Chapitre VI. La mobilisation face à la qualité et à la discipline du patient
p. 123-148
Texte intégral
1Les admissions itératives des patients sans-abri pour des motifs similaires engendrent un sentiment d’impuissance et des pratiques de routine de la part des personnels des urgences (1). En outre, le patient sans-abri semble souvent non demandeur de soin (2) et affiche parfois un refus de prise en charge (3) ou des épisodes d’indiscipline, voire d’agressivité (4) qui sont autant de situations difficiles à gérer pour les professionnels de santé.
Les admissions itératives : sentiment d’impuissance et logiques de routine
2Marqués par les admissions itératives de patients sans-abri pour des intoxications éthyliques, les professionnels ont tendance à mettre en place des logiques de routine. Il existe ainsi un parcours de soins type, identifié par tous les professionnels : le patient sans-abri est ramené le soir aux urgences par les pompiers en état d’ivresse aiguë. Il est le plus souvent installé sur un brancard, pris en charge pendant la nuit pour surveillance et quitte l’hôpital le lendemain.
Médecin. — La plupart du temps, ils sont « ramassés » par les pompiers sur la voie publique.
VW. — Qui appelle les pompiers ?
Médecin. — En général ce sont des passants. Soit parce qu’ils se préoccupent de la personne, soit parce que ça les gêne de voir un SDF dans leur quartier.
VW. — Ce n’est jamais le sans-abri qui demande l’intervention des pompiers ?
Médecin. — Ça peut arriver, mais la plupart du temps ce n’est pas eux. Les pompiers arrivent, l’examinent et là, ils le ramènent aux urgences.
VW. — À partir de là ?
Médecin. — À partir de là, en général on le garde la nuit pour surveillance. S’il a chuté on fait un scanner. Puis le lendemain il se réveille et il s’en va. Le parcours type c’est ça.
entretien Marina, interne
3Installées dans une logique routinière, les admissions itératives pour intoxication éthylique s’opposent doublement à la vocation initiale des urgences. En premier lieu, elles s’inscrivent dans une chronicité et ne se limitent pas à un passage unique dans le cadre d’une urgence ponctuelle. En second lieu, elles n’impliquent que rarement une urgence vitale ou immédiate.
4En reprenant certaines analyses de Tversky et Kahnenman1, il est possible de distinguer trois formes d’heuristiques médicales qui interviennent dans ces prises en charge itératives : l’heuristique de représentativité, de disponibilité et d’ajustement. La première permet de classer un sujet dans une catégorie du moment que le sujet correspond à la représentation que l’on a de la catégorie en question. La seconde fait appel à la disponibilité de la mémoire du passé pour évaluer la probabilité subjective d’un évènement. Enfin, on définit l’heuristique d’ajustement comme celle qui permet d’ajuster cette probabilité subjective à une nouvelle situation. Ce mécanisme d’ajustement est assez vite saturé par un effet d’ancrage, les sujets restant le plus souvent proches de la probabilité initiale, comme s’ils y étaient ancrés. Ces différentes modalités de raisonnement sont autant de raccourcis de la pensée, générés par des expériences antérieures ou des prénotions. Souvent utilisés de façon appropriée, ces raccourcis font gagner du temps et présentent donc un avantage non négligeable pour le praticien urgentiste. Mais ils peuvent aussi être à l’origine d’erreurs diagnostiques2. Sur le plan de la démarche clinique, le fait de connaître le patient, usager régulier des urgences, peut présenter un avantage en termes de connaissance de ses antécédents médicaux.
« Je me souviens notamment d’un patient qui arrivait parfois en hypothermie avec une baisse de température impressionnante. Réchauffé aux urgences, il ne remontait qu’à 35°, 36°. Les internes étaient affolés. Pourtant c’était sa température normale. Monsieur Q., on savait qu’à 36°, on pouvait le laisser sortir sans aucun problème. »
entretien Pierre, médecin
5La connaissance du détail des antécédents est essentielle à l’anamnèse et au bon déroulement de la démarche clinique. Habituellement, l’anamnèse décrit les antécédents médicaux, l’historique de la plainte et la douleur actuelle du patient mise en regard avec les résultats des différentes explorations déjà faites et des traitements entrepris. L’anamnèse est recueillie en général suite à un interrogatoire mené par un médecin auprès du patient ou de l’un de ses proches. Elle est le premier élément de l’examen médical. Elle est consignée dans le dossier et représente la première étape pour aboutir au diagnostic. Pour les patients sans-abri, cette démarche peut être entravée par plusieurs obstacles. Tout d’abord les difficultés de communication liée à la barrière de la langue ou à l’altération de la conscience d’origine toxicologique peuvent empêcher le recueil de l’anamnèse. En outre, la faible culture médicale ou le faible niveau socio-éducatif de certains patients tend à les désavantager dans la connaissance et la restitution de leurs propres antécédents. Enfin, de nombreux sans-abri n’ont pas de médecin traitant ou d’entourage proche susceptibles de décrire avec précision l’antériorité de leur profil sanitaire. Aussi, lorsque le patient effectue des passages répétés au service des urgences, la structure joue « par défaut » le rôle de médecin traitant dans certains aspects de la démarche clinique, dont celui de la connaissance des antécédents. Le compte rendu des passages précédents, permet ainsi d’améliorer la connaissance du profil sanitaire de la personne lors de sa réadmission. Outre la dimension purement médicale, la connaissance du patient en tant que personne, permet aussi d’identifier au mieux ses besoins, ses attentes, et sa réceptivité.
« Bien sûr connaître le patient c’est important. Prends monsieur C. [un patient sans-abri italien]. Combien de fois, il arrive aux urgences, ramassé par la police, complètement bourré, crade, l’œil terne, limite apathique. Tu vois des internes qui te disent “j’arrive rien à en tirer”, tu rentres dans le box, tu lui dis “hé mon ami !” [rare expression française employée par le patient], et tout de suite tu vois son œil qui s’illumine ! Et il te répond ! Après tu bricoles, entre tes deux mots d’italien et ses deux mots de français, mais on arrive à se comprendre. Maintenant, c’est sûr que pour un jeune interne ou pour un médecin qui n’est pas rompu à l’exercice, ce n’est pas évident. Il faut le connaître monsieur C. ! Mais pour tous c’est un peu pareil. »
entretien Philippe, médecin
6Les admissions répétées peuvent permettre d’installer une relation d’interconnaissance entre le patient et l’urgentiste. Sans correspondre réellement à la relation qui pourrait s’instaurer avec un médecin traitant, ce rapport permet d’optimiser le suivi du patient et contribue à améliorer le déroulement de la démarche clinique. Toutefois les admissions itératives d’un patient présentent aussi un inconvénient majeur reconnu par les praticiens : celui de l’installation de réflexes routiniers.
« Il y a une forme de routine qui s’installe. On se dit : ah encore ce type bourré. Il y en a qui ont tellement l’habitude, on n’a même pas besoin d’échanger deux mots. Ils enfilent la blouse tout seul, avant qu’on leur demande, ils s’installent sur le brancard, ils dorment et le lendemain ils font signe pour demander à récupérer leurs affaires et ils s’en vont. »
entretien Anita, infirmière
7Les logiques de routine amènent à réduire le patient à son statut de SDF. Sur les dossiers médicaux, il n’est pas rare de voir ces trois lettres, accompagnées de l’abréviation OH – désignant une imprégnation éthylique – pour signifier le motif de recours ou le diagnostic. Certains soignants reconnaissent qu’avec la routine des admissions répétées, l’image du clochard, alcoolique et asocial, tend à prendre la place de celle de la personne ou du patient reconnu à part entière. En exerçant mes fonctions d’assistante sociale au sein de ces services, j’ai souvent constaté la surprise des soignants lorsqu’ils apprenaient que tel ou tel patient avait des enfants, était marié ou avait connu une vie que certains qualifiaient de « normale », avant d’éprouver de longues années d’errance à la rue. Le patient « SDF-OH » n’est plus appréhendé que sous l’angle des problématiques révélées par ces cinq lettres. Il est le plus souvent mis à l’écart au sein du service, comme si la relégation sociale trouvait sa traduction au niveau spatial. Dans l’unité d’hospitalisation de courte durée, les chambres au fond du service lui sont régulièrement attribuées. En unité d’accueil, il est fréquemment placé dans un box à l’extrémité d’une zone ou dans le couloir. Cette volonté de mise à l’écart est liée à l’absence de proximité de la situation avec l’urgence vitale. En outre, une forme de la rationalité hygiéniste, qui tend à séparer le « propre » du « sale », n’est sans doute pas absente de cette logique de ségrégation spatiale. Quoiqu’il en soit, ces pratiques traduisent un glissement dans l’ordre des priorités.
« Après, il ne faut pas se leurrer : aux urgences, le patient sans-abri, c’est un patient qu’on a “en plus”. C’est un patient qui va rester dans un coin, sur un brancard. Dans une zone, c’est un patient qu’on a “en plus”. Ce n’est pas la priorité. »
entretien Christian, infirmier
8De proche en proche, la routine de mise à l’écart du « SDF-OH » devient la seule manière d’aborder ce patient surnuméraire, non prioritaire. La routine est inhérente à une forme de prise en charge minimaliste : l’examen est rapide, l’intoxication éthylique est constatée, les notes sur le dossier sont laconiques, le patient somnole sur un brancard la nuit, les constantes vitales sont surveillées et la personne ressort le lendemain, une fois les effets de l’alcool dissipés. Ces pratiques sont consubstantielles d’un sentiment d’échec et d’impuissance. Les personnels déplorent un éternel recommencement sans amélioration visible.
« Le patient arrive dans un état d’incurie incroyable, avec des vêtements déchirés, parfois imprégnés de selles ou de vomi. On le lave, on lui donne des vêtements neufs et huit jours après il revient exactement dans le même état. C’est usant à force. »
entretien Nassima, aide-soignante
9Dans le cadre de nos entretiens, les personnels révèlent leurs préoccupations envers ces patients sans-abri alcooliques qui connaissent des admissions itératives. Si les professionnels interviewés conçoivent la diversité des causes du sans-abrisme et l’hétérogénéité des profils rencontrés, ils appréhendent avec une certaine usure le profil des patients admis aux urgences de l’hôpital Grand-Est dans le contexte de grande précarité et d’intoxications éthyliques répétées. Toutefois, ces prises en charges itératives ne connaissent pas toutes la même issue, ni le même déroulement dans le processus diagnostique ou thérapeutique. Comme toute action médicale, elles sont soumises à la singularité de la démarche clinique. Elles peuvent déstabiliser l’heuristique de représentation ou de disponibilité et être source de surprise pour les personnels installés dans une logique de routine.
VW. — Est-ce qu’il y a une situation qui vous a marqué plus que les autres ? Médecin. — Je me souviens d’un patient qui arrive, confus OH, comme d’habitude. Il passe la nuit sur un brancard, et le lendemain, il était toujours confus, complètement désorienté. On a demandé un scanner en urgence. Il avait un hématome cérébral. Il a été opéré en neurochirurgie.
VW. — Et c’est une situation qui vous a marquée parce que…?
Médecin. — C’est une situation qui m’a marquée à cause du rebondissement. Quelques minutes encore avant on pensait qu’il allait sortir. Je veux dire, parfois les choses se renversent à une vitesse. Là il a fallu agir très vite… On a tous la crainte de passer à côté de quelque chose. On travaille tous avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête.
entretien Sybille, interne
10Dans le cadre de la situation décrite par ce médecin, le patient est passé du statut de « SDF-OH » à celui de malade présentant une urgence vitale. Au moment où la persistance du symptôme de confusion est repérée sans qu’elle puisse encore être expliquée par l’intoxication éthylique, la logique de routine s’annule, la démarche clinique prend un nouveau départ. L’examen d’imagerie permet de poser un nouveau diagnostic et une urgence vitale est repérée. Face à ce nouveau risque, l’allure ralentie de la routine et la prévision de la rapide sortie d’hospitalisation s’effondrent. Elles cèdent la place à la découverte d’un risque potentiel, à l’incertitude du devenir du patient et à l’accélération du rythme de prise en charge. Si les logiques de routine semblent incontournables dans la perspective d’admission itératives pour des motifs similaires, elles présentent le risque de minimiser l’attention des professionnels, de remplacer la conscience des actions de soins par l’exécution de réflexes ou d’automatismes. La routine s’oppose à l’exception et à la singularité d’une situation. Comme le souligne le médecin interrogé, elles sont porteuses du risque de « passer à côté de quelque chose ». Il est d’ailleurs intéressant de constater à cet égard que les professionnels différencient parmi les sans-abri, les « habitués des urgences » de ceux admis pour la première fois.
« Pour un premier passage c’est vrai qu’on va peut-être faire plus attention. Déjà, on va systématiquement appeler l’assistante sociale. Un SDF qu’on voit pour la première fois on se dit qu’il n’a peut-être pas le profil type du SDF qui revient tout le temps et pour qui il n’y a rien à faire. »
entretien Patrice, infirmier
11Ce témoignage révèle une heuristique d’ajustement dans les situations de primo-passage des sans-abri. Le patient fait alors l’objet d’une vigilance accrue des soignants (« on va faire plus attention »). Cette tendance s’oppose aux raisonnements mis en œuvre par le personnel dans les situations d’admission itératives. L’expression « profil type du SDF […] pour qui il n’y a rien à faire » atteste autant des processus de catégorisation, que du potentiel d’échec prêté à la situation du patient. Pour résumer, l’heuristique de représentativité et de disponibilité contribuent à faire du patient sans-abri, un patient peu mobilisateur aux yeux des professionnels des services d’urgences qui envisagent d’un œil défaitiste les logiques d’admissions itératives. Toutefois les primo-passages appellent à une réaction différente qui conduit le personnel à se détacher des logiques de routine et de catégorisation pour s’orienter vers une prise en charge globale de la situation impliquant un diagnostic médical et social approfondi.
12Nous constatons ici une mobilisation différentielle à l’égard des deux cohortes de population identifiées dans notre enquête quantitative. D’un côté les personnes qui connaissent des admissions itératives et qui présentent le plus souvent des conduites addictives sont communément l’objet de prises en charge minimalistes marquées par des sentiments d’impuissance face à la persistance et à la chronicité de leurs problématiques. De l’autre les primo-passages ne correspondent pas à ce profil type du « SDF-OH » et bénéficient d’une mobilisation accrue tant sur le plan médical que social. Dans ces situations, la tendance des personnels à inscrire le cas du patient dans un raisonnement arrêté est bien moindre. Les professionnels partent de zéro et tentent d’entreprendre pour la première fois les démarches nécessaires à l’amélioration de la situation sanitaire et sociale du nouveau patient.
13Les représentations négatives des conduites addictives, de leur prétendue incurabilité et de la responsabilité personnelle des malades dépendants, jouent sans doute un rôle dans cette mobilisation différentielle. Une stigmatisation du patient alcoolique « que ce dernier peut parfaitement percevoir, va conditionner une relation médecin-malade chancelante, qui ne résistera pas à la moindre adversité. Il résulte donc aussi une prise en charge inadéquate pour ces groupes de patients3 ». Le vocable qualifiant le patient de « non demandeur » peut s’avérer révélateur d’une telle stigmatisation.
Le mythe du patient non demandeur
La non demande et ses interprétations
14La majorité des médecins interrogés qualifient le patient sans-abri de « non demandeur ». Cette « non demande » traverse les différentes étapes du parcours du patient. Tout d’abord, les modalités de recours sont régulièrement non participatives : le patient est « ramené » aux urgences par les pompiers ou par la police et se présente rarement de lui-même au service. Ensuite, au cours de l’examen médical, les médecins remarquent que le patient parle peu. Il évoque rarement ses antécédents, ses difficultés de santé ou ses pathologies éventuelles de manière spontanée.
« L’interrogatoire est souvent difficile. Il ne va pas te dire : “J’ai mal ici ou là.” Il faut plutôt leur tirer des vers du nez. »
entretien Sibylle, interne
15De manière plus générale, le patient sans-abri est jugé « non demandeur » de poursuite de soin ou d’hospitalisation. Lorsque les internes interrogent les médecins seniors sur la suite à donner à la prise en charge, il est fréquent d’entendre ces derniers répondre : « De toute façon, il ne demande rien, on le laisse sortir4. » Les professionnels mettent en évidence le souhait des patients de sortir rapidement de l’hôpital, après une prise en charge généralement tout aussi brève, à la suite d’une intoxication éthylique.
« Le séjour en général c’est 24 h. […] Tout ce qu’ils veulent le lendemain matin, c’est sortir le plus vite possible. Ils veulent qu’on leur ramène leurs vêtements, se rhabiller, et ressortir à la rue. Souvent, c’est le besoin d’alcool qui les pousse à sortir. »
entretien Véronique, interne
16L’entretien avec un médecin nous amène des éléments complémentaires :
Médecin. — La plupart du temps ils n’ont pas demandé à venir. Ils sont ramenés par les pompiers, ils passent la nuit ici, puis ils s’en vont pour boire leur quart de vin rouge avant d’être en manque.
VW. — C’est le manque d’alcool qui les pousse à agir comme ça ?
Médecin. — Oui. Après il y a aussi des troubles psys. Je veux dire que c’est pas forcément psy mais au bout de plusieurs années à la rue, je pense que c’est comme une seconde nature. Il y a une forme de dépendance à la rue. Ils ont des liens sociaux dans la rue. Ils sont souvent en groupe pour s’alcooliser ou mendier. Il y en a plein qui te disent qu’ils sont mieux dehors qu’à l’hôpital.
entretien Paul-Étienne, médecin
17La dépendance à l’alcool est fréquemment évoquée par les professionnels pour expliquer la « non demande » de soin ou le refus d’hospitalisation de certains patients. La posture de « non demande » n’apparaît d’ailleurs pas spécifique aux patients sans-abri : les personnels relèvent plus généralement son existence chez les patients qui présentent des conduites addictives, que ceux-ci rencontrent ou non des difficultés d’accès au logement. Concernant les patients sans-abri, certains professionnels évoquent aussi une structuration psychique de dépendance à la rue en adéquation à un mode de vie spécifique éprouvé parfois depuis plusieurs années et entretenu par la consommation d’alcool. La question d’une dépendance à la rue s’entend moins comme une addiction que comme un habitus.
« J’ai déjà vu des gens hébergés après des années de rue qui ne pouvaient pas rester enfermés entre quatre murs et qui étouffaient. À la rue, il y a aussi un mode de vie particulier. Une manière de faire, de mendier, peut-être de boire, d’être en groupe avec d’autres sans-abri. Il y en a qui ont passé des années à traîner à la rue, dans un endroit précis, dans un hall d’immeuble, près d’un centre commercial, sur un parking. Ça devient un peu leur lieu de vie, leur lieu de référence, là où ils ont l’habitude de se retrouver. »
entretien Agnès, assistante sociale
18Selon le témoignage des professionnels, les non-lieux5 tels que la gare, la rue ou les places publiques, peuvent finir par devenir des espaces de socialisation pour les sans-abri qui se les réapproprient en les inscrivant au sein de valeurs et de références culturelles qui leur appartiennent. Ces lieux, qui sont de simples points de transit et d’occupation provisoire pour la population générale, font alors office de lieux identitaires, relationnels et historiques pour les personnes sans-abri. Les récits des personnes en errance recueillis par Djemila Zeneidi-Henry6 montrent que la rue peut représenter pour eux un espace de liberté et de sociabilité. La rue s’imprime alors « comme un habitus dans leur quotidien, tant et si bien que l’obtention d’une chambre ou d’un logement autonome parvient péniblement à les déraciner de la rue7 ». Cette redéfinition du non-lieu en une forme de « refuge sécurisant8 », permettrait d’expliquer la « non demande » de soin et la méfiance des sans-abri vis-à-vis d’autres environnements tels que les services hospitaliers ou les foyers d’hébergement.
19Enfin, dans leur élaboration de modèles interprétatifs des conduites de santé des sans-abri, d’autres professionnels soulignent l’existence d’un système de valeur et de rapport au soin spécifique à la population.
« On n’est pas sur les mêmes logiques : nous on est là pour soigner, eux ne demandent pas à être soignés. À mon avis pour eux les besoins les plus urgents c’est se loger, manger et l’alcool. Le soin ça arrive bien après. Ce n’est pas les mêmes priorités, les mêmes valeurs que pour un soignant. La rue c’est la survie, le soin ce n’est pas la priorité. Il faut attendre qu’il y ait un truc vraiment grave qui arrive : hypothermie ou crise épi ou intox aiguë pour qu’ils arrivent aux urgences. »
entretien Christian, infirmier
20Selon le raisonnement des professionnels, un passage par les urgences peut insuffler une primo-démarche de soins notamment en situation de crise, mais cette prise en charge demeure fortement aléatoire du fait d’un mode de vie qui serait spécifique aux sans-abri : dépendance à l’alcool, errance dans la ville au sein d’un groupe et faible intérêt porté aux soins. La particularité du rapport au temps dans les conduites de santé des patients conforte les personnels dans leur raisonnement. Globalement ils constatent une attente longue entre le déclenchement des symptômes et le recours aux soins ; des problèmes de santé chroniques niés, un rapport entretenu avec le corps et la maladie qui ne permet pas de développement d’attitudes préventives, ainsi qu’une difficulté à exprimer les problèmes et les attentes, limitant les signes d’alerte principaux à la douleur vive et à l’incapacité. La représentation du patient sans-abri qui ressort de ces observations dessine le visage d’un malade figé dans le présent, dépourvu de capacité de projections futures en lien avec son état de santé. Dans cette perspective, le rôle des urgences semble se limiter tout naturellement à la prise en charge immédiate du motif de recours. La « non demande » et le rapport temporel qui se limiterait à l’immédiat entravent alors par définition l’éventualité de toute poursuite de soin.
Un mythe remis en cause
21Toutefois, ce profil type du sans-abri « non demandeur » est aussi remis en cause par d’autres témoignages. Tout d’abord, de nombreux professionnels mettent en évidence la difficulté de communication avec les patients sans-abri que nous avons déjà évoquée. Ils rappellent notamment que la barrière linguistique, les troubles psychiques éventuels ou les états de confusions liés à l’alcool, sont autant d’obstacles à la communication qui ne permettent pas au patient d’exprimer clairement sa demande ou son besoin.
« C’est facile de dire qu’ils ne sont pas demandeurs, alors que la plupart du temps ils ne peuvent pas s’exprimer, parce qu’ils sont bourrés, parce qu’ils sont étrangers, parce qu’ils ne sont pas bien. On dit “non demande”, mais est-ce qu’on se donne la peine de la chercher la demande ? »
entretien Jean, psychologue
22Comme le montre cet extrait d’entretien, la notion de « non demande » est contestée par certains professionnels, à la fois dans son interprétation et dans son existence. Si les médecins interprètent majoritairement la « non demande » comme un refus de soin et invoquent la liberté du patient dans ce domaine, d’autres membres du personnel l’envisagent comme l’expression d’une exclusion extrême, d’une souffrance psychique et sociale aboutissant à une situation de retrait subie et non-volontaire. Les personnels psycho-sociaux – assistantes sociales, psychologue et psychiatre – ont particulièrement tendance à se rattacher à cette interprétation. Ils soulignent le temps nécessaire à l’écoute. Ils désignent la manifestation de l’empathie et de la disponibilité du soignant comme autant de conditions nécessaires à l’émergence d’une demande de soin ou d’aide sociale. Ces dispositions semblent, dans une certaine mesure, entrer en contradiction avec l’exigence de la rapidité de l’action rapide dans l’urgence. Toutefois, les professionnels psycho-sociaux précisent qu’il s’agit souvent moins d’une question de temps que d’une question de posture professionnelle, voire de sensibilité personnelle.
« Pour permettre au patient de s’exprimer il faut du temps, c’est sûr, mais il faut aussi et surtout une vraie volonté d’écouter l’autre. Parfois je rentre dans un box de consultation, en quinze minutes, le patient m’a raconté sa vie, m’a parlé de ses enfants, de ses années passées en prison, de ses problèmes de santé… alors que juste avant le médecin venait de me dire “il n’est pas très bavard, on n’en tire pas grand-chose”. Après on voit aussi que ça dépend des personnes. Par exemple, sur une même promotion d’internes avec qui on va travailler pendant six mois, certains vont nous appeler régulièrement après avoir repéré des problèmes sociaux précis ; ils sont parfois très préoccupés par les situations. D’autres nous appellent seulement une ou deux fois quand ils ont un problème pour préparer la sortie d’hospitalisation. On sent bien que le social n’est pas leur préoccupation. »
entretien Fabienne, assistante sociale
23Outre l’influence de la sensibilité personnelle mise en évidence dans cet extrait d’entretien, d’autres déterminants, comme le temps, jouent un rôle non négligeable dans la considération de l’écoute offerte au patient sans-abri. Si les infirmières, les aides-soignantes et les professionnels psycho-sociaux sont parmi les personnels les plus formés à la prise en charge globale du patient, ce sont aussi les personnels qui passent le plus de temps au chevet de ce dernier. De plus, au cours de leurs interactions avec les sans-abri, ils connaissent certaines circonstances de ralentissement temporel qui se prêtent particulièrement au recueil du récit de vie des patients. Le rythme ralenti d’un entretien psycho-social ou les soins nécessitant un contact prolongé sont autant de contextes souvent propices aux confidences. Ces prises en charge se caractérisent régulièrement par une durée plus longue et un rythme moins séquencé que celui de la consultation médicale. À l’inverse des médecins, ces catégories de professionnels identifient de nombreuses demandes émanant du patient sans-abri : demande de repas, de vêtements, d’hébergement et plus rarement demande de soin et d’hospitalisation. Selon eux, la rareté des demandes de soin exprimées est non seulement due au déni de la souffrance corporelle en situation de grande précarité9, mais aussi à la crainte des jugements moralisateurs et des discriminations pratiquées par les professionnels médicaux-sociaux, ainsi qu’à la nécessité du sevrage alcoolique imposé en milieu hospitalier.
« Déjà, à mon avis, quand il veut se faire soigner pour un problème, le SDF ne veut pas forcément se faire sevrer. Qui dit hôpital dit pas d’alcool. Il y en a plein qui ont du mal avec ça. »
entretien Isabelle, aide-soignante
24Le service impose ses normes (telle que la non-consommation d’alcool) au patient sans-abri. L’hôpital semble ne pas être un lieu adapté à la prise en charge de cette population, qui s’y retrouve en situation de retrait, de « non demande ». Autrement dit, le profil type du patient « non demandeur » paraît moins correspondre à une réalité, qu’à la construction d’une rationalité médicale normative qui légitime le glissement dans l’ordre des priorités pour les patients sans-abri présentant des problèmes en distance à l’urgence vraie.
« Ils ont peut-être une demande, mais c’est surtout une demande psycho-sociale. Et il faut bien dire ce qui est, aux urgences, ce n’est pas notre priorité. »
entretien Pierre, médecin
25Le rythme et la priorité des services d’urgences, focalisés sur le traitement des urgences vitales, justifient le fait de ne pas aller plus loin que la « non demande » de soin. Après avoir interviewé des patients sans-abri admis aux urgences, l’infirmière Nicole Royer-Cohen précise :
« La demande de soins médicaux existe mais n’est pas perçue par eux comme prioritaire. Ils ont une seule exigence, celle du respect qu’on leur doit. Leurs souffrances peuvent trouver des réponses, même provisoires, si elles sont identifiées. Cela demande aux soignants qu’ils aient avec eux une relation véritable, qui s’appuie sur une réflexion de professionnel, sans laquelle la prise en charge globale de la personne soignée n’existe pas10. »
26La mise en évidence de la « non demande » de soin (ou d’une demande non prioritaire) traduit donc de facto une posture professionnelle qui s’oppose à une approche globale de la personne. L’intérêt porté au patient apparaît centré sur la dimension physiopathologique, négligeant le vécu de la situation de précarité et le ressenti des difficultés sociales et sanitaires. De plus, le constat de la « non demande » peut traduire une anticipation de l’inutilité de toute proposition de soin.
VW. — D’accord, à la sortie ils [les sans-abri] ne demandent rien, mais est-ce que tu crois qu’on leur propose systématiquement quelque chose ?
Médecin. — Sincèrement pour les primo-passages on est vigilant. Maintenant pour les habitués c’est autre chose. Déjà on leur tend la lettre de sortie ou la plaquette de la PASS, il y en a plein qui la déclinent. On oriente, mais on sait très bien que ça ne servira à rien. Après on ne va pas tout recommencer à zéro à chaque fois. Tu nous vois faire une proposition de suivi au CSAPA à chaque fois qu’ils reviennent ? Déjà ça nous demande du temps, et puis de toute façon les dispositifs ils les connaissent. Ils peuvent y aller d’eux-mêmes s’ils veulent ? Mais ils n’y vont pas c’est bien ça le problème !
entretien Philippe, médecin
27Caractériser le patient sans-abri comme un patient « non demandeur » revient à positionner les acteurs d’une manière significative dans la relation de soin. Le patient est jugé capable de formuler une demande, ou plus précisément de se retrancher volontairement derrière une « non demande ». Il est estimé responsable de sa situation, comme le montre le discours du praticien (« ils peuvent y aller d’eux-mêmes s’ils veulent »). Aux urgences, les médecins qui soulignent l’autonomie du patient sans-abri à sa sortie remarquent également qu’ils n’ont ni l’obligation, ni la nécessité morale de répondre des actions de ce dernier. Le malade, dont la liberté est affirmée, est ici seul responsable de ses démarches de soins.
28Plus précisément, le vocable de patient « non demandeur », employé pour les patients sans-abri, trahit d’emblée la vision d’un mauvais patient, libre et orienté par le choix de ne pas solliciter l’aide ou le soin, pourtant estimés nécessaires à l’amélioration de sa situation. Au final, la « non demande » est porteuse d’un jugement moral et véhicule l’étiquette du « mauvais malade ». Les travaux de Talcott Parsons11 ont déjà démontré qu’en cas de maladie, il est socialement recommandé de faire appel à la médecine et de se conformer à ses prescriptions. Mais le patient « non demandeur » s’écarte des comportements sociaux normalisés qui encadrent le recours à l’assistance médicale. Ce faisant, elle tend à favoriser la démobilisation des personnels envers les patients sans-abri et la rétrogradation de leur situation dans l’ordre des priorités.
Le refus de soin
29La situation de refus de soin diffère de la « non demande » : elle implique l’existence de la proposition d’un acte ou d’un projet de soin qui sera refusé par le patient. Les situations de refus sont très fréquentes aux urgences, mais aussi en amont ou en aval de la prise en charge sociale et sanitaire des sans-abri. Le refus de bénéficier de soin, d’hébergement ou de nourriture est régulièrement opposé aux travailleurs sociaux des maraudes, aux pompiers ou aux urgentistes. Ces situations heurtent les fondements de la légitimité d’intervention des professionnels. Le refus peut être vécu comme un scandale12 signifiant le rejet d’une assistance dont les destinataires sont supposés avoir besoin : « Il trouble les esprits, il dérange les cœurs. Il remet en cause les objectifs des équipes […] et leur raison même d’exister13. » Face aux refus, les équipages de pompiers ou de SAMU interrogés apportent une réponse en termes de motivation, de négociation, voire de contrainte lorsqu’un risque de santé est repéré :
« Il faut toujours essayer de convaincre. On leur propose de venir aux urgences. S’ils refusent on essaye de leur expliquer que c’est important pour eux. Quand ils refusent quand même, on leur dit que s’ils ne souhaitent pas rester à l’hôpital ils pourront sortir après. Parfois on leur parle d’une voix plus ferme “allez hop ! On vous emmène”. Quand il y a vraiment besoin on ne va pas les laisser à la rue ! Quand il y a un risque, c’est important d’évaluer et de faire les soins aux urgences. Nous on ne peut rien faire dans la rue. »
entretien Myriam, infirmière pompier volontaire
30Une fois arrivé aux urgences, parfois bon gré mal gré14, le patient peut refuser d’adhérer à tout ou partie des soins proposés : refus de se déshabiller, de se laisser examiner, de se laisser piquer pour une perfusion ou une prise de sang, rejet du masque, des médicaments, des soins d’hygiène, etc. Le patient peut aussi à tout moment manifester le souhait de quitter l’hôpital sur-le-champ.
31Le désir de sortie, synonyme de refus de toute prise en charge hospitalière sera essentiellement abordé dans cette partie. La partie suivante, consacrée à la discipline imposée au malade, permettra d’étudier les épisodes de refus partiels, susceptibles de jalonner l’ensemble du parcours du patient aux urgences. Selon les professionnels, les refus, à l’instar de la « non demande » de soin, s’expliquent par les effets des conduites addictives sur le comportement, la faible culture médicale, ou le rapport au corps et au soin supposé spécifique aux sans-abri. Dans leurs interprétations des causes du refus de soin, les professionnels interrogés ne remettent que très peu en question leurs actions, leurs attitudes ou le contexte institutionnel. Pourtant ces facteurs peuvent entrer en contradiction avec les attentes des sans-abri, et ainsi engendrer un refus de soin.
32Après avoir interviewé des patients sans-abri admis aux urgences, Nicole Royer-Cohen conclut :
« Le besoin unanime [qu’ils] expriment, est le besoin de tranquillité, de repos, pas forcément d’isolement. La vie dans la rue, l’aléatoire de leur situation leur est parfois insupportable car elle consomme toute leur énergie, ils sont épuisés15. »
33Mais le soin aux urgences n’autorise pas toujours le repos, comme en témoigne un infirmier :
« L’exemple le plus classique, c’est la constante. Tu sais que tu dois constanter un patient toutes les heures par exemple [la prise de constantes vitales, comme la tension, permet de surveiller l’évolution de l’état de santé], ben en général ils râlent. Ils veulent juste dormir et qu’on les laisse tranquille ou alors ils veulent quitter l’hôpital. Mais ce qu’ils détestent c’est qu’on les dérange tout le temps. »
entretien Christian, infirmier
34Depuis la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, la législation française pose le consentement aux soins comme l’indispensable condition à toute prise en charge thérapeutique16. Mais cette affirmation a un corollaire qui peut être difficile à gérer pour les professionnels du corps médical : si le patient doit consentir aux soins qu’il reçoit, cela signifie qu’on lui laisse la possibilité de refuser les soins proposés. Le refus confronte alors les soignants à un dilemme : soigner contre la volonté du patient ou respecter son choix quelle qu’en soit l’issue.
35D’un point de vue législatif,
« seule l’existence d’un danger immédiat pour la santé ou la vie du malade autorise à ne pas disposer de son accord en raison de l’obligation d’assistance à personne en danger. Dans les autres cas d’urgence, si la loi dispense le médecin de l’obligation d’informer le patient des risques et des alternatives possibles, l’obligation de recueillir son consentement demeure, hormis les cas où il est hors d’état d’exprimer sa volonté17. »
36C’est dans ce cas que se trouvent les patients sans-abri admis à la suite d’une intoxication éthylique aiguë qui présentent un état stuporeux ou une altération de la conscience d’origine toxicologique. Dans ces situations, le médecin peut évoquer l’obligation de porter secours ou assistance pour passer outre le refus du patient, qu’il s’agisse d’un refus d’être examiné par un praticien, d’un refus de soins infirmiers, ou d’un refus de traitement.
37Nous avons vu qu’une fois la crise passée, de nombreux patients émettent le souhait de sortir de l’hôpital, parfois poussés par leur désir de consommer à nouveau de l’alcool. Cette situation pose la question de la pertinence d’une poursuite de soins sous contrainte dans le traitement des conduites addictives. Si les soins et l’hospitalisation librement consentis sont la règle de base, il existe en France deux procédures de contrainte distinctes : celle à la demande d’un tiers et celle intervenant sur décision du préfet. Ces deux procédures sont une exception au droit qu’a tout individu à disposer librement de sa personne. Elles ne peuvent être envisagées que dans les situations qui réunissent trois conditions précises. En premier lieu le patient doit présenter des troubles mentaux. En second lieu, ces troubles doivent rendre impossible son consentement aux soins. Enfin, son état doit imposer des soins immédiats assortis d’une surveillance constante en milieu hospitalier ou à domicile18. « La contrainte aux soins concerne ainsi presque exclusivement les pathologies mentales, qui, de par leur nature, obèrent chez le patient la capacité de perception de la gravité/dangerosité du trouble dont il est atteint19. » Les patients sans-abri, admis le plus souvent aux urgences à la suite d’une intoxication éthylique chronique, ne sont pas toujours dans cette situation. Nombre d’entre eux présente moins une pathologie mentale stricto sensu, qu’un trouble de conduites, comme le remarque ce médecin interviewé :
« Le psychiatre va évaluer la situation. Par rapport aux gens qu’on accueille ici, le plus souvent il n’y a pas de nécessité d’hospitalisation en psychiatrie. En général les psys concluent qu’il n’y a pas de pathologie psy à proprement parler, et que le problème c’est surtout des conduites addictives réactionnelles à une situation de crise psycho-sociale. »
entretien, Marc, médecin
38Les recommandations de l’HAS stipulent que la prise d’alcool aiguë ou chronique peut justifier une hospitalisation sans consentement, à condition qu’elle soit associée à des troubles psychiatriques et/ou des antécédents de passage à l’acte, et/ou un risque prévisible pour le patient ou pour autrui. En outre, l’incurie, fréquemment rencontrée dans les situations de dépendance à l’alcool, peut justifier une hospitalisation sous contrainte si elle est associée à des troubles cognitifs et/ou à des troubles de l’humeur et/ou à un délire ou des hallucinations. « Ainsi, selon l’HAS, la prise d’alcool ou de toxiques associée à un risque prévisible pour le patient et/ou pour autrui est une indication d’hospitalisation sans consentement, même en dehors de troubles psychiatriques graves. Cependant, le risque prévisible n’est pas défini dans ces recommandations et laissé donc à l’appréciation subjective du médecin20 », ce qui place les professionnels dans une situation difficile, comme en témoigne le psychiatre interviewé.
« L’évaluation du risque c’est toujours compliqué. Parfois quand la personne arrive en situation d’intoxication, il y a des propos suicidaires ou des idées noires associées : “Laissez-moi tranquille, je préfère mourir.” Parfois ils sont vraiment agressifs et opposant à la prise en charge. Et puis le lendemain, une fois que les effets de l’alcool sont dissipés, ils ont souvent des propos beaucoup plus nuancés : ils parlent d’un “coup de blues”, d’une “déprime passagère”, ils montrent une distance et une critique par rapport aux gestes commis ou aux propos tenus. Pour bien évaluer, il faut tenir compte de l’évolution du discours dans le temps. »
entretien Stéphane, psychiatre
39L’évaluation du risque et des troubles psychiatriques potentiellement associés au mésusage d’alcool, doit être réalisée à distance de l’intoxication aiguë. Elle implique donc une double temporalité dans la prise en charge : un premier temps d’admission et de surveillance de l’état aigu, suivi d’un temps d’évaluation et de décision. Aux urgences, les admissions ont souvent lieu le soir ou pendant la nuit. En cas d’agitation extrême au cours du premier temps de gestion de crise, le patient peut faire l’objet d’une contention, comme nous le verrons en développant les aspects liés à l’état d’agitation. Le second temps d’évaluation et de décision se déroule généralement le lendemain matin, alors que le patient n’est plus en état d’ébriété. Les équipes peuvent faire alors appel au médecin psychiatre21 pour évaluer la situation. Ce dernier peut être assisté d’un interprète en cas de besoin. Cette évaluation de l’expert psychiatre, permet de discuter de la nécessité éventuelle de soins spécialisés. Ces soins peuvent se dérouler en ambulatoire ou en hospitalisation complète, de manière librement consentie ou sous contrainte. Toutefois, l’intérêt thérapeutique de soins sous contrainte pour la prise en charge de conduites addictives est fortement débattu au sein de la communauté scientifique psychiatrique comme le souligne cet urgentiste :
« Les psychiatres ne sont pas tous d’accord entre eux sur ce point. Mais la majorité pense qu’il faut une adhésion du patient. […] En fait la vraie question c’est : qu’est-ce qui va se passer après un sevrage forcé ? Si la personne n’est pas consentante, qu’elle n’a pas souhaité une guérison, le risque de rechute est forcément plus important. »
entretien Paul-Étienne, médecin
40Dans la dépendance aux toxiques ou à l’alcool, il est communément admis que le chemin qui mène à l’abstinence requiert l’adhésion du patient à un processus de changement. Sur la base de nos observations, les soins sous contraintes au motif de seules conduites addictives, apparaissent ainsi très exceptionnels d’un point de vue effectif. En revanche l’accompagnement psychiatrique est régulièrement assuré par les CMP et les équipes mobiles précarité. Toutefois, ces accompagnements ne protègent pas des risques d’intoxication éthylique répétée et d’admission itérative aux urgences. Les médecins constatent généralement ces situations avec impuissance. Certains relient ces phénomènes à l’impact de la fermeture des lits en psychiatrie et à l’ouverture de la discipline sur la politique de secteur dans les années 1970. Pour ces professionnels, la fin des grands hôpitaux psychiatriques et de la chronicisation des prises en charges intra-muros, serait l’un des facteurs responsables de l’augmentation du nombre des malades mentaux à la rue. Toutefois, aucune étude française n’a permis à ce jour d’affirmer ou infirmer cette hypothèse. « Les données épidémiologiques internationales montrent d’ailleurs des prévalences assez similaires des troubles mentaux parmi les populations sans domicile fixe, quelque soit la densité de lits en psychiatrie par habitant22. » En outre l’augmentation du nombre de personnes accueillies dans les foyers d’hébergement – parmi lesquelles on compte de plus en plus de travailleurs pauvres – tend à légitimer les analyses qui soulignent les causes macro-économiques du sans-abrisme. Le développement structurel de la pauvreté et des inégalités sociales contribue à ainsi créer de nouveaux modèles de marginalisation socio-économique. Selon le rapport ministériel relatif à la santé des personnes sans-abri « plus qu’une question de la densité de lits hospitaliers de psychiatrie, une organisation adéquate en amont et en aval de l’hospitalisation, avec une coordination de tous les acteurs, permettrait de réduire les risques pour les personnes malades de se retrouver à la rue23 ». Aux urgences, le plus souvent, les patients sans-abri quittent le service une fois la situation de crise passée avec une lettre de sortie résumant le motif de passage aux urgences, les modalités de prise en charge et les mesures d’orientation préconisées à la sortie (PASS, CMP, ou toute autre structure adaptée à la situation du patient par exemple). Le patient est alors libre de poursuivre ou non, les soins non urgents pour lesquels il a été orienté. Les praticiens urgentistes n’ont pas de fonction officielle dans le suivi ou la coordination du parcours de santé du patient.
41Dans les rares situations où le patient émet le souhait de sortir des urgences contre l’avis du médecin, il appartient à ce dernier de s’employer à convaincre le patient d’accepter les soins nécessités par son état. Le professionnel tente alors d’informer le malade avec des mots simples et compréhensibles. Un avis de la Cour de cassation précise : « Peu importe que l’information soit approximative, ce qui compte c’est que l’essentiel soit perçu par le patient et que, de ce fait, elle soit rendue intelligible24. » Une étude cas-contrôle25 réalisée aux États-Unis a montré que la compréhension des informations nécessaires à l’obtention d’un consentement éclairé pour participer à une recherche était améliorée par l’usage de feedbacks répétés. La logique de retour d’expérience dans la recherche de consentement semble malheureusement peu compatible avec le soin en urgence, excepté lorsque le refus de soin s’inscrit dans le cas d’admissions itératives comme ce fut le cas pour monsieur R.
VW. — Est-ce que tu te souviens d’une situation qui t’a marquée ?
Médecin. — Je me souviens de monsieur R. qui avait un cancer ORL. Il avait une tumeur œsophagienne et il refusait de se faire hospitaliser.
VW. — Oui, je vois. Est-ce tu crois qu’il était vraiment conscient des risques ?
Médecin. — Oui. Très bien. On lui avait tout expliqué. Il était vraiment conscient.
VW. — Mais qu’est-ce que vous lui avez dit exactement ?
Médecin. — Tout. On lui a dit que la tumeur allait grossir, qu’il ne pourrait plus se nourrir, ni boire, qu’il allait avoir de plus en plus mal. Il avait vraiment compris.
VW. — Et on pouvait le soigner ?
Médecin. — Oui, on fait venir la cancéro qui lui a tout expliqué plusieurs fois. Lui, il répétait qu’il ne voulait pas rester à l’hôpital, qu’il préférait mourir à la rue, qu’il ne voulait pas être enfermé. On a même fait venir le psy plusieurs fois.
VW. — Il avait des troubles psy ?
Médecin. — Justement non, donc il n’y a pas eu d’HDT. Ou alors un passage rapide en psy je me souviens plus. Ce qui est sûr c’est qu’il n’est pas resté et il a fini par mourir à la rue, comme il l’a toujours voulu. Ça avait vraiment touché tout le monde. Et ce n’était pas faute d’avoir essayé. Chaque fois qu’il était ramené par les pompiers on essayait de le convaincre. Je me souviens avec Marc [prénom d’un autre médecin] on s’appelait souvent parce qu’il faisait des allers-retours entre les deux sites. Et on essayait à chaque fois de le convaincre. Il ne voulait rien entendre. Il s’est dégradé lentement.
VW. — Il est mort de son cancer ?
Médecin. — Non, il avait bu et il est mort étouffé dans son vomi dans la rue .
entretien Raphaëlle, médecin
42La situation de ce patient a donné lieu à de nombreux débats au sein du service d’urgences sur les limites du consentement. Dans le discours du médecin interrogé, le recours à la psychiatrie semble intervenir en désespoir de cause face aux refus répétés du patient. Cette posture correspond à la relation déjà vérifiée selon laquelle « plus le risque encouru par l’absence de soins est grave et moins le clinicien aura tendance à laisser de place à l’incertitude en abaissant le seuil requis à la recevabilité du consentement26 ». La recherche d’un consentement éclairé face à un refus de soin est un exercice complexe. Il est difficile de savoir dans l’information donnée, ce que le patient en retient et ce qui l’aide à formuler sa décision. Dans le cas où le patient maintien son refus, malgré la réitération de l’information initiale, le médecin urgentiste veille à conserver une trace écrite de cette information, afin d’être en mesure d’établir, en cas de litige, qu’il s’est effectivement acquitté de cette obligation. Un document préexistant est alors complété par le patient qui le signe en présence d’un tiers soignant. Dans le cas où le patient refuse de signer cette « décharge de responsabilité », un procès-verbal de constat de refus est rédigé, toujours en présence d’un tiers soignant. Enfin, il peut également arriver que le patient parvienne à se soustraire à la surveillance des soignants et fugue. Cette situation a pour effet de déclencher la mise en œuvre d’un protocole de recherches interne et/ou externe27.
43La sortie contre avis médical et la fugue sont relativement rares chez les patients sans-abri admis aux urgences. Pour résumer, la majeure partie d’entre eux arrivent au service à la suite d’une intoxication éthylique. Le plus souvent ils connaissent alors une altération de la conscience d’origine toxicologique. Ils peuvent être juridiquement assimilés à la catégorie des malades dans l’incapacité de manifester leur volonté. Dans cette situation, le devoir d’assistance du médecin l’emporte sur le refus de soins. Une fois la crise passée, le plus souvent, le patient quitte les urgences avec l’accord du médecin qui l’oriente pour un suivi médical en ambulatoire. Dans les situations exceptionnelles où le praticien estime que la sortie du patient est prématurée et présente un danger pour sa santé, il tente de le convaincre d’accepter les soins nécessités par son état. En somme, le refus de soin influence peu les urgentistes, dans leur mobilisation à la prise en charge des sans-abri en situation de crise.
L’indiscipline, l’absence de coopération, l’agitation et l’agressivité
44Les comportements abordés dans cette partie, peuvent être associés ou non à un refus de soin du patient. Plus précisément, les réactions à trois types d’attitudes du malade sont étudiées : le non-respect des normes hospitalières (par exemple lorsque le patient déambule dans les couloirs, ou ne souhaite pas confier ses affaires personnelles aux équipes), la non-observance thérapeutique (dès lors, le patient ne respecte pas les consignes médicales qui lui été données), et l’agitation ou l’agressivité (susceptibles de se diriger contre le patient lui-même ou contre le personnel).
45Ces trois éléments se rattachent à la discipline corporelle. Pour Michel Foucault, la discipline est entendue comme un investissement politique des corps28. Selon l’auteur, l’étude des règles de discipline au sein d’une institution telle que l’institution hospitalière, permet de mettre à jour les modalités d’exécution du pouvoir politique à travers différents facteurs, dont l’art de répartition des individus dans l’espace, le contrôle de l’activité, l’organisation des genèses et la composition des forces. Aux urgences, l’occupation de l’espace, parfois désorganisé par l’importance des flux, n’en demeure pas moins clairement définie initialement. Patients et soignants ont chacun leur place respective : en box ou en chambre pour les uns ; dans les couloirs, au sein du bureau médical ou du poste de contrôle pour les autres. Concernant le contrôle de l’activité, il se joue à travers la domination des professionnels, notamment traduite au niveau du geste dans sa matérialité la plus intime, comme dans le cadre de l’examen médical. À travers l’organisation des genèses, le pouvoir investit le corps dans la dimension de sa durée interne, en le soumettant à des exercices progressifs, comme des actions de soins répétées. Enfin, la composition des forces consiste à combiner les corps afin d’en extraire une utilité maximale au bénéfice de la démarche thérapeutique et des objectifs de rendement de l’activité hospitalière. Toutes ces techniques fabriquent du corps docile, soumis, et utile. Elles visent à façonner de petites individualités fonctionnelles et adaptées, à encadrer de bons malades, disciplinés, qui respectent les recommandations médicales. Au-delà des aspects socio-historiques de développement du pouvoir médical déjà abordés en amont, une anthropologie de l’adaptation de la décision sur les patients sans-abri aux urgences, appelle à l’observation des comportements disciplinaires, visant au respect des consignes thérapeutiques et des règles médico-hospitalières.
46Les normes hospitalières imposent de nombreuses contraintes parfois difficiles à accepter pour les patients. Par exemple, les équipes réservent les affaires personnelles de toute personne admise en situation d’intoxication toxicologique.
Infirmier. — On est bien obligé de prendre leurs affaires. L’autre jour il y en a un qui avait une arme. Il y en a plein qui amènent de l’alcool. On ne peut pas le leur laisser. On est obligé de tout vérifier. C’est une question de sécurité pour tout le monde : pour le patient, pour le personnel, pour les autres patients.
VW. — Et s’ils refusent, ça se termine comment en général ?
Infirmier. — Par une victoire du soignant. Je n’aime pas ce mot de victoire. Mais il faut bien qu’on fasse notre boulot .
entretien Christian, infirmier
47De manière générale, les règles du service et de la pratique professionnelle, qu’elles soient formelles ou informelles, s’imposent au patient sans-abri. Cette imposition s’explique par les différentes formes de domination inhérentes à la relation soignant-patient. Par définition, cette relation repose sur le socle d’un lien social asymétrique entre le malade vulnérable et le professionnel titulaire de l’expertise en santé. Par ailleurs, l’institution hospitalière impose son organisation propre au malade et définit a priori sa marge de manœuvre : « L’activité du patient est encadrée, l’autonomie et l’initiative des professionnels restent des principes fondamentaux29. » En outre, selon Freidson30, la configuration « activité/passivité » qui caractérise la relation du professionnel de santé vis-à-vis de son patient, a plus de chance de s’imposer si le statut social du patient est bas. Enfin, sur la base des théories d’Anselm Strauss, il est aussi possible d’émettre l’hypothèse que cette domination a plus de chance de s’imposer dans l’urgence. En effet, dans son modèle de l’ordre négocié31, Strauss révèle que le temps est nécessaire pour permettre au malade de développer une capacité d’action, une place d’acteur dans sa relation avec le médecin. A contrario, la situation d’urgence apparaît donc susceptible de restreindre le pouvoir d’action du patient. Enfin, dans les situations extrêmes où l’approche relationnelle ne parvient pas à calmer les états d’agitation et d’agressivité, la domination revêt une forme paroxystique à travers les actes de contention physique et médicamenteuse.
48D’un point de vue médical, la contention est une des réponses possibles à l’état d’agitation, qui « se définit comme une perturbation du comportement moteur, psychique et relationnel32 ». L’état d’agitation peut être d’origine organique – comme dans le cas d’une crise d’épilepsie – toxicologique ou psychiatrique. Le corps médical différencie l’agitation contrôlable et l’agitation incontrôlable. Celle-ci contrairement à la première, rend impossible le contact, l’entretien, et l’examen clinique. Elle s’accompagne de violences ou de signes de passage à l’acte violent imminent. Les violences peuvent être polymorphes et/ou associées. On observe ainsi des violences verbales (insultes, propos grossiers, menaces ou intimidations, etc.), des violences physiques (coup, griffure, morsure, crachat, etc.) ou des violences sexuelles (parole, geste, comportement à connotation sexuelle).
49Selon les personnels interrogés, les principales causes des comportements violents ou agressifs des sans-abri admis aux urgences sont l’état d’intoxication éthylique et dans une moindre mesure, les pathologies mentales ou les souffrances psychiques. Les professionnels repèrent ainsi parmi les patients des personnalités qualifiées « d’état-limite », qui supportent mal toute forme d’attente ou de frustration. Ils reconnaissent également une forme de violence institutionnelle, liée à la dimension peu participative de l’admission, à la rigueur des normes hospitalières et aux longs délais d’attente imposés aux patients. Ils remarquent encore l’influence de leur mode d’approche relationnelle et soulignent l’impact du genre et de l’expérience dans ce domaine.
« Être une femme ça peut être à la fois un avantage et un inconvénient. Vis-à-vis d’une femme, certains patients vont se permettre moins de choses, ils ne vont pas rentrer directement dans le conflit. Par contre ça peut aussi être un inconvénient dans le sens où d’autres patients au contraire vont moins te respecter. Il y a parfois clairement des injures à caractère sexuel. Et puis s’il y a conflit physique, on a moins de force. Pour un homme, c’est pareil, il y a des avantages : ils peuvent plus facilement imposer l’autorité ou à la force si besoin… mais il y a des inconvénients aussi : il y a des patients qui vont directement s’inscrire dans un rapport de force avec eux » entretien Nadine, infirmière.
50Si l’impact du genre dans l’approche relationnelle relève à la fois de l’avantage et de l’inconvénient, il semble tout de même être globalement à la défaveur des femmes, qui connaissent un nombre d’inconvénients majoré, comme l’indique cet extrait d’entretien. Quant à l’expérience accumulée, tous les soignants en reconnaissent le bénéficie dans leur gestion des situations d’agressivité. Ces résultats confirment ceux d’une étude prospective australienne, référencée par l’HAS33. Sur la base de l’étude par échelle de 1289 cas d’incidents violents en milieu hospitalier, les auteurs identifient des facteurs de causalité liés à la fois aux soignants – dont le fait que l’équipe infirmière soit féminine, peu expérimentée et peu entraînée – et des facteurs de causalité liés aux patients – comme les antécédents de violence et les hospitalisations sans consentement.
51En cas d’agitation, l’approche relationnelle est toujours prioritaire. Son objectif est de prévenir ou de stopper les situations de passage à l’acte auto- ou hétéro-agressif. Cette approche est constante tout au long de la prise en charge du patient. Lorsqu’elle ne suffit pas, à elle seule à désamorcer le risque d’agressivité, elle peut être accompagnée d’une démarche de contention. Il s’agit de restreindre ou de maîtriser les mouvements d’un patient par un dispositif fixé sur un lit, ou sur un brancard. La contention physique est une mesure d’exception, temporaire et toujours être associée à une sédation médicamenteuse. C’est un soin relevant de la prescription médicale immédiate ou différée et qui répond aux exigences de traçabilité. Qu’il y ait ou non contention, nous avons observé différentes réactions des soignants face aux comportements violents ou agressifs des patients. Celles-ci varient entre l’humour, l’empathie, la réplique verbale agressive, l’indifférence, ou l’autorité. La position autoritaire peut être traduite par la contention, par un rappel à l’ordre ou par l’emploi d’un ton ferme. Les attitudes d’autorité ou d’indifférence sont les plus fréquemment constatées
Exemple de réaction sur le mode de l’humour
Un patient sans-abri, allongé sur un brancard interpelle une infirmière qui passe dans le couloir
Le patient. — Hé ! Hé ! J’te parle sale pute !
L’infirmière. — Ah non monsieur, vous ne connaissez pas ma vie privée, mais ça ne vous empêche pas d’être poli : c’est madame sale pute ! (silence, l’infirmière sourit) Alors, qu’est-ce que vous voulez ?
Le patient, aussitôt calmé par la réplique de l’infirmière. — Un verre d’eau s’il vous plaît.
L’infirmière, en souriant. — Hé bien voilà ! Je vous le ramène .
(observation couloirs
Exemple de réaction sur le mode de l’autorité
Pendant qu’une infirmière complète le dossier d’un patient sans-abri admis en état d’ivresse, celui-ci, allongé sur un brancard, commence à se masturber.
L’infirmière. — Arrêtez ça monsieur.
Le patient. — Ça ne vous intéresse pas ?
L’infirmière. — Certainement pas ! Arrêtez ça.
Le patient continue.
L’infirmière. — Monsieur si vous n’arrêtez pas on va vous attacher.
Le patient cesse immédiatement .
observation box
Exemple de réaction sur le mode de l’indifférence
« Un infirmier vient prendre la tension d’un patient en état d’intoxication éthylique qui sommeille sur un brancard. Celui-ci réclame et s’oppose à la pose du tensiomètre au bras. Il crache sur la main de l’infirmier. Celui-ci termine sa tâche machinalement et va se laver les mains » .
observation couloir
52Généralement la prise en charge du patient agité est fortement mobilisatrice. Dans le cadre des normes de triage et de sécurité, elle est considérée une urgence. Le professionnel qui repère une agitation tente de calmer le patient et le cas échéant, de prévenir l’escalade vers la violence. Parfois, le fait d’évoquer l’éventualité d’une démarche de contention suffit à calmer les esprits. Dans le cas où le professionnel ne parvient à désamorcer le risque, il alerte ses collègues qui se mobilisent sans délai, pour tenter à leur tour une approche relationnelle et si besoin, exécuter un acte de contention. Il s’agit là d’un travail d’équipe pluridisciplinaire, qui requiert le concours de cinq professionnels. Les membres des services d’urgences sont habitués à ce type d’exercice, qui n’implique pas nécessairement une action précipitée. Les paroles sont habituellement mesurées, les gestes sont ordonnés et méthodiques, relevant de protocoles stricts et précisément codifiés. Lorsque toute démarche de soin, y compris la contention, s’avère impossible face à la violence exacerbée du patient, et si la mise en danger des équipes est estimée, le personnel peut solliciter une intervention des autorités de police. « Le devoir d’assistance à personne en danger auquel répond l’urgentiste n’implique pas que l’équipe s’expose à des risques avérés34. » Cela a notamment été le cas lors de notre enquête prospective, alors que le patient menaçait l’équipe avec un couteau.
53Outre ces situations de violences et d’agitation extrême, l’indiscipline recoupe aussi toutes les actions de non-respect des normes hospitalières ou thérapeutiques. On citera pour exemple le cas des patients qui tentent de s’arracher leur perfusion, qui refusent de porter la blouse d’hôpital, qui ne souhaitent pas faire leur toilette ou qui ne souhaitent pas prendre leurs médicaments. Ces éléments sont consignés dans le dossier médical sous l’expression de « non-compliance ». Le terme compliance est un anglicisme qui peut prendre plusieurs sens. Il désigne à la fois la conformité aux règles de l’institution hospitalière ainsi que l’observance ; notion relative au domaine de la pharmacothérapie et qui concerne par extension toutes les consignes de soin. Selon les soignants les causes de la non-compliance sont identiques à celles du refus global de prise en charge. Lorsqu’une personne fait preuve de non-compliance, les réponses proposées par les professionnels varient entre l’autorité (via l’exécution du soin ou le rappel des consignes avec plus ou moins de fermeté) – la motivation (visant à justifier de la nécessité du soin) ou la négociation (qui peut prendre la forme d’un marchandage).
Exemple de réaction sur le mode de l’autorité
« Un patient endormi sur un brancard réclame lorsqu’une infirmière souhaite prendre sa tension. L’infirmière enroule le brassard du tensiomètre autour de son bras, malgré ses réclamations : “Ah là il n’y a pas le choix monsieur !” Le patient se laisse finalement faire » .
observation couloirs
Exemple de réaction sur le mode de la motivation
« Un patient présentant une embolie pulmonaire refuse de rester allonger et prend l’initiative de sorties répétées pour aller fumer à l’entrée du service. L’interne s’entretient avec le patient pendant une quinzaine de minutes en lui expliquant les dangers pour sa santé engendrés par le non-respect des recommandations d’alitement. Le patient finit par respecter les indications médicales » .
observation box et couloirs
Exemple de réaction sur le mode du marchandage
« Une aide-soignante adresse les propos suivants à un patient qui refuse les soins d’hygiène : “Allez monsieur, vous faites d’abord votre toilette et après on vous amène le repas.” Interrogée ce sur sujet, elle insiste sur la nécessité de “négocier avec les SDF : c’est donnant-donnant. On leur montre que s’ils font un geste, ils ont aussi du positif en retour” » (observation UHCD).
54La majorité des réactions à la non-compliance se jouent sur un mode autoritaire. Les professionnels constatent que la difficulté de communication avec le patient, qu’elle soit liée à un état d’intoxication, à un faible niveau socio-éducatif ou encore à la barrière de la langue, entrave les tentatives de motivations et de négociations. Aux yeux des soignants la gestion de la non-compliance apparaît être une lourde charge de travail en termes de temps et de nombre de personnels mobilisés.
« Pour un patient ivre et agité, il faut parfois s’y prendre à deux juste pour nettoyer une plaie » .
« Une simple consigne de marche sans appui, parfois, il faut la répéter trois ou quatre fois. Il faut tout répéter plusieurs fois. Ça peut prendre beaucoup de temps » (entretien Laure, interne).
entretien Amélie, infirmière
« L’autre jour monsieur D. [un patient sans-abri régulièrement admis aux urgences] s’est levé du brancard. Il a ouvert les tiroirs pour prendre un gobelet, comme s’il était à la maison. Il a pris le flacon d’alcool modifié et on l’a surpris pendant qu’il était en train de se servir un verre. T’imagine ? Il faut vraiment avoir les yeux partout en fait. À force c’est fatigant » .
entretien Christian, infirmier
55Ces témoignages de professionnels révèlent combien les personnels manifestent des aspirations normatives quant au comportement de leurs patients. La soumission ou la « compliance » du malade apparaît fondamentale. Selon Geneviève Cresson, « une étude sur les patients “à problèmes” et les attentes du personnel hospitalier montrent bien que médecins et infirmiers s’attendent à exécuter leur travail par des routines préétablies, avec un minimum d’interruption de la part des patients. Les bons patients sont ceux qui n’interrompent pas ces routines et qui appliquent les directives médicales35 ». A contrario, les patients sans-abri apparaissent aux yeux des personnels comme des patients exigeants en termes d’énergie. Ils déstabilisent, et bousculent les normes établies qui encadrent le fonctionnement de l’institution.
56Pour résumer, les patients sans-abri qui connaissent des admissions répétées à la suite d’intoxications éthyliques confrontent les personnels à un sentiment d’impuissance. Ces malades sont souvent l’objet de pratiques de routine de la part des soignants. Face aux exigences strictes de discipline et de sevrage, l’hôpital ne semble pas être un lieu adapté à la prise en charge des personnes sans-abri alcooliques qui s’y retrouvent en situation de retrait, de « non demande ». Mais le profil type du patient « non demandeur » est nuancé par les membres du personnel qui prennent en compte les requêtes relatives à la situation sociale, aux urgences ressenties ou aux difficultés sanitaires des patients. Autrement, dit, la « non demande » paraît moins correspondre à une réalité qu’à une référence à la rationalité de la médecine d’urgence qui tend à focaliser l’attention de ses personnels de manière quasi exclusive sur la prise en compte des urgences vraies. Par ailleurs, nous avons observé que la sortie contre avis médical est relativement rare chez les patients sans-abri admis aux urgences. La majeure partie de leurs admissions fait suite à un état d’ivresse et engendre une altération de la conscience d’origine toxicologique. Les patients peuvent alors être juridiquement assimilés à la catégorie des malades dans l’incapacité de manifester leur volonté. Dans cette situation, le devoir d’assistance du médecin l’emporte sur le refus de soins. Une fois la crise passée, le plus souvent, les malades sans-abri quittent les urgences avec l’accord du médecin qui l’oriente pour un suivi médical en ambulatoire. En somme, le refus de soin influence peu les urgentistes, dans leur mobilisation à la prise en charge des sans-abri en situation de crise. Quant aux épisodes d’indiscipline, d’absence de coopération ou d’agressivité, bien plus fréquents, ils déstabilisent les personnels et bousculent les normes établies au sein du service. Ils occasionnent une pluralité de réaction des soignants sur le mode de l’humour, de l’indifférence, du marchandage ou encore de la motivation. Mais la majeure partie du temps, la mobilisation des personnels face à ces situations se joue sur le mode de l’autorité.
Notes de bas de page
1 Kahneman D., Slovic P. et Tversky A., Judgment under Uncertainty : Heuristics and Biases, New York/Cambridge, Cambridge University Press, 1982 ; Tversky A. et Kahneman D., « Judgment under Uncertainty : Heuristics and Biases », Science, New Series, vol. 185, no 4157, 1974, p. 1124-1131.
2 Junod A. F., Décision médicale ou la quête de l’explicite, op. cit. ou Paolaggi J. B. et Coste J., Le raisonnement médical : De la science à la pratique clinique, Paris, éditions ESTEM, 2001.
3 Junod A. F., Décision médicale ou la quête de l’explicite, op. cit., p. 205.
4 Notes du journal de terrain.
5 Produits par la société hypermoderne, les non-lieux sont des espaces de transit, interchangeables où l’être humain reste anonyme. Il s’agit par exemple des supermarchés, des autoroutes, des aéroports. Pour Marc Augé, le non-lieu s’oppose à la notion de « lieu anthropologique » : il n’a pas vocation à être un espace de rencontre, il ne construit pas de références communes à un groupe et se trouve dénué de toute caractéristique identitaire, relationnelle et historique. Il est donc tout le contraire d’une demeure, d’une résidence (Augé M., Non-Lieux, op. cit.).
6 Zeneidi-Henry D., Les SDF et la ville : Géographie du savoir-survivre, Paris, éditions Bréal, 2002.
7 Ibid., p. 171.
8 Ibid., p. 70.
9 Pour plus d’information sur le déni de la souffrance des sans-abri, voir notamment Dequiré A. F., « Le Corps des sans domicile fixe : de la désinsertion sociale à la disqualification corporelle », Recherches et éducations, vol. 3 « Santé et éducation », 2010, p. 261-286.
10 Royer-Cohen N., « Les “sans-domicile fixe” aux urgences : Leur rencontre avec les infirmières », art. cité.
11 Parsons T., « Social Structure and Dynamic Process : The Case of modern medical Practice », art. cité.
12 Delassus E., « Refus de traitement : Aider le malade à mieux se comprendre », Éthique et santé, vol. 8, 2011, p. 101-105.
13 Cefai D. et Gardella É., L’urgence sociale en action : Ethnologie du SAMU social de Paris, Paris, La Découverte, 2011, p. 15.
14 Pour rappel, les admissions des personnes sans-abri aux urgences sont souvent non participatives.
15 Royer-Cohen N., « Les “sans-domicile fixe” aux urgences : Leur rencontre avec les infirmières », art. cité, p. 73.
16 Le fondement juridique du consentement est bien plus ancien. Il trouve sa source dans les préceptes d’habeas corpus et d’intangibilité du corps humain relayés par les déclarations des droits de l’homme successives. Pour plus de précision sur ce sujet, voir : Jonas C., « Le consentement aux soins », Gérontologie et société, vol. 59, 1991, p. 56-59.
17 Baranger D. et Sicot C., « Le refus de soins dans les services d’urgence », Réanimation, vol. 14, 2005, p. 752.
18 Ces trois conditions sont impératives pour une admission en soins psychiatriques à la demande d’un tiers (ASPDT – anciennement HDT). L’existence d’un trouble grave pour l’ordre public ou la sécurité des personnes est une condition supplémentaire nécessaire à la mise en œuvre d’une admission en soins psychiatriques à la demande du représentant de l’État (ASPDRE – anciennement HO).
19 Brousse G. et al., « Alcool et soins sous contrainte », EMC Psychiatrie, vol. 141, no 37, 2010, p. 1-12.
20 Ibid., p. 5.
21 Ce dernier peut être assisté d’un interprète professionnel en cas de besoin.
22 Girard V., Estecahandy P. et Chauvin P., La santé des personnes sans chez soi, op. cit., p. 22.
23 Ibid., p. 22.
24 Avis de la Cour de cassation en chambre civile du 21 février 1961 cité par Léger D., « L’influence du droit médical sur le consentement à l’hospitalisation et aux soins en psychiatrie : clinique, sémiologie et thérapeutique », Psychologie médicale, vol. 26, 1994, p. 1357-1361.
25 Stiles P. G. et al., « Improving understanding of Research consent disclosures among Persons with mental Illness », Psychiatric Services, vol. 52, 2001, p. 780-785 cité par HAS, Modalités de prise de décision concernant l’indication en urgence d’une hospitalisation sans consentement d’une personne présentant des troubles mentaux, Paris, service des Recommandations professionnelles, 2005.
26 Buchanan A., « Mental Capacity, legal Competence and Consent to Treatment », Journal of the royal Society of Medicine, vol. 97, 2004, p. 415-420 cité par Braitman A. et al., « Critères de prise de décision aux urgences de l’hospitalisation sans le consentement », Annales médico-psychologiques, Revue psychiatrique, vol. 169, décembre 2011, p. 664-667.
27 Les procédures internes concernent notamment la mise en œuvre de recherches dans les abords immédiats du service et de l’établissement ; les procédures externes (appel des services de police ou de gendarmerie, etc.) concernent les mineurs, les personnes vulnérables ou protégées et sont associées aux mesures internes.
28 Foucault M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
29 Cresson G., Le travail domestique de santé, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 30.
30 Freidson E., La profession médicale, op. cit.
31 Strauss A. et al., « The Hospital and its negotiated Order », in E. Freidson (dir.), The Hospital in modern Society, New York, The Free Press, 1963, p. 147-169.
32 Conférence de Consensus, « L’agitation en urgence (petit enfant excepté). Recommandations du jury : texte court », Journal européen des urgences, Paris, Masson, vol. 16, 2003, p. 58-64.
33 Owen C. et al., « Violence and Aggression in Psychiatric Units », Psychiatric Services, vol. 19, 1998, p. 1452-1457, cité par HAS, Modalités de prise de décision concernant l’indication en urgence d’une hospitalisation sans consentement d’une personne présentant des troubles mentaux, op. cit.
34 Conférence de Consensus, « L’agitation en urgence », art. cité, p. 61.
35 Cresson G., Le travail domestique de santé, op. cit., p. 30.
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