Chapitre VII. La mobilisation des partenaires médicaux et sociaux
p. 155-179
Texte intégral
1Si la mobilisation autour du patient sans-abri est distribuée entre différents professionnels au sein des urgences, le parcours de soins du malade dépend aussi de la mobilisation des partenaires intra et extra-hospitaliers. Le processus de transfert du malade des urgences vers un autre service (médical ou social) dépend de lignes d’organisation temporelles de ce dernier. Le transfert se joue selon des modalités d’organisation formelles et informelles qu’il est possible d’analyser en détail. À l’instar des phénomènes observés au sein des urgences, il existe des critères de mobilisation qui font du malade sans-abri un patient plus ou moins mobilisateur aux yeux des services hospitaliers de spécialité ou des services sociaux et médico-sociaux.
La préparation à la sortie vers un service médical ou social
Trouver une place : entre temporalités et compétition
2La prise en charge du patient aux urgences suppose à la fois une mobilisation interne du personnel et une mobilisation de personnes-ressources extérieures au service. Ces ressources dépendent de l’établissement ou du milieu extra-hospitalier. Elles peuvent intervenir au cours de la prise en charge, par exemple lorsqu’il s’agit de solliciter un avis spécialisé, de faire appel au plateau technique pour un examen d’analyse ou de demander une information à un professionnel habituellement chargé du suivi du patient. Mais la mobilisation de partenaires est aussi essentielle au moment de la préparation à la sortie du patient. Nous focaliserons notre attention sur ce moment clé, permettant l’orientation du patient sans-abri vers un service sanitaire et/ou social adapté à ses besoins. Les professionnels œuvrant à la préparation à la sortie sont les urgentistes (médecins et internes) et l’assistante sociale du service des urgences1. L’un des enjeux majeurs de leurs tâches est d’en négocier la temporalité. La sortie d’un patient nécessite souvent un délai pour activer les aides nécessaires ou trouver un lit (d’hébergement ou d’hospitalisation) disponible. En ce sens, les évènements doivent être anticipés dès que possible afin d’optimiser l’orientation du patient et la gestion des flux aux urgences.
3Pour orienter au mieux le patient, il est nécessaire de coupler le rythme des urgences au rythme de travail des autres partenaires. Une grande partie des tâches des urgentistes et de l’assistante sociale consiste à préparer la sortie des malades. Ce travail se caractérise notamment par de nombreux contacts téléphoniques afin de rechercher des lits d’aval2. Ces dernières années, les difficultés d’hospitalisation des patients à la sortie des urgences se sont fortement « aggravées en raison d’une demande générale en soins qui s’accroît, d’une modification des besoins en santé d’une population vieillissante, d’une transformation des structures hospitalières en unités de soins programmés – unité de semaine, de jour – et de contraintes économiques fortes3 » engendrant la fermeture de lits hospitaliers. Outre la difficulté de trouver des lits d’aval, le manque de place d’hébergement en établissement médico-social est un obstacle supplémentaire rencontré lors de la préparation à la sortie d’un patient sans-abri.
4Qu’ils appartiennent au secteur sanitaire ou social, les partenaires intra et extra-hospitaliers sont déjà engagés dans la gestion de leur propre file active d’admission directe. Ainsi, les services de spécialités admettent directement les malades pour les interventions programmées et les dispositifs d’hébergement d’urgence gèrent leurs admissions par le biais de la veille sociale 115. Les services partenaires peuvent gérer des listes d’attente pour réguler au mieux leurs admissions. Le défi qui s’impose alors au médecin ou à l’assistante sociale des urgences est de réussir à placer le patient sortant sur d’autres lignes de travail : celui-ci doit pouvoir « se loger dans des flux déjà alimentés. Pour chacune de ces lignes de travail, le service des urgences n’est qu’une source de flux parmi d’autres. Qui plus est, alors que d’autres sources de flux procèdent par rendez-vous, par planification des ordres de passage, les urgences présentent un handicap sérieux : elles cherchent à placer des patients non prévus, elles perturbent les plans d’action des lignes de travail, elles mettent en cause des conventions déjà établies4 ». Autrement dit, dans le processus de transfert, le patient des urgences entre en compétition avec d’autres patients ou d’autres usagers. Transférer un malade sortant des urgences vers un autre service signifie confronter entre elles diverses rationalités professionnelles. Ce qui est une priorité pour le service des urgences ne recoupe pas forcément les critères de priorité d’un autre service. Dans la perspective de l’orientation d’un patient sans-abri, il s’agit de comprendre comment les personnels des urgences gèrent les facteurs de mobilisation différentielle des services extérieurs qui définissent leurs priorités pour sélectionner les personnes candidates à l’admission.
Les modalités de transfert des patients
5Pour préparer la sortie d’un patient en dehors des urgences, il existe trois modalités de transferts5 : le transfert par ordre chronologique, celui dépendant de la force mobilisatrice du patient et le placement imposé. Le transfert par ordre chronologique est réalisé sans recours à la force mobilisatrice. Dans cette situation, le passage sur une autre ligne de travail est réalisé en fonction du moment de la demande. Les différents flux s’interpénètrent sans que cette procédure simple ne soulève de question particulière. Par exemple le 115 dispose de deux places d’hébergement réservées chaque jour pour les patients sortant des urgences de l’hôpital Grand-Est. Le transfert se réalise « tout naturellement » du fait de ces places disponibles. La deuxième modalité de transfert dépend de la force mobilisatrice du patient. Elle implique une position particulière du personnel des urgences, qui tend à mettre en avant les repères mobilisateurs pour motiver le partenaire à l’admission du patient.
« Un bon patient, un patient que tu arrives facilement à placer, c’est un patient qui a une pathologie bien identifiée et qui est autonome. Un patient qui ne posera pas de problèmes à l’équipe. C’est pour ça que c’est important de montrer qu’il est autonome. »
entretien Laure, interne
6Le recours à la force mobilisatrice doit permettre à l’urgentiste ou à l’assistante sociale de « vendre » le patient pour l’intégrer dans le flux de travail du service partenaire. D’où l’emploi d’une lexicologie de marché, de placement et de négociation par les professionnels des urgences au moment de la préparation de la sortie du patient. Dans le contexte concurrentiel, de l’engorgement des urgences et de l’insuffisance de lits (sanitaires et sociaux) d’aval, le personnel des urgences cherche à convaincre son interlocuteur afin de favoriser l’admission de son patient. Enfin, la troisième modalité est le placement intra-hospitalier imposé. Il s’agit d’une méthode d’hospitalisation par contrainte administrative. Lorsqu’aucune place d’hospitalisation n’est disponible dans le service adéquat, l’administration hospitalière peut placer d’office certains patients en fonction des disponibilités en lits qui lui sont communiquées chaque jour. Un malade présentant une pathologie d’ordre médical peut alors se trouver dans un service de spécialité chirurgicale. Ces mesures sont relativement impopulaires auprès des équipes hospitalières et il y est rarement fait recours. Le transfert d’un même patient peut se négocier selon ces différentes modalités de manière cumulative. Par exemple, si la tentative de transfert ordonné ne donne pas de résultat lorsque les lits réservés sont complets, le recours à la force mobilisatrice peut permettre à l’urgentiste d’insister pour négocier un lit supplémentaire. Le professionnel tentera alors de mobiliser le partenaire pour l’admission du patient en attirant son attention sur la valeur mobilisatrice. Dans ce cas, « il faut donc arriver à remonter le rang du patient, à faire réviser les plans d’action de la ligne de travail sollicitée, à placer le patient avant ceux qui viennent d’autres sources6 ». En cas d’échec, le recours à l’administration hospitalière peut permettre d’imposer le malade.
7Nous avons observé les transferts de patients sans-abri négociés à la sortie de l’UHCD et de l’accueil des urgences. Sur un ensemble de 32 transferts négociés, nous avons relevé :
21 négociations pour une hospitalisation : toutes ont été négociées sur la base de la force mobilisatrice. Outre la politique de l’établissement en matière de gestion des lits, cette modalité de négociation est sans doute liée au profil particulier des patients sans-abri (polypathologiques et présentant une lourde charge de soins). Il est rare qu’il existe une correspondance stricte entre un patient et un service. Généralement, les patients sont susceptibles d’être « ajustés » au service contacté en mettant en avant les facteurs mobilisateurs et en nuançant les éléments démobilisateurs dans la négociation. Sur cet ensemble de 21 orientations par recours à la force mobilisatrice, 4 ont échoué : 2 ont fait l’objet d’une imposition et 2 ont fait l’objet d’une orientation vers des soins ambulatoires dans l’attente d’une hospitalisation différée ;
8 négociations pour un hébergement en foyer : dont 5 cas de transfert ordonnés (dans le cadre du partenariat du service d’urgences avec le 115) et 3 cas de négociation sur la base de la force mobilisatrice (lorsque les lits réservés pour les patients sortant des urgences étaient complets). Sur ces 3 cas, 2 échecs en l’absence de place disponible dans l’immédiat ont conduit à une sortie à la rue du patient, chargé de rappeler le 115 ultérieurement ;
3 négociations pour une admission en LHSS : marquées par 2 échecs en l’absence de place disponible. Un patient a été orienté vers un lit de convalescence et l’autre vers un service social extra-hospitalier pour le suivi de sa demande d’admission.
8La majeure partie de nos observations (20 transferts sur 32) ont eu lieu à l’UHCD. Si les urgences ouvertes 24 h/24 accueillent des patients exclus de la médecine ambulatoire7, l’UHCD est en quelque sorte une unité de recours pour les patients indésirables au sein même de l’hôpital. Sa vocation initiale est de recevoir les patients qui nécessitent une prise en charge de courte durée, mais dans les faits, l’unité fait aussi office de « service-tampon » en accueillant les personnes qui nécessitent d’être hospitalisées ou d’être prises en charge sur le plan social et pour lesquelles aucune place n’est disponible.
9La nécessité pour les professionnels des urgences de « vendre » leurs patients afin d’en préparer la sortie provoque des troubles à la fois sur le plan moral et sur le plan de la charge de travail. Sur le plan de la charge de travail, les médecins déplorent le temps nécessaire à la recherche de lits d’aval et considèrent qu’ils ont à assumer le dysfonctionnement des établissements hospitaliers en termes d’insuffisance de lits disponibles. Sur le plan moral, les médecins et les assistantes sociales dénoncent les traitements différenciés des patients qui vont à l’encontre de la règle d’égalité d’accès aux soins pour tous. Ils soulignent surtout le regard marchant porté sur les patients. « Le fait d’avoir à “vendre” des patients produit ici une tension dans le “cadrage” de ceux-ci8. » L’hôpital fait office de supermarché, de lieu de marchandage.
« Dans cette logique marchande, les autres services n’ont aucune obligation vis-à-vis des patients. Même si ceux-ci entrent dans leur domaine de compétence, ils décident eux-mêmes de ce qui les “intéresse”. La responsabilité morale vis-à-vis du malheur d’autrui s’efface devant l’intérêt éventuel du service […]. L’idée de commerce est bien liée au fait que le patient n’est pas pris en charge en vertu d’obligations vis-à-vis de son état, mais en fonction de l’appréciation que se fait l’interlocuteur de ce qui dans le patient rejoint ses intérêts à lui9. »
10Autrement dit, même si les personnels des urgences pensent agir pour l’intérêt du malade au moment de la négociation des transferts, la tension morale reste présente car ils savent qu’ils composent avec l’existence d’un marché des patients et qu’ils se trouvent contraints à s’y engager.
Une interne raccroche le téléphone après son troisième contact infructueux auprès de services partenaires pour transférer un patient.
Interne, soupirant. — Franchement, ce n’est pas de la médecine ça, c’est du marchandage !
observation UHCD
« Parfois je t’avouerai que j’en ai un peu marre de devoir pleurer partout pour avoir une place. On se dit quand même, un SDF qui sort des urgences, en plus du problème social il a déjà des soucis de santé, on ne devrait pas avoir de mal à le placer. C’est quand même pour aider les gens les plus vulnérables qu’on est là, non ? »
entretien Agnès, assistante sociale
11La tension morale se révèle occasionnellement lorsqu’un service hospitalier annonce qu’il n’a pas de lits disponibles. Les urgentistes soupçonnent parfois le service de détenir des lits disponibles mais de préférer les réserver pour des patients plus mobilisateurs. « Dans un contexte où chaque service est supposé rechercher les patients les plus mobilisateurs, affleure le soupçon sur les stratégies d’évitement de certains malades10. » Ce soupçon peut être consolidé lorsqu’on découvre parfois soudain la disponibilité de lits par le biais d’un transfert imposé.
Les stratégies et les procédés de présentation
12Pour négocier la prise en charge d’un patient par un service partenaire, les urgentistes et l’assistante sociale mettent en œuvre diverses stratégies. Tout d’abord, ils peuvent motiver la nécessité du transfert en soulignant le besoin d’hospitalisation ou d’hébergement du patient. Ils peuvent également insister sur la pertinence du transfert et son ajustement avec la fonction du service constaté. Enfin, ils peuvent mettre en valeur les caractéristiques mobilisatrices des patients ou nuancer les repères démobilisateurs identifiés par le partenaire.
13L’un des procédés de présentation des patients parmi les plus classiques consiste à mettre en valeur le diagnostic principal en soulignant sa proximité avec la spécialité du service sollicité. Les diagnostics associés sont alors relativisés, ainsi que les antécédents démobilisateurs. Les aspects négatifs – comme les problèmes sociaux ou de comportement tendent à être éludés. Ces pratiques se repèrent tant en amont qu’en aval des urgences.
« On nous adresse parfois des patients en état d’ébriété légère avec un antécédent de chute. Quand on interroge le patient, on comprend que la chute date de plus d’une semaine. Parfois c’est aussi un moyen de “se débarrasser” du patient aux urgences . »
entretien Philippe, médecin
14Les limites à ces pratiques de dissimulation ou de modification du profil sanitaire des patients sont de deux ordres. D’un point de vue personnel, l’éthique des médecins ou des internes peut les pousser à déprécier ce type de pratiques jugées non conformes à leurs valeurs individuelles. D’un point de vue plus structurel, l’anticipation sur le long terme conduit les personnels des urgences à entretenir les possibilités d’une bonne collaboration inter-services. Un épisode de transfert d’un patient difficile non annoncé comme tel au service partenaire peut ainsi compromettre durablement les relations des urgences avec ce service et majorer les difficultés dans les prochaines négociations de transfert.
15Les compétences nécessaires au « placement » des patients s’acquièrent avec l’expérience. Plus les personnels négocient avec les services partenaires, plus ils apprennent à comprendre les attentes des différents services et à ajuster la présentation des patients en conséquence. En ce sens, les internes et certains médecins récemment arrivés aux urgences font figure de novices dans les démarches de transfert et bénéficient régulièrement des conseils de leurs collègues plus expérimentés. Les infirmiers et parfois même les aides-soignants les plus anciens peuvent aussi jouer un rôle dans la transmission des connaissances nécessaires, comme le montre l’observation suivante :
Un interne et une aide-soignante échangent au sujet du transfert d’un patient sans-abri :
Interne, en raccrochant le téléphone après avoir contacté le service de pneumologie. — Et voilà ! La pneumo ne le prend pas. Ils disent que ça relève plus de la gastro et la gastro n’a pas de place.
Aide-soignante. — Essaye voir X [un pavillon comprenant un service de médecine gériatrique et de réadaptation].
Interne. — Mais il n’a pas 75 ans !
Aide-soignante. — Non, mais presque. Et quand je bossais là-bas, on prenait aussi des patients plus jeunes avec perte d’autonomie. Lui, il lui faut de l’aide pour se lever du lit. Avant il marchait bien. Peut-être qu’on pourrait au moins demander son avis à l’UMG [unité mobile de gériatrie]. Peut-être qu’il y a quelque chose à rééduquer.
observation UHCD
16Les assistantes sociales récemment arrivées aux urgences, bénéficient quant à elles des conseils de leurs cadres ou de leurs collègues des autres services dans les situations de transfert complexe vers les établissements sociaux ou médico-sociaux. Mais loin de se limiter à l’expérience du « placeur », le succès d’une négociation de transfert, qu’elle soit sociale ou sanitaire, peut aussi être renforcé par les relations inter-personnelles.
Assistante sociale. — Une fois j’ai réussi à placer un SDF en SSR, mais c’est rare.
VW. — Et comment tu as fait ?
Assistante sociale. — En fait j’ai maintenant de très bonnes relations avec Jean-Luc [prénom du cadre infirmier du SSR]. Il me fait confiance. Il sait que je ne lui envoie jamais des situations difficiles. Ils n’ont pas beaucoup de temps d’AS là-bas. Il sait que je me charge de toutes les démarches avant le transfert (s’il y a besoin d’une demande sécu ou autre). Du coup ça marche plutôt bien entre nous.
17Outre les relations inter-personnelles, la position du demandeur influence aussi le déroulement de la négociation. Les internes se plaignent parfois de n’avoir qu’une marge de manœuvre très réduite lorsqu’ils sont amenés à négocier directement avec les praticiens hospitaliers des services partenaires.
18Cependant, les logiques de libre choix des patients par les services partenaires ont également leurs limites. Le « marché » des patients ne se régule pas uniquement en fonction de l’offre et de la demande. Il existe également un cadre de contraintes. Ainsi, le principe de suivi des patients peut jouer comme une obligation de prise en charge pour les services intra-hospitaliers. Ce principe « joue d’abord comme repère cognitif pour avoir l’idée d’un service qui serait susceptible d’être mobilisé ou intéressé par un patient, tout en ayant déjà accumulé des connaissances sur son cas. Ce principe de suivi se manifeste plus clairement comme obligation morale lorsqu’un acteur accompagne cette orientation en mentionnant qu’ils sont “tenus de le reprendre”11 ». Il s’agit là d’une obligation morale qui se manifeste encore avec plus d’acuité dans les réactions des urgentistes lorsqu’un service ne se mobilise pas pour un patient vis-à-vis duquel il était déjà engagé. L’autre limite à la logique de marché concerne le recours à l’imposition du patient par l’administration hospitalière. Ce recours peut influencer les négociations a priori, par le biais d’une menace – formulée plus ou moins directement – par l’urgentiste et/ou par l’acceptation du transfert par le service partenaire craignant une imposition formelle. A posteriori, le recours à l’imposition est généralement pratiqué pour des patients précis, devant l’impossibilité de trouver un service et la nécessité ferme d’une hospitalisation. Il s’agit de patients dits « incasables » comme peuvent l’être les malades sans-abri. Le recours à l’administration peut connoter une sanction prise à l’égard d’un service lorsqu’on le soupçonne de ne pas dire la vérité sur ses disponibilités ou de réserver ses lits pour les patients les plus mobilisateurs. Cependant, l’imposition entrave la qualité de la collaboration des urgences avec les autres services hospitaliers. Si « les urgences livrent, par l’intermédiaire de l’administration, des patients trop peu mobilisateurs, les services peuvent, par rétorsion, limiter leur concours au traitement des flux de patients. Dans ce contexte, un recours excessif aux placements imposés risque d’enclencher pour les urgences des difficultés en retour12 ». En conséquence, bien que le marché soit contraint, le principe de libre choix demeure une réalité dans l’intérêt des urgences et des autres services hospitaliers. D’où l’importance d’identifier les repères mobilisateurs et démobilisateurs qui vont influencer le transfert du patient.
Le transfert vers les services hospitaliers : l’idéal-type du bon malade
La proximité de la pathologie avec la spécialité
19La proximité de la pathologie avec une spécialité médico-chirurgicale est le premier critère identifié par le personnel des urgences pour mobiliser les services lors du transfert du patient. Le raisonnement selon lequel pour le médecin urgentiste, les patients les plus mobilisateurs sont ceux qui présentent une urgence vraie, est également applicable au médecin de spécialité : « Plus la pathologie est proche du cœur de la spécialité, plus elle est mobilisatrice ; à l’opposé, plus la pathologie est peu claire, ou même plus elle a tendance à combiner plusieurs spécialités, plus elle aura tendance à soulever des réticences13. » Dans ce contexte, les patients sans-abri, qui présentent souvent des pathologies associées, difficiles à identifier et situées aux frontières des différentes spécialités, apparaissent particulièrement démobilisateurs.
« Pour une hospitalisation […] il faut d’abord une vraie pathologie […]. C’est un truc aigu, clair, identifié en rapport avec la spécialité. Je ne sais pas moi, une tumeur, une BPCO [bronchopathie chronique obstructive], une fracture, n’importe quoi. Ça c’est clair. Le problème c’est que les SDF en général, ils n’ont pas une pathologie mais plein de pathologies. La plupart du temps il y a une dépendance à l’alcool et après il y a plein de problèmes cumulés : pneumo, dermato, cardio. En général ils arrivent avec le package tu vois bien. Ç’est rarement des pathologies précises. C’est plutôt tout un tas de problèmes associés. Et comme à l’hôpital on aime bien les pathologies précises, du coup le SDF, au fond il n’intéresse personne de bien précis. »
entretien Elena, médecin
20Les profils polypathologiques posent des difficultés interdépendantes sur le plan clinique et sur le plan institutionnel. Sur le plan clinique, la démarche diagnostique est rendue plus difficile par la présence de comorbidité. Le projet thérapeutique est également plus ardu, tant sa réussite dépend du traitement des différentes pathologies repérées. Or, comme nous l’avons mentionné en étudiant l’intérêt intellectuel porté aux pathologies, moins l’espoir de clarification diagnostique et d’amélioration visible de l’état de santé est existant, moins l’intérêt porté au profil pathologique du patient est mobilisateur. En outre, sur le plan institutionnel, la présence de comorbidité au carrefour des spécialités permet aux différents services de se défausser les uns sur les autres, comme en témoigne cet interne :
« Ils se renvoient la balle. Comme c’est un patient qui présente plusieurs pathologies pas claires on va te dire, “ah ben il ne relève pas de mon service, c’est plutôt pour untel” et évidemment, untel te dit “c’est plutôt pour l’autre”. C’est comme ça qu’on se retrouve à passer des heures au téléphone. »
entretien Benjamin, interne
21La tendance au développement de la médecine de spécialité renforce ces logiques démobilisatrices des services hospitaliers vis-à-vis des patients des urgences14. Dans ce contexte, la plupart des patients sans-abri sont doublement désavantagés : ils présentent non seulement un profil polypathologique – situant leur prise en charge potentielle au carrefour des différents services de spécialité – mais aussi une inter-relation entre leurs difficultés de santé et leur situation de précarité – ce qui positionne les interventions professionnelles éventuelles à la frontière entre le secteur sanitaire et le secteur social.
« De toute façon, en général, quand le patient présente un problème social personne n’en veut […]. À l’hôpital on te dit “ce n’est pas médical, c’est social”, et dans le secteur social, on te dit “il y a des problèmes de santé, ça relève plutôt de l’hôpital”. »
entretien Agnès, assistante sociale
« Déjà avec un problème social, on se méfie et on se demande si le patient va pouvoir sortir rapidement. Et puis il faut dire ce qui est : à la base ce n’est pas le boulot de l’hôpital. Au départ, le médecin des services […] vient pour régler un problème qui relève de sa spécialité, pas un problème social. »
entretien Marc, médecin
22Relevant de compétences professionnelles situées au carrefour des différentes spécialités médicales et de deux secteurs professionnels, le patient sans-abri apparaît donc peu mobilisateur et difficile à hospitaliser. Il faut par ailleurs préciser que si, d’une année sur l’autre, un service voit son pourcentage de patients relevant de sa spécialité diminuer selon la cotation du PMSI, il risque de perdre l’agrément de cette spécialité. Comme le regrette Denis Labayle, « à cause du PMSI, les services qui font l’effort de collaborer avec les urgences en accueillant des patients non liés à leur spécialité, se trouvent pénalisés15 ». La démobilisation pour les malades des urgences qui présentent des pathologies multiples et intriquées est ainsi normalisée.
23De manière plus générale, suivant la logique de la spécialisation et du développement de la connaissance médicale, les patients sont aussi recrutés en fonction de l’intérêt scientifique qu’ils représentent. Dans cette perspective, les cas peu ordinaires, susceptibles de faire avancer la recherche ou d’appeler la mise en œuvre de techniques de pointe, seront appréciés contrairement aux pathologies communes et légères, dont le traitement relève de la routine ou de protocoles usuels. Or, nombre de patients en situation de précarité recourent aux services hospitaliers d’urgence pour le soin de pathologies courantes. Les personnels ne trouvent qu’un intérêt mineur à ces formes de pathologies, qu’ils qualifient fréquemment de « bobologie ». Cette déconsidération est encore plus manifeste pour les pathologies plus stigmatisées, telles que les conduites addictives. Inversement, les pathologies rares, comme la tuberculose, qui fait l’objet de nombreuses publications dans la littérature médicale, sont susceptibles d’accroître l’intérêt des praticiens. Leur degré de mobilisation autour du patient sans-abri peut s’en trouver renforcer, comme le montre l’observation qui suit.
Un médecin et un interne échangent à propos d’un patient SDF présentant une fracture atypique et nécessitant une hospitalisation :
Médecin senior. — Tu appelles la traumato ?
Interne. — Ils vont le refuser non ?
Médecin. — Tu lui présentes la fracture, elle est atypique. Tu ne lui dis pas pour l’aspect social, tu lui parles juste de la fracture. C’est une belle fracture, à mon avis ça va l’intéresser.
observation UHCD
24Au cours de cet échange, le médecin senior forme l’interne à une stratégie de présentation du patient. Il s’agit de mettre en avant l’intérêt intellectuel de la pathologie en lien avec la spécialité. La présence d’une pathologie jugée intéressante peut conduire à intensifier l’engagement du médecin pour suivre le cas et le soutenir auprès des autres acteurs. Le malade sera ainsi plus facilement transférable en service hospitalier. Mais ces situations font figure d’exception pour les patients sans-abri présentant des pathologies ordinaires et intriquées entre elles, qui se révèlent le plus souvent démobilisatrices.
La qualité et la discipline du patient
25On retrouve ici les éléments évoqués dans le cadre de la mobilisation interne aux urgences. Mais plus précisément, dans le cadre de leurs démarches de transferts des patients, les urgentistes remarquent que les troubles du comportement, les épisodes d’agressivité et les conduites addictives sont autant de phénomènes particulièrement démobilisateurs au regard des services extérieurs. Les antécédents de refus de soin peuvent également être un obstacle au transfert du patient.
Un patient sans-abri, admis aux urgences présente des problèmes cardio-vasculaires et gastriques. Une hospitalisation en service d’hépato-gastro-entérologie est envisagée.
Médecin, à l’interne. — Tu as appelé la gastro ?
Interne. — Oui, ils n’en veulent pas.
Médecin. — Comment ça ils n’en veulent pas ?
Interne. — Ils disent qu’ils n’ont pas de place mais je crois qu’on n’arrivera jamais à le caser là-bas. Il est déjà sorti trois fois contre avis. À mon avis ils freinent. Ils proposent qu’il vienne en consultation.
Médecin, sur un ton ironique. — Parfait ! Et qu’est-ce qu’on fait nous en attendant ? Bon, essaye la cardio, je crois qu’ils ont encore de la place .
observation UHCD
26Dans cette situation, le patient présente un profil sanitaire susceptible de relever de deux services de spécialité. Suite à l’impossibilité de transfert en service d’hépato-gastro-entérologie, l’interne suppose que les antécédents de refus de soin sont un critère démobilisateur aux yeux du service. Les gastroentérologues suggèrent un simple suivi par le biais de consultations. Le médecin des urgences, estimant la nécessité d’hospitalisation du patient, se retourne sur le service cardiologie, dont relève également le malade, qui y sera finalement transféré.
27Le point de vue des services extérieurs sur la qualité et la discipline du patient apparaît étroitement lié à trois préoccupations : l’estimation de l’utilité thérapeutique de l’hospitalisation, la crainte du bouleversement des normes habituelles dans le service et la charge de soin. Ces préoccupations peuvent être envisagées au regard d’antécédents de confrontation à l’échec et de processus heuristiques, voire de risques de catégorisations déjà identifiés aux urgences. À titre d’illustration, l’extrait d’entretien suivant évoque une crainte de situation de violence ou d’agressivité liée à un antécédent.
« J’ai appelé Patrice [prénom d’un praticien hospitalier en service de médecine] parce que je voulais lui envoyer monsieur S. [nom d’un patient sans-abri]. Il m’a dit qu’ils avaient admis un SDF il y a trois semaines qui leur avait mis un bordel pas possible dans le service et a agressé deux infirmières. Du coup, il n’en voulait plus. Je lui ai dit que ça n’avait rien à voir, que monsieur S. ne leur poserait aucun problème. Tu le connais. Il est gentil comme tout. Rien à faire. On l’a mis ailleurs finalement. Mais tu comprends que ce n’est pas facile pour eux. Pour eux, comme pour nous d’ailleurs. Enfin, nous aux urgences on a peut-être un peu plus l’habitude, mais dans les autres services, les patients SDF ce n’est pas habituel. »
entretien Raphaëlle, médecin
28Cet extrait d’entretien prouve que le souvenir d’un évènement violent lié à la prise en charge d’un patient sans-abri, peut encore perdurer longtemps après qu’il a eu lieu. À travers un processus de catégorisation, ce souvenir contribue à influencer de manière négative la mobilisation du service envers l’ensemble des patients sans-abri. De plus, le témoignage de l’interne souligne les différences entre les urgences et les services de spécialité, moins habitués à accueillir des patients en situation de grande précarité. En somme, si le sans-abri peut bouleverser les normes des urgences et y faire figure de patient atypique, il peut l’être encore davantage au sein des services conventionnels.
« En service c’est encore différent. Ils ont des horaires cadrés, une journée rythmée, un temps pour la toilette, un temps pour la visite [médicale]. Un patient comme ça, ça leur désorganise tout. Tu t’imagines le chef de service qui arrive pour faire la visite avec la cohorte d’interne et qui arrive au pied d’un lit vide, où il n’y a personne parce que le mec est sorti fumer sa clope ? Ça m’est arrivé une fois en stage. Au bout de la troisième visite, le chef de service s’est mis à hurler. […] Et quand le patient déambule dans les couloirs, il n’y a pas toujours quelqu’un pour le surveiller ou le rattraper. Tu me diras aux urgences non plus, mais en service il y a quand même moins de monde. Il y a le partage des chambres aussi. Chez nous aux lits-porte, les patients sont seuls en chambre. Mais en service, va mettre un patient qui a des problèmes d’hygiène à côté d’un autre qui se lave tous les jours chez lui. Bon, c’est vrai qu’on a le même problème chez nous quand on a des patients dans les couloirs, mais ce que je veux dire c’est qu’en service ils ont encore moins l’habitude. »
entretien Yann, interne
29À charge donc aux urgentistes de convaincre les médecins des services hospitaliers que le patient ne leur posera pas de problèmes et ne dérogera pas aux normes de l’unité de soin. Lors de nos observations des négociations de transfert, nous avons régulièrement relevé les termes suivants au cours de la présentation du patient : « Il est calme », « il est tranquille », « il est coopérant ». Chacune de ces expressions permet de souligner la discipline du patient et vise à renforcer la mobilisation du médecin de spécialité dans la perspective du transfert. D’autres expressions régulièrement employées par les urgentistes visent à convaincre de la fiabilité du malade et du bénéfice thérapeutique attendu à la suite de son admission en service hospitalier : « Il adhère aux soins », « il y a vraiment quelque chose à faire », « après (tel ou tel traitement) il ira mieux ». L’ensemble de ces vocables révèle un impératif de l’action et une culture du résultat. Il faut que l’amélioration de l’état de santé soit médicalement envisageable et que le malade coopère au projet thérapeutique envisagé. En somme, le patient sans-abri doit être rattaché à la catégorie du « bon patient » pour qu’il apparaisse mobilisateur aux yeux des services partenaires.
La charge de soin
30La charge de soin représente le temps médical et soignant requis pour un patient. Cette dimension recouvre à la fois la part relationnelle du soin (actions d’explications, d’éducation thérapeutique, gestion de comportements non compliants, etc.) et la quantité d’actes techniques nécessaires au cours de la prise en charge (prises de sang, gestion des perfusions, distribution des médicaments, etc.). La charge de soin désigne encore l’aide à apporter au patient en perte d’autonomie (aide au lever, à la marche, à l’élimination, aux repas, etc.). Dans la situation de libre choix du recrutement des patients par les services, les malades qui présentent les besoins de soins les plus chronophages sont ceux qui seront les plus difficiles à hospitaliser.
« C’est sûr que si tu essaies de placer un patient lourd qu’il faut aider pour faire la toilette et aller au WC, c’est pas gagné ! Si à côté, pour un même DP [diagnostic principal], tu as un patient valide et autonome, tu sais tout de suite lequel tu auras du mal à placer. »
entretien Benjamin, interne
31Dans ce contexte, les patients sans-abri qui cumulent polypathologies et perte d’autonomie apparaissent peu mobilisateurs.
« Ils sont souvent dépendants suite à des neuropathies alcooliques ou des trucs comme ça. Ils traînent dans la rue des pathologies avancées pendant des années et tout à coup, ils arrivent à l’hôpital après un truc vraiment grave. Ça peut vite être des patients très lourds. »
entretien Paul-Étienne, médecin
« Il y en a beaucoup qui ont des pathologies artério-veineuses et qui sont difficilement piquables. Après, pour peu qu’il y ait en plus des trucs particuliers comme un pansement à changer tous les jours ou un aérosol comme monsieur T. ce n’est pas évident. »
entretien Michelle, infirmière
32Les pathologies contagieuses, telles que la gale ou la tuberculose parfois liées aux conditions de vie en grande précarité représentent aussi une charge de soin conséquente. Elles exigent une éducation du patient et imposent aux personnels des protocoles stricts pour gérer l’isolement.
« Un jour on a eu un SDF aux lits-porte pour une gale. Il est resté presque 10 jours je crois. Personne n’en voulait. Il fallait une chambre seule, un isolement contact. »
entretien Paola, aide-soignante
33Outre ces difficultés qui peuvent également être présentes chez les patients ordinaires, les sans-abri apparaissent spécifiquement peu mobilisateurs car associés à la représentation de patients peu fiables, non compliants, présentant des troubles du comportement ou des épisodes d’agressivité. Comme au sein des urgences, la gestion de ces problématiques relatives à la discipline du patient demande du temps et de l’énergie aux soignants des services hospitaliers.
Médecin. — Les services ne sont pas dupes. Ils savent que la plupart du temps, le SDF c’est un patient difficile. Il faut toujours être derrière lui. Il faut le stimuler pour la toilette, surveiller la prise de médicaments, tout répéter deux ou trois fois, surveiller les repas, s’assurer qu’il ne cherche pas à se procurer de l’alcool en douce…
VW. — Comment il peut se procurer de l’alcool en douce ?
Médecin. — Parfois c’est l’entourage qui en apporte […]. Ils trouvent toujours des moyens. Il y a aussi des SDF non hospitalisés qui viennent traîner dans le hall ou sur le parvis de l’hôpital et qui apportent leur bouteille. Des fois ils partagent avec les patients. […] Les SDF quand ils sont hospitalisés, souvent c’est qu’ils sont d’accord pour se faire soigner mais pas forcément pour être sevrés. Sauf qu’à l’hôpital on leur donne des traitements pas forcément compatibles avec l’alcool .
entretien Marc, médecin
« En fait il faudrait être derrière tout le temps et tous les soins te demandent du temps. Gérer des patients comme ça à la longue c’est vraiment pas évident. Rajoutez à ça le côté non coopérant ou agressif, ne serait-ce que pour les toilettes, c’est vraiment pas évident du tout. Au bout d’un moment, ça peut même être épuisant. »
entretien Émilie, infirmière
34Ces extraits d’entretien soulignent les difficultés rencontrées par les personnels dans leurs tentatives d’imposition des normes hospitalières aux patients sans-abri. Ceux-ci sont capables de réactions (absence de coopération, agressivité) voire de stratégies (apport d’alcool) pour contourner les règles imposées. La différence entre les urgences et les services hospitaliers dans la gestion de ces problématiques réside dans la dimension temporelle de la prise en charge. Aux urgences, les épisodes d’agressivité ou de non coopération sont régulièrement liés à une situation de crise comme l’intoxication éthylique aiguë. Le plus souvent le patient n’effectue alors qu’un passage de courte durée à l’hôpital et sort rapidement une fois la crise passée. En revanche, au sein des services hospitaliers, la durée de séjour est plus importante. Le patient a déjà reçu les premiers soins et la situation de crise a été gérée préalablement avant son transfert. Lorsque des problématiques de discipline ou de coopération subsistent, elles s’inscrivent davantage dans la chronicité et sont susceptibles de perdurer sur toute la durée de l’hospitalisation. Pour un service, accueillir un patient présentant de telles problématiques, peut signifier un fort engagement des équipes jusqu’à la sortie d’hospitalisation. Dans un contexte de restriction de ressources et notamment des personnels, la charge de soin et ses corollaires – le stress et la fatigue au travail – sont anticipés par les services dans leur démarche de sélection des patients. En conséquence, plus le malade sans-abri apparaît exigeant en termes d’énergie des personnels (du fait de sa non compliance ou de sa dépendance par exemple), moins il sera mobilisateur au moment du placement.
La valeur de gestion du patient
35La valeur de gestion désigne tout ce qui est lié au souci du budget dans la considération d’un patient16. Elle dépend directement des indicateurs d’activité des services. En ce sens, plus la durée de séjour d’un patient est faible, plus sa contribution est intéressante pour les calculs budgétaires. La valeur de gestion concerne également la prise en charge du patient par la sécurité sociale. En effet, lorsqu’un patient est dépourvu de couverture sociale, les frais de soins incombent à l’hôpital, à moins qu’une démarche ne soit entamée pour lui faire bénéficier d’un dispositif de protection sociale. Nous avons vu qu’au sein des urgences, la valeur de gestion du patient entre peu en compte : l’absence de couverture sociale n’interdit pas la prise en charge au sein du service. Toutefois, la durée moyenne de séjour (DMS) des patients est fortement surveillée et les assistantes sociales des urgences témoignent de la pression économique qui les incite à accélérer leurs démarches de préparation à la sortie.
« Il y a plein de médecins qui nous voient comme des videuses de lits. Il faut faire sortir le patient le plus vite possible, ne pas dépasser la DMS. Mais le SDF ne rentre pas dans ces cases. Avec lui on a besoin de temps. Il faut du temps pour l’écoute, du temps pour trouver un foyer, du temps pour mettre en place des aides, appeler les collègues à l’extérieur. Parfois on a l’impression de travailler au rythme du patient et des structures extérieures alors que l’hôpital travaille au rythme de la T2A. »
entretien Nicole, assistante sociale
36Cet extrait d’entretien reflète la différence de temporalité entre le rythme propre au patient, celui des structures extra-hospitalières et le rythme de l’hôpital dicté par ses modalités de financement. Par ailleurs, la valeur de gestion du patient apparaît déterminante au moment de l’hospitalisation du patient dans un service de spécialité. Ces dernières années, les pressions croissantes visant à diminuer les budgets, ont conduit à une diminution globale de la durée moyenne de séjour, avec des sorties de plus en plus rapides. C’est ainsi que « les malades des urgences qui sont en attente d’hospitalisation sont bien évidemment des sujets âgés, et/ou dépendants et polypathologiques ; “ceux dont personne ne veut” parce qu’à durée moyenne de séjour prolongée et les moins rentables en termes de T2A17 ». Les personnes sans-abri peuvent présenter ce type de profil et leur absence de logement contribue à majorer les risques d’allongement de leur durée d’hospitalisation. Conscients de ces contraintes économiques, les urgentistes mettent régulièrement en valeur les potentialités de sortie rapide quand elles existent, comme en témoigne cette observation.
Un interne des urgences et un praticien de médecine interne dialoguent au sujet d’un patient sans-abri :
Interne des urgences. — Des antibios et c’est l’affaire de trois quatre jours pas plus. Il est SDF, mais c’est un bon profil. Il n’a pas de problème de santé, il veut juste se faire soigner ça et il repart.
Médecin de médecine interne. — Oui mais pour la sortie…
Interne des urgences. — L’AS a une place au 115. Il ne t’embêtera pas pour la sortie, c’est sûr.
Médecin de médecine interne. — C’est sûr ?
Interne des urgences. — Oui c’est sûr. Aucun problème.
Médecin de médecine interne. — Et pour la couverture sociale ?
Interne des urgences. — C’est bon aussi, il a tout ce qu’il faut .
observation UHCD
37Au moment de la présentation des patients, les services se renseignent également sur la couverture sociale du patient. Une absence de prise en charge signifie une baisse de la force mobilisatrice du patient. Le patient qui ne bénéficie pas de couverture sociale n’est pas formellement exclu de l’hôpital, mais sa situation joue en sa défaveur dans la compétition existante pour être admis dans les services hospitaliers. Dans la pratique, les cliniques privées sont fortement réticentes au transfert de patients sans couverture sociale. Les services hospitaliers des établissements publics marquent moins de résistance, mais ils affichent régulièrement une préoccupation pour la question. En ce sens, l’assistante sociale des urgences est régulièrement sollicitée pour entamer les démarches qui permettront de rassurer les services partenaires.
« Souvent l’argument du suivi social, pour lancer les démarches de couverture sociale et de recherche d’hébergement, ça permet un placement plus facile. Le médecin des urgences va dire : “C’est bon, mon AS suit la situation.” Ça rassure. »
entretien Fabienne, assistante sociale
38Si au sein des services d’urgences, la problématique sociale du patient peut occasionnellement apparaître mobilisatrice, ce n’est pas le cas lors des négociations de transferts avec les services de spécialité. Sur le « marché des patients », l’absence de logement et de couverture sociale semble immédiatement appréciée à l’aune du surcoût qu’elles sont susceptibles de représenter. Ce phénomène est directement lié aux modalités de financement des services hospitaliers. Alors que les urgences sont partiellement financées sur la base d’un forfait annuel, la rémunération des services de spécialité est davantage soumise à la pression de la baisse de la DMS et aux objectifs de rentabilités qui leur sont imposés.
L’âge et le cumul des difficultés
39À l’instar de tout patient, plus le malade sans-abri est âgé, moins il apparaît mobilisateur. Aux yeux des soignants, le grand âge est généralement un repère d’identification18 qui cumule les soupçons de complications intrinsèques à tous les critères de mobilisation précédemment cités. Le patient âgé est pressenti comme étant en perte d’autonomie physique ou cognitive, présentant des polypathologies difficilement identifiables et nécessitant une longue durée de séjour hospitalier. Il est ainsi susceptible de représenter une valeur de gestion négative, une charge de soin importante, des difficultés en termes d’adhésion thérapeutique (du fait des troubles cognitifs) et des pathologies de faible intérêt en distance avec la spécialité. Le grand âge est en fait synonyme d’un profil sanitaire démobilisateur considérant les conséquences négatives du vieillissement.
40Dans ce contexte, la spécificité du patient sans-abri est liée à son vieillissement précoce. En effet, les situations de grande précarité, le cumul des pathologies et les retards dans l’accès aux soins accélèrent le processus de sénescence des personnes qui vivent à la rue19. Il ne semble donc pas pertinent de définir la vieillesse des sans-abri par le critère de l’âge : « Les indices sont faussés. Quelques semaines passées à la rue peuvent les avoir vieillis de dix ou vingt années. Leur âge biographique est, de ce fait, nettement plus avancé que leur âge biologique20. » Lorsque les personnels interrogés citent l’âge dans la hiérarchie des critères de mobilisation, c’est essentiellement en référence aux difficultés de placement de l’ensemble des patients âgés. En revanche, pour les sans-abri, l’identification de critère est fréquemment nuancée par la dissonance entre l’âge réel et l’ampleur des difficultés de santé constatées.
« Mais l’âge n’a rien à voir en fait. Par exemple moi j’ai été choqué de voir que monsieur U. n’a que 47 ans. Tu te rends compte ? Moi, j’ai bientôt 47 ans ! Non mais tu te rends compte dans quel état il est ?! On dirait qu’il en a 70 ! » .
entretien Pierre, médecin
« Quand le service voit l’âge, en général ça passe. Après quand ils voient le profil, là c’est autre chose. »
entretien Marina, interne
« En fait ce n’est pas qu’ils sont âgés, c’est qu’ils sont dépendants ou qu’ils ont un état de santé hyper-dégradé par rapport à un patient lambda du même âge. »
entretien Anita, infirmière
41Victimes d’un vieillissement prématuré, certains patients sans-abri sont dans un état sanitaire auquel l’offre traditionnelle d’hospitalisation ne propose pas de réponse adaptée. Les services de gériatrie sont réticents à accepter ces publics très jeunes par rapport à la moyenne d’âge de leurs patients et les autres services de spécialités se défaussent en raison des comorbidités.
42Ces problèmes risquent de se poser avec de plus en plus d’acuité à l’avenir. En effet, le développement des dispositifs d’urgence sociale et des structures facilitant l’accès aux soins des personnes en situation de grande précarité leur ont permis de vieillir21. D’après l’enquête de l’INSEE de 2001, parmi les adultes SDF recensés en France, 18 % sont âgés de plus de 50 ans. Dans la ville où se situe l’hôpital Grand-Est, une structure d’hébergement est destinée aux personnes vieillissantes à la rue. Malgré la pérennité de leur hébergement22, un nombre minoritaire de résidents entretient toujours un mode de vie similaire à celui qu’ils ont connu à la rue et fait ainsi régulièrement l’objet d’admissions aux urgences à la suite de situation d’ivresse sur la voie publique. Ces personnes cumulent les critères démobilisateurs déjà évoqués : elles ont un âge plus avancé que la moyenne des sans-abri de l’agglomération, elles connaissent un état de santé très dégradé et sont régulièrement réticentes aux démarches de soin. Cette petite catégorie de patients en situation de marginalité chronique, pousse à leur paroxysme les résistances constatées par cet interne :
« Il y a des vieux SDF habitués des urgences, qui sont rarement hospitalisés. D’abord parce qu’ils ne souhaitent pas être hospitalisés, ils veulent surtout sortir pour pouvoir boire et quand ils ont envie de se faire hospitaliser, on a un mal fou à les placer. »
entretien Stéphane, interne
43En somme, le vieillissement précoce des patients sans-abri polypathologiques entrave fortement la mobilisation des services hospitaliers dans la négociation de leur transfert.
Le transfert vers les services sociaux : l’idéal-type du bon usager
44Les transferts des patients peuvent aussi avoir lieu vers des services sociaux ou vers des services sanitaires de moyen, voire de long séjour. À l’hôpital Grand-Est, les assistantes sociales des urgences sont chargées des demandes d’admission vers ces services que sont les soins de suite, les EHPAD, les soins de longue durée, les foyers d’hébergement, les LHSS ou toutes autres structures sociales ou médico-sociales. Pour mobiliser ces partenaires, déjà engagés dans la gestion de leur file active d’admission directe, les assistantes sociales hospitalières mettent en œuvre des stratégies de présentation visant à motiver la priorité de l’admission du patient sortant des urgences. Les listes d’attente peuvent varier de quelques semaines – pour les SSR, les LHSS ou les CHRS – à quelques mois – pour les EHPAD ou les soins de longue durée. Seuls les foyers d’hébergement d’urgence et les lits de convalescence offrent la possibilité d’une admission immédiate. En l’absence de référent social, les assistantes sociales hospitalières peuvent lancer des démarches d’admission, qu’elles suivront bien après que le patient sorte des urgences.
« Quand on lance une demande de CHRS ou même à X [LHSS] on se doute bien qu’on n’arrivera pas à trouver de place dans les 24 h/48 h. Mais parfois la situation est urgente. Du coup, on lance la demande depuis les urgences et on suit la situation à la sortie du patient en lui donnant rendez-vous ou on passe le relais à une collègue à l’extérieur. »
entretien Agnès, assistante sociale
45La question de l’accès aux lits d’aval hors soins-aigus semble complexe pour le patient sans-abri. Dans le secteur sanitaire, l’accès aux SSR (anciennement nommés cure, maison de repos ou de réadaptation) est souvent conditionné par l’assurance d’une solution en sortie vers des structures d’hébergement.
« Parfois c’est un peu le serpent qui se mord la queue. Le SSR ne veut pas le prendre tant qu’il n’y a pas d’hébergement, et le foyer ne veut pas le prendre parce qu’il relève d’un SSR. Du coup régulièrement je note sur la demande que je m’engage à appeler le 115 à la sortie du SSR pour assurer l’hébergement. En général ça passe mieux. »
entretien Fabienne, assistante sociale
46Par ailleurs, la charge de soin des patients joue en leur défaveur pour l’admission au sein des dispositifs sanitaires, sociaux et médico-sociaux.
« On ne peut pas placer n’importe qui en foyer d’hébergement. S’il y a besoin de soins infirmiers par exemple, il faut voir si le foyer assure une consultation infirmière. Il faut montrer que ce n’est pas des soins trop lourds. Pour les personnes qui sont très dépendantes, on peut avoir de gros problèmes. Les SSR et X [LHSS] sont de petites structures, pas forcément équipées pour gérer de grosses pathologies. Les EHPAD demandent des dérogations quand les patients n’ont pas soixante ans et beaucoup n’aiment pas trop l’idée d’admettre des SDF. »
entretien Agnès, assistante sociale
47Les lits d’aval sont particulièrement difficiles à trouver pour les personnes souffrant de pathologies lourdes et invalidantes (cancer, VIH, hépatites, diabète, pathologies cardio-vasculaires, polypathologies…) au sortir d’une hospitalisation pour soins aigus. Dans leurs tentatives de placement des patients, les assistantes sociales des urgences peuvent insister sur la problématique sociale pour mobiliser leurs interlocuteurs.
« [Pour une admission en SSR] on insiste parfois pour que la personne fasse un geste, parce qu’on n’a vraiment aucune autre solution, mais ça marche pas souvent. »
entretien Fabienne, assistante sociale
48Cette stratégie est également employée pour les demandes en foyer d’hébergement. Dans ce cadre, ce qui, pour un service hospitalier représente un critère démobilisateur (comme l’absence de logement ou l’alcoolisme) peut représenter, pour un autre service, un critère permettant de remonter la demande d’admission dans l’ordre des priorités.
« Il faut montrer qu’ils ont vraiment besoin d’un hébergement. Le 115 enregistre tous les appels passés par la personne. Quand la personne n’a pas appelé depuis plusieurs jours, les écoutants pensent que la personne a trouvé une autre solution. Parfois il faut qu’on prouve qu’elle était tout simplement hospitalisée. Pour les CHRS c’est pareil. Il faut montrer que la personne n’a vraiment aucune solution de repli. Toutes les situations avec des hébergements temporaires chez des tiers, ça passe mal. Il faut montrer qu’on a vraiment besoin d’un hébergement. Si votre CHRS travaille avec une association de lutte contre l’alcoolisme, on va montrer que le patient a vraiment besoin d’un accompagnement, et ainsi de suite. »
entretien Nicole, assistante sociale
49En somme, chaque service – qu’il soit social ou médicosocial – véhicule des normes qui contribuent à définir le profil du « bon usager », candidat idéal à l’admission et à la prise en charge, qui ne déroge le moins possible aux attentes des professionnels. La valeur d’insertion du patient peut aussi entrer en ligne de compte. Ainsi, le formulaire de demande d’admission en LHSS comporte un encart consacré au projet de vie et d’accompagnement de la personne. Les assistantes sociales hospitalières le complètent en valorisant les potentialités d’insertion du patient et les bénéfices attendus d’une admission en termes d’accès à l’autonomie sanitaire et sociale. Elles insistent sur le critère de motivation de la personne, qui selon elles, est déterminant lors de l’entretien d’admission.
« Il m’arrive souvent de briefer la personne en lui disant un peu de faire attention à ce qu’elle va dire. Ils veulent des gens motivés, qui ont toutes les chances d’être régularisés ou d’avoir un logement après. Parfois je trouve ça dommage. […] Ce qu’il faudrait en fait, c’est vraiment des structures accessibles qui permettent aux personnes à la rue de se reposer un temps. Comme un temps de répit. Il y a des gens pour qui on sait très bien qu’après, ils retourneront à la rue. Et ceux-là, j’ai parfois l’impression que c’est plus difficile pour eux de trouver une admission. »
entretien Agnès, assistante sociale
50Cet extrait d’entretien témoigne des conséquences des critères informels de sélection. En voulant privilégier les personnes les « plus insérables », les structures médico-sociales, contraintes de « prioriser » leurs choix dans un contexte de demande accrue, limitent de fait les possibilités d’accès à leurs services pour les personnes les plus en difficulté. Il s’agit de l’effet d’écrémage bien repéré par Michael Lipski dans le contexte de la street-level bureaucracy23. Les professionnels de l’action publique et de l’action sociale ont tendance à favoriser les usagers qui leur semblent les plus susceptibles d’obtenir du succès. Selon Lipski, la structure des incitations au sein de l’institution récompense le succès avec les usagers plutôt que la prise de risque. Julien Damon a démontré combien cet effet d’écrémage est patent dans le complexe bureaucratico-assistanciel d’aide aux sans-abri : de manière générale, il est « plus aisé et plus valorisant pour les travailleurs sociaux d’aboutir à une réussite que de réitérer sempiternellement des échecs24 ». Dans ce contexte, la discipline du patient joue également un rôle non négligeable dans les tentatives d’admission. Les personnes au comportement agressif peuvent par exemple être exclues temporairement des foyers d’accueil d’urgence. Enfin, la possibilité d’identifier un référent social facilite grandement les démarches de transferts. L’existence d’un suivi social antérieur permet parfois de récupérer les justificatifs (de couverture sociale ou d’identité) nécessaires à l’admission dans une structure. En l’absence de référent social, il arrive également que les AS de l’hôpital s’engagent à suivre le patient tout au long de son éventuelle prise en charge dans la structure d’accueil, pour optimiser ses chances d’admission. À l’instar des transferts médicaux, la charge de travail représentée par le patient apparaît ainsi être un critère déterminant susceptible d’influencer ses chances d’admission au sein d’une structure sociale ou médico-sociale.
51Ces pratiques informelles qui conduisent à la définition du profil du « bon usager » relèvent d’un « effet Mathieu ». Dans le cadre des politiques sociales, l’effet Mathieu est observé lorsque les résultats d’un dispositif reviennent à priver d’une prestation ceux qui en ont le plus besoin et à doter ceux qui bénéficient déjà d’un maximum d’avantages25. Il s’agit de la référence à une parole paradoxale du Christ : « Car à celui qui a, l’on donnera, et aura du surplus ; mais à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a. » Julien Damon26 démontre les modalités d’application de cet effet dans les pratiques des répartitions des biens (telles que les places d’hébergement) au sein du complexe bureaucratico-assistance à destination des sans-abri. Cet effet n’est donc pas strictement pécuniaire et se retrouve au sein de l’ensemble des services publics gratuits, tant il est vrai que ces derniers « n’ont que l’apparence de l’égalité : ils profitent davantage à ceux qui savent s’en servir, qu’ils soient membres des classes supérieures ou spécialistes de l’exploitation des “filons” de nos systèmes ». Ainsi, les avantages d’une politique sociale vont davantage profiter aux personnes déjà dotées d’un plus grand nombre de ressources, qu’aux personnes les moins dotées.
52Pour résumer, le transfert du patient à la sortie des urgences nécessite de coupler le rythme du service hospitalier d’urgences au rythme de travail des autres services partenaires. La disponibilité des lits d’aval dépend des temporalités des services partenaires. Par ailleurs, les services hospitaliers de spécialité et les services sociaux sont déjà engagés dans la gestion de leurs admissions directes. Autrement dit, dans le processus de transfert, le patient des urgences entre en compétition avec d’autres patients ou d’autres usagers. Nous avons observé plusieurs transferts de patients sans-abri à la sortie de l’UHCD et de l’accueil des urgences. Ces transferts ont majoritairement été négociés entre les professionnels sur la base de la valeur mobilisatrice du patient. Outre la politique de l’établissement en matière de gestion des lits, cette modalité de négociation est sans doute liée aux profils sanitaires des patients sans-abri. Ces derniers sont fréquemment polypathologiques et engendrent une charge de soins qui peut apparaître lourde aux yeux des personnels. Les malades sans-abri sont alors présentés par les urgentistes au service contacté en mettant en avant les facteurs mobilisateurs et en nuançant les éléments démobilisateurs dans la négociation de leur transfert.
53La valeur mobilisatrice du patient s’accroît en fonction de la proximité de sa pathologie avec le cœur de la spécialité du service hospitalier. En ce sens, les profils polypathologiques des patients sans-abri jouent largement en leur défaveur. Suivant la logique de la spécialisation et du développement de la connaissance médicale, les patients sont aussi recrutés en fonction de l’intérêt scientifique qu’ils représentent. Dans cette perspective, les pathologies communes et courantes manifestées par les patients en situation de grande précarité ne trouvent qu’un intérêt mineur aux yeux des praticiens. Cette déconsidération est encore plus manifeste pour les pathologies plus stigmatisées, telles que les conduites addictives fréquentes chez les sans-abri admis aux urgences de l’hôpital Grand-Est.
54La qualité et la discipline du patient sont d’autres critères déterminant sa valeur mobilisatrice. À ce sujet, le point de vue des services hospitalier apparaît étroitement lié à trois préoccupations : l’estimation de l’utilité thérapeutique de l’hospitalisation, la crainte du bouleversement des normes habituelles dans le service et la charge de soin. La motivation du patient est évaluée pour apprécier l’intérêt de l’hospitalisation. Comme au sein des urgences, la confrontation des spécialistes avec des antécédents de refus de soins ou d’admissions répétées peut engendrer un sentiment d’impuissance. Ces préoccupations peuvent être envisagées au regard d’une heuristique de disponibilité, voire de représentation déjà identifiée aux urgences. Concernant le respect des normes du service et la charge de soin, les patients sans-abri apparaissent particulièrement peu mobilisateurs dans le cadre de la négociation du transfert. Ils sont fréquemment associés à la mémoire d’évènements passés et à la représentation de patients peu fiables, non compliants, présentant des troubles du comportement ou des épisodes d’agressivité. La gestion des problématiques relatives à la discipline du patient demande du temps et de l’énergie aux soignants. Elles sont susceptibles de perdurer tout au long de la durée de séjour du patient. Pour un service, accueillir un patient présentant de telles problématiques peut signifier un fort engagement des équipes qui expriment un manque de moyens et s’estiment souvent insuffisamment formées pour faire face à ces difficultés.
55Par ailleurs, la valeur de gestion du patient entre dans l’évaluation de son profil par le service de spécialité. Si, au sein des services d’urgences, la problématique sociale du patient peut occasionnellement apparaître mobilisatrice, ce n’est pas le cas lors des négociations de transfert avec les autres services hospitaliers. Sur le « marché des patients », l’absence de logement ou de couverture sociale semble immédiatement appréciée à l’aune du surcoût qu’elle est susceptible de représenter. Ce phénomène est directement lié aux modalités de financement des services hospitaliers. Alors que les urgences sont partiellement financées sur la base d’un forfait annuel, la rémunération des services de spécialité est davantage soumise à la pression de la baisse de la durée d’hospitalisation des patients et aux objectifs de rentabilité qui leur sont imposés.
56Le grand âge est un autre critère qui influence la mobilisation des soignants. Aux yeux des personnels, il s’agit d’un repère d’identification qui cumule les soupçons de complications intrinsèques à tous les critères de mobilisation précédemment cités. Le patient âgé est pressenti comme présentant des polypathologies difficilement identifiables, nécessitant une lourde charge de soin et une longue durée de séjour hospitalier. Le grand âge est en fait synonyme d’un profil sanitaire démobilisateur considérant les conséquences négatives du vieillissement. Dans ce contexte, la spécificité du patient sans-abri est liée à son vieillissement précoce. En effet, les situations de grande précarité, le cumul des pathologies et les retards dans l’accès aux soins accélèrent le processus de sénescence des personnes qui vivent à la rue. En somme, le vieillissement précoce des patients sans-abri polypathologiques entrave fortement la mobilisation des services hospitaliers dans la négociation de leur transfert.
57Les transferts des patients peuvent aussi avoir lieu vers des services sociaux ou vers des services sanitaires de moyen, voire de long séjour. À l’hôpital Grand-Est, les assistantes sociales des urgences sont chargées des demandes d’admission vers ces services que sont les soins de suite, les soins de longue durée, les foyers d’hébergement, les lits halte soins santé ou toutes les autres structures sociales ou médico-sociales. Pour mobiliser ces partenaires, les assistantes sociales hospitalières mettent en œuvre des stratégies de présentation à l’instar de leurs collègues médecins. Elles visent à motiver la priorité de l’admission du patient sans-abri sortant des urgences. La problématique sociale devient parfois un argument positif, dans le sens où elle se rapproche de la mission prioritaire du service. Mais la charge de soin et l’indiscipline du patient sortant des urgences sont souvent l’objet de réticences au regard des moyens disponibles au sein des services sociaux. La charge de travail social représentée par le malade sans-abri peut aussi être un critère déterminant. En l’absence de référent social extra-hospitalier, il arrive que les assistantes sociales de l’hôpital s’engagent à suivre le patient tout au long de son éventuelle prise en charge en SSR ou en LHSS, pour optimiser ses chances d’admission. Pour finir, la valeur d’insertion et la motivation du patient sont également appréciées par les services sociaux. On retrouve ici l’effet d’écrémage identifié par Michael Lipski27 et l’effet Matthieu reconnu par Julien Damon28. Selon ces analyses, les professionnels de l’action publique et de l’action sociale ont tendance à favoriser les usagers qui leur semblent les plus susceptibles d’obtenir du succès. En somme, chaque service sanitaire, social ou médico-social véhicule des normes qui contribuent à définir le profil du « bon patient » ou du « bon usager ». Ainsi se dessine la figure du candidat idéal à l’admission et à la prise en charge, qui déroge le moins possible aux attentes des professionnels et aux normes d’organisation des services. On retrouve dans le secteur social comme dans celui du soin, des logiques informelles de sélection des patients qui multiplient les difficultés de transfert à la sortie des urgences. Ces pratiques sont majorées par le manque de lits d’aval dans les structures sociales et de soin. De manière générale, les pratiques de sélection mises en œuvre par les dispositifs à la sortie des urgences co-construisent des logiques d’exclusion à la défaveur des patients les plus précaires et aux profils les plus complexes.
Notes de bas de page
1 La répartition du travail de préparation à la sortie est variable selon les établissements. Certains hôpitaux emploient par exemple des cadres infirmiers pour gérer la disponibilité des lits et le transfert des patients des urgences vers les services intra-hospitaliers. Dans d’autres structures, des postes spécifiques de bedmanager sont créés pour gérer les flux des patients à la sortie des urgences. Depuis 2013, l’ANAP a lancé un plan de déploiement dans 150 hôpitaux de services de gestion des lits d’aval.
2 La circulaire du 16 avril 2003 prévoit que les SU connaissent la disponibilité des lits des services de soins de leur établissement. À ce jour, les systèmes de recherche de lits permettent rarement d’avoir une connaissance exacte en temps réel du nombre de lits disponibles dans l’établissement. « La saturation des filières de soins, la compétition entre les admissions programmées et non programmées, voire le manque de volonté de la part des services hospitaliers de donner ces informations en sont les principales raisons » (Potel G. et al., L’organisation de l’aval des urgences, état des lieux et propositions, Paris, SFMU, 2005, p. 4).
3 Potel G. et al., L’organisation de l’aval des urgences, état des lieux et propositions, op. cit., p. 2.
4 Camus A. et Dodier N., L’intérêt pour les patients à l’entrée de l’hôpital…, op. cit., p. 77.
5 Ibid., p. 78.
6 Ibid., p. 78.
7 Danet F., La médecine d’urgence : Vers de nouvelles formes de travail médical, op. cit. ; Fabre C., « Le recours aux urgences hospitalières : Un mode d’accès aux soins spécifique des populations défavorisées », art. cité.
8 Camus A. et Dodier N., L’intérêt pour les patients à l’entrée de l’hôpital…, op. cit., p. 80.
9 Ibid., p. 80-81.
10 Ibid., p. 107.
11 Camus A. et Dodier N., L’intérêt pour les patients à l’entrée de l’hôpital…, op. cit., p. 113.
12 Ibid., p. 116-117.
13 Camus A. et Dodier N., L’intérêt pour les patients à l’entrée de l’hôpital…, op. cit., p. 90.
14 Voir à ce sujet : Vassy C. et Renard F., « Quels malades pour l’hôpital public ? Deux stratégies de segmentation », Annales des Mines, juin 1992, p. 29-39. À partir de deux monographies, cette recherche décrit comment le mouvement général de spécialisation des différentes unités hospitalières a pour effet d’accroître les difficultés rencontrées par les services d’urgences pour le placement de leurs patients.
15 Labayle D., Tempête sur l’hôpital, Paris, Le Seuil, 2002, p. 210.
16 Camus A. et Dodier N., L’intérêt pour les patients à l’entrée de l’hôpital…, op. cit.
17 SAMU-Urgences de France, Les 1res Assises de l’urgence : Comment garantir l’accès à des soins médicaux de qualité en urgence ?, Paris, 13 décembre 2012, p. 27.
18 Camus A. et Dodier N., L’intérêt pour les patients à l’entrée de l’hôpital, op. cit., p. 92.
19 Girard V., Estecahandy P. et Chauvin P., La santé des personnes sans chez soi, op. cit., p. 37.
20 Rouay-Lambert S., « La retraite des anciens SDF : Trop vieux pour la rue, trop jeunes pour la maison de retraite », Les annales de la recherche urbaine, vol. 100, juin 2006, p. 139.
21 De Courson C., « Quand les sans-abri vieillissent », Soins gérontologie, vol. 60, juillet/ août 2006, p. 30-32.
22 La structure offre des chambres individuelles aux personnes accueillies sans limitation de durée selon les principes du housing first que nous développerons plus loin.
23 Lipski M., Street-level Bureaucracy, op. cit.
24 Damon J., La question SDF, op. cit., p. 231.
25 Deleeck H., « L’effet Mathieu », Droit social, vol. 11, 1979, p. 375-383. Ce constat a aussi été fait par R. K. Merton dans le champ de la science au sujet des savants qui obtiennent plus facilement des crédits, ce qui aboutit à une concentration des moyens et des talents (Merton R. K., « The Mathew Effect in Science », Science, vol. 159, 1968, p. 56-63).
26 Damon J., La question SDF, op. cit., p. 231-234.
27 Lipski M., Street-level Bureaucracy, op. cit.
28 Damon J., La question SDF, op. cit.
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