Introduction
p. 7-23
Texte intégral
1Si depuis son apparition, l’hôpital a longtemps été destiné à l’accueil des pauvres et des indigents, il s’est aujourd’hui écarté de cette mission d’assistance pour se consacrer aux soins médicaux dans un mouvement de spécialisation toujours plus poussé. De nos jours, les services d’urgences générales ouverts à tous en continu se retrouvent dans une position difficile au sein de l’institution hospitalière où la médecine de spécialité est valorisée. Leur fonction d’accueil du tout-venant les place en première ligne pour répondre aux besoins de ceux qui se trouvent exclus, rejetés des services de soins classiques ou qui n’y sont pas affiliés1. Du fait de leur visibilité et de leur accessibilité, les urgences ont rapidement été repérées par les patients et par les professionnels comme une voie de recours privilégiée pour la prise en charge de personnes en situation de vulnérabilité ou de précarité.
2Les établissements qui assurent une activité d’aide médicale urgente participent au service public hospitalier et à ce titre, ils ont l’obligation d’assurer à tous l’égal accès aux soins qu’ils dispensent2. À la fin des années 1990, l’arrivée croissante de patients en situation de précarité à l’hôpital a nécessité la création de structures spécifiques. Les permanences d’accès aux soins de santé (PASS), créées par la loi de 1998 relative à la lutte contre les exclusions, ont pour mission de faciliter la circulation des personnes démunies dans l’hôpital et de favoriser leur accès aux réseaux institutionnels et associatifs de soins et d’accompagnement social. Cependant, l’accueil aux urgences de patients en situation de précarité persiste à présenter un certain nombre d’éléments problématiques et contradictoires. Tout d’abord, le décalage entre les performances techniques de l’urgence médicale et les attentes des patients présentant des difficultés sociales est susceptible de créer des conditions d’incompréhension, de souffrance ou de tension entre soignants et soignés. De plus, les réformes budgétaires et les objectifs de régulation des dépenses hospitalières peuvent apparaître difficilement conciliables avec la large obligation d’accueil qui pèse sur le service public hospitalier. Enfin, les notions de précarité et d’urgence médicale relèvent de représentations discordantes. Si l’urgence médicale évoque généralement un risque vital immédiat qui requiert une intervention rapide par le biais d’un acte thérapeutique maîtrisé, la précarité en revanche, implique un processus progressif de dégradation sociale qu’il convient souvent de contrer avec du temps et la mobilisation de compétences psycho-sociales pour favoriser l’instauration d’une relation d’aide. Porteur de ces paradoxes et de ces contradictions, le service des urgences interroge la prise en charge de la précarité à l’hôpital. Plus spécifiquement, l’accueil des personnes sans-abri confronte les personnels de ces services à de multiples questionnements face aux demandes médico-sociales qui leur sont adressées. Que faire par exemple lorsqu’une personne en errance se présente la nuit aux urgences pour y solliciter un hébergement ? Que faire face au malade en grande précarité qui n’a pas de médecin traitant et qui souhaite bénéficier de soins gratuits relevant de la médecine générale ? Comment, dans un contexte d’encombrement chronique des services d’urgences, ces demandes peuvent-elles être prises en compte ? L’exemple du patient sans-abri pousse à son paroxysme les tensions qui se manifestent dans ces services qui font face à des exigences multiples. Les personnels des urgences doivent répondre aussi bien aux urgences vitales qu’aux pathologies graves, tout en remplissant les lacunes de l’offre sanitaire et sociale en matière de prise en charge de pathologies bénignes ou de problèmes sociaux3 tels que la précarité.
La constitution d’un objet d’étude
3Selon le rapport ministériel relatif à la santé des personnes sans-abri4, les urgences générales sont pour ces dernières, un des lieux les plus fréquents de premier contact avec le système de soins. Plusieurs éléments permettent d’expliquer cette particularité5. D’abord les personnes en errance ont rarement un médecin traitant et sont souvent dépourvues de couverture sociale. Elles ont donc peu de possibilités de suivi en amont des urgences. Elles ont aussi tendance à recourir au système de soins plus tardivement que la population générale, quand les pathologies sont plus avancées et que la situation est plus grave. En outre, les personnes sans-abri sont plus souvent que la moyenne amenées inconscientes à l’hôpital par les pompiers dans un état sanitaire sévère. Par ailleurs, nombre d’individus sans logement, déboutés par les services sociaux dans leur recherche d’hébergement ou attirés par la visibilité des services hospitaliers d’urgences ouverts 24 h sur 24 h, s’y présentent pour solliciter une mise à l’abri et affichent le souhait d’y passer la nuit. Depuis les restrictions budgétaires imposées au SAMU social et aux structures gestionnaires d’hébergement d’urgence en 2011, ces situations se multiplient dans de nombreux hôpitaux français, comme au sein des établissements de l’Assistance publique des hôpitaux de Paris ou au sein de l’hôpital Grand-Est6 qui constitue notre terrain d’étude. Les patients sans-abri qui se présentent à l’entrée de l’hôpital sont donc susceptibles de présenter plusieurs formes d’urgences concernant tantôt des soins médicaux, tantôt un besoin d’aide sociale. Ces différentes dimensions interrogent la catégorisation de l’urgence, qualifiée de sociale ou de médicale. Elles réfèrent à des débats sous-jacents concernant la mission des services hospitaliers d’urgences.
La société de l’urgence
4Ces débats sont adossés à la question plus générale du règne de l’urgence7 et de l’accélération sociale8 dans nos sociétés modernes. L’urgence est progressivement devenue une idéologie envahissante. Initialement rattachée au champ médical, elle s’est étendue jusqu’à toucher tous les domaines de la vie sociale, sous l’effet conjugué du développement de l’économie du marché et des nouvelles technologies de communication. Cette hégémonie de l’accélération temporelle, reposant sur les canons de l’économie capitaliste9, influence à la fois les populations sans-abri et les personnels hospitaliers.
5D’une certaine manière, les sans-abri sont victimes de la société de l’urgence. Suivant un rapport de la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri (FEANTSA)10, trois types de déterminants sans-abrisme permettent d’expliquer le paradoxe de sa persistance, voire de son accroissement, au sein des sociétés européennes modernes et développées. Ces trois catégories de facteurs explicatifs du sans-abrisme peuvent être reliées aux phénomènes d’accélération sociale et d’urgence généralisée caractéristiques de la société moderne.
6La première catégorie concerne les facteurs structurels macro-sociaux au premier rang desquels se trouvent l’accès restreint au marché du travail et ses conséquences en termes de chômage, de précarisation des statuts d’emploi et d’accroissement du nombre de travailleurs pauvres. Ces facteurs macro-sociaux du sans-abrisme peuvent être mis en rapport avec les moteurs économiques et culturels des phénomènes d’accélération11. Dans la société de l’urgence, la réactivité et la flexibilité deviennent progressivement des conditions de participation à la vie sociale12. Ces contraintes contribuent à exposer tous ceux qui ne disposent pas de telles capacités à un risque accru d’exclusion.
7Au sein cet ordre social liquide13, la seconde catégorie de facteur déterminant le sans-abrisme concerne l’incapacité des institutions à assurer leur mission d’insertion. Dans un contexte d’insuffisance de l’offre face à une demande accrue, les services d’aide sociale et de soin se trouvent dans l’impossibilité de répondre dans l’immédiat à l’ensemble des sollicitations qui leur sont adressées. De manière plus ou moins formelle, les conditions d’éligibilité à l’aide et à la protection sociale se restreignent toujours davantage. Ces conditions plus restrictives véhiculent un processus général de « marginalisation de ceux qui ne sont jamais éligibles14 ». Du point de vue du parcours des personnes, la sortie des institutions apparaît comme une période à haut risque dans les processus d’exclusion à un logement décent. L’insuffisance des logiques anticipatoires de préparation de la sortie et de liaisons entre les différents services d’accompagnement social ou de soin conduit des usagers à se retrouver à la rue, au moment de leur sortie d’un foyer d’hébergement d’urgence ou d’un hôpital par exemple. Ces différents facteurs se rapportent aux caractères fluides et temporaires de l’engagement institutionnel dans le contexte de la société de l’urgence. N’étant plus en mesure d’assurer pleinement leur fonction d’affiliation, les dispositifs institutionnels tendent à rehausser en leurs critères d’éligibilité pour l’attribution des prestations d’assistance.
8Enfin, la troisième catégorie renvoie aux histoires individuelles parmi lesquelles on relève les ruptures familiales, les violences domestiques, les problèmes de santé – notamment les conduites addictives à l’alcool ou aux drogues – et le refus des individus de dépendre de services d’aide. L’augmentation de ces différents phénomènes s’inscrit dans le contexte de la précarité généralisée conséquente au règne de l’urgence. Les injonctions de flexibilité et d’adaptabilité précipitent nombre d’individus fragiles en situation de dépression ou d’addiction15 et le délitement contemporain des solidarités familiales constitue également un facteur aggravant de chute dans l’errance16. En somme, la société de l’urgence constitue un terrain propice aux facteurs qui contribuent au développement des situations de grande précarité.
9Parallèlement, la diffusion généralisée du sentiment d’urgence concerne également les personnels hospitaliers. Progressivement, l’urgentiste est devenu un mythe, une forme de héros des temps modernes17. À l’entrée de l’hôpital, les urgences sont confrontées à l’augmentation constante du nombre de recours. Face aux besoins multiples et polymorphes de leurs patients, les professionnels urgentistes tentent de gérer les priorités parmi les différentes situations qu’ils ont à traiter. Dans les faits, l’urgence peut être ressentie par le patient et/ou repérée par le professionnel. Toutefois, c’est l’appréciation de ce dernier qui conditionne la suite de la prise en charge. D’où l’intérêt d’analyser la mobilisation du personnel dans ces services. Si, jusqu’à l’arrivée à l’hôpital, la subjectivité de celui qui repère l’urgence est essentielle, une fois le seuil du service franchi, c’est une autre logique qui domine. Il y a là un glissement de la relation de pouvoir en faveur des personnels des urgences qui peuvent décider de l’admission du patient dans le service (ou proposer sa réorientation) et juger des priorités de soin dans une perspective de gestion des flux des patients. Reste à savoir quels sont précisément les critères qui peuvent leur permettre de prendre ces décisions.
Les critères de mobilisation
10Aux urgences, la mission du personnel qui accueille les malades est de les trier en fonction de critères cliniques préétablis et de hiérarchiser les priorités. Mais en dehors des éléments formalisés, les pratiques relatives à l’accueil des patients se jouent également dans la réalité concrète du terrain, lors des interactions entre le patient et le personnel. Derrière le modèle officiel prescriptif se trouve une réalité autrement complexe, susceptible d’adaptations, d’arrangements, d’ajustements, dérogeant à la rigueur des normes officielles, pour s’ouvrir à la particularité des situations difficiles et à la variété des besoins repérés. Les difficultés exceptionnelles et les problématiques de type humanitaires – telles les demandes d’hébergement occasionnellement présentées par les personnes en situation de grande précarité – peuvent bouleverser les normes établies et amener le professionnel à redéfinir ses critères de gestion des priorités. En réalité, la mobilisation du personnel des urgences apparaît guidée tant par des obligations que par des « intérêts18 ». Les premières désignent les règles formelles ou implicites qui s’imposent aux professionnels, alors que les seconds regroupent les mouvements spontanés qui orientent leurs réactions dans le cadre de leur marge d’autonomie ; elle-même limitée par les contraintes (de temps, de charge de travail, etc.) qui pèsent sur eux. Sur la base d’une méthodologie déjà éprouvée19, l’un des enjeux de ce travail sera de révéler comment s’articule le jeu des « intérêts » spontanés et des obligations morales, juridiques ou financières face aux patients en situation de grande précarité.
11Les principales formes de mobilisation étudiées dans le cadre de cette recherche jalonnent le parcours de la personne sans-abri aux urgences. Elles peuvent être rattachées aux décisions prises lors des trois temps qui séquencent habituellement la prise en charge des patients au sein de ces services. Le premier temps est celui de l’entrée aux urgences, souvent révélateur d’une situation de crise, où les difficultés sanitaires et/ou sociales se manifestent de manière aiguë ou paroxystique. Dans cette phase, trois types de décisions fondamentales se jouent à l’accueil : celle de mise à l’abri ou non des personnes sollicitant un hébergement en salle d’attente, celle d’admission ou non au sein du service des personnes présentant un besoin de soin et celle d’ordonnancement des patients en fonction du degré d’urgence repéré par le professionnel. Vient ensuite le temps du soin, qui comprend les étapes d’examen, de diagnostic et de traitement. Ces actions peuvent faire l’objet d’une décision de mobilisation spécifique à la situation de précarité de la personne sans-abri (recours à l’assistante sociale hospitalière, prolongation de l’hospitalisation en raison de l’absence d’hébergement, etc.). Enfin arrive le temps de la préparation de la sortie, accompagné de décisions éventuelles d’orientation vers un service sanitaire et/ou social, en ambulatoire ou en hospitalisation. Au cours de ces différentes phases, la mobilisation est le fait d’un professionnel de l’urgence ou d’un ensemble plus ou moins cohérent de professionnels, qui effectue un choix entre plusieurs alternatives qui vont influencer le parcours de soins du patient sans-abri.
12Dans le cadre de notre recherche, l’appui sur l’ensemble du réseau sémantique du terme (care, cure, cura) permet d’appréhender le soin comme souci de l’autre, écoute et réparation d’une situation caractérisée tant d’un point de vue pathologique que sous l’angle du malheur. Considérées sous cet angle, les activités de soin s’étendent aux actions d’assistance, comme celle d’accorder un refuge à une personne en mal d’hébergement. Cet angle d’approche permet de faire le lien entre les situations d’urgence à caractère social et celles qui relèvent de l’urgence médicale. Par ailleurs la mobilisation étudiée concerne à la fois les personnels paramédicaux (infirmiers et aide-soignants), les membres de l’équipe médicale (internes et médecins), les membres de l’équipe psycho-sociale (assistante sociale, psychiatre, psychologue) et les personnels administratifs (hôtesses et agents chargés des admissions et du recouvrement des frais des soins dispensés). L’ensemble de ces personnels, désigné sous le terme générique de soignants est susceptible d’influencer le parcours du patient aux urgences. Il s’agit d’étudier la manière dont les mobilisations appellent à des actions collectives autour du patient sans-abri ou de cerner a contrario, dans quelle mesure elles peuvent dépendre de prises de position individuelle, voire éventuellement engendrer des tensions au sein des équipes. Dans cette perspective, une attention particulière sera portée à l’influence de la temporalité de l’urgence. En effet, si chaque cœur de métier appelle à l’exercice d’une tâche professionnelle bien définie, l’urgence ouvre la voie à la division du travail non programmée. Elle est susceptible de bouleverser la hiérarchie et les liens organisationnels formels, pour laisser place à une nouvelle configuration de répartition des tâches permettant de s’adapter à l’immédiateté du problème constaté. Sur la base de ces angles d’approche, l’étude de la mobilisation autour du patient sans-abri appelle à répondre aux questions suivantes : à qui appartiennent les décisions déterminant l’accueil et le parcours de soins du patient sans-abri aux urgences ? Selon quels critères sont-elles prononcées ? Sur la base de quelles normes ou de quelles procédures ? Comment les professionnels parviennent-ils à gérer les priorités entre les différentes formes d’urgences (sociale et médicale) rencontrées ? Quelles sont les différentes formes de mobilisation manifestées par le personnel de l’accueil à la sortie du patient ? Une revue de la littérature existante permet de définir l’angle théorique susceptible de répondre au mieux à ce questionnement.
13Les travaux relatifs au point de vue du professionnel de santé sur le patient en situation de grande précarité se rattachent communément à trois angles d’analyse. Le premier met en évidence l’ethnocentrisme médical20. Cette perspective souligne les procédés par lesquels les professionnels ont tendance, de façon plus ou moins consciente, à privilégier leurs valeurs et leur propre rapport culturel à la santé et à la maladie dans leurs interactions avec les patients. Ce schéma d’analyse révèle la manière dont les soignants dévalorisent par là même les conduites de santé des personnes sans-abri qui manifestent un retard dans le recours au soin, voire un refus de prise en charge médicale. Cette approche fait l’hypothèse de la détermination d’un individu par sa culture professionnelle. Il lui est donc difficile de penser l’autonomie des individus. Son attachement au postulat d’une socialisation mécanique entrave également l’analyse des déterminations multiples et parfois contradictoires auxquelles les individus sont soumis dans les sociétés modernes marquées par l’urgence. Le second angle d’analyse, tend à déplorer la primauté du cure sur le care dans le cadre des logiques de rationalisation managériale du système de santé. Dans cette perspective, le cure – le soin technique – supplante le care – le « prendre soin » – qui inclut la qualité de l’accompagnement et la prise en charge psycho-sociale dans la relation au patient. À l’instar des approches dualistes de la décision médicale, cette analyse se heurte à la limite d’une dichotomie artificielle, opposant cette fois la dimension technique à la dimension relationnelle du soin. Elle pose le problème d’une fragmentation idéologique à la base d’une anthropologie des soins21. Suivant un troisième angle d’analyse, l’exercice d’actions sociales à destination de patients sans-abri existe bel et bien dans l’activité hospitalière, mais ces pratiques ne représentent qu’une adaptation de l’univers symbolique médical22, un épiphénomène dans l’activité des établissements de santé modernes. Cette approche permet d’envisager la pluralité des mobilisations face aux situations hors-norme et imprévues. Reste alors à détailler les manifestations empiriques de ces modalités d’adaptation face au cas précis du patient sans-abri aux urgences. Une approche basée sur le cadrage des individus23 permet « d’analyser les combinaisons et les tensions qui apparaissent dans l’action du fait de l’hétérogénéité des modèles de références24 ». Plus appropriée à l’analyse de la mobilisation autour du patient en situation de grande précarité, cette approche contribue à mettre à jour les opérations par lesquelles le professionnel cadre le patient qui entre dans son monde d’action – celui du soin hospitalier en urgence.
14En France, les urgences médicales renvoient à la fois à l’intervention médicale rapide en cas d’accident corporel ou de maladie aiguë, inopinée, mais aussi à la solidarité et à la tradition d’accueil. Pourtant les réactions contrastées des personnels des urgences vis-à-vis des problématiques sociales des patients ont déjà été démontrées. Selon le rapport ministériel relatif à la santé des personnes sans-abri25, ces dernières sont souvent moins bien accueillies et moins bien examinées que les patients lambda en raison d’un accueil discriminant. Divers travaux26 démontrent l’incompréhension et les jugements négatifs qui découlent de l’ethnocentrisme médical des soignants face aux usagers en situation de grande précarité. Le comportement de ces derniers est jugé scandaleux ou déraisonnable lorsqu’ils refusent les solutions thérapeutiques proposées. Par ailleurs, les associations dénoncent les pratiques des services hospitaliers d’urgence qui préfèrent leur adresser les patients sans-abri plutôt que de les soigner. Pourtant sur le terrain, quelques professionnels des urgences manifestent des propositions spontanées de soins gratuits et des références à la fonction sociale de l’hôpital27. Les initiatives d’hébergement en salle d’attente sont parfois la seule manière de répondre à la détresse des personnes arrivées au cours de la nuit à la recherche d’un abri. L’étude de la mobilisation autour du patient sans-abri amène donc à examiner la position contrastée des personnels vis-à-vis de la gestion des problématiques sociales rencontrées par les patients.
15Il s’agit de voir comment la gestion des priorités dans l’urgence s’adapte et se modifie ou non à la situation spécifique des patients sans-abri, susceptible de bousculer les normes hospitalières, les habitus professionnels et les pratiques ordinaires. Sur la base de descriptions de situations, il est possible de modéliser les logiques de mobilisation envers les patients sans-abri en relation avec l’urgence, la hiérarchisation des cas et l’ordre des priorités.
16Cette problématique s’éclaire à l’aune du concept de mobilisation différenciée développé par Camus et Dodier28. Selon les auteurs, chaque patient acquiert progressivement, du point de vue du personnel, une valeur mobilisatrice plus ou moins grande. La valeur mobilisatrice d’un patient regroupe l’ensemble des repères susceptibles d’attirer sur lui l’attention des professionnels. Ces repères peuvent accélérer ou retarder le processus de prise en charge, déclencher une mobilisation massive ou au contraire créer une situation d’attente, voire de refus de prise en charge. Ils peuvent mettre l’usager au premier plan ou au contraire le faire rétrograder dans l’ordre des priorités. À l’accueil des urgences par exemple, la démobilisation envers un patient sans-abri, peut se traduire par un refus de mise à l’abri en salle d’attente ou par une réorientation vers une autre structure sanitaire ou sociale. À l’inverse, une mobilisation face à la problématique sociale peut conduire les professionnels à mettre en œuvre des actions d’aide ou d’assistance (dons de vêtements, mise à l’abri ou prolongation de l’hospitalisation pour raisons sociales, etc.).
17Associée à la dimension de l’urgence, l’analyse de la mobilisation autour d’un patient concerne des décisions d’action ou d’évitement. Ces décisions traduisent, de manière explicite et implicite, une évaluation sur le profil de la personne soignée. Une autre dimension est révélée dans les arguments mis en avant par les professionnels qui soulignent la valeur mobilisatrice du patient au cours de la recherche d’un placement en aval. Le transfert du patient à la sortie des urgences relève alors d’une mobilisation externe29, c’est-à-dire d’une mobilisation des acteurs extérieurs au service des urgences proprement dit. Le personnel des urgences est alors confronté à d’autres manières de considérer le patient, à d’autres priorités. Sur la base de ce raisonnement, il devient possible d’identifier les critères mobilisateurs et démobilisateurs qui influencent les décisions médicales prises sur les patients sans-abri aux urgences, depuis l’accueil jusqu’à la préparation à la sortie du service. La figure du patient en situation de grande précarité, présentant des problématiques sociales et des pathologies souvent chroniques, vient questionner avec force et acuité les pratiques des professionnels de l’urgence, à vocation ponctuelle et à caractère médical. Du fait de l’intrication étroite des difficultés sanitaires et sociales, elle pousse les membres du personnel à la limite de leur champ de compétence et peut bouleverser de manière paroxystique l’ordre des priorités établies.
18On l’aura compris, cette recherche ne relève pas d’une sociologie de l’organisation structurelle des services d’urgences, ni d’une sociologie des mouvements sociaux basée sur le concept de mobilisation des ressources collectives. À partir d’une étude de terrain au sein du service d’urgences de l’hôpital Grand-Est, elle vise à comprendre comment les personnels cadrent le patient sans-abri en tant qu’individu empirique30 qui entre dans le monde du soin hospitalier en urgence. Ce monde d’action est traversé par la question de la gestion des priorités. Il s’agit alors précisément de comprendre comment les professionnels définissent, prononcent, refusent ou négocient l’urgence dans le cadre de leurs décisions prises sur les patients sans-abri en fonction de la valeur mobilisatrice attribuée à ces derniers.
Une immersion sur le terrain
19L’origine de ce travail est une double interrogation des équipes des urgences de Grand-Est sur les raisons de recours aux urgences des patients sans-abri et sur les décisions d’orientation de ces derniers. En effet, les patients en situation de grande précarité présentent la spécificité d’être régulièrement admis aux urgences sans pour autant que leur état de santé ne relève d’une hospitalisation. Cette préoccupation des professionnels apparaît adossée à une problématique plus large sur la vocation et le rôle des services d’urgences partagés entre l’accueil du tout-venant et la prise en charge des pathologies aiguës et graves.
20Selon Campenhoudt et Quivy31, une préoccupation professionnelle à l’instar de toute expérience antérieure ou implication en lien avec le sujet peut devenir le point de départ d’une recherche. Mais pour passer du regard professionnel au regard scientifique, il convient de s’éloigner du système de valeur initial32. Intégrant l’équipe de l’hôpital Grand-Est (d’abord en qualité d’assistante sociale, puis en tant que chef de projets attaché à la direction de l’hôpital), il nous a fallu faire table rase des prénotions, des acquis et de l’ethos professionnel pour regarder les pratiques des équipes d’urgences avec un regard distancié. Cette démarche personnelle ne peut suffire à elle seule, car « la rupture ou, moins radicalement dit, la démarcation, ne se réalise pas seulement dans le recul réflexif. Elle se concrétise positivement dans le deuxième acte de recherche en sciences sociales, celui de la construction33 ». Il s’agit dès lors de se référer à un cadre conceptuel relevant des sciences sociales et permettant de construire des propositions explicatives du phénomène étudié. La démarche est de recourir aux notions et aux méthodes socio-anthropologiques pour mettre en évidence les problèmes auxquels sont confrontés les personnels qui travaillent aux urgences au cours de leur prise en charge du patient sans-abri et pour comprendre la manière dont ils essayent d’y faire face, avec les moyens qui sont les leurs. La problématique, orientée autour du concept de valeur mobilisatrice, est apparue progressivement après l’analyse d’actions situées comme la prise en charge de monsieur A. décrite en détail ci-dessous.
« Le 22 mars 2010 monsieur A.34, sans-abri, âgé de 33 ans, est admis aux urgences de Grand-Est. Il est toxicomane et présente un abcès au niveau de la main qu’il traîne depuis plusieurs jours, à la suite d’une injection de stupéfiants. Aux urgences, il retrouve par hasard un médecin qui le suit dans le cadre des consultations médicales qu’il effectue dans l’accueil de jour fréquenté par le patient. L’abcès infecté doit faire l’objet d’une légère intervention chirurgicale qui peut se dérouler dans l’immédiat sous anesthésie locale. Le patient revêt une chemise d’hôpital et confie ses affaires personnelles au service comme le veut la procédure. Il est installé sur un brancard, dans un couloir, où il attend la venue du chirurgien. Au bout d’une heure, il s’impatiente, commence à s’agiter et à suer. Il questionne les soignants, ne comprend pas pourquoi l’attente est aussi longue. Il dit avoir envie de sortir pour fumer, puis finit par crier qu’il veut qu’on lui rende ses affaires et qu’il préfère partir. Le médecin prend du temps pour parler avec lui et essayer de le calmer. Il restera auprès de monsieur A. près d’un quart d’heure. Lorsque le chirurgien vient enfin chercher le patient, ce dernier remercie le médecin et lui avoue que sans sa présence il n’aurait pas eu le courage de rester. »
observation accueil et couloir
21L’urgence de ce patient était un besoin d’écoute et de reconnaissance, bien plus qu’une urgence physiologique. Tout au long de son entretien avec le médecin, il n’a plus exprimé le besoin de sortir fumer et ses sudations se sont calmées. Toutefois, pour que monsieur A. ne quitte pas l’hôpital, il était urgent d’intervenir. Seule cette intervention semble avoir permis la poursuite des soins. Sur le journal de terrain, quelques notes relatent les réflexions partagées avec une infirmière au moment de l’observation : « Ce patient a eu de la chance de tomber sur un médecin qui le connaissait et qui avait suffisamment de temps à lui consacrer. »
22Cette situation voit la confrontation de plusieurs rationalités. D’un côté, on trouve celle du patient qui manifeste son impatience et son incompréhension. Il ignore pourquoi il se voit contraint d’attendre, pourquoi le traitement d’une urgence qu’il estime absolue se transforme en une urgence relative. De l’autre côté, on trouve la rationalité du médecin, dont la décision est dans un premier temps basée sur des critères de triage médical : la situation du patient ne relève pas d’une urgence vitale ; le traitement de son abcès attendra l’arrivée du chirurgien. Dès lors, le délai de prise en charge est notamment dépendant du flux des patients, des ressources du plateau médico-technique et de l’existence d’une éventuelle filière rapide au sein du service. Si monsieur A. a pu envisager son admission aux urgences comme un signe de disponibilité, il se voit ensuite confronté à l’impératif d’attente et constate que l’hôpital et les urgences ne fonctionnent pas sur un modèle de prise en charge immédiate pour toutes les demandes de soin. En protestant, il attire l’attention du médecin qui se rend à son chevet. L’infirmière souligne la chance de ce patient. En effet, l’organisation ordinaire de l’activité ne prévoit pas une telle disponibilité. Le temps pris exceptionnellement par le médecin entre en contradiction avec les exigences, les routines et les pratiques ordinaires des urgences.
23Les travaux théoriques et les observations exploratoires précitées nous permettent de formuler les hypothèses suivantes. En premier lieu, nous supposons que plus la situation sanitaire du patient sans-abri est distante de l’urgence vitale, plus la légitimité de sa prise en charge aux urgences est susceptible d’être remise en cause par les professionnels, et ce, malgré l’existence d’une fonction d’accueil du tout-venant des services hospitaliers d’urgences. En second lieu et plus précisément, lorsque le patient sans-abri ne présente pas une situation d’urgence vitale, nous supposons que les décisions qui influencent son parcours de soins dépendent non seulement de la valeur mobilisatrice attribuée à sa pathologie et sa problématique sociale, mais aussi du jugement porté sur sa discipline et sa coopération. Ces hypothèses seront vérifiées par le recours à trois méthodes complémentaires : une observation participante rendant compte de la diversité des pratiques existantes, une analyse thématique d’entretien visant à comprendre le sens que les personnels des urgences donnent à leurs actions et une enquête quantitative permettant de repérer la fréquentation effective des urgences par les patients sans-abri et leurs parcours de soins au sein du service.
L’alliance de méthodes quantitatives et qualitatives
Observation, entretiens et questionnaire
24La démarche a d’abord débuté avec une observation participante, effectuée de janvier à juin 2010. Cette période marque les six derniers mois de notre activité d’assistante sociale hospitalière après huit années d’exercice au sein de ce service d’urgences. Ces instants ont été l’occasion de porter un regard distancié sur l’environnement professionnel. Il s’agissait de (re)découvrir la culture de la médecine d’urgence, de rendre possible une description dense – au sens entendu par Clifford Geertz35. Précisément, la méthode employée a consisté en la tenue d’un journal de terrain référençant des observations quotidiennes, des descriptions de situations cliniques, des entretiens informels et des appréciations personnelles permettant une forme d’auto-analyse36. Le recueil de ces observations et la distance apportée par la démarche de retranscription, ont permis de rétablir la « dialectique entre le rôle de membre (qui participe) et celui d’étranger (qui observe et qui rend compte)37 ». 143 observations de prise en charge de patients sans-abri ont ainsi été recueillies et analysées. La généralisation inductive à partir de cas observés a progressivement permis de les replacer dans un cadre intelligible. Pour ce faire, nous avons adopté une démarche de coproduction des résultats avec les acteurs de terrain à l’instar de Michael Burawoy38 ou de William Foot Wythe39. Plus précisément, nous avons multiplié les entretiens avec un praticien hospitalier urgentiste, une chef de clinique, un infirmier d’accueil et d’orientation (IOA), une infirmière et une hôtesse d’accueil. Ces cinq acteurs ont joué un rôle d’informateur au sens ethnographique du terme, notamment dans les explications liées à la rationalité professionnelle et à l’organisation du travail au sein du service. Nous nous sommes parlé en essayant d’élaborer des modèles d’analyses découvrant la pluralité des formes de mobilisation des personnels face aux patients sans-abri. Nous nous sommes heurtés à nombre de remises en cause.
« De tels drames en miniature se produisent chaque jour dans la recherche. Les ethnographes rejoignent les acteurs sur de longues périodes et en différents lieux. Chaque jour, ils abordent leur terrain, prêts à tester des hypothèses tirées de l’intervention du jour précédent. Le travail de terrain est une séquence d’expérimentation qui continue jusqu’à ce que la théorie développée corresponde au monde étudié40. »
25En multipliant nos échanges, il a finalement été possible d’élaborer un modèle validé par tous et permettant de ventiler et d’interpréter l’ensemble des situations recensées dans le journal de terrain41. Ainsi, l’élargissement progressif des situations rencontrées a permis l’élaboration d’une théorie de la mobilisation des personnels d’urgences autour du patient sans-abri.
26Parallèlement à l’observation participante, 42 entretiens semi-directifs ont été menés auprès du personnel des services d’urgences. Cette forme d’entretien combine l’exploration de la pensée dans un climat de confiance et un projet directif pour obtenir des informations définies à l’avance. Il s’agissait de comprendre le sens donné par les acteurs à leur mobilisation autour du patient sans-abri. L’ensemble des entretiens a fait l’objet d’une analyse de contenu thématique. Cette méthode a permis de défaire en quelque sorte la singularité de chaque entretien « pour découper transversalement, ce qui d’un entretien à l’autre se réfère au même thème42 ». La démarche consiste à « jeter l’ensemble des éléments signifiants dans une sorte de sac à thèmes qui détruit définitivement l’architecture cognitive et affective des personnes singulières. L’analyse thématique est donc cohérente avec la mise en œuvre de modèles explicatifs de pratiques43 ». Sur la base d’une méthodologie Wébérienne, cette analyse des entretiens a notamment révélé les différents idéaux types de l’urgence ainsi qu’une rhétorique de l’urgence vraie. Le traitement de l’urgence vitale apparaît identifié comme étant la mission prioritaire du service et les problématiques de santé des patients sans-abri semblent éloignées de ces urgences médicales graves.
27Pour confronter les discours des professionnels à la réalité de la situation sanitaire des patients sans-abri, une enquête quantitative a été mise en œuvre. Cette démarche prospective s’est déroulée sur une période de 3 mois, de janvier à mars 2011. Elle permettait de mesurer la fréquentation effective des personnes sans-abri admises aux urgences de l’hôpital Grand-Est. Nous avons choisi de mener l’enquête en période hivernale. Ce choix a été arrêté après nos échanges avec le personnel du service qui souhaitait évaluer le nombre de recours des patients sans-abri en hypothermie44. Les informations ont été recueillies auprès des patients par les soignants sur la base d’un protocole de recherche. Le questionnaire renseignait six domaines : l’identité, la situation sanitaire et sociale du patient, les modalités d’admission, de prise en charge et de sortie des urgences, ainsi que le suivi extra-hospitalier. Les critères d’inclusion concernaient l’ensemble des patients admis aux urgences (en consultation ou en hospitalisation) et hébergés en foyer (d’accueil d’urgence ou de stabilisation) ou dormant à la rue. Un total de 108 questionnaires a été recueilli. Leur exploitation a été mise en rapport avec l’étude de dossiers médicaux, ce qui a permis de reconstituer le parcours de soins des patients dormant à la rue ou en foyer d’hébergement d’urgence45. Les données de l’enquête ont ensuite été exploitées par le biais d’un logiciel informatique pour effectuer les dépouillements simples (tri à plat), croisés (tris croisés) et les analyses multivariées46. L’enquête porte donc sur 108 admissions. Même si ce nombre est statistiquement d’une validité limitée, il a tout de même permis de procéder à des traitements qui mettent en évidence des tendances caractéristiques de la prise en charge des patients sans-abri.
Approche constructiviste et réaliste
28Outre la complémentarité des méthodes employées, cette recherche permet d’associer une approche constructiviste à une approche réaliste pour appréhender le soin en urgence des patients sans-abri. La conjugaison de ces deux approches est pertinente pour appréhender au mieux les questions de santé publique et plus généralement pour optimiser l’étude des objets de sociologie de la santé47. D’un point de vue réaliste, l’utilisation d’une démarche quantitative a permis de comparer les parcours de soins des sans-abri avec ceux de la population générale fréquentant les urgences. Nous avons ainsi pu mettre en évidence des lignes de différenciations et d’inégalités sociales de santé, notamment sur la question des degrés d’urgences des situations prises en charge. Parallèlement, une recherche théorique constructiviste a permis de saisir comment les agents sociaux définissent l’urgence dans le domaine du soin aux sans-abri. Qu’elle soit sociale ou médicale, l’urgence est un objet construit par des agents sociaux qui l’ont inscrit « sur l’agenda politique, souvent dans des processus de concurrence voire de confrontation avec d’autres agents qui veulent faire valoir d’autres priorités, d’autres normes, d’autres attentes48 ». L’approche est constructiviste dans la mesure où elle s’attache à la façon dont le social est construit. Cet angle d’analyse conduit à développer une étude socio-historique de la société de l’urgence et de ses liens avec le soin des grands précaires. Il permet de démontrer les écarts entre le positionnement des agents sanitaires et sociaux ainsi que les enjeux à l’œuvre dans l’interprétation de l’urgence. La complémentarité de ces deux approches s’est avérée essentielle. Comme le souligne Didier Fassin49 le constructivisme seul – dans sa version radicale – tend à déréaliser les objets étudiés, qu’il présente comme de pures créations sociales. À l’inverse, le réalisme isolé – dans sa version positiviste – tend à les réifier en négligeant le rôle que jouent les agents sociaux pour leur donner une place dans l’espace public.
Réflexion sur la position de chercheur de terrain
29La position d’assistante sociale occupée lors de l’observation participante garantit la compréhension du terrain. Elle peut cependant entraver la distance nécessaire à l’objectivité d’une démarche de recherche. Pour contourner ce biais, deux stratégies ont été mises en place.
30Nous avons analysé notre positionnement suivant la configuration tripartite du soi, du rôle de chercheur et du rôle de participant, identifiée par R. Gold50. C’est pourquoi toutes les observations relatées ont fait l’objet d’une démarche réflexive au cours de laquelle nous nous sommes astreinte à envisager pour chacune d’entre elles : notre opinion personnelle, notre point de vue de sociologue et notre point de vue professionnel. Seul cet exercice méthodique, effectué de manière rigoureuse et systématique, m’a permis de différencier chacun des aspects de mes liens avec le terrain pour tendre vers l’objectivité nécessaire à la recherche. En second lieu, l’enquête quantitative et les entretiens semi-directifs ont eu lieu après notre départ du service, dans le cadre strict de la recherche doctorale. Mais, si la relation d’enquête se distingue de la plupart des échanges de l’existence ordinaire en ce qu’elle se donne des fins de pure connaissance, elle reste, quoi qu’on fasse, une relation sociale qui exerce des effets (variables selon les différents paramètres qui peuvent l’affecter) sur les résultats obtenus.
31Pour essayer de maîtriser autant que possible les différents paramètres susceptibles d’influencer la relation sociale qui englobe la relation d’enquête, nous avons effectué des choix méthodologiques particuliers, tant dans la sélection des personnes interviewées et observées que dans la conduite des entretiens. Concernant le choix des interrogés, nous nous sommes entretenues à la fois avec des professionnels de qualification et de niveaux d’expérience différents. Pour limiter les influences liées au genre et à la classe d’âge, nous avons sélectionné des hommes et des femmes d’âges différents. Pour finir, vis-à-vis des enquêtés qui n’avaient pas connaissance de ma trajectoire professionnelle, nous avons pris soin de nous présenter uniquement en qualité de doctorante en sciences sociales. Sur le plan de la conduite d’entretien, nous avons privilégié l’instauration d’une relation d’écoute active et méthodique51. Il s’agit de reconnaître pleinement son interlocuteur, de se positionner en pensée, là où son point de vue devient compréhensible. C’est là un travail incessant de construction, d’autant plus réussi qu’il devient imperceptible, c’est-à-dire qu’il conduit à un échange doté de toutes les apparences du « naturel », entendu comme ce qui advient dans les échanges ordinaires de l’existence quotidienne. Il s’agit de faire en sorte que l’interrogation et la situation aient un sens pour l’enquêté, pour qu’il puisse en être le sujet. Au fil de notre recherche, nous avons ainsi pu nous rapprocher de certains de nos anciens collègues, les découvrir sous un jour nouveau, suivre leur cheminement de pensée, s’ouvrir à leur rationalité. Au final, cette démarche de recherche a ouvert la voie à deux projets de restitution publique des résultats : l’un, interne à l’hôpital Grand-Est, l’autre, adossé à une dimension formative sur l’accès aux soins des personnes démunies sera organisé dans le cadre d’un diplôme universitaire adressé aux professionnels de santé.
Notes de bas de page
1 Fabre C., « Le recours aux urgences hospitalières : Un mode d’accès aux soins spécifique des populations défavorisées », Prévenir, no 28, 1995, p. 129-135.
2 Code de la santé publique, articles L6112-1 et L6112-3.
3 Vassy C., « L’organisation des services d’urgences : Entre le social et le sanitaire », Mouvements, no 32, 2004, p. 67-74.
4 Girard V., Estecahandy P. et Chauvin P., La santé des personnes sans chez soi : Plaidoyer et propositions pour un accompagnement des personnes à un rétablissement social et citoyen, rapport remis au ministère de la Santé et des Sports, Paris, La Documentation française, janvier 2010, p. 42.
5 Ibid., p. 42.
6 Notre terrain d’étude est un centre hospitalier régional universitaire de l’Est de la France. Nous avons pu recueillir les propos des personnels y exerçant et observer leurs pratiques à la condition de préserver leur anonymat. À l’instar de Jean Peneff, qui a effectué ses recherches au sein d’un centre hospitalier de l’Ouest de la France anonymisé sous la désignation « hôpital de Port-Ouest », nous choisissons d’appeler notre terrain « hôpital Grand-Est » (Peneff J., L’hôpital en urgence, Paris, Métailié, 1992).
7 Aubert N., Le culte de l’urgence : La société malade du temps, Paris, Flammarion, 2010 (2003).
8 Rosa H., Accélération : Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010 (2005).
9 Ibid.
10 Meert H. et al., L’évolution des profils des sans-abri : Une dépendance persistante à l’égard des services d’urgence en Europe, Bruxelles, FEANTSA, novembre 2005.
11 Rosa H., Accélération : Une critique sociale du temps, op. cit.
12 Aubert N., Le culte de l’urgence : La société malade du temps, op. cit.
13 Bauman Z., La vie liquide, Paris, Le Rouergue/Chambon, 2006 (2005).
14 Meert H. et al., L’évolution des profils des sans-abri…, op. cit., p. 27.
15 Rosa H., Accélération : Une critique sociale du temps, op. cit., p. 303 ; Aubert N., « Violence du temps et pathologies hypermodernes », Cliniques méditerranéennes, vol. 78, 2008, p. 23-38.
16 Guiliani F. et Vidal-Naquet P., « Modes de vie, pratiques et trajectoires des personnes SDF », Les travaux de l’ONPES, 2001-2002, Paris, La Documentation française, 2002, p. 365-366.
17 Bénévent R., « La rhétorique de l’urgence », La lettre de l’enfance et de l’adolescence, no 76, 2009/2, p. 13-20.
18 Camus A. et Dodier N., L’intérêt pour les patients à l’entrée de l’hôpital : Enquête sociologique dans un service d’urgences médicales, rapport pour le plan urbain et le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Paris, CERMES/GSPM, 1994, p. 8.
19 Ibid., p. 8.
20 Voir notamment : Benoit Y., Les sans-logis face à l’ethnocentrisme médical : Approche ethnographique d’un système de soins, Paris, L’Harmattan, 2009.
21 Saillant F. et Gaillon É., « Présentation : Vers une anthropologie des soins », Anthropologie et sociétés, vol. 23, no 2, 1999, p. 5-14.
22 Parizot I., Soigner les exclus, Paris, Presses universitaires de France, 2003.
23 Goffman E., Les cadres de l’expérience, Paris, Les éditions de Minuit, 1991 (1974).
24 Dodier N., L’expertise médicale : Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, Paris, Métailié, 1993, p. 28.
25 Girard V., Estecahandy P. et Chauvin P., La santé des personnes sans chez soi…, op. cit., p. 42.
26 Voir notamment : Roth J., « Some Contingencies of the moral Evaluation and Control of Clientele : The Case of the Hospital Emergency Service », American Journal of Sociology, vol. 77, 1972, p. 839-856 ; Camus A. et Dodier N., L’intérêt pour les patients à l’entrée de l’hôpital…, op. cit., p. 123 ; Benoit Y., Les sans-logis face à l’ethnocentrisme médical, op. cit.
27 Vassy C., « Categorisation and Micro-Rationing : Access to care in a French Emergency Department », Sociology of Health and iIllness, vol. 23, no 5, 2001, p. 615-632.
28 Camus A. et Dodier N., L’intérêt pour les patients à l’entrée de l’hôpital…, op. cit., p. 7.
29 Ibid., p. 9.
30 Ibid., p. 30.
31 Van Campenhoudt L. et Quivy R., Manuel de recherches en sciences sociales, Paris, Dunod, 2011 (1995).
32 Van Campenhoudt L., Introduction à l’analyse des phénomènes sociaux, Paris, Dunod, 2001, p. 11-29.
33 Van Campenhoudt L. et Quivy R., Manuel de recherches en sciences sociales, op. cit. p. 19.
34 Pour respecter l’anonymat des patients, leur nom est remplacé par les lettres de l’alphabet sélectionnées pour chaque nouvelle situation en fonction de leur ordre d’apparition dans l’ouvrage.
35 Geertz C., « La description dense : Vers une théorie interprétative de la culture », in D. Cefai (dir.), L’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2005 (2003), p. 208-295.
36 Beaud S. et Weber F., Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 1998, p. 142-147.
37 Hughes E. C., « La place du travail de terrain dans les sciences sociales », in E. C. Hughes, Le regard sociologique, essai choisis, Paris, EHESS, 1997, p. 275.
38 Burawoy M., « L’étude de cas élargie : Une approche réflexive, historique et comparée de l’enquête de terrain », in D. Cefai (dir.), L’enquête de terrain, op. cit., p. 425-463.
39 Wythe W. F., Street Corner Society, Paris, La Découverte, 2007 (1943).
40 Burawoy M., « L’étude de cas élargie : Une approche réflexive, historique et comparée de l’enquête de terrain », art. cité, p. 442.
41 Voir annexe no 6 : Grille d’entretien.
42 Blanchet A. et Gotman A., L’enquête et ses méthodes : L’entretien, Paris, Armand Colin, 2007 (1992), p. 96.
43 Ibid., p. 96.
44 Parmi les professionnels rencontrés aux urgences de l’hôpital Grand-Est, certains supposent que les admissions des patients sans-abri sont plus fréquentes en hiver, mais tous ne partagent pas cette opinion. Il faut préciser qu’en période de grand froid, le nombre de places d’hébergement dans les foyers locaux est majoré, ce qui permet à des personnes vivant habituellement à la rue de trouver un refuge. Ceci est plus rarement le cas au cours des pics de chaleurs, où les malaises, insolations et hyperthermies peuvent représenter des motifs de recours fréquents aux urgences pour les personnes vivant à la rue.
45 Notre recherche cible les publics associés aux deux premières catégories de la typologie Ethos (European Typology on HOmlesneSs and housing exclusion) : les personnes sans-abri et les personnes hébergées en foyer d’hébergement d’urgence et de stabilisation. Ces deux publics sont parmi les plus fréquemment admis en service hospitalier d’urgences.
46 Les résultats de cette étude ont fait l’objet d’une communication au septième congrès de la Société française de médecine d’urgence.
47 Fassin D., Faire de la santé publique, Rennes, éditions de l’ENSP, 2006.
48 Ibid., p. 32.
49 Ibid.
50 Gold R., « Jeux de rôles sur le terrain : Observation et participation dans l’enquête sociologie », in D. Cefai (dir.), L’enquête de terrain, op. cit., p. 340-349.
51 Bourdieu P., « Comprendre », in La misère du monde, Paris, Le Seuil, 1993, p. 904-905.
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