Conclusion
p. 281-285
Texte intégral
1Au cours de cette recherche, nous sommes parvenus, d’une part à dévoiler l’existence de modalités de traitement et de sélection des patients sur la base de critères informels autour de la mobilisation qu’ils suscitent et d’autre part, à établir que ces critères jouent à la défaveur des patients aux situations les plus précaires et aux profils les plus complexes. Deux périodes cristallisent tout particulièrement les tensions : l’accueil et l’hospitalisation. Les profils polypathologiques, les problématiques sociales, l’indiscipline ou encore les antécédents de refus de soin apparaissent comme autant de critères globalement négatifs dans l’évaluation de la situation du patient. L’utilisation de ces critères semble permettre aux professionnels de contenir le paradoxe dans lequel l’institution hospitalière les contraint : maintenir une ouverture et un égal accès aux soins pour tous, tout en favorisant une priorité d’accueil à un nombre limité de pathologies dans une culture d’efficacité des soins affirmée par la récente tarification à l’activité.
2Ces critères engendrent une distribution différentielle de l’offre de soin malgré les principes universalistes du service public hospitalier. Ils sont adossés au développement de stéréotypes ayant trait au caractère « normal » ou « anormal », « bon » ou « mauvais » du patient. L’identification des malades en fonction de leur normalité contribue à étiqueter une partie d’entre eux comme « déviants1 ». Tout individu qui s’écarte de trop loin du modèle du patient moyen ou idéal a tendance à ne pas être accepté par le système hospitalier. Les personnes sans-abri, les personnes présentant des conduites addictives, mais aussi dans une certaine mesure les personnes âgées, les malades polypathologiques, etc., troublent le bon fonctionnement de l’institution. Dans les « coulisses2 » du langage médical, ces malades sont désignés par des vocables spécifiques (crock, gomer, incasable, MODI…) qui témoignent de l’écart entre leur profil et les normes du système hospitalier. C’est ainsi que les patients sans-abri, à l’instar d’autres patients indésirables, connaissent des difficultés d’accès aux soins majorées et tendent à être relégués au sein des services d’urgences.
3 Le développement de ces phénomènes est favorisé par le manque de lits hospitaliers d’aval. Il trouve également un terrain propice dans l’insuffisance de la coordination entre l’hôpital et ses services partenaires extra-hospitaliers. Nous avons notamment démontré que les urgences médicales font régulièrement figure de « services-tampons » permettant de pallier les tensions entre les différents acteurs impliqués dans le traitement du sans-abrisme et plus particulièrement dans la gestion des conduites addictives, qui se trouve partagée entre les logiques de répression et d’assistance.
4Parallèlement, l’urgence sociale rencontre des problématiques similaires à celles identifiées aux urgences médicales : le manque de place et l’existence de critères informels sélectifs pour les candidats à l’hébergement d’insertion tendent à reléguer les sans-abri les plus en difficultés au sein des dispositifs d’urgence.
5En réalité, la société de l’urgence, loin d’être une phase inédite de l’histoire de l’humanité, tend à accentuer certains traits socio-historiques présents depuis la mise en place du capitalisme comme système économique et social. Elle privilégie notamment la recherche de l’efficacité et de l’efficience. C’est ainsi que l’on retrouve dans les dispositifs sociaux à destination des sans-abri une tendance à privilégier l’octroi des aides aux personnes les plus « insérables », suivant un effet d’écrémage3. Dans les services d’urgences médicales la recherche d’efficacité s’est notamment traduite par la mise en place des protocoles de triage. Il s’agit de paramétrer, trier, en suivant des raisonnements relevant de procédures successives afin d’aboutir à la catégorisation des patients selon le degré d’urgence. Dans ce contexte, le sujet est réduit à sa pathologie et les compétences professionnelles privilégiées sont d’ordre médico-technique. Elles s’éloignent des dimensions psycho-relationnelles, du souci de l’autre ou de la responsabilité pour autrui chers à l’éthique d’Emanuel Levinas.
6Cependant, comme le souligne le philosophe Nicolas Maillard, dans l’interaction soignant/soigné, « ce qui est requis de la part du médecin n’est pas de l’ordre du sacrifice de soi mais du secours compétent. Certes une certaine notion du don de soi pour autrui peut se trouver à la racine du désir d’exercer une profession médicale, mais l’idée de substitution n’appartient pas en propre au registre de la relation thérapeutique et ne peut servir à en définir le caractère éthique singulier4 ». Toutefois, cette composante éthique, quoique non suffisante, demeure nécessaire et indispensable à la prise en charge de l’ensemble des souffrances de la personne en situation de précarité. Pour le médecin, dépasser la stricte interprétation de son champ de compétence pour s’intéresser aux difficultés sociales du patient sans-abri exige souci de l’autre et responsabilité pour autrui. Or, cette éthique du soin entre en conflit avec les mouvements contemporains « d’économicisation » et d’hyperspécialisation du monde hospitalier. Au sein de l’hôpital moderne, le malade doit entrer dans un champ nosologique bien défini pour devenir le patient du spécialiste. La segmentation des spécialités médicales contribue à accroître les difficultés des services hospitaliers d’urgences dans le placement de leurs usagers. À la nosologie se rajoutent les critères de sélection des patients liés aux contingences organisationnelles et aux régulations des dépenses hospitalières. Parallèlement, les récentes réformes de financement contribuent à privilégier la reconnaissance des actes techniques au détriment de l’accompagnement relationnel. Elles déterminent une organisation des normes de prise en charge autour d’un profil de patient « moyen ». En imposant une pression économique aux services qui viendraient à s’écarter de cette norme, les nouvelles modalités de gestion légitiment d’une certaine manière les barrières qui entravent l’accès aux soins des patients jugés « déviants ». Dans ce contexte, on ne peut s’étonner de ce qui ressort des entretiens, à savoir la reconnaissance par les professionnels eux-mêmes, que l’adaptation de leurs actions à la situation sociale du malade – et notamment à la situation de précarité du patient sans-abri – varie en fonction des circonstances et de leur propre « fibre sociale ».
7Nos observations ont également permis de mettre en évidence combien le soin en urgence des personnes en situation de grande précarité se joue à travers la confrontation de multiples temporalités contradictoires. La brièveté de la prise en charge aux urgences s’oppose à la chronicité des situations de précarité. Le rythme des services d’urgences médicales diffère de celui des services partenaires, ce qui multiplie les difficultés de transfert et d’orientation des patients à la sortie. Enfin, au sein même des urgences, les personnels travaillent sur des lignes temporelles différenciées. Les médecins seniors et les infirmiers (de zone et d’accueil) tendent à orienter leur attention vers une gestion des flux des patients, là où les internes sont plus spécifiquement engagés vers la gestion de cas concrets. Quant à l’assistante sociale et le psychiatre, ils connaissent une relation au patient marquée par le rythme ralenti de l’entretien psycho-social. Si dans l’imaginaire social, l’urgence médicale n’attend pas et implique la nécessité d’agir vite et sans délai, dans les faits, elle semble plutôt se trouver à la croisée de deux dimensions plus générales du temps. La première dimension, Chronos, implique un temps quantitatif et linéaire, séquencé en unité de mesures que sont par exemple les heures, les minutes ou les secondes. Le temps est ici computable. Il fait référence à un cadre préalable standardisé et s’impose à l’activité humaine comme temps unique, un temps de référence. Chronos renvoie aux normes quantitatives communes à un groupe, tels que les délais de prise en charge définis dans les protocoles de triage. À l’inverse, Kairos concerne une dimension qualitative et pragmatique du temps. Il désigne le moment adéquat, l’occasion propice, l’opportunité. Il s’agit d’intervenir au bon moment. Cette dimension relève du sens pratique et peut être construite à partir d’une multiplicité de temporalités. Chronos implique de suivre scrupuleusement les rythmes imposés par le triage alors que Kairos permet l’appréciation d’une situation dans toutes ses dimensions et ouvre la voie aux possibilités d’adaptation. L’adaptation du temps consacré à un patient peut ainsi considérer le vécu ou la temporalité du malade. Dans l’observation de la situation de monsieur A.5, le médecin a manifestement considéré ces dimensions pour s’ouvrir à l’urgence ressentie du patient et intervenir au bon moment. Alors que Chronos est mobilisé dans l’objectif de répondre aux urgences vraies, Kairos ouvre la voie à une reconnaissance et à une légitimation des autres formes d’urgences, qu’elles soient médicales, sociales et/ou ressenties.
8Le temps idéal pour le soin en urgence est celui qui prend à la fois en compte Chronos et Kairos. Cet intermédiaire s’ouvre à la possibilité de légitimer les urgences jugées secondaires. Mais les personnels des urgences s’en éloignent. Cet éloignement apparaît moins dû au nombre d’urgences vitales (qui représentent moins de 3 % des situations accueillies dans les services6) qu’à la conjugaison de deux autres facteurs. Le premier est le spectre de la responsabilité ultime. Pour faire face au risque de ne pas repérer une urgence vitale, pour répondre au danger « de passer à côté de quelque chose7 », les soignants tendent à aller vite pour évaluer un maximum de situations rapidement en focalisant leur attention sur les situations engageant les pronostics vitaux et fonctionnels. Le spectre de la responsabilité ultime réfère à une mauvaise gestion du temps qui précipiterait la mort d’un patient. Il trouve un écho supplémentaire dans le contexte de la judiciarisation de la société qui marque profondément les conditions d’exercice de la médecine contemporaine. Le second facteur réfère aux contraintes organisationnelles qui poussent les professionnels à travailler dans l’urgence. Du fait de l’engorgement des services, de la restriction des ressources hospitalières et de la pénibilité du travail, les personnels des urgences connaissent des situations d’épuisement professionnel. Le contact avec une population qui exprime mécontentement ou agressivité face aux délais d’attentes entrave la communication, l’empathie et l’échange pacifié nécessaire à la pleine considération de l’urgence secondaire. On aboutit alors à un véritable paradoxe dans les services hospitaliers d’urgences. Alors que les protocoles de triage doivent permettre de répondre aux situations d’engorgement des services, ils véhiculent une focalisation de l’attention des personnels sur l’urgence vitale qui dans les faits, ne recoupe qu’une mineure partie de l’activité. À l’inverse, le tri tend à délégitimer les urgences dites secondaires. Dans ce contexte, la rencontre avec tout ce qui ne relève pas de l’urgence grave ou vitale aura tendance à être vue comme étant problématique par les personnels, alors même que ces situations relèvent de la majeure partie de leur activité.
9Dans une société de l’urgence qui repose sur la spécialisation, comment valoriser une médecine qui repose sur la polyvalence ? Certains sont partisans de recentrer la médecine d’urgence vers le cœur de sa spécialité : la prise en charge des pathologies graves et vitales. Les fonctions d’accueil et le triage, à l’instar des soins dispensés aux urgences secondaires, font alors partie des activités les moins honorables du champ professionnel. Suivant une logique de différenciation fonctionnelle, le triage fait l’objet de délégations à des personnels paramédicaux ou administratifs, comme les infirmiers organisateurs de l’accueil aux urgences ou les permanenciers aux auxiliaires de régulation médicale dans les centres 15. À l’instar de la médecine de spécialité, la médecine d’urgence tend à développer une sélection des patients à un nombre limité de pathologies. Mais cette évolution s’avère problématique tant au niveau macrosocial qu’au niveau de l’interaction entre soignants et soignés. D’un point de vue macrosocial, les efforts de restriction de l’accueil au noyau des urgences vraies s’inscrivent à contre-courant d’un recours accru aux urgences de la population en peine d’accès aux consultations spécialisées. Paradoxalement, une telle restriction de l’accueil s’oppose également à l’intérêt financier des établissements tant le dispositif tarifaire des services hospitaliers d’urgences incite au volume d’activité. Au niveau de l’interaction entre soignants et soignés, cette évolution est propice au développement de nombreux malentendus. Comme le souligne Marc Bessin8, les malentendus au sein des services d’urgences résident dans le hiatus entre l’urgence vraie et les autres formes d’urgences. Ils proviennent également du mot malentendu lui-même « qui désigne à la fois la réponse et la demande : le professionnel est là pour calmer, rationaliser et gérer des situations dans une vision globale du service alors que le patient y vit de façon dramatique, extraordinaire et égocentrique son passage9 ». Dans ce contexte, une question se pose : est-il possible de sortir des malentendus de l’urgence ? Répondre par la positive nécessiterait de dépasser les logiques managériales d’hyperspécialisation et de clivage entre les secteurs d’activité. À l’heure où certains font du care un concept moral et politique majeur, il s’agit de promouvoir une conception noble et non pas marginalisée des compétences psycho-relationnelles, du travail en réseau et de la coopération pluridisciplinaire. Mais aussi et surtout, sortir des malentendus de l’urgence appelle à l’interrogation sociétale des dimensions éthiques du souci de l’Autre, du soin et de l’attention portés aux personnes les plus vulnérables.
Notes de bas de page
1 Becker H., Outsider, op. cit.
2 Goffman E., La mise en scène de la vie quotidienne, op. cit.
3 Lipski M., Street-level Bureaucracy, op. cit. et Damon J., La question SDF, op. cit.
4 Maillard N., « Emmanuel Lévinas et l’éthique médicale », in Éthique et santé, vol. 1, Paris, Masson, p. 105.
5 Cf. observation décrite en méthodologie.
6 DREES, « Les usagers des urgences : Premiers résultats d’une enquête nationale », art. cité.
7 Extrait d’un entretien précédemment cité.
8 Bessin M., « Le social aux urgences de l’hôpital », art. cité.
9 Ibid.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'école et ses stratèges
Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures
Philippe Gombert
2012
Le passage à l'écriture
Mutation culturelle et devenir des savoirs dans une société de l'oralité
Geoffroy A. Dominique Botoyiyê
2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011