Conclusion de la deuxième partie
p. 149-152
Texte intégral
1Au-delà de la diversité des discours et des pratiques circonstancielles, cette seconde partie démontre qu’il est possible d’identifier plusieurs critères de mobilisation du personnel autour du patient sans-abri admis aux urgences. Un patient apparaît d’autant plus mobilisateur pour le professionnel qu’il pourra augmenter le sentiment d’utilité de celui-ci1. Autrement dit, le professionnel nourrit l’objectif d’anticiper une amélioration visible de l’état du patient dans un domaine qui est en lien avec sa spécialité. Or, outre une situation qui s’inscrit le plus souvent en distance à l’urgence vitale, les patients sans-abri de l’hôpital Grand-Est présentent fréquemment un profil polypathologique, ainsi que des problématiques sociales et d’addiction d’apparence inextricables et incurables au regard de l’itérativité des admissions. Ces situations sont généralement envisagées avec un certain fatalisme par les personnels des urgences. Par ailleurs, les patients sont souvent réfractaires aux soins et manifestent des épisodes d’agressivité, d’indiscipline, ou d’agitation. Ces phénomènes s’expliquent par le contexte des admissions contraintes et par les fréquents états d’ébriété. Ils appellent généralement à une réaction sur le mode de l’autorité de la part des soignants qui incitent les patients au respect des normes hospitalières.
2Plus précisément, notre observation a permis de mettre à jour une mobilisation différentielle de l’ensemble des personnels à l’égard des deux cohortes de population identifiées par notre enquête quantitative. D’une part, les situations d’admissions itératives suite aux intoxications éthyliques sont communément l’objet de pratiques de routine, marquées par des sentiments d’impuissance face à la persistance et à la chronicité des problématiques. D’autre part, les primo-passages qui ne correspondent pas à ce profil type du « SDF-OH » sont l’objet d’une attention approfondie du personnel. Dans ces situations, la tendance des soignants à inscrire le cas du patient dans un raisonnement arrêté est bien moindre. Face à une nouvelle situation, les professionnels tentent d’entreprendre pour la première fois les démarches nécessaires à l’amélioration de la situation sanitaire et sociale du patient. La mobilisation apparaît donc d’autant plus accrue que la potentialité du résultat n’est pas entravée par des antécédents d’échecs. Plus généralement, à partir de l’identification des critères qui encadrent la mobilisation des personnels autour du patient sans-abri, il est possible de modéliser les catégories de bons et de mauvais2 patients, significatives aux yeux des personnels. Ces catégories, présentées dans le tableau ci-dessous, témoignent de l’intrication des considérations médicales et morales dans la mobilisation des professionnels.
Tableau 5. – Catégories de bons et de mauvais patients aux urgences.
Bon patient | Mauvais patient |
Présente une urgence vitale | Présente une urgence sociale, ressentie et/ou un problème médical léger |
Présente une urgence imprévue (accident, affection survenue inopinément) | Présente des maux liés à une pathologie chronique |
Pathologie unique et bien identifiée | Polypathologie, pathologie mal identifiée |
Pathologie intellectuellement intéressante | Pathologie commune |
Ne présente pas de problématique sociale | Présente une problématique sociale |
Bonne hygiène corporelle | Mauvaise hygiène corporelle Au pire : réfractaire aux soins d’hygiène (cf. multiples signes de tensions à ce sujet sur les dossiers des patients sans-abri) |
Ne se plaint pas « exagérément » de sa souffrance | Se plaint de manière exacerbée Au pire : d’une souffrance non objectivée par des marqueurs biologiques |
Fiable, dit la vérité | Peu fiable, invente des choses |
N’est pas responsable de sa situation Est victime d’un problème de santé indépendant de sa volonté |
Est responsable de sa situation Présente un problème de santé lié à son mode de vie |
Coopère avec le soignant, respecte les consignes, recommandations et prescriptions | Ne coopère pas, fait preuve de non-observance thérapeutique |
Veut guérir | Ne fait rien pour s’en sortir |
Parvient à guérir | Ne parvient pas à guérir, retombe inévitablement dans ses travers |
3Derrière la catégorie de « mauvais patient » à laquelle le sans-abri se rattache, on trouve le souhait des professionnels de santé de « transformer » le malade. L’idéal du clochard qui entre aux urgences sale et malade et qui en ressort propre et guéri transparaît en filigrane. Il s’agit d’une forme de stéréotype. Mais si ce dernier est employé par les personnels des urgences, il n’est que l’écho des stéréotypes en vigueur dans la structure sociale globale. La complexité croissante du monde social favorise le développement de « typifications3 », qui consistent à intégrer la présence d’autrui dans des schémas préétablis afin de réduire l’incertitude au sujet de l’attitude à adopter à son encontre. Autrement dit, le « besoin de simplification existe, pour ainsi dire, en amont du stéréotype4 ». Par ailleurs le contexte d’action en urgence favorise les raccourcis de la pensée. Là où règnent la simplification et la technicisation des réponses au nom de l’efficacité, la voie semble grande ouverte pour laisser place aux représentations généralisatrices et prédéterminées
4La figure d’un patient sans-abri surtout « non demandeur » de soin en témoigne. Elle laisse entrevoir une logique de culpabilisation de la victime. Les travaux du sociologue William Ryan5 sont régulièrement utilisés en santé publique pour expliquer comment les victimes peuvent être blâmées pour leur situation. Ces pratiques se caractérisent par l’identification d’un problème – comme le sans-abrisme – et par la sélection d’un groupe spécifique de personne – telles que celles présentant des conduites addictives. Les logiques de culpabilisation de la victime sont basées sur la croyance que l’individu est principalement responsable de ses problèmes de santé. En d’autres termes, l’influence des facteurs sociaux et environnementaux est négligée. C’est ce que laisse transparaître le terme « non demandeur », principalement employé par les médecins urgentistes, pour désigner les patients sans-abri alcooliques. À l’inverse, les professionnels infirmiers et aides-soignants, dont la rationalité et les pratiques intègrent davantage l’accompagnement relationnel au malade, tendent à reconnaître l’existence d’une demande des patients sans-abri. Mais ils constatent aussi que leurs requêtes (de repos, de soin médicaux ou d’assistance) n’intègrent pas nécessairement les missions prioritaires du service.
5Cette identification des formes et des enjeux de la mobilisation autour du patient sans-abri aux urgences ne nous dit rien de son orientation après son passage au sein du service. Pour comprendre les pratiques de transfert des patients à la sortie des urgences, il convient d’identifier les critères de mobilisation des services partenaires susceptibles d’accueillir les patients sans-abri. Quelle valeur mobilisatrice ces services (médicaux ou sociaux) attribuent-ils au patient sans-abri ? En quoi leurs critères diffèrent-ils de ceux mobilisés par le personnel des urgences ? Plus généralement, dans une société marquée par une différenciation fonctionnelle croissante, en quoi la spécialisation de l’offre sanitaire et sociale influence-t-elle le parcours de soins du patient sans-abri ? Et comment les valeurs de solidarités du service public hospitalier peuvent-elles s’accorder avec les objectifs de régulation des dépenses de santé ? Toutes ces questions sont examinées dans la partie suivante relative à la mobilisation des partenaires et aux perspectives de débats qui encadrent le soin en urgence des sans-abri.
Notes de bas de page
1 Camus A. et Dodier N., L’intérêt pour les patients à l’entrée de l’hôpital…, op. cit., p. 55.
2 Kelly M. P. et May D., « Good and bad Patients : A Review of the Literature and a theorical Critique », Journal of advanced Nursing, vol. 7, no 2, 1982, p. 147-156.
3 Berger P. et Luckman T., La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 1986.
4 Lipski M., Street-level Bureaucracy : Dilemmas of the individual in public Services, New York, Sage, 1980, p. 115.
5 Ryan W., Blaming the Victim, New York, Pantheon Books, 1971.
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