Conclusion de la quatrième partie
p. 277-280
Texte intégral
1Face au patient sans-abri, nous avons vu que les personnels des urgences mobilisaient deux discours pour justifier l’adaptation ou non de leurs actions en fonction de la situation de grande précarité. Dans le premier argumentaire, centré sur la priorité accordée à la prise en charge des urgences vitales, le temps nécessaire au personnel pour gérer les problématiques sociales apparaît comme une entrave potentielle à leur travail1. À l’inverse, le discours fondé sur une raison humanitaire2 repose sur une économie morale de l’empathie, de la compassion et justifie une mobilisation adaptée à la situation sociale sur la base de valeurs humanistes3. Les deux modèles de justification des décisions laissent entrevoir un rapport différent au temps et à la responsabilité. Dans la première situation, la responsabilité du professionnel est définie en regard de la mission prioritaire du service. Le rapport au temps est marqué par la hiérarchisation des priorités selon leur degré de proximité avec le risque létal. Ce raisonnement suit le principe de différence lexical identifié par John Rawls dans sa théorie de la justice sociale4. Pour ce philosophe, les inégalités sont justes « si et seulement si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun et, en particulier, pour les membres les plus désavantagés de la société5 ». Le principe de différence implique de maximiser les biens des plus faibles. Les protocoles de tri s’inscrivent dans cette rationalité en privilégiant la prise en charge immédiate pour les urgences les plus graves. Le plus défavorisé d’un point de vue médical reçoit le maximum de soins, le plus rapidement possible. Mais appliqué à la médecine, le principe de différence lexicale se conçoit dans les limites de la pertinence thérapeutique6. En médecine de catastrophe par exemple, les morituri sont orientés vers les soins palliatifs. Ceux qui vont mourir, ceux qui, au-delà de toute ressource thérapeutique ne tireront aucun bénéfice des meilleurs soins, relèvent de « l’urgence dépassée » selon la formule consacrée. Les actes curatifs sont focalisés sur les autres catégories de patients, afin de prioriser ceux dont la prise en charge permettrait d’augmenter les chances de survie. En d’autres termes, aux urgences, comme en médecine de catastrophe, le personnel n’apparaît pas uniquement responsable d’un patient dans une relation individuelle. Sa responsabilité est collective, vis-à-vis de l’ensemble du flux des patients. Le professionnel ne se limite pas à la considération du malade devant lui à tel moment précis mais envisage aussi tous les autres malades : ceux qui sont pris en charge au sein du service, ceux qui attendent et ceux dont l’arrivée à venir est annoncée par la régulation du SAMU. C’est l’enjeu de la disponibilité pour les urgences vitales qui domine.
2À l’inverse, dans la situation où le praticien participe de la raison humanitaire, la temporalité et la gestion des priorités sont court-circuitées par la seule responsabilité de l’être humain refusant de faire face à ce qu’il estime être intolérable. On peut retrouver ici la règle de réciprocité, pointée par Paul Ricœur7 comme la Règle d’Or de toute relation juste. Cette maxime morale propose de conformer son action à l’égard d’autrui sur ce que nous attendons nous-même de sa part. Elle est représentée par la formule évangélique : « Tout ce que vous voudriez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-même pour eux. » La Règle d’Or se caractérise par la proposition d’inverser les rôles entre l’acteur et le destinataire de son action. Elle suppose que le professionnel se définisse en tant qu’être humain, à l’instar du patient. Il est animé par un principe d’empathie. Il s’agit de se mettre « à la place de l’autre » et de ressentir les conséquences et les impacts de son action du côté de celui qui la subit. Sans doute cette empathie est-elle encore plus marquée lorsque le professionnel est amené à ressentir le dénuement et l’extrême vulnérabilité « du visage8 » du malade, au sens d’Emanuel Levinas. La confrontation au visage d’autrui est une expérience fondamentale pour le philosophe. Ce dernier étend à tout homme le devoir de responsabilité que chacun admet généralement envers sa famille, ses amis et ses proches. Dans une dimension d’infinité et de transcendance, la responsabilité pour autrui est une responsabilité « à laquelle on ne se dérobe pas et qui, ainsi, est principe d’individuation absolue9 ». Cette responsabilité « commande au moi de sortir de soi, de quitter son être pour l’au-delà de l’être, de quitter le présent pour un temps sans présent qui est le temps de l’autre10 ». Loin du temps professionnel et protocolisé, le temps de la rencontre lévinassienne avec un autre visage implique une responsabilité immédiate et incessible.
3Comme le souligne Pierre Valette, à propos d’une recherche sur l’éthique de l’urgence : « On voit qu’il est difficile en médecine de supposer qu’il existe des “biens” égalisables et une certaine souplesse dans l’utilisation des grilles d’évaluation, des scores cliniques est la marque même de l’exercice médical11. » D’une certaine manière, l’éthique de Levinas s’oppose au voile d’ignorance qui permet à John Rawls d’élaborer sa conception de la justice sociale. En effet, l’expérience philosophique consistant à se mettre dans une position originelle ne dit rien des émotions ressenties face à autrui. Elle ne dit rien non plus des principes et des valeurs du soignant, de son investissement dans un engagement moral envers le patient. Pour Pierre Valette, le tri apparaît comme un excellent moyen de lutter contre la responsabilité exorbitante qu’impose la rencontre avec autrui : « Le tiers libère d’une responsabilité infinie à laquelle la rencontre avec l’autre nous somme de répondre, et ce, d’autant plus que nous sommes des médecins, des soignants, des secouristes, des sauveteurs… Le tri permet de penser l’énigme du monde et de supporter l’intrigue incarnée par autrui12. » On remarque comment ici se noue le rapport entre les normes cliniques et l’engagement moral aux urgences puisque le personnel est en demeure de faire un choix en décidant, dans l’accueil et la prise en charge des patients, de la place qu’il veut faire à la dimension de reconnaissance contenue dans toute présentation d’un symptôme ou d’une demande d’aide sociale.
4Par extension, on peut aussi rattacher les deux discours des personnels aux pôles déterminants la rationalité de l’action sociale théorisés par Max Weber13. Là où le soignant manifeste un engagement cognitif orienté vers la gestion des flux, il tend à se rattacher à une rationalité en finalité et ses propos se réfèrent au but d’organisation efficace de l’activité. Mais, lorsqu’il manifeste un engagement moral vis-à-vis d’un patient, il se réfère davantage à une rationalité en valeur ou affective. Hartmut Rosa14 constate que les effets de l’accélération provoquent une domination des processus basés sur la rationalité en finalité, au détriment des actions reposant sur la rationalité en valeur, qui apparaissent affaiblies et désynchronisées. Dans la lignée de ses analyses, nous relevons que l’engagement cognitif des professionnels envers le flux des malades se réfère à un temps dominant, au rythme des normes organisationnelles de la médecine d’urgence. À l’inverse, l’engagement moral envers un patient, relève d’un épiphénomène désynchronisé, en marge de la temporalité du service. En ce sens, la médecine d’urgence semble appeler quotidiennement ses praticiens à un défi considérable : celui de trouver une alliance entre deux temporalités du soin ; la temporalité de l’efficacité scientifique et celle de l’attention aux relations humaines.
Notes de bas de page
1 Reprise des propos des professionnels dans les extraits d’entretiens précédemment cités : « Ce n’est pas notre mission première », « on n’a pas le temps pour ça », « ce n’est pas notre rôle […] on a assez à faire comme ça », « sinon le risque, c’est aussi une perte de chance pour les autres. Pour ceux qui viennent avec un vrai problème ».
2 Fassin D., La raison humanitaire, op. cit.
3 Reprise des propos des professionnels dans les extraits d’entretiens précédemment cités : « On est humain quand même », « on va pas le laisser comme ça », « et puis où tu veux qu’il aille sinon, le pauvre…? ».
4 Rawls J., Théorie de la justice, Paris, Le Seuil, 1987 (1971), p. 41.
5 Ibid., p. 41.
6 Valette P., Éthique de l’urgence, urgence de l’éthique, Paris, Presses universitaires de France, p. 189.
7 Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1996 (1990), p. 255.
8 Levinas E., Totalité et infini : Essai sur l’extériorité, Paris, Le Livre de Poche, 1996 (1961).
9 Levinas E., Éthique et infini : Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p. 86.
10 Delhom P., « Le temps de la patience », Cahiers d’études lévinassiennes, vol. 4, 2005, p. 21-47.
11 Valette P., Éthique de l’urgence, urgence de l’éthique, op. cit., p. 188.
12 Ibid., p. 243-244.
13 Weber M., Économie et société, Paris, Uge Poche Pocket, 1995 (1921).
14 Rosa H., Accélération : Une critique sociale du temps, op. cit.
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