Chapitre 4. Les interactions entre soignants et soignés sans domicile au prisme de leurs fragilités identitaires
p. 121-146
Texte intégral
1La vulnérabilité des individus sans domicile complique leurs interactions avec les soignants. Au fur et à mesure de leur carrière de survie, leurs conduites se rapprochent d’une forme d’abandon de soi. Leur fragilité identitaire peut être telle qu’ils ne disposent plus des ressources nécessaires pour engager une négociation inter-individuelle sereine, ce qui a de lourdes conséquences sur leur accès aux soins.
2Les professionnels de santé rencontrent de leur côté des difficultés qui compromettent leurs valeurs et les rendent vulnérables, par des formes plus ou moins grandes de manque de reconnaissance et de remise en cause de leur identité de soignants. Quand ils soignent des patients sans domicile, ils se sentent démunis et inutiles face à la complexité d’une situation sur laquelle ils ne disposent que de peu de leviers d’action. Ils risquent d’en venir à une forme d’essentialisation de l’état de santé dégradé des individus sans domicile. Tous ces éléments mis bout à bout forment un écueil considérable à leur volonté de faire concorder leur éthique et leurs valeurs du care avec leurs activités de soin effectives.
Abandon de soi et abandon du soin
3Les conduites s’apparentant à une forme d’abandon de soi se retrouvent plus fréquemment chez les individus ayant des longs parcours de rue. De manière générale, ils assurent le maintien de soi durant les premières semaines et les premiers mois de leur vie sans hébergement. Ils s’attachent à rester propres, bien rasés, à laver leurs vêtements, en d’autres termes, à ne pas laisser voir qu’ils sont à la rue. Les symboles du stigmate du clochard (saleté, état d’ébriété, barbes et cheveux hirsutes, mauvaise odeur…) sont évités au maximum et maintenus à distance. Lors de mes années passées sur le terrain, et plus spécifiquement au cours des maraudes nocturnes, j’ai rencontré des personnes qui se heurtaient pour la première fois à l’expérience de la survie sans hébergement et j’ai pu les suivre pendant les semaines, les mois, voire les années qui ont suivi leur entrée involontaire dans leur carrière de survie. La complexité et la multiplicité des démarches nécessaires à la conservation d’une apparence dénuée des symboles du stigmate de la personne sans domicile, couplées à l’avancement des individus dans leur carrière de survie, à l’adoption d’autres modes de survie et d’autres techniques du corps, amènent progressivement ces derniers du maintien de soi au risque grandissant de l’abandon de soi.
Maladie et trajectoire biographique
4En luttant contre l’abandon de soi, les personnes sans domicile se confrontent à l’abandon du soin. Plus les obstacles au maintien de soi deviennent difficiles à dépasser, plus elles se concentrent sur la satisfaction de leurs besoins vitaux, c’est-à-dire sur leur survie immédiate, et leurs demandes de soin s’amenuisent. Comme leurs attitudes et discours oscillent entre la mise en scène de la robustesse et la mise en scène de la supplique, leur demande de soin est délicate à interpréter par les soignants.
Un refus de soin systématique ?
5Le refus de soin des personnes sans domicile apparaît dans les discours sur la « grande exclusion » comme une donnée en soi, à la fois preuve et conséquence de leur absence de rationalité. Parfois même, c’est leur irresponsabilité due à une maladie psychiatrique qui est avancée : les personnes sans domicile, souffrant toutes de troubles psychiatriques, refusent le soin. Des travaux comme ceux de Patrick Declerck1 réduisent les clochards à leur condition, en leur niant toute capacité d’adaptation, toute rationalité ou capacité stratégique. Toutefois, en ce qui concerne la santé, l’intentionnalité est laissée à l’individu décrit comme refusant toujours le soin afin de mettre volontairement les soignants en échec. Declerck nomme ces comportements le « coup de la strip-teaseuse » et les généralise à l’ensemble des clochards :
« Le patient exhibe une pathologie grave, généralement externe, pour voir la tête que font les soignants, pour les exciter, les voir s’affoler, se presser, s’agiter. Puis il se refuse, se rhabille. Et s’en va, méprisant, laissant les soignants face à leur impuissance, leur humiliation et leur angoisse. Comme la strip-teaseuse : regarder, mais pas toucher2… »
6Plus loin il s’interroge sur la capacité même des individus sans domicile à ressentir de la douleur, à souffrir de leur condition et affirme :
« Ces hommes et ces femmes vides, dépossédés d’eux-mêmes et de leur histoire, qui, au-delà de l’immédiatement opératoire ou du bavardage, ne demandent plus rien et semblent indifférents jusqu’au paroxysme de la douleur corporelle, posent la question de l’existence d’une souffrance qui paraît introuvable3. »
7Ces affirmations sont l’expression des incompréhensions et malentendus entre soignants et soignés sans domicile. Les soignants sont décrits comme voulant toujours et à tout prix soigner, tandis que les personnes sans domicile s’amuseraient à les frustrer en les en empêchant. L’argument selon lequel ces patients refuseraient d’emblée toute forme de soin, notamment parce qu’ils ne ressentiraient aucune souffrance, n’est que peu pertinent. La majorité des personnes rencontrées cherchent le soin dès qu’elles estiment en avoir besoin ; seulement les soins sollicités ne correspondent pas forcément à ceux que voudraient leur prodiguer les soignants.
Replacer la maladie dans les parcours de vie
8Si certains individus semblent à première vue refuser le soin qui leur est proposé, il est nécessaire de s’interroger sur le sens de ces attitudes à l’égard du soin, en redonnant aux individus le rôle d’acteurs de leurs prises en charge médicales. Il est nécessaire de replacer la maladie dans leurs parcours et de sortir les personnes sans domicile de l’immédiateté à laquelle elles sont réduites. « L’ajustement biographique devient le processus central par lequel les personnes malades et leurs proches entreprennent des actions pour retrouver et/ou regagner un certain degré de contrôle sur leurs biographies rendues discontinues par la maladie4. » Face au bouleversement introduit dans leur vie par l’annonce de la maladie, les malades cherchent à redonner du sens à leur expérience et à leur parcours. Sans cet ajustement biographique, certains individus refusent les soins qui leur sont proposés tant que la maladie n’a pas encore été intégrée comme partie prenante de leur quotidien et de leur histoire personnelle.
9Quand j’ai rencontré Marcel, au début de cette recherche, ses pathologies n’étaient pas traitées régulièrement, malgré ses rencontres périodiques avec son médecin traitant. Cinq ans après, il dit ne plus être en mesure de survivre dehors l’hiver, trop affaibli par des décennies dans la rue, et accepte un hébergement de stabilisation, où il se rend presque toutes les nuits. Il commence aussi à soigner la hernie abdominale, dont il se plaignait de manière récurrente depuis des années :
« Tu sais ça fait quand même douze ans que je suis malade… Mais ça prend bien six sept ans avant d’intégrer ça, parce que c’est pas facile au niveau physique, dans la tête, dans ce que tu fais ça change tout ! »
10Marcel laisse entendre que, s’il a appris l’existence de sa pathologie il y a douze ans, l’acceptation de ce nouvel état, l’intégration de sa maladie dans son parcours et de ses conséquences dans sa vie quotidienne, a duré entre six et sept ans. Et ce n’est qu’après ce travail biographique que Marcel prend activement soin de lui, en se définissant comme malade et en acceptant l’hébergement qui lui est proposé. Les premières interactions qu’a eues Marcel avec des soignants, au moment où sa pathologie a été découverte et lui a été annoncée, portaient certainement la marque du refus de soins. Replacer ces interactions dans un processus d’ajustement biographique et d’intégration de la maladie dans son parcours, donne un éclairage nouveau au refus de soin initial de Marcel.
Calcul coût/avantage
11Les personnes sans domicile choisissent de faire appel ou non à l’intervention médicale selon un calcul coût/avantage. La gêne de se déshabiller, de montrer leur corps pour prouver qu’ils ont besoin d’être soignés, la peur de ne pas être entendu ou soigné, d’être perçu comme quelqu’un qui n’est pas autonome, ou encore la honte qu’accompagne l’aveu de ne pas réussir à maintenir son propre corps, font partie de l’expérience quotidienne des personnes sans domicile et les poussent parfois à préférer rester à l’écart du soin. Les individus stigmatisés intègrent les critères qui marquent leur différence aux autres. Ils deviennent source de honte, en ce sens qu’ils signalent leur infériorité sociale5. La personne sans domicile n’est pas étrangère aux codes, aux normes et aux valeurs de la société et la honte du stigmate risque de lui faire refuser des soins, si la contrepartie bénéfique de ces derniers ne lui paraît pas supérieure aux dangers de l’interaction de soin.
12Les structures de soin sont utilisées par les personnes vivant dans la rue comme des supports de sociabilité, dès lors qu’une relation a pu s’établir avec les professionnels ou les bénévoles y exerçant. Certains patients, habitués aux centres de soin spécialisés dans l’accueil des populations précaires sans couverture maladie, préfèrent continuer à y consulter, même après avoir obtenu une affiliation à la Sécurité sociale6. Au sein de ces structures, les patients se sentent moins stigmatisés qu’à l’hôpital ou dans le cabinet de ville, leur différence aux autres patients est moins marquée. Les soignants y exerçant apportent une attention particulière à ce que leurs patients ne se sentent pas jugés ou dévalorisés. Des relations de confiance s’y tissent peu à peu entre soignants et soignés. Ces structures créent de la sorte un cadre sécurisé favorisant le soin des personnes les plus malmenées par la vie à la rue et elles préfèrent fréquemment y poursuivre leur suivi médical plutôt que d’aller consulter où elles ne connaissent personne.
13Les soins et l’hospitalisation ne sont pas refusés quand ils sont vus comme un moyen d’accéder à un hébergement. Plusieurs structures strasbourgeoises spécialisées dans l’accueil des personnes sans domicile malades exigent de leurs futurs patients l’élaboration d’un projet de soin. Les résidents s’approprient plus ou moins ce projet et ne le refusent jamais en tant que tel – à moins qu’ils n’aient pas encore intégré la maladie à leur parcours biographique, auquel cas ils ne se définissent pas comme malades et ne voient pas l’intérêt de se soigner. Les personnes se sachant malades ou souffrant d’une addiction dont elles veulent se libérer voient l’hospitalisation ou l’accueil dans une structure d’hébergement médicalisé comme leur permettant à la fois d’obtenir un toit et les soins dont elles ont besoin. Replacer le refus de soin des personnes sans domicile dans une perspective interactionniste permet de prendre en compte les processus d’ajustement biographique ainsi que les malentendus entre elles et les professionnels de santé.
Des demandes de soin cachées sous la robustesse et la supplique
14Les personnes sans domicile oscillent entre les deux mises en scène, apparemment opposées, de la robustesse et de la supplique. Rares sont les moments où l’on ne peut déceler dans leurs attitudes aucun élément significatif ni de l’une, ni l’autre de ces mises en scène. C’est notamment le cas lorsqu’elles élaborent une demande de soin balbutiante. Il se dégage de cette oscillation une ambiguïté malaisément comprise par les soignants habitués à des interactions de soin où le patient cherche une réponse médicale précise à une demande clairement formulée et circonscrite, correspondant à un ou plusieurs symptômes déterminés.
L’oscillation entre robustesse et supplique
15Chaque personne développe sa propre manière de naviguer entre la robustesse et la supplique, en fonction de ce qu’elle cherche à montrer d’elle et du but visé par l’interaction. Pendant une maraude, je rencontre Alain, Français, cinquantenaire et vivant dans la rue depuis plusieurs années. Il semble chercher à dissimuler son état de santé et entretient une discussion ordinaire en parlant du temps et de politique, comme si de rien n’était. Seulement, ses propos sont ponctués de grimaces de douleur, qu’il réprime tant bien que mal, et la manière dont il se tient le ventre indique bien que quelque chose ne va pas. Au moment où je l’interroge sur ce qui lui fait mal, son visage se décompose une seconde avant qu’il ne remette en scène la robustesse :
« Oh, ça ? Non mais c’est rien, c’est une hernie, c’est tout. Mais c’est pas la première fois ! Ne t’inquiète pas pour moi, va ! »
16J’insiste pour en savoir plus et il finit par soulever ses vêtements, dévoilant une hernie abdominale de la taille d’un œuf. Aussitôt son corps exposé, Alain adopte la mise en scène de la supplique : il dit ne plus se déplacer parce qu’il souffre trop en se levant ou en marchant. Il n’a obtenu un rendez-vous chez son médecin que dans trois jours. La veille, ne supportant plus les douleurs, il a appelé les pompiers, qui lui auraient dit de se lever et d’aller à l’hôpital. Il précise bien que s’il les a appelés, c’est qu’il n’en pouvait plus. Je lui propose d’en parler au médecin bénévole de la maraude, ou de l’emmener directement aux urgences. Propositions qui le ramènent immédiatement à la mise en scène de la robustesse. Il cache sa hernie et affirme, d’un ton plein d’assurance :
« Mais non ! Pas besoin, j’ai rendez-vous chez le médecin dans trois jours, je peux attendre ! Pas besoin ! »
17Le maintien de soi et d’une image valorisée de lui-même semble plus important pour Alain que les soins dont il pourrait bénéficier. Les douleurs lui sont préférables aux risques auxquels l’expose l’interaction de soin : dévoiler sa vulnérabilité, son corps abîmé, et par là avouer qu’il n’arrive plus à en prendre soin. Pendant une autre maraude, nous rencontrons Dan, un homme Polonais de 39 ans, vivant dans les rues de Strasbourg depuis presque une décennie. Il demande à faire soigner son pied, mais avant de soulever son sac de couchage, il prend un air hésitant, gêné, et minimise l’importance de sa blessure avant même de l’avoir montrée :
« C’est pas grave, j’ai donné un coup de pied sur mon couteau en dormant, c’est tout, c’est pas grave. Mais si tu pouvais juste mettre un pansement ? »
18Son pied présente une plaie de presque cinq centimètres de long, relativement profonde. Il est noir de saleté et recouvert de sang séché. L’infirmier de l’équipe de maraude s’empare de la trousse médicale et commence à nettoyer et désinfecter le pied et la plaie, puis la panse. Une fois le soin terminé, Dan explique qu’il n’a que très peu dormi la nuit passée à cause de la douleur et remercie l’infirmier. Il utilise à la fois des éléments de la mise en scène de la robustesse – il s’est blessé avec un couteau, minore sa douleur et sa plaie, explique dormir pieds nus malgré l’hiver car il n’a jamais froid – et de la mise en scène de la supplique – il prouve la gravité de sa plaie en avançant qu’elle lui a fait perdre le sommeil et se montre ostensiblement reconnaissant envers l’infirmier qui l’a soigné. L’ambivalence entre ces deux mises en scène lui a permis de formuler une demande de soin tout en préservant une image méliorative, à ses propres yeux comme à ceux de ses interactants.
Une ambiguïté énigmatique
19L’oscillation des individus entre la robustesse et la supplique risque d’avoir des effets pervers dans leurs interactions avec les professionnels de santé. Le double message qu’ils transmettent est amphigourique. Un extrait de l’entretien réalisé avec Arnaud met en exergue cette ambivalence. Il raconte à propos de ses hospitalisations répétées :
« Les infirmières, elles me connaissent, elles disent : “Oh non ! Pas lui !” Alors je dis : “Non non, je viens boire un café !” Alors elles disent : “Ah ça, tu vas le boire le café !” Et [il frappe dans ses mains] perfusions ! Ah ça c’est du café hein ! Avec une potence, café liquide ! Café froid ! Et je taquine toujours les infirmières mais… Gentiment… Je rigole avec eux, je leur dis : “J’ai mal !” Alors ils disent : “Mais c’est pas possible, il dit qu’il a mal mais il gigote tout le temps !” Ben vaut mieux rigoler que… Moi je dis en rigolant on a moins de rides ! »
20La mise en scène de la robustesse est ici soutenue par plusieurs éléments. D’abord la banalisation de l’hospitalisation, il ne vient pas se soigner, mais simplement prendre le café. Puis par l’humour, il taquine les infirmières qui, dans son récit, jouent le même jeu et il affirme qu’il est toujours préférable de rigoler. Enfin, en citant les infirmières et leur incompréhension, il met en scène sa résistance à la douleur. Bien qu’il l’exprime textuellement, elle est immédiatement contrebalancée par les infirmières, présentées comme interloquées, ne comprenant pas comment il peut avoir si mal et rester si actif. On peut légitimement se demander comme les infirmières d’Arnaud répondaient à cette douleur énoncée de manière tant ambiguë, à peine évoquée déjà étouffée.
21Marc abandonne presque la mise en scène de la robustesse pour la supplique. Malgré quelques épisodes où il minimise son accident, son attitude est relativement plaintive. En décrivant les broches démesurées qui soutenaient les os de sa main et en insistant sur ses douleurs intenses, il finit par énerver les soignants. Marc se montre trop douillet. Une infirmière me dira entre deux portes, d’un ton agacé :
« Non mais celui-là avec ses broches de trois mètres de long… C’est sûr qu’il doit avoir mal mais c’est pas la peine de le dire toutes les trente secondes non plus ! Y’en a ils ne disent jamais rien quand ils ont mal, et lui, il te le crie dès qu’il te voit ! »
22On observe une forme de paralipse dans le discours des personnes sans domicile : les rhétoriques et mises en scène qu’ils emploient semblant à la fois chercher à crier leur souffrance et à la camoufler à tout prix. Simon explique que la douleur n’est pas un problème et le prouve en donnant un grand coup sur son épaule blessée, en se contentant de grimacer en réaction à la douleur. Pourtant, son épaule est véritablement abîmée et il cherche à la faire soigner – cette interaction se déroule alors que je l’accompagne chez le médecin. Ce type de conduite risque d’avoir une incidence sur le diagnostic et le traitement qui lui sont proposés. Sa demande de soin devient très compliquée à interpréter du fait de ce double discours. Il demande à traiter sa douleur tout en essayant de démontrer qu’elle ne l’atteint pas.
23Les soignants semblent s’attendre à ce que les individus sans domicile correspondent à leur représentation des SDF, souvent forgée autour de la robustesse. La robustesse étant davantage valorisée que la supplique, les individus sans domicile cherchent plutôt à s’y conformer, tout en tâtonnant entre ces deux attitudes. La supplique, au contraire, occasionne une forme de malaise, provoqué par la prise de conscience de la piètre figure7 qu’ils donnent d’eux-mêmes. Ils cherchent à transmettre l’image du gros dur, capable de résister à tout, et surtout à plus que les autres, et non celle d’une personne en souffrance sollicitant l’assistance d’autrui. L’ambivalence entre la supplique et la robustesse leur permet de négocier leur stigmate en gardant tant bien que mal une image positive d’eux-mêmes, tout en demandant de l’aide, et en avouant par là leurs difficultés.
Survie sans domicile et disparition de la demande de soin
24La vie à la rue nécessite de se concentrer sur les activités de survie, c’est-à-dire celles qui leur permettent de répondre aux besoins vitaux. Pascale Pichon a montré les incidences sur la personnalité de l’expérience quotidienne de survie : les personnes vivant sans hébergement « prennent un peu plus chaque jour le risque de se détacher du monde, d’en devenir les “individus perdus”8 ».
La lutte pour le maintien de soi
25Exténué par la vie à la rue, Mohamed a déjà renoncé à des soins depuis qu’il est en France. Ils sont relégués derrière son besoin de travailler et ses activités de survie. Je lui demande s’il estime que la santé est importante :
« Pour le moment, je peux te répondre… Si je te dis à 100 %, je suis un menteur… Parce que je cherche la stabilité ! Si je suis stable, si je suis… Comment dire… C’est stable… Dans ta vie… Tu vis normal, comme les gens, qui ont un travail, des ressources, tu manges… C’est la vie tu vois ! Tu as une vie simple, et tu fais alors toujours attention à ta santé… Mais si tu as rien… Parfois tu dors dans la rue, comment tu veux que je pense qu’il faut que je garde la santé ? »
26Il alterne les périodes de rue et d’hébergement par des tiers ou au sein de structures depuis plusieurs années. Penser à garder la santé n’est pas sa priorité. La précarité de ses conditions de vie et son combat pour assurer le maintien de soi mettent en péril sa demande de soin. Mohamed est suivi au centre de soins par le psychiatre, néanmoins il ne consulte pas de manière régulière et exprime qu’il lui est compliqué de respecter les rendez-vous lorsqu’il traverse des périodes de rue. L’expérience de la survie amène les individus sans domicile à un renoncement aux soins dû à la réorganisation de leurs priorités, où le maintien de soi prend le pas sur les soins.
27Lorsque les individus frôlent le risque de l’abandon de soi, leurs pratiques tendent à se concentrer quasi exclusivement sur leurs activités de survie, en délaissant la construction ou l’entretien de liens sociaux. Trouver ou aménager le lieu dans lequel elles vont pouvoir dormir, se vêtir, se protéger du froid, de la chaleur ou des intempéries, se procurer de la nourriture, de l’alcool ou des cigarettes, deviennent leurs préoccupations principales. Elles redéfinissent leurs priorités et, en cherchant à se maintenir, ou au moins à se maintenir en vie, leur rapport au soin se modifie. Les personnes ayant le plus de mal à répondre à leurs besoins de bases consultent moins que celles bénéficiant d’un hébergement. Au moment où leurs priorités entrant en compétition9, les actes médicaux sont subsidiaires à la survie immédiate.
La peur du refus
28Une autre forme de renoncement aux soins est occasionnée par la peur du refus de soin. Un soir de maraude, nous nous rendons dans la cour d’un immeuble investie comme lieu de vie par plusieurs personnes. Nous y rencontrons Marcel et une personne que nous ne connaissons pas. Il s’agit d’un homme polonais âgé d’une petite quarantaine d’années. Il est fortement alcoolisé et semble contrarié par notre présence. Il se camoufle sous ses couvertures, signifiant à l’équipe de maraude qu’il ne veut pas avoir de contact. Marcel nous raconte ce qui est arrivé à son camarade :
« Quand il est revenu, il avait une énorme brûlure sur la jambe, alors je lui ai dit qu’il ne pouvait pas rester comme ça et j’ai appelé les pompiers, lui il voulait pas, mais il ne pouvait pas rester comme ça ! Mais les pompiers ont dit qu’il n’avait qu’à aller à l’hôpital et ils ne sont pas venus. »
29Le médecin de l’équipe décide d’ausculter la brûlure et malgré ses réticences, l’homme finit par dévoiler sa jambe, recouverte d’une brûlure s’étendant sur une vingtaine de centimètres carrés. Le médecin pense qu’une consultation dermatologique serait nécessaire, mais l’homme refuse catégoriquement d’être emmené à l’hôpital. Sa plaie est désinfectée puis pansée sur place. Nous lui donnons du matériel pour nettoyer sa plaie et refaire le pansement le lendemain. L’abandon de la demande de soin de cet homme apparaît ici fortement lié au refus de soin des pompiers.
30Au cours d’une autre maraude, Henri, un homme Français d’environ 45 ans se retrouve sans hébergement à la suite d’une hospitalisation en service de psychiatrie. Il tient des propos suicidaires et exprime une extrême détresse psychologique. Il est sorti il y a quelques jours d’une longue hospitalisation psychiatrique. Il n’est pas allé à la pharmacie récupérer le traitement qui lui a été prescrit, de peur de ne pouvoir le payer :
« C’est dur de dire qu’on n’a pas d’argent… C’est pour ça que je ne vais pas à la pharmacie. Le seul endroit où j’étais bien, c’était à l’hôpital [psychiatrique], mais comme ils sont en restructuration… J’aimerais retourner là-bas, mais je sais pas comment faire. Et je crois que je n’ai plus le droit à être hospitalisé de toute façon… »
31Henri est pourtant couvert entièrement par le régime de la CMU avec complémentaire10 dont il me brandit l’attestation. Il ne devrait théoriquement pas craindre d’avoir épuisé un droit à être hospitalisé. Or c’est bien cette inquiétude qui le fait renoncer aux soins. La peur de faire face au refus de soin et la honte de ne pas pouvoir payer lui font abandonner sa demande de soin. Les propos d’Henri montrent qu’il a perdu toute estime de sa propre valeur et ce sentiment l’empêche de se faire soigner : il n’en vaut pas la peine, il ne le mérite pas. Le refus de soin est ressenti comme un déni de la valeur de l’individu. Les personnes sans domicile souffrent d’un manque de reconnaissance11 risquant de progressivement provoquer le mépris de soi, dont l’expression peut prendre la forme d’un abandon de la demande de soin. En perdant le sentiment de leur propre valeur, elles ne se sentent plus légitimes pour recevoir des soins, ne se perçoivent plus comme dignes d’être soignées, comme des personnes dont l’intégrité physique et la vie auraient de la valeur. Elles ne cherchent plus à se faire soigner et abandonnent toute demande de soin :
« L’analyse du recours tardif ou du non-recours aux soins montre que le recours nécessite, de la part des sans domicile, une reconnaissance des maux à traiter comme des problèmes pour soi. La gravité de ces maux ne signifie pas davantage un besoin de soins aux yeux du patient, alors même que ce besoin s’affirme prestement pour les soignants12. »
32La question du don prend une dimension particulière en matière de santé. Il ne s’agit pas simplement de donner un soin à quelqu’un qui le recevrait simplement et rendrait en retour ce qu’il a à offrir au soignant. Le don, dans sa forme habituelle cyclique, décrite par Marcel Mauss13 – donner, recevoir, rendre –, est entravé quand celui qui devrait accepter de recevoir, puis de rendre, n’est pas en mesure de rendre quoi que ce soit. La circularité ordinaire entre don et contre-don est perturbée, caractéristique de la pauvreté moderne : « Le pauvre est celui qui reçoit sans jamais pouvoir rendre14. » L’acte de don produit un sentiment d’obligation15 duquel on ne peut se soustraire. L’impossibilité de rendre permet de mieux comprendre le renoncement ou l’abandon des soins : puisqu’Henri n’est pas en mesure d’apporter une contrepartie au don de soin qui lui est fait, il préfère s’en dégager.
33Le renoncement aux soins des personnes sans domicile prend plusieurs formes et a plusieurs sources. Au fur et à mesure que les individus se voient contraints de lutter de manière accrue contre l’abandon de soi et la perte du souci de soi16, le renoncement aux soins se fait plus fréquent. Toutefois, certaines personnes, après pourtant des années d’expérience dans la carrière de survie, voire des décennies entières, observaient des conduites se rapprochant davantage du maintien de soi que de l’abandon de soi. Parallèlement, d’autres personnes se voient rapidement menacées par l’abandon de soi, après seulement quelques semaines à survivre sans hébergement. La variable temporelle est donc loin d’être la seule à influencer les parcours des individus sans domicile.
Le syndrome de Sisyphe
34Le respect, la compassion, l’écoute, l’éthique, la compétence et l’authenticité17 sont les valeurs que les soignants définissent comme le socle de leur profession. Or, il leur est de plus en plus délicat de faire concorder leurs activités réelles avec ces valeurs, auxquelles ils attachent un caractère fondamental. Le burn-out des professionnels de santé repose sur trois critères18, à savoir leur épuisement professionnel, le risque de déshumanisation de leur relation à l’autre et la diminution de l’accomplissement personnel. Les soignants rencontrés sur le terrain présentaient fréquemment, bien qu’à des degrés variables, l’un ou plusieurs de ces signes de malaise dans leur exercice professionnel. Les difficultés spécifiques au soin des patients sans domicile sont la goutte d’eau qui fait déborder le vase de leur manque de reconnaissance.
Les réticences à soigner les patients sans domicile
35Au fil des entretiens et des observations, nombreux sont les soignants à se plaindre de leurs conditions de travail. Bien que ces critiques soient plus ou moins fortes et portent sur des sujets divers, il en ressort une forme d’épuisement général des professionnels de santé.
L’épuisement professionnel
36Les contraintes temporelles auxquelles ils font face influent sur leurs activités professionnelles au point parfois de créer une fatigue telle, qu’elle en devient souffrance. Leurs routines sont ébranlées et leur sécurité ontologique s’en voit menacée, laissant naître un fort sentiment d’inquiétude. Les étudiants en médecine se plaignent, dès l’internat, de leurs conditions de travail éprouvantes, comme le montrent les propos d’une interne en dermatologie :
« Sur quinze heures de travail, quand on se fait agresser deux heures… […] Agressions verbales par les patients, par les confrères parce que tout le monde est fatigué… Nos astreintes, quand on vient le week-end et qu’on fait douze heures fois deux, ce n’est pas payé, c’est de l’esclavagisme ! Et puis, enfin théoriquement on est encore des étudiants, et dans beaucoup de spécialités, pas ici, mais dans beaucoup de spécialités on n’est pas du tout formés ! C’est une catastrophe ! Alors qu’on apprend quand même à soigner des gens… […] Oui, les conditions de travail sont dantesques et il y a des stages qu’on fait et qui nous coûtent… On le sent… On apprend ce que c’est que la fatigue vraie, et qui est en train de nous détruire et qui détruit aussi nos proches parce qu’ils nous voient souffrir autant de temps, c’est pas facile… »
37Les conditions de travail des internes engendrent un sentiment de non-reconnaissance du travail fourni : ni salaire approprié, ni repos ne leur sont accordés. Fabienne, médecin, est éprouvée par les incidences de ses conditions de travail sur sa vie personnelle. L’absence d’horaires de travail prédéfinis impose un rythme de travail constant, rendant presque impossible de s’octroyer du temps personnel :
« Mais on n’a pas d’horaire… Donc une demi-journée, ça peut durer jusqu’à 21 heures, ça ne dérange personne… Et au bout d’un moment, ça commence à fatiguer… […] Et ne serait-ce que, des fois, c’est quinze jours on a bossé soixante heures par semaine… Au bout d’un moment, j’ai 50 ans, eh bien zut alors ! Ça suffit quoi ! Même si j’aime vraiment beaucoup ce que je fais… Je crois que les médecins en général… Nous on est salariés, donc ça va, on n’est pas contraints au libéral où plus on travaille plus on gagne d’argent, on a un très bon salaire… Je ne me plains pas hein ! Mais je me dis que c’est un peu cher payé quand même au niveau du temps personnel, et de l’équilibre de la vie… »
38Pour Elvire, cadre de santé, la gestion du personnel infirmier est une véritable préoccupation. Les moyens humains et matériels dont elle dispose sont largement insuffisants. En voyant les infirmiers de son service en souffrance, l’exercice de son métier, la gestion de son propre épuisement et de celui de son équipe deviennent de véritables fardeaux. Seulement, pour faire fonctionner le service, elle n’a pas d’autre solution que de solliciter encore davantage ses collègues, amplifiant leur détresse commune :
« Y’a des gens épuisés, psychologiquement, physiquement… […] On fait du mieux qu’on peut avec les moyens qu’on a, mais les moyens sont très limités. […] Tout devient difficile aujourd’hui, il faut argumenter pour chaque outil. Après c’est normal qu’il faille faire attention au matériel, mais… Des fois c’est difficile ! […] Et pour moi, moi j’adore mon travail, mais ça, et vous pouvez demander d’autres cadres de santé… Des fois c’est difficile, parce qu’on a juste le strict minimum en personnel, et que… C’est des fois très dur, et que j’ai rien à leur offrir, et quand je suis obligée de rappeler quelqu’un de congé, parce que quelqu’un est absent parce que je n’ai pas les moyens de faire autrement, ben c’est pas toujours évident… »
39Les conditions d’exercice professionnel des soignants subissent de plein fouet les contraintes imposées par les réductions budgétaires constantes et les cadences de travail soutenues imposées par les services gestionnaires. Confrontés à ces conditions de travail pénibles, les professionnels de santé perçoivent très négativement toute charge de travail supplémentaire. Or les patients sans domicile sont justement vus comme nécessitant plus de temps et compliqués à traiter. La loi interdisant aux soignants de les refuser, ils agiront de manière à ne pas leur donner envie de revenir consulter. Charlotte, médecin généraliste :
« Il y a des collègues, c’est des patientèles qu’ils ne recherchent pas non plus ! Enfin ils vont pas prendre soin d’eux, et puis si du coup ils vont voir ailleurs, ils seront plutôt contents… Donc je pense qu’il y en a qui ne s’occupent pas forcément correctement de ce genre de patientèle ou des personnes qui se présentent… Parce que ce n’est pas quelqu’un… Ils n’attachent pas d’importance… C’est des gens qui les embêtent plutôt… […] Ça prend quand même du temps… C’est plus facile de voir quelqu’un qui comprend tout, à qui tu donnes les ordonnances, et puis qui partent… Ça va te prendre dix minutes de consultation, alors qu’une consultation où tu cherches des numéros et où tu prends des rendez-vous… Ça va te prendre vingt minutes, voire une demi-heure… C’est moins rentable ! »
40Il s’instaure de la sorte un rythme qui n’est pas favorable au maintien de leur sécurité ontologique. Ils ne sont pas en mesure de s’appuyer sur des pratiques professionnelles habituelles. Quand leurs conditions de travail ne leur permettent pas de faire perdurer ces routines professionnelles sécurisantes, un sentiment d’inquiétude apparaît19.
L’inquiétude des soignants
41Les soignants justifient leurs réticences à s’occuper de patients sans domicile en expliquant que leur activité ne peut perdurer s’ils ne se consacrent qu’à ce type de patients. Les modalités leur permettant de toucher un salaire sont modifiées pour les patients couverts par la CMU ou l’AME et provoquent un délai de paiement allongé par rapport aux patients couverts au régime général – ou local dans le cas de l’Alsace. Leur sentiment d’inquiétude s’explique aussi par la crainte qu’accepter de soigner un patient précaire amènera forcément une patientèle précaire nombreuse, qui fera fuir la patientèle habituelle, condamnant ainsi le praticien à ce type de patients. La précarité des soignés serait contagieuse et pourrait rendre le soignant précaire à son tour. C’est ce qu’affirme ce médecin généraliste :
« Le problème pour un médecin, c’est que quand tu acceptes de soigner un pauvre, eh bien ça se sait et le lendemain, t’as tous ses copains qui viennent, et petit à petit ta clientèle habituelle s’en va et tu es un médecin de pauvre à part entière ! Et donc, le médecin s’appauvrit aussi… Il n’aura pas la prime “d’efficacité” par exemple, alors que c’est lui qui fait le plus de boulot ! Et quand les patients ont la CMU tu n’es payé que six mois après. Comment tu fais si pour toutes tes consultes tu n’es payé que six mois après ? »
42En plus de précariser le praticien, une patientèle pauvre, et encore davantage sans domicile, pourrait faire fuir les autres patients :
« J’en connais beaucoup qui ont des patientèles, comment expliquer ça… Enfin qui sont tellement à l’opposé d’un SDF… Enfin je parle de ceux qui travaillent avec des patients plutôt… Comment on peut dire ça… Enfin oui, qui n’aimeraient pas se retrouver face à un SDF dans leur salle d’attente… Je pense, parce que ça peut perturber la salle d’attente, ça peut perturber la consultation… »
43Les symboles visibles du stigmate des individus sans domicile repousseraient les autres patients et un caractère perturbateur leur est attribué. Ils ne dérangeraient pas seulement la salle d’attente, mais aussi les consultations. L’inquiétude des soignants repose également sur la peur que leur responsabilité ne soit engagée au moment où ces patients se montrent réfractaires aux soins ou y renoncent catégoriquement. Les soignants subissent de lourdes contraintes administratives qui leur imposent de mentionner, dans le dossier du patient, tout ce qui lui a été dit et expliqué concernant sa santé, tant au niveau du diagnostic, que du traitement conseillé et des complications ou séquelles éventuelles :
« Vous êtes un peu dans un sentiment d’échec ! Vous avez constaté les choses et vous lui avez dit : “Bon eh bien c’est pour votre bien, il faut qu’on fasse ça.” Et puis il veut partir… […] Vous pouvez vous mettre en danger aussi secondairement ! Si le patient change d’avis ou fait un pépin on peut venir vous… Donc il faut vraiment que les choses soient bien notées, bien clarifiées, qu’il ait bien compris… Et que malgré toutes nos explications et les risques encourus, il veut à tout prix partir et il s’en va… »
44Les soignants préfèrent parfois éviter les patients sans domicile qui concentrent plusieurs sources d’inquiétude. Les professionnels de santé sont déconcertés face aux attitudes de leurs patients sans domicile. Ces conduites sont tellement éloignées de leurs routines et des pratiques habituelles des patients ordinaires, qu’ils ne sont pas en mesure d’y répondre comme ils le feraient d’habitude. L’improvisation à laquelle ils se voient contraints leur confère un fort sentiment d’inquiétude. S’y ajoute un sentiment d’inutilité de leur action puisque, malgré les soins prodigués à leurs patients sans domicile, ils ne voient jamais leur état de santé ou leur situation sociale s’améliorer.
Le sentiment d’inutilité des soignants
45L’état de santé des individus sans domicile est largement altéré et leurs conditions de vie sans hébergement sont loin de leur fournir un environnement favorable aux soins ou à leur rétablissement. Les solutions d’hébergement existantes sont extrêmement limitées, même pour les malades.
Des soins qui finissent à la rue
46Dans ces conditions, les soins apportés aux patients vivant dans la rue paraissent futiles et inutiles aux soignants, qui savent que leur état de santé se dégradera presque aussitôt une fois qu’ils seront retournés à la rue. Muriel, infirmière, raconte :
« Il y a des gens qu’on connaît, il y a des gens qu’on revoit… Et c’est vrai que quand tu revois régulièrement quelqu’un… Tu te dis que chez lui… Bon, tu le fais mais… Tu sais qu’en sortant il ne va pas faire les soins correctement… Il va être à la rue, il va boire, il va traîner par terre, il va… Donc forcément, quelque part, c’est un peu du travail dans le vide quoi… On le fait quand même ! Avec la même… Que n’importe qui d’autre quoi ! »
47Une forme de rancœur apparaît dans son discours. L’impression que tous les bénéfices apportés par les soins disparaîtront dès la sortie d’hospitalisation donne aux soignants le sentiment d’agir en vain. Le schéma classique des soins, symptôme - diagnostic - traitement - guérison (mort)20, est perturbé. La guérison n’apparaît plus comme un objectif atteignable et une boucle sans fin se forme autour du triptyque symptôme - diagnostic - traitement. Ce phénomène est en partie dû au retard dans l’accès aux soins des personnes sans domicile, s’expliquant notamment par leur propre perception de ce qui appartient à la santé ou à la maladie. Eva, médecin généraliste, explique :
« Je me souviens d’un patient qui avait un cancer du testicule… C’était complètement évolué, avec une nécrose et tout… Enfin que quelqu’un je pense ne laisserait pas évoluer comme ça… Donc voilà, on a des pathologies qui existent ailleurs, dans la population générale, mais qui là sont vraiment à un stade oui, extrême on va dire ! […] Souvent c’est beaucoup plus compliqué à traiter en fait… Une fois que les complications sont installées, […] on a plus de difficultés à le prendre en charge, ça c’est sûr ! Et on est moins efficaces… Et en plus ça coûte plus cher ! »
48Nombre des affections dont souffrent les personnes sans domicile seraient restées bénignes si elles avaient été soignées plus tôt. Tandis que les personnes sans domicile attendent de voir leurs symptômes les handicaper avant de chercher une assistance médicale, leurs pathologies se développent et s’aggravent, au point d’en devenir plus difficiles à traiter. La question du coût des traitements, évoquée par Eva, apparaît de manière fréquente dans les discours des soignants. Lors d’une discussion informelle, Thomas, cancérologue, exprime son désarroi de devoir garder dans son service des personnes qui n’ont pas de solution d’hébergement, dont l’état de santé ne nécessite pourtant plus d’hospitalisation, faute de quoi leur retour à la rue réduirait à néant les effets des soins apportés. Il affirme qu’en logeant ces personnes dans les hôtels les plus luxueux de la ville plutôt que dans son service, l’État ferait encore des économies.
L’impossible guérison
49Les malentendus sur les rapports à la santé et au corps des soignants et soignés sans domicile les amènent à concevoir autrement ce qu’est la guérison. Les individus sans domicile tendent à ne se considérer malades qu’à partir du moment où leurs symptômes perturbent leur vie quotidienne et en retour ils se voient guéris dès que leurs symptômes n’entravent plus leurs activités. En revanche, d’un point de vue soignant, le processus de guérison n’est pas encore terminé au moment où ils arrêtent les soins ou les traitements. Pour le médecin ou l’infirmier, la guérison s’accompagne de la disparition des symptômes cliniques ou biologiques observables. Elle est attestée et officialisée par la sortie de l’hôpital ou par les résultats de l’investigation médicale (prise de sang, radio, IRM…). Tandis que le malade cherche à reprendre ses activités habituelles le plus tôt possible, le médecin ou l’infirmier voit quant à lui les possibles complications, rechutes ou séquelles d’un arrêt prématuré des soins. Ces pratiques donnent aux soignants l’impression que les personnes sans domicile ne se soucient ni de leur corps, ni de leur santé, et vivent dans un présentisme qui les empêche d’anticiper le futur.
50Le malentendu s’instaure une fois encore entre eux. À l’instar de la santé, la guérison comporte un caractère évident, qui est un écueil de plus à leur compréhension mutuelle et à leur prise de conscience de ce malentendu. Les conditions de vie dans la rue, parce qu’elles compliquent largement les processus de guérison, conduisent les individus sans domicile à une forme de fatalisme par rapport à leur état de santé et leur rétablissement. Ce fatalisme se retrouve aussi du côté des soignants qui expriment un sentiment d’inutilité face à des prises en charge médicales palliatives à répétition. Alexandre, infirmier, décrit parfaitement ce phénomène :
« Tu te dis qu’on peut pas laisser quelqu’un dans sa merde, au propre comme au figuré… Et finalement parfois je me dis c’est peut-être ce qu’il y a de mieux à faire ! Au bout d’un moment quoi… Parce que tu nettoies les gens, peut-être dix fois, vingt fois, trente fois… Y’en a certains c’est peut-être la quinzième fois que je les vois ! Je suis là depuis deux ans, y’en a c’est peut-être la quinzième fois que je les vois, tu te dis… Ça sert à rien ! À chaque fois ils sont un peu plus cons, à chaque fois ils sont un peu plus cassés ! Parce que bon, à chaque fois ils tombent sur la tête, ils deviennent de plus en plus… Abrutis… Et… Ça sert à rien ! Enfin c’est le cas ponctuellement, pour quelques heures tu sers à quelque chose, mais dans sa vie à lui, t’auras aucun impact… »
51Alexandre rassemble les trois dimensions du syndrome d’épuisement professionnel. Il est épuisé émotionnellement, ce qui entraîne une déshumanisation de sa relation à l’autre et fait apparaître un fort sentiment d’échec professionnel. Un peu plus loin dans l’entretien il conclut :
« C’est comme le mythe de Sisyphe, tu montes un caillou en haut de la montagne, et après il redescend de l’autre côté… Et tu montes… Et du coup… Tu fais tout le temps la même chose et tu sers à rien… »
52La comparaison qu’emploie Alexandre entre ses activités de soin et le mythe de Sisyphe met en lumière la détresse à laquelle les soignants sont confrontés. Il se greffe à leur impression d’inutilité un sentiment d’échec, plus difficile à supporter encore qu’ils y sont confrontés de manière récurrente. Suzanne, médecin généraliste, témoigne de sa fatigue :
« Pour la première fois, je me suis sentie très fatiguée là, il y a quelque temps… Vraiment, je me suis rendu compte que… Au début tu te rends pas vraiment compte, tu te laisses un peu le doute, parce que tu es jeune médecin… Tu te dis que si ça ne marche pas normal… Mais voilà, au bout d’un moment, c’est fatigant d’être souvent, pas tout le temps, mais souvent confronté à l’échec médical… Et au bout d’un moment tu te poses quand même des questions sur toi, ta pratique, qu’est-ce que t’as raté, qu’est-ce que t’as… »
53L’épuisement professionnel et sa confrontation fréquente à ce qu’elle voit comme des échecs médicaux la poussent à remettre en question sa propre activité. Elle doute de la qualité de son exercice et se tient pour responsable de la situation. Cette forme de remise en question personnelle engendre des sentiments négatifs et les soignants perdent le sentiment que leur travail a de la valeur. Dans le but de s’en protéger, ils tendent à essentialiser l’état de santé dégradé des individus vivant dans la rue.
L’essentialisation de l’état de santé dégradé des individus sans domicile
54L’impression d’agir toujours en vain, toujours de manière insuffisante, sans pouvoir même espérer améliorer la condition des personnes vivant dans la rue, comme Sisyphe qui pousse perpétuellement sa pierre en haut de la montagne, rien que pour la voir rouler jusqu’en bas et devoir recommencer encore et encore, amène progressivement les soignants à considérer que les individus sans domicile seront toujours et quoi qu’ils fassent en mauvaise santé. Une forme de caricature du clochard se forme dans leurs représentations.
Des représentations négatives des personnes sans domicile
55Maryse Bresson a montré les représentations courantes associées aux personnes vivant dans la rue : mauvaise volonté à travailler, imprévoyance, manque d’hygiène, déchéance physique, violence et alcoolisme. Ces représentations sont diffusées largement dans l’ensemble de la société et tendent à « [les désigner] comme responsables de leur situation et finalement coupables21 ». Ces représentations sont partagées par les soignants qui, dans les entretiens, décrivent majoritairement les personnes sans domicile comme sales, alcooliques et très souvent non compliantes aux soins, voire violentes. Ce patient-type répond à la représentation du mauvais patient, voire du mauvais pauvre qui ne fait rien pour se sortir de la rue ou préserver sa santé. Un médecin généraliste me dit :
« On a un peu l’impression de faire une prise en charge tout à fait hasardeuse et… […] Ça fait partie des patients à mon avis très difficiles à soigner et parfois… Ils sont sales, ils sentent mauvais, quand ils sont un petit peu alcoolisés, effectivement, ils peuvent vraiment retourner une salle d’attente… Ça s’est déjà vu effectivement… Donc ça pose un petit peu des problèmes, c’est pas le cas de tout le monde, c’est sûr ! Donc très rapidement, évidemment, personne ne se sent très à l’aise, enfin il faut dire ce qui est quoi ! »
56Le patient sans domicile risque d’être réduit à ce tableau désavantageux, rassemblant les symboles du stigmate qu’ils cherchent justement à dissimuler ou écarter, afin de garder la face. Un sentiment de malaise partagé se dégage de leurs interactions. Dans les représentations des soignants, la personne sans domicile est un patient compliqué, qui leur prend plus de temps et leur pose problème, dans le court terme de la consultation comme dans le long terme de son parcours médical. Les propos de Charlotte, médecin généraliste, tendent à réduire les patients sans domicile à leur discrédit :
« C’est sûr que quand tu prends en charge un SDF, la plupart du temps tu vois des choses que tu ne vois pas chez les autres personnes… Comme je te disais, ils ont souvent des problèmes cutanés, des choses comme ça, où tu as des vers, tu as des problèmes cutanés vraiment extrêmes à ce niveau-là… Et moi, l’image du SDF que j’ai, c’est la plupart du temps ça… Ou alors quelqu’un dans un état d’ébriété assez important… »
57Les soignants sont moins attentifs à ces patients, estiment n’avoir aucun moyen d’intervention et n’envisagent aucune perspective d’amélioration. Il s’élabore, dans les représentations des soignants à propos des individus sans domicile, un tableau péjoratif se dressant comme une barrière difficilement franchissable les empêchant d’arriver aux soins.
L’impression qu’il n’y a rien à faire
58Le dégoût, voire la peur de l’autre, ont une forte incidence sur le soin des personnes vivant dans la rue. Georg Simmel expliquait déjà que le plus terrible, dans l’expérience de la pauvreté, est de n’être étiqueté que comme pauvre et comme rien d’autre que pauvre22. Or, les soignants, pris entre leurs conditions de travail éreintantes et leurs fragilités identitaires, risquent d’oublier que les patients sans domicile ne sont pas réductibles aux symboles de leur stigmate. Ces derniers, déjà très fragilisés et vulnérables au moindre déni de reconnaissance, en pâtissent d’autant plus que ce type d’attitude peut également avoir une incidence sur leur soin. Il est compromis dès l’instant où les soignants supposent qu’ils ne pourront jamais être soignés correctement et que, quels que soient leurs efforts, leur état de santé est et restera fortement dégradé. C’est notamment le cas dans les services d’accueil des urgences où les soignants n’ont que peu de temps à leur disposition pour s’occuper de tous les patients qui s’y présentent. L’habitude qui se crée, à force de revoir les mêmes patients dans les mêmes états, tend à réduire le soin au minimum et la prise en charge des patients sans domicile se résume à la surveillance générale de leurs constantes vitales afin d’éviter une éventuelle décompensation, sans autre forme de soin. Un médecin généraliste raconte, à propos de son expérience en service des urgences :
« Généralement il n’y a pas trop de dialogue… Et je pense que le médecin qui est noyé dans ses urgences ne fait pas l’effort aussi de poser des questions ou de savoir ce qui se passe exactement… L’examen, la plupart du temps, il est très succinct, voire inexistant… La plupart du temps c’est les infirmières qui prennent une glycémie ou une tension… Et encore ! Ce n’est pas toujours le cas… Et généralement le patient passe la nuit dans un box des urgences, voire dans le couloir… Toute la nuit… Il cuve, on va dire ça entre guillemets… »
59Il explique ensuite qu’une fois les consultations urgentes réalisées par le médecin en poste aux urgences, il ne lui reste plus suffisamment d’énergie pour entamer une démarche de diagnostic. Au matin, l’équipe de jour relaye l’équipe de nuit et le patient sans domicile s’en va généralement sans qu’aucune démarche de soin supplémentaire n’ait été engagée, ni par lui-même, ni par les soignants.
60Les suivis médicaux en cabinet libéral subissent pareillement l’effet de l’essentialisation de l’état de santé des patients sans domicile. Là aussi, les traitements et les soins sont adaptés selon cette représentation que la santé des individus sans domicile ne pourra jamais s’améliorer. Elle induit une forme d’abandon du traitement, parfois dès l’étape du diagnostic. J’ai cherché à savoir si Gabriel, médecin généraliste, modifie ses activités de diagnostic lorsqu’il se sait en présence d’un patient sans domicile :
« Pas dans mes activités de diagnostic mais dans la conduite à tenir ! C’est que je sais très bien que… Essayer de lui donner même un traitement… […] Ce qui est difficile, c’est qu’on ne sait pas si ça va être suivi déjà ! Parce que dès qu’il a plus mal, il va s’arrêter, alors qu’il faudrait continuer à traiter… »
61Une certaine frustration ressort de son propos, ainsi qu’une incertitude quant à la conduite à adopter face à ces patients rompant la routine à laquelle il est habitué. Il doute de la nécessité de prescrire un traitement dont il imagine qu’il ne sera de toute façon pas suivi. Je lui ai ensuite demandé s’il pensait que les personnes sans domicile consultent au moment qui lui semble opportun :
« Pas du tout ! Non, [la santé] ce n’est pas leur problème ! De toute façon, la moyenne d’âge, ils meurent très tôt ! La moyenne d’âge, je crois qu’on dit que c’est 50… Quand on est largement en deçà des normes des bien portants… Donc vivre beaucoup moins longtemps… Donc, ils ne cherchent pas à vivre longtemps si vous voulez ! Mais à vivre mieux…! »
62Il explique orienter les soins vers ce qui permet une amélioration rapide et significative de leurs symptômes aigus sur le court terme plutôt qu’une guérison à long terme, tant celle-ci est perçue comme inatteignable. On retrouve ici l’empreinte du malentendu sur la santé qui conduit Gabriel à estimer que les personnes vivant dans la rue ne se soucient pas de leur santé. Les conséquences du découragement des professionnels de santé se font ressentir sur la qualité des soins fournis aux individus sans domicile.
Se protéger de sa propre empathie
63Les soignants choisissent parfois de ne se concentrer que sur l’acte médical et la procédure de soin, c’est-à-dire uniquement sur ce qui a trait au technique, afin de tenir tout ce qui est de l’ordre du relationnel à l’écart23. La mise à distance de l’empathie et des émotions des soignants se fait grandissante à mesure qu’ils sont confrontés à des conditions de travail pénibles les privant de ce qui pourrait les protéger (règles clairement définies, routine professionnelle stable, équipe solidaire). Livrés à eux-mêmes et en proie à leurs propres émotions, les soignants cherchent à se défendre de ce qui est susceptible de les faire souffrir davantage. Au fur et à mesure des consultations où les soignants n’ont pu donner que des réponses aiguës à des problèmes chroniques, leur épuisement se transforme en un détachement et un désintérêt pour ce type de patients. Alexandre, infirmier, explique :
« À mon avis, les gens qui reviennent souvent ils sont… On prend pas soin d’eux quoi, on va dire, on fait le minimum qui nous est imposé… »
64Les actes imposés correspondent ici aux règles de l’institution hospitalière et aux codes déontologiques des soignants qui les obligent à s’occuper des patients, dès lors qu’ils ont été admis dans l’enceinte du service. Or, les activités relevant du soin sont extrêmement limitées et ne consistent à peu de chose près qu’en l’assurance que ces patients ne décèdent pas dans le service. Leurs constantes sont surveillées, mais les activités de soin et de diagnostic sont réduites au minimum, voire inexistantes.
65Axel Honneth se demande si une forme de réification existe dans les relations qui lient les individus les uns aux autres. Bien qu’il estime qu’une complète réification ne se rencontre pas dans la vie sociale, il montre qu’une forme d’oubli de la reconnaissance est un risque réel étant donné que « le but d’une action peut se rendre si indépendant par rapport aux motifs qui la constituent que l’attention aux partenaires de cette action s’en trouve affectée. […] La participation à un certain genre de pratique peut conduire à long terme à “oublier” la reconnaissance préalable24 ». Il ajoute que « des formes fictives de réification dans lesquelles des personnes sont traitées comme si elles n’étaient que de simples choses ont eu une place toujours grandissante dans l’action humaine25 ». L’épuisement des professionnels de santé et leur sentiment d’inutilité sont à la fois cause et conséquence de leur essentialisation de l’état de santé des personnes vivant dans la rue. Lorsqu’ils ne se concentrent que sur des actes médicaux précis, sans prendre en compte l’individualité et la globalité de leur patient, ils cherchent à continuer leurs actes de soin en se protégeant de leur propre empathie. En admettant que cette stratégie d’autoprotection soit efficace ponctuellement, elle menace leurs valeurs de soignants et leur éthique du care.
L’éthique du care malmenée
66Les valeurs des soignants se réunissent sous la forme d’une éthique du care. Le care regroupe sous un seul dénominatif un ensemble de dispositions, d’activités, de conceptions éthiques qui ont toutes en commun d’être tournées vers l’autre. Il implique de reconnaître la vulnérabilité ontologique de l’individu26. En se sachant soi-même vulnérable et dépendant, l’individu accepte d’offrir du care à l’autre. Joan Tronto avance que le care « est à la fois pensée et action, […] l’une et l’autre sont étroitement liées et orientées vers une certaine fin27 ».
L’impossibilité de lier valeurs du care et pratiques de soin
67Les conditions de travail et le manque de reconnaissance des soignants sont telles que leurs valeurs du care sont malmenées, voire reléguées au second plan, notamment au sein de leurs interactions avec des personnes sans domicile. Quand ils ne se concentrent que sur des actes médicaux, et non plus sur leur patient dans sa globalité, ils agissent en contradiction avec leur éthique du care. Leurs activités effectives ne correspondent plus à leurs valeurs de respect, de compassion, d’écoute et d’authenticité. Marthe, cadre de santé, raconte son expérience passée en tant qu’infirmière dans un service de réanimation. Je lui ai demandé si elle estime que l’hôpital est adapté au soin des patients sans domicile :
« Les urgences c’est pas du tout adapté ! Aux urgences tu as les vraies urgences, et après tu dois encore gérer ce genre de trucs. Et comme t’es déjà débordé par les urgences, forcément ce genre de personnes se fait maltraiter, et ça moi je l’ai connu […] dans un service de réanimation où on ne savait plus où mettre les malades : on en avait parterre, on en avait sur des brancards, on en avait partout ! Et avec ça on te ramenait encore toutes les urgences, toutes les tentatives de suicide… Tu pouvais avoir trois malades dans le couloir, deux que tu réanimais en même temps, dans le couloir ! […] On est toutes parties de ce service parce que c’était le bordel… J’étais d’ailleurs une des dernières à travailler parce que pratiquement tout le monde s’est mis en congé de maladie. »
68Les soignants sont démunis face à des conditions de travail qui leur imposent d’effectuer un tri entre les patients auxquels ils consacreront plus ou moins de temps, en fonction de l’urgence médicale dans laquelle ils se trouvent, sans pouvoir prendre en compte leur détresse psychologique. Les propos de Marthe montrent que ce n’est pas acceptable pour les soignants qui préfèrent généralement se retirer de ces services.
69Confrontés à leurs propres conceptions du soin et à ce qu’ils estiment favorable à la santé de leurs patients, il arrive que les soignants choisissent de contraindre les personnes sans domicile à être soignées, notamment dans les cas où elles sont amenées dans les services des urgences par la police ou les pompiers. Alexandre, infirmier, raconte :
« Une fois on a admis un clochard aussi, qui s’était cassé une jambe… Généralement on fait un plâtre et après on donne un rendez-vous au bout d’une semaine, pour enlever le plâtre, on donne un rendez-vous, encore une semaine, et après on met une bande dessus, encore pour consolider quand l’œdème a diminué. Mais lui, on savait qu’il ne reviendrait pas, alors on s’est dit : “Qu’est-ce qu’on va faire ?” Alors on s’est dit, pour qu’il garde son plâtre, pour qu’il soit obligé de le garder, on lui a mis une résine, parce que c’est beaucoup plus dur ! Directement la résine. Et après on lui a mis, et il arrivait pas à la couper lui-même et… […] C’était peut-être deux mois après, on aurait dû l’enlever… Et là il est revenu trois mois, ou presque quatre mois après parce qu’il ne supportait plus ! Mais on lui avait mis la résine pour le contraindre à être soigné… J’sais pas, je trouve que c’est pas humain… »
70Il exprime son sentiment d’être pris dans une ambivalence insoluble entre, d’une part, l’impression que les soins sont nécessaires à son patient, et sont de toute façon la meilleure solution à lui apporter, quitte à l’y contraindre ; et d’autre part, le caractère inhumain de l’imposition des soins. Cette forme d’interaction renie l’individu sans domicile puisqu’il n’est pas reconnu comme apte à prendre des décisions pour lui-même. La décision du soin est prise unilatéralement par les soignants, sans que la volonté du patient ne soit respectée. Toute forme de négociation est de la sorte avortée. Les bienfaits thérapeutiques de ce type de décisions sont largement relativisés par les soignants, qui préfèrent amplement la négociation à l’imposition des soins. Les fragilités d’Alexandre affleurent clairement dans ses propos et révèlent en quoi les soignants sont en proie à d’importants questionnements éthiques. Ces épisodes sont pétris d’ambiguïté et de contradictions. Les soignants choisissent d’imposer les soins car leur éthique les pousse à soigner au mieux leurs patients, justement parce qu’ils leur accordent de la valeur en tant qu’individus, et les personnes vivant dans la rue risquent de le ressentir comme une preuve supplémentaire qu’elles ne sont ni respectées, ni écoutées, ni reconnues.
Le patient sans domicile : un mauvais patient
71Les patients sans domicile sont définis comme des mauvais patients à cause de toutes les difficultés, supposées ou effectives, que pose leur suivi médical. La plupart du temps, les soignants s’appuient néanmoins sur leurs valeurs et leur déontologie pour refuser cet étiquetage de bon ou de mauvais patient. Les propos d’Alexandre mettent en lumière la manière dont les soignants étiquettent les patients sans domicile, et assignent aux patients la responsabilité de cet étiquetage :
« Le principal problème, quand y’a un clochard qui arrive… […] Si [l’infirmier d’accueil] dit : “C’est un bourré.” Ben déjà tu catégorises quoi, déjà c’est pas bien. Et c’est vrai que normalement on n’est pas là pour juger, on est juste là pour dire : “Ben voilà, y’a eu une intoxication éthylique.” Et puis être le plus neutre possible, être objectif et puis pas… Mais au bout d’un moment c’est extrêmement dur de rester objectif et de rester… T’as une intoxication éthylique, tu vas le surveiller, tu vas surveiller sa conscience tous les tant d’heures, tu vas le laver s’il s’est oublié ou pas, et de rester comme ça c’est extrêmement dur quand tu sais que c’est la Xe fois que Monsieur X… C’est extrêmement dur de rester impartial… »
72Donner une étiquette de mauvais patients à ceux qui leur posent problème permet aux soignants d’accepter plus facilement la déshumanisation de la relation qui s’instaure28. Déshumanisation très mal vécue par les personnes vivant dans la rue qui se sentent délaissées, non respectées, infantilisées, voire maltraitées. Les soignants rencontrés en sont largement conscients et ressentent une souffrance éthique29, leurs actions ne correspondant plus au sens qu’ils leur donnaient initialement. Marthe résume :
« Il faut se dire que les infirmières aussi elles étaient en grande souffrance par rapport à ça ! Parce qu’on devait laisser des gens dans des situations comme ça ! Qu’on pouvait pas s’en occuper comme on voudrait mais on n’avait pas le choix ! Et y’a des infirmières qui en souffraient beaucoup de ça… »
73Un fossé se creuse entre la réalité de leur exercice professionnel et leur éthique. Leurs conditions de travail ne leur offrent pas la possibilité de faire concorder leurs activités à leurs valeurs de soignants. « La relation de soin s’accompagne souvent d’un jugement des médecins et soignants sur la responsabilité du patient vis-à-vis de sa propre santé, qui entre en tension avec la qualification de sa vulnérabilité30. » Alors même que les patients sans domicile sont vus par les soignants comme particulièrement fragiles et vulnérables, ils tendent à les tenir responsables de leur état de santé extrêmement dégradé. Les soignants se heurtent douloureusement aux obstacles les empêchant de traduire leurs valeurs en actes. Il en résulte une souffrance, exprimée plus ou moins ouvertement, faisant surface dès lors que les routines permettant d’assurer leur sécurité ontologique sont perturbées, que ce soit par des contraintes organisationnelles trop lourdes, des patients qu’ils sont dans l’impossibilité de soigner, ou les deux simultanément. Le patient sans domicile apparaît aux yeux des soignants comme une difficulté supplémentaire, venant s’ajouter à la liste de celles qu’ils n’arrivent pas à dépasser, et cristallise les ressentiments des professionnels de santé.
Conclusion du chapitre : La relation de soin pâtit des fragilités identitaires
74Soignants et soignés sans domicile expérimentent conjointement un manque de reconnaissance dont les conséquences se répercutent sur leurs interactions et sur le soin. Bien sûr, une nuance doit être apportée à la mise en parallèle de leurs conditions puisqu’elles ont trait, pour les uns, à la survie sans hébergement personnel, et pour les autres, à leurs conditions de travail. Toutefois, dans ces deux cas, leurs vulnérabilités respectives fragilisent leurs identités. Quand la carrière de survie des individus sans domicile les confronte au danger de l’abandon de soi, à la perte du souci de soi, que les soignants se sentent inutiles, que leurs valeurs et leur éthique sont mises en péril, il devient presque impossible de tisser une relation de soin sereine et basée sur la confiance. Pourtant, la relation soignant-soigné détermine le soin des patients dans des conditions optimales, ce qu’expriment autant le personnel de santé que les personnes sans domicile. Cette relation est le socle sur lequel se fondent les routines du soin.
75Lorsque des interactions se forgent autour d’un déni de reconnaissance, voire d’une attitude réifiante, aucune action ponctuelle d’un individu ne pourrait suffire à modifier la manière dont les interactants refusent de s’accorder de la reconnaissance, « il faut plutôt que s’installe une routine durable, car seule l’habituation dérivant de la routine possède la force suffisante pour désarmer l’attitude de reconnaissance préalablement adoptée31 ». La routine de l’interaction sert donc doublement : elle transforme les relations de reconnaissance d’une part et entretient la sécurité ontologique des individus d’autre part. Sans sentiment de sécurité, il ne peut y avoir de confiance et la défiance32 prend le dessus. L’inquiétude, la défiance et l’anxiété existentielle provoquent des attitudes défensives chez nos protagonistes. Afin de se protéger, ils développent des stratégies. Il s’agit notamment d’une forme d’interaction-écran, au sein de laquelle la méfiance, l’évitement mutuel et le secret font place à la négociation. Ces pratiques ont vocation à maintenir l’interaction de soin tout en empêchant une relation inter-individuelle plus approfondie de se créer. Si des conflits éclatent, ils prendront la forme d’un rejet de l’autre.
Notes de bas de page
1 Declerck Patrick, Les naufragés : avec les clochards de Paris, Paris, Plon, 2001.
2 Ibid., p. 90.
3 Ibid., p. 308.
4 Corbin Juliet M. et Strauss Anselm L., Unending work and care : managing chronic illness at home, San Fransisco, Jossey-Bass, 1988, p. 251, (traduction I. Baszanger).
5 Goffman Erving, Stigmate, op. cit., p. 17-18.
6 Parizot Isabelle, Soigner les exclus : identités et rapports sociaux dans les centres de soins gratuits, Paris, PUF, 2003.
7 Goffman Erving, Les rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974, p. 12.
8 Pichon Pascale, Vivre dans la rue, op. cit., p. 55.
9 Gelberg Lillian, Gallagher Teresa C., Andersen Ronald et al., « Competing priorities as a barrier to medical care among homeless adults in Los Angeles », American Journal of Public Health, 87 (2), 1997.
10 La CMU avec complémentaire offre une prise en charge à 100 % des frais médicamenteux dès lors que les traitements ont été prescrits par un médecin. Seulement, il ne s’agit que des médicaments remboursés par l’Assurance Maladie. Si le médecin d’Henri lui a prescrit des médicaments qui n’en font pas partie, il serait en effet contraint d’en payer tout ou partie.
11 Honneth Axel, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 2000.
12 Gardella Édouard, Laporte Anne et Le Méner Erwan, « Entre signification et injonction. Pour un travail sur le sens du recours aux soins des sans-abri », art. cité, p. 41.
13 Mauss Marcel, Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 2007.
14 Ogien Ruwen, Théories ordinaires de la pauvreté, op. cit., p. 49.
15 Godbout Jacques et Caillé Alain, L’esprit du don, Paris, La Découverte, 2000, p. 19.
16 Pichon Pascale, Survivre sans domicile fixe, op. cit.
17 Ntetu Antoine-Lutumba et Tremblay Marie-Andrée, « Les valeurs, un outil d’appropriation par les soignants d’une démarche éthique en contexte des soins palliatifs », Revue internationale de soins palliatifs, 29 (3), 2014.
18 Maslach Christina et Jackson Susan E., « Burnout in health professions : a social psychological analysis », dans SANDERs Glenn S. et Suls Jerry (dir.), Social psychology of health and illness, Londres, Laurence Erlbaum Associates, 1982.
19 Klinger Myriam, L’inquiétude et le désarroi social, Paris, Berg international, 2011.
20 Baszanger Isabelle, « Les maladies chroniques et leur ordre négocié », art. cité.
21 Bresson Maryse, Les SDF et le nouveau contrat social, op. cit., p. 58.
22 Simmel Georg, Les pauvres, op. cit.
23 Delhaye Marie et Lotstra Françoise, « Soignants… soignés, un rapport complexe. Une réflexion “chemin faisant” quant au statut émotionnel du soignant », Cahiers de psychologie clinique, I (28), 2007.
24 Honneth Axel, « Réification, connaissance, reconnaissance : quelques malentendus », Esprit, 7, 2008, p. 104.
25 Ibid., p. 106.
26 Pulcini Elena, « Donner le care », Revue du MAUSS, 39 (1), 2012.
27 Tronto Joan C., « Du care », Revue du MAUSS, 32 (2), 2008, p. 251.
28 Maslach Christina et Jackson Susan E., « Burnout in health professions : a social psychological analysis », art. cité.
29 Dejours Christophe, Souffrances en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.
30 Marche Hélène, « Le contrôle ordinaire et institutionnel de l’expérience du cancer : les limites du “patient-sentinelle” », op. cit., p. 219.
31 Honneth Axel, « Réification, connaissance, reconnaissance », art. cité, p. 106.
32 Giddens Anthony, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994.
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