importance accrue en permettant de dépasser l’obstacle de leurs malentendus.
98Les accords et ententes qui s’élaborent au long des processus de négociation créent un nouvel ordre social se substituant à l’ordre précédemment établi. Ces processus étant perpétuels, soumis aux aléas de la vie sociale, l’ordre est sans cesse remodelé, renouvelé et renégocié et ne souffre aucun retour en arrière. Les négociations continues qui se succèdent conduisent toujours à la création d’un nouvel ordre social. La répétition et l’évolution des négociations, sur le long terme, permettent aux soignants et soignés sans domicile d’arriver petit à petit à un compromis.
Notes de bas de page
1 Pennec Simone, « L’ordonnancement des registres de négociations des soins complexes au domicile », dans Pennec Simone, Le Borgne-Uguen Françoise et Douguet Florence (dir.), Les négociations du soin, op. cit., p. 123.
2 Simmel Georg, Sociologie, op. cit., p. 198.
3 Strauss Anselm L., La trame de la négociation, op. cit.
4 Goffman Erving, Stigmate, op. cit.
5 Ibid.
6 Davis Fred, « Deviance disavowal : the management of strained interaction by the visibly handicapped », Social problems, 9 (2), 1961, p. 120-132.
7 Ibid.
8 Ibid., p. 132, (traduction de l’auteur).
9 Membrado Monique, « La confiance et les enjeux de la reconnaissance dans l’interaction médecin-patient en médecine générale », dans Pennec Simone, Le Borgne-Uguen Françoise et Douguet Florence (dir.), Les négociations du soin, op. cit., p. 51.
10 Hesbeen Walter, Prendre soin à l’hôpital : inscrire le soin infirmier dans une perspective soignante, Paris, Masson, 1997.
11 Calvez Marcel, « La négociation du soin et la situation de maladie : questions pour la sociologie médicale », dans Pennec Simone, Le Borgne-Uguen Françoise et Douguet Florence (dir.), Les négociations du soin, op. cit., p. 44.
12 Cette dimension de l’interaction est une source de malentendus, car les soignants risquent d’interpréter de manière erronée les contraintes que les patients sont prêts à accepter. Ils réduiraient de la sorte la qualité des soins, de peur que l’imposition de contraintes trop lourdes ne les fassent fuir.
13 Strauss Anselm L., La trame de la négociation, op. cit.
14 Thuderoz Christian, Qu’est-ce que négocier ?, op. cit., p. 71.
15 Strauss Anselm L., La trame de la négociation, op. cit., p. 260.
16 Par exemple, un résident bien plus âgé que les autres est toujours servi en premier pendant les repas. Lorsque quelqu’un déroge à cette règle, les raisons pour lesquelles elle a été mise en place (respect dû à l’âge, lenteur du résident à prendre son repas) sont rappelées par un résident ou un membre de l’équipe, ouvrant ainsi une négociation sur le maintien ou non de cette routine, jusqu’à présent toujours reconduite.
17 Un petscan (de l’anglais positron emission tomography), tomoscintigraphie par émission de positons en français, est une méthode d’imagerie médicale permettant de visualiser le métabolisme des cellules. Pour ce faire, un traceur radioactif est injecté au patient, puis son activité dans le corps est observée via l’utilisation d’une machine ressemblant à un scanner. Cette méthode permet de déceler des pathologies se traduisant par une altération de la physiologie normale des cellules, comme les cancers.
18 Fainzang Sylvie, La relation médecins-malades, op. cit., p. 129.
19 Traitements morphiniques contre la douleur.
20 Thuderoz Christian, Qu’est-ce que négocier ?, op. cit., p. 106.
21 Ibid., p. 110.
22 Strauss Anselm L., La trame de la négociation, op. cit.
23 Thuderoz Christian, Qu’est-ce que négocier ?, op. cit.
24 Strauss Anselm L., La trame de la négociation, op. cit., 1992, p. 260.
25 Cléau Hélène, « Quelle place pour un partage des compétences dans l’interaction patient-médecin ? », dans Pennec Simone, Le Borgne-Uguen Françoise et Douguet Florence (dir.), Les négociations du soin, op. cit., 2014, p. 208.
26 Ibid., p. 212.
27 Parsons Talcott, Éléments pour une sociologie de l’action, Paris, Plon, 1955.
28 Benoist Yann, « Vivre dans la rue et se soigner », art. cité, p. 30.
29 Pennec Simone, « L’ordonnancement des registres de négociations des soins complexes au domicile », op. cit., 2014, p. 123.
30 Strauss Anselm L., La trame de la négociation, op. cit., 1992, p. 105-106.
31 Ibid., p. 250.
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