Chapitre IX. Ralentir le rythme
p. 229-259
Texte intégral
Comment ne rien changer à ses habitudes malgré la maladie ?
1Avec l’avancée en âge, l’attitude des artisans change. Elle passe d’un déni des limites du corps, justifié par les impératifs de l’entreprise, à davantage de prise en compte de la santé, mais toujours dans le but de garantir le bon fonctionnement de l’entreprise. On passe de l’injonction à « ne pas s’écouter » à l’obligation de s’écouter pour maintenir en état de travailler un corps déjà fatigué et usé. Le rapport entre l’artisan et son entreprise s’inverse, tout en restant biologico-économique. Le capital corporel est désormais moindre, il a été en partie converti en capital économique sous forme de revenu du travail et de capitalisation dans l’outil de production au fur et à mesure que l’artisan s’est équipé. L’investissement du capital corporel a aussi permis de s’insérer dans un collectif de travail et de grimper dans la hiérarchie professionnelle. Le capital social que constitue l’appartenance à des réseaux d’artisans facilite l’accès à du travail de bonne qualité. Il a aussi des effets protecteurs quand survient un problème de santé. Grâce à son expérience, l’artisan a aussi développé un capital spécifique qui fait de lui un maître dans son métier. La diminution des ressources corporelles peut donc être compensée par d’autres formes de capitaux, et c’est une condition pour que l’inversion du rapport entre santé et entreprise soit possible.
2Le changement advient à l’issue d’un processus de prise de conscience qui dure un certain temps. Incertain, inégalement réparti, il n’est pas toujours abouti ni conscient. Tous les artisans ne sont pas en mesure d’avancer dans ce sens pour des raisons objectives et subjectives. Il faut que les conditions économiques leur en laissent la possibilité, qu’ils disposent d’une marge de manœuvre, ce qui n’est pas toujours le cas. D’autre part, les habitudes prises de longue date ne sont pas faciles à changer. Il faut que l’artisan arrive à concevoir qu’il pourrait travailler différemment de ce qu’il a fait jusque-là. Même lorsque leur santé se dégrade, certains artisans trouvent des moyens qui leur permettent de ne rien changer à leurs habitudes. Ceux-là se trouvent dans une impasse lorsqu’ils ont épuisé tout leur capital corporel. De même, une dégradation soudaine de la santé ne laisse pas le temps de changer d’attitude progressivement.
3C’est ce genre de cas que je vais maintenant examiner, celui d’artisans qui, pour les raisons évoquées ci-dessus, continuent à nier les effets de l’usure et je montrerai quelles sont les difficultés qui s’ensuivent.
4Le collectif de travail formé par les confrères est un soutien efficace en cas d’arrêt de travail temporaire. Le dévouement des artisans à l’égard de leurs semblables contraste parfois avec leur réputation d’individualisme forcené. Il faut cependant noter que l’entraide n’existe qu’entre les membres d’une même coterie, au sens d’un groupe restreint de personnes entretenant de très étroites relations fondées sur des intérêts communs. Il ne s’agit en aucun cas d’une solidarité basée sur le partage d’une condition commune et encore moins sur le sentiment d’appartenance à une classe sociale. La solidarité ne s’étend pas au-delà des individus avec qui sont entretenues des relations personnelles. Même s’il crée des affinités, l’exercice commun d’un métier ne suffit pas à créer la solidarité. Tant que des liens de complémentarité ne sont pas établis, les confrères restent potentiellement des concurrents. D’autre part, ces collectifs de travail résistent difficilement à une dégradation du contexte économique qui exacerbe la concurrence.
5En règle générale, les artisans préfèrent dans la plupart des cas ne compter que sur eux-mêmes pour faire face aux problèmes de santé. Ils ne sollicitent le soutien d’autres artisans qu’en dernier recours.
6C’est le cas pour Georges, ferronnier d’art, dont je vais expliquer comment il est parvenu à se maintenir en activité pendant de longs mois tout en étant gravement malade. Georges est âgé de 54 ans quand il est atteint d’une hernie discale diagnostiquée en juillet 2006. Cette pathologie consiste en une déformation des disques intervertébraux et provoque des douleurs aiguës. Elle est associée à la pratique du métier de ferronnier dans les tableaux de maladies professionnelles (tableaux 97 et 98 des maladies professionnelles du Régime général).
7Malgré la douleur, Georges déclare qu’à cette époque, il lui est impossible de s’arrêter de travailler pour se faire soigner. Heureusement, il peut compter sur l’aide de son épouse Pascale, elle-même artisane.
Georges. – […] il fallait travailler. […] Poussé par quoi ? Hé bien par la nécessité de gagner sa vie, et par la nécessité de ne pas bloquer le chantier.
O. C. – C’est-à-dire ?
Georges. – La pression… bien qu’on a quand même affaire à des gens compréhensifs, les architectes nous connaissent…, [ils] étaient plus ou moins indulgents par rapport à ça. Mais ça fait rien… comment dire ? Il y a surtout l’avancée du chantier, ne pas bloquer les entreprises qui sont sur le chantier et qui sont obligées de continuer. […] Il y a ce phénomène-là, ce n’est pas uniquement une histoire de carotte et de bâton hein, non. C’est surtout être fiable par rapport aux autres entreprises, c’est surtout ça.
8Georges est couvert par un contrat d’assurance « perte de revenus » qui doit en principe lui fournir un revenu de substitution lorsqu’il est en arrêt-maladie. Il pense dans un premier temps être pris en charge. Il a d’ailleurs été convenablement indemnisé quelques années plus tôt lorsqu’il a été atteint d’une hernie inguinale1. Mais il découvre que son assurance ne prend pas en charge les hernies discales qui sont une clause d’exclusion de garantie (« effectivement, quand tu regardes le contrat, c’est marqué dessus ! »).
9Georges essaie de tenir bon en espérant que les médecines douces lui épargneront une opération. Au bout de sept mois de douleurs, soit en février 2007, il prend la décision de se faire opérer. Il planifie son opération pour le mois de juillet. Mais en attendant il doit continuer à travailler tant bien que mal. À cette époque, le couple travaille sur un chantier distant de 120 kilomètres. Georges aménage une couchette dans sa camionnette pour pouvoir se reposer pendant les trajets. Comme d’autres artisans touchés par les troubles musculo-squelettiques, Georges prend des médicaments afin de continuer à exercer une activité qui aggrave sa pathologie.
« Je démarrais le matin, un Voltaren (anti-inflammatoire), un Dafalgan (antidouleur), et je me couchais dans la voiture, et puis arrivé là-bas, ça allait, ça avait fait son effet. Donc je pouvais me mettre au boulot, et on marchait comme ça »
Georges.
10Il planifie son opération en été, moment où son activité professionnelle est ralentie car il faut que les soins soient en phase avec le rythme de l’entreprise. Beaucoup de métiers connaissent un cycle annuel au cours duquel l’activité fluctue beaucoup2. Pour Pascale et Georges, la période creuse correspond au mois d’août, au moment des congés du bâtiment. C’est pourquoi il a choisi cette période pour sa convalescence. L’opération est précédée d’une période de travail intense dans des conditions très difficiles. L’arrêt de travail est prévu pour trois mois, il faut donc réaliser tout le chiffre d’affaires de l’année en neuf mois. Par conséquent, la reprise sera elle aussi rapide et le travail intense.
Georges. – J’ai été opéré début juillet et j’ai repris fin septembre. Donc j’ai quand même pris trois mois, mais sans salaire. Ça veut dire qu’avant ça, on avait mis la gomme malgré mon mal de dos. On a mis la gomme pour faire rentrer des sous, pour pouvoir être tranquille pendant trois mois.
O. C. – Pour provisionner ?
Pascale. – Et la conséquence, c’est que l’année suivante, on a eu des charges énormes […] Parce qu’on avait provisionné en vue de cette opération-là, et on était pénalisés au bout du compte.
Georges. – Après, tu es pris dans un engrenage infernal.
11Le surcroît de cotisations peut s’expliquer par le fait qu’ils ont réduit les dépenses au minimum pour augmenter leur trésorerie. À chiffre d’affaires égal, leur bénéfice a augmenté. Or, le système de calcul des cotisations sociales est tel que tout changement brutal du chiffre d’affaires, à la hausse ou à la baisse, fragilise la trésorerie de l’entreprise (voir encadré 19).
Encadré 19. – Calcul des cotisations sociales
Le RSI calcule les cotisations sociales sur base du bénéfice de l’année n−2. En fin d’année, une régularisation est effectuée en fonction du bénéfice réalisé durant l’année n−1. Par exemple, en 2016, l’artisan paye des cotisations calculées sur base du bénéfice de 2014. Une régularisation sera effectuée fin 2016 sur base du bénéfice de 2015.
Si le bénéfice augmente, il faut provisionner pour payer le supplément de cotisations qui sera exigé l’année suivante au titre de la régularisation.
Si le bénéfice diminue, la trésorerie disponible ne permet pas toujours de payer les cotisations calculées sur base d’une année où il était supérieur. En cas de baisse d’activité, l’artisan peut adresser au RSI une demande de révision des cotisations en estimant le revenu à venir pour l’année en cours. Mais si le revenu réel est finalement supérieur de plus d’un tiers aux revenus estimés, une majoration de 10 % est appliquée. Georges et Pascale ne semblaient pas connaître cette possibilité, ou n’ont pas souhaité y recourir.
Cette façon de calculer les cotisations incite les artisans à faire en sorte que leur bénéfice varie peu d’une année à l’autre.
12À l’issue de sa convalescence, Georges reprend le travail intensément. À ette époque, il recourt à mes services pour intervenir sur un chantier qui exige beaucoup de manutention, puis l’entreprise retrouve un rythme plus calme. Georges sort affaibli de cet épisode.
« Après une opération du dos, c’est plus pareil, t’as plus la même souplesse, tu es régulièrement obligé de t’asseoir ou de faire une pause parce que tu as mal partout […] c’est vrai que c’est un métier qui use »
Georges.
13La situation de Georges n’est pas exceptionnelle. Roland, plaquiste de 40 ans, doit lui aussi subir une opération. Quelques années avant notre entretien, il s’est blessé au genou en pratiquant le full contact, sorte de boxe pieds-poings. Même sans disposer d’informations détaillées sur la pathologie dont souffre Roland3, on peut se demander si cette opération eût été nécessaire si Roland avait soigné une blessure qui, au départ, ne lui semblait pas si grave. Mais il a poursuivi le travail en prenant des anti-inflammatoires et le genou s’est mal remis.
Roland (40 ans, plaquiste). – Oh oui, ça m’est arrivé pendant plus d’un mois de prendre des anti-inflammatoires, oui. Oui oui oui. Et c’était pas…
O. C. – Pour le dos ou pour la tendinite ?
Roland. – Pour mon genou. Je me suis cassé le genou à la boxe […]
O. C. – Vous vous êtes cassé le genou à la boxe il y a combien de temps ?
Roland. – Il y a trois ans.
O. C. – Alors, le lendemain, vous n’êtes pas allé au travail, je suppose ?
Roland. – Si, si si […]
O. C. – Donc vous n’avez pas eu d’arrêt de travail pour ça ?
Roland. – Non. Non. Aujourd’hui, je me dirige vers une rotule, on va me changer la rotule […] Je vais être obligé d’être arrêté un mois.
O. C. – Comment vous allez arriver à gérer ça si vous ne pouvez pas vous arrêter ?
Roland. – Je vais prendre ça pendant les vacances.
O. C. – Pendant les vacances, pendant les congés du bâtiment ?
Roland. – On a droit à cinq semaines, hein…
O. C. – Et la reprise, à la fin des congés du bâtiment ?
Roland. – Peut-être pas parce que je crois que c’est un mois et demi minimum d’arrêt. On verra bien, mais s’il faut se promener en béquilles, on y arrivera hein.
14Comme dans le cas de Georges, les contraintes financières et les attentes des clients sont les raisons qui poussent Roland à différer les soins. Pour lutter contre les douleurs, Georges et Roland ont recours à l’automédication. C’est une attitude qui est couramment rencontrée chez les artisans. En général, cette pratique est considérée par eux comme un mal nécessaire et quelque chose de temporaire. Après deux semaines passées sur le chantier de la vallée des Saints, je prenais quotidiennement un antalgique le matin et certains sculpteurs font de même quand je leur en ai proposé. Mais d’autres artisans ont recours plus durablement à ce genre de méthode.
15Steeve, le sculpteur sur métal de 40 ans, dont on a vu qu’il avait remis en question ses pratiques de travail, a fini par renoncer à cette habitude.
O. C. – Est-ce que tu prends des médicaments pour tes maux de dos et de mains ? Steeve. – Plus maintenant.
O. C. – Tu le faisais ?
Steeve. – Avant de rencontrer [mon ostéopathe], oui. J’allais voir un kiné à Tréguier. Coups de courant, chaleur sur le dos, moi ça me gonflait ces conneries. Vu que tu as toujours mal, tu vas voir ta toubib et elle donne un médicament, Un antidouleur, des trucs qui te font mal au bide [sic4], qui effectivement fonctionnent. Tu peux aller bosser, tu es shooté. Tu peux te réveiller le matin bloqué, une heure après tu ne sens plus rien, tu peux aller bosser. Sauf que tu as intérêt à en reprendre un le soir sinon tu vas le sentir. Tu as un cercle vicieux. C’est là que je rencontre [mon ostéopathe] et que je me rends compte qu’il n’y a pas besoin de médicaments.
16En somme, cette pratique consiste à suivre un traitement médical qui permet de ne rien changer à ses habitudes de travail. En faisant disparaître les symptômes, les limites de l’organisme sont repoussées, mais avec un risque accru de complications. Dans le cas d’Anatole, un autre ferronnier d’art, les tendons de l’épaule ont fini par se rompre complètement.
« J’avais mal depuis longtemps mais… voilà, j’avais… je considérais que j’avais autre chose à foutre que de m’occuper de ça. Bon, une petite douleur dans les épaules, OK, on prend un Doliprane ou je-ne-sais-pas-quoi et puis vas-y-que-je-te. Ça c’est de la connerie, faut pas faire ça, mais bon voilà, c’est toujours pareil, on est… Jusqu’au jour où c’est tombé définitivement, quand le dernier tendon a pété et que j’en arrivais à plus pouvoir lever le bras autrement qu’en le soulevant avec l’autre. Je me suis dit “là, il y a un problème quoi”.
[…] Ça m’est arrivé tout bêtement en mettant ma veste. J’ai senti comme un coup de fouet dans l’épaule et puis – flap – je me suis rendu compte que mon bras, je ne pouvais plus le lever, j’avais plus rien pour lever le bras. Donc c’était une rupture totale de la coiffe des rotateurs, comme ils appellent ça. Donc tous les tendons pétés, le biceps détaché là, rendu là (il montre le milieu de son bras en riant), c’était… là il n’y a pas le choix »
Anatole, 60 ans, ferronnier d’art.
17Suite à ce problème, Anatole subit une opération pour remettre les tendons en place et il écourte sa convalescence.
« Au bout de 15 jours, j’étais à nouveau ici, pas dans l’atelier bien entendu parce que j’avais le bras posé sur une attelle, Mais bon, je faisais mes devis, je travaillais à l’ordinateur. […] Au bout de quelques jours je défaisais les sangles de l’avant-bras et puis j’arrivais à travailler quand même, à écrire, à… (rire). »
18Ensuite, il reprend le travail d’atelier trop vite et compromet le résultat de l’opération.
« Ça aurait pu aller plus vite, sauf que j’ai repris le travail trop vite dans l’atelier, et que j’ai re-pété un tendon, Donc il a fallu réopérer une deuxième fois. »
19Suite à cette expérience, Anatole semble s’être assagi quelque peu. À 60 ans, il est proche de la retraite et peut désormais ralentir le rythme. Il cherche à dissuader ses salariés de suivre le même chemin en se présentant comme un contre-exemple.
Des fins de carrière en pointillé
20Lors de ses problèmes de santé, Anatole a pu compter sur son équipe de six salariés pour faire tourner l’entreprise. À aucun moment, la production ne s’est interrompue. Aujourd’hui, la gestion de l’entreprise occupe la majorité de son temps de travail. Même s’il reste indispensable en production pour certaines tâches où une expertise est indispensable ou quand les salariés sont surchargés, il est nettement plus détaché des tâches de production que les artisans qui sont à la tête d’une entreprise de taille inférieure, et a fortiori des artisans solos. Ceux-ci ne peuvent à aucun moment compter sur autrui pour assurer la production à leur place. Ils travaillent alors jusqu’à épuisement, alternant des périodes d’activité et d’arrêts dont les proportions s’inversent peu à peu. Ces lents naufrages mènent à des situations comme celle d’un maçon dont la visite chez un client s’est déroulée de la manière suivante. Appelé pour couler une dalle de béton, le maçon annonce qu’il fera venir un camion-toupie, bien que la quantité de béton nécessaire soit minime. Il propose aussi d’employer du béton auto lissant pour éviter de devoir le lisser à la main, opération qui est assez pénible5. Mais ce type de béton est aussi plus cher. Enfin, il propose au client de réaliser lui-même l’empierrement et le coffrage avant qu’il n’intervienne. À la limite de pouvoir travailler, il tente encore de décrocher un chantier mais sa condition physique est devenue si fragile que les efforts dont il est encore capable sont très limités. Le surcoût représenté par sa proposition est tel que le client la refuse, d’autant qu’il ne souhaite pas participer lui-même au travail comme le suggère l’artisan.
21Ainsi, certains artisans ne parviennent pas à adapter leur travail à leur état de santé et on observe parfois des fins de carrière en pointillé au cours desquelles l’artisan cherche à maintenir son activité entre deux arrêts de travail en recourant à des artifices qui lui font gagner quelques semaines à chaque fois. Ouvrir un grand nombre de chantiers et s’y présenter occasionnellement, ou bien encaisser de nombreux acomptes et différer la réalisation du chantier sont deux stratégies fréquentes qui finissent d’ailleurs par détruire le capital social de celui qui en abuse.
« Moi je connaissais un collègue qui prenait plein de chantiers de signés partout […] Il commençait partout, il prenait de l’argent, il allait commencer, il prenait un peu d’argent mais il ne retournait jamais parce qu’il n’avait jamais le temps. Et finalement il a fait faillite, il a coulé deux fois »
Léon, 51 ans, plomberie-chauffage-électricité.
22Lorsqu’ils sont incapables de trouver une alternative qui les mette à l’abri de la pénibilité, les individus dont le corps est très usé finissent par se trouver en invalidité permanente. Les cas rencontrés concernent des hommes de métier orientés précocement vers l’artisanat. Leur faible niveau scolaire et leurs compétences techniques limitées à l’exercice d’un seul métier ne leur offrent pas de possibilité de reconversion professionnelle. À l’inverse, les artisans créateurs, dont le niveau de diplôme est plus élevé, arrivent plus facilement à se réorienter en cas de problème de santé. Ils ont les compétences nécessaires et ils s’en sentent capables. Fils d’une institutrice, Sébastien envisage déjà de se tourner ultérieurement vers l’enseignement, bien qu’il ne soit âgé que de 28 ans.
« Je pense qu’au bout d’un moment j’en aurai marre. Le corps sera usé, l’envie et le plaisir seront peut-être moins là. J’ai pas envie que ça arrive, je préfère faire autre chose »
Sébastien, charpentier, 28 ans.
23Dans un article consacré à la reconversion des cadres vers l’artisanat d’art, Anne Jourdain explique d’ailleurs que, dans leur cas, « les diplômes obtenus sont parfois conçus comme des garanties de réversibilité en cas d’échec de la reconversion » (Jourdain, 2014 : 25). L’échantillon d’enquête étant composé d’artisans qui sont en activité, il est impossible d’être catégorique sur le devenir des artisans qui l’ont interrompue, mais il semble que les artisans créateurs puissent sortir de l’artisanat s’ils le souhaitent.
Sorties brutales
24Lorsqu’un problème de santé se manifeste soudainement, l’artisan ne peut pas planifier ses soins et les conséquences son potentiellement plus graves. C’est le cas qui se produit chez Max, ferronnier d’art. Lorsqu’une hernie discale se manifeste, il est rapidement réduit à l’immobilité malgré ses tentatives pour poursuivre son activité.
« Il me fallait des béquilles pour aller de ma maison jusqu’à mon atelier, il n’y avait même pas 50 mètres »
Max, 53 ans, ferronnier d’art, sans salarié.
25Il est soigné avec des infiltrations de corticoïdes, mais son atelier reste pratiquement à l’arrêt pendant un an.
Max. – J’ai été un an sans faire de chiffre pratiquement, je ne pouvais plus marcher pratiquement.
O. C. – Mais tu étais toujours ouvert ?
Max. – Mais j’étais toujours ouvert, donc en fait je bouffais du pognon.
26Les difficultés économiques, les douleurs persistantes et l’inactivité le conduisent à la dépression. Il dit avoir envisagé le suicide à cette époque.
« Il y a un moment où tu te dis “de toute façon, il faut qu’on m’opère sinon moi je préfère me foutre une cartouche”. Ah ouais, franchement, c’en est à ce niveau-là. »
27Le fait de ne pas avoir déclaré sa maladie au RSI dans le délai prévu de 48 heures a empêché Max de percevoir des indemnités journalières. À cette époque, il n’était pas au courant de cette obligation.
Max. – Je n’avais pas fait la déclaration au RSI en temps et en heure. Le toubib au bout d’un moment, j’ai fini par lui demander un arrêt de travail parce que je ne savais pas ce que j’avais au début. Puis il me dit : « Ah ouais, je vous donne un arrêt mais bon… ». […] Au bout d’un moment, il me dit « il va falloir penser à reprendre le travail », j’étais même pas remis. […]
O. C. – Avec les infiltrations ça allait mieux ?
Max. – Avec les infiltrations, ça se soigne. Mais sauf que tu restes fragile tout le temps après. Faut faire gaffe.
28Comme on le voit, la période de maladie n’est pas clairement séparée de la période d’activité professionnelle. Malgré la sévérité de la maladie, l’arrêt de travail est progressif. Max essaye de tenir bon et, comme il n’envisage pas d’arrêter de travailler, il ne s’inquiète pas des formalités dont il doit s’acquitter envers le RSI pour bénéficier d’indemnités journalières. Il ne cesse le travail que quand il n’arrive plus à marcher. Pendant toute sa maladie, son entreprise reste ouverte et il reprend le travail dès qu’il en a la force. Mais, vu son état, il n’arrive pas à faire grand-chose. Quelque temps plus tard, sur les conseils de sa femme, il cherche un emploi salarié.
« Et puis au bout d’un moment, je n’avais plus le courage, c’est vrai que je ne me levais plus le matin ni rien. Enfin pas assez tôt du moins. Et puis j’avais plus la moelle quoi. J’ai arrêté. […] Pourtant mon travail me plaisait énormément. Mais en même temps, la hernie discale, ça m’a cassé, ça m’a complètement démoli le moral. Et puis, j’ai cherché un boulot, j’ai passé deux ou trois coups de fil et j’ai trouvé mon job de veilleur de nuit. »
29Le déclenchement rapide de la maladie empêche Max de s’organiser pour planifier ses soins, comme Georges est arrivé à le faire. D’autre part, Max est plus isolé dans son travail. Alors que Georges peut compter sur la patience de ses clients, sur l’aide de sa femme et sur un coup de main occasionnel de ma part, Max ne compte que sur lui-même. Très atteint physiquement et moralement, il finit par quitter l’artisanat. Son exemple rappelle, s’il en est besoin, la force des liens qui unissent la santé physique, la santé mentale et l’environnement social.
30Les cas présentés dans ce chapitre montrent la difficulté des artisans à modifier des habitudes qui sont valorisées au sein du groupe social et qui sont fondatrices du rapport au travail. Ils illustrent un certain acharnement au travail. Le mot n’est pas trop fort pour qualifier leur attitude lorsqu’ils se rendent dans leur atelier avec des béquilles, masquent les symptômes de la maladie par une automédication et s’étonnent de voir leurs tendons se rompre.
31On imagine la difficulté qu’il y a pour les artisans à admettre que l’acharnement au travail qui sous-tend tout leur parcours professionnel est désormais contre-productif. Leur aveuglement est à la hauteur du déni dont ils ont fait preuve jusque-là. Tous les artisans ne réalisent pas volontiers l’inversion du rapport entre santé et travail. Certains se rendent compte par eux-mêmes de la nécessité d’inverser le rapport entre les deux, d’autres n’y arrivent pas ou s’y résolvent parce qu’ils y sont contraints par leur état de santé. Cela n’a rien d’évident de remettre en cause une manière de travailler habituelle, inconsciente, et qui est une norme largement partagée.
32Dans d’autres cas, c’est la précarité économique de l’activité qui empêche tout changement. Ce sont les contraintes objectives de l’activité qui définissent le champ des possibilités où l’artisan se projette subjectivement. L’artisan peut moins facilement se préserver si la situation économique de son entreprise est fragile.
33Une dégradation progressive de l’état de santé permet de changer graduellement d’attitude et de planifier les soins, ce qui est favorable à la poursuite de l’activité dans de bonnes conditions. À l’inverse, une altération rapide de la santé ne laisse aucune possibilité d’ajuster le comportement et risque d’entraîner la fin de l’activité.
34Les cas présentés dressent un portrait sombre de l’artisanat mais ce chapitre cherche précisément à montrer des situations où le processus d’ajustement entre les capacités physiques et le travail a échoué. Il n’a pas de valeur quantitative et n’est pas censé représenter la majorité des cas. Néanmoins, les données présentées remettent en question l’idée selon laquelle les indépendants sont en meilleure santé que le reste de la population active. Sans aucun doute, ce sont des problèmes de santé qui ont provoqué la cessation d’activités de Max. Néanmoins, son cas est tout à fait invisible dans les statistiques de santé au travail. Ce résultat confirme une certaine invisibilité de la mauvaise santé au travail constatée par d’autres auteurs chez les indépendants (Amossé et al., 2012). L’autonomie dans l’organisation du travail, qui définit en principe le statut d’indépendant, a dans la pratique des effets ambivalents puisqu’elle leur permet de différer les soins dont ils auraient besoin, ce qui peut induire des conséquences graves à long terme. Quant au non-recours aux soins, qui consiste à ne pas réclamer une prestation sociale à laquelle on est éligible, il est favorisé par le fait que les artisans sont plus préoccupés par la reprise du travail que par les obligations administratives qu’ils devraient remplir pour bénéficier des prestations auxquelles ils ont droit.
La fin de carrière
35Le travail et l’avancée en âge réduisent le capital corporel de tous les artisans mais les conséquences ne sont pas toujours aussi dramatiques que dans les cas qui ont été examinés au chapitre précédent. En effet, le temps et l’expérience fournissent aux artisans des ressources qui leur permettent d’ajuster le travail à un corps devenu plus fragile. Alors qu’en début de carrière, le travail impose ses exigences au corps, les fins de carrière voient le rapport s’inverser et il s’agit désormais de travailler dans les limites de ce que le corps autorise. Pour y arriver, l’artisan dispose de ressources qui sont apparues grâce à l’investissement de son capital corporel dans le travail. Celui-ci a été converti en capital social (confrères et clients), économique (moyens de production, capitalisation) et spécifique (expertise dans le métier) sur lesquels peut s’appuyer l’artisan pour se préserver des effets délétères du travail (Bourdieu et al., 1973).
36À partir d’un certain âge, refuser de « s’écouter » n’est plus une stratégie efficace. Au contraire, il faut désormais se ménager en réduisant la pénibilité du travail. Dans ce chapitre, je vais décrire quelles formes prennent les nouvelles ressources qui se constituent au fil de la carrière et comment les artisans les utilisent pour arriver jusqu’à l’âge de la retraite.
Un cas d’évolution favorable des conditions de travail
37Nous avons déjà rencontré le couple dont il va être question maintenant. Il s’agit des deux époux ferronniers d’art dont le mari a continué à travailler pendant un an malgré la hernie discale dont il souffrait. Je vais évoquer leur carrière qui, avant les problèmes de santé qu’ils ont rencontrés, présentait une évolution favorable du point de vue des conditions de travail. Puis j’enrichirai cet exemple avec d’autres cas pour généraliser certains aspects de leur parcours.
38Les deux individus dont il va être question sont Georges (59 ans, bac techno en mécanique, père ouvrier, mère au foyer) et Pascale (55 ans, formation d’infirmière, père ouvrier, mère couturière à domicile).
39La position de ces artisans dans l’échantillon d’enquête se situe entre le type de l’homme de métier (par l’origine sociale, la formation professionnelle du mari) et celui de l’artisan créateur (par le projet professionnel, le capital culturel développé au fil de la carrière et le niveau de diplôme de l’épouse). Dès le collège, Georges souhaite faire un métier en rapport avec la mécanique, mais l’orientation scolaire qu’on lui impose ne va pas dans ce sens. Il s’engage à l’armée dans une école de mécanicien pour pouvoir quitter le domicile familial et suivre sa vocation. Sept ans plus tard, il quitte l’armée, « vacciné contre toute autorité », et cherche à s’établir dans un métier où il puisse être indépendant. Les bases techniques dont il dispose lui font envisager le métier de ferronnier. Il rencontre Pascale, qui ne trouve pas de travail dans son secteur d’activité. Elle se met à fabriquer des poupées en chiffon et porcelaine dont le produit de la vente servira à acheter le premier matériel de ferronnerie. Georges travaille successivement dans deux entreprises tout en préparant son installation. Le démarrage de l’entreprise se fait à trois en association avec un élève du centre de formation de l’AFPA6 qui dispose d’un hangar agricole où installer l’atelier.
40Entre 1979 et 1982, les trois associés acceptent divers types de travaux et se spécialisent peu à peu dans la rénovation de cheminées et l’installation de récupérateurs de chaleur. Ce travail est assez pénible (manutention de charges lourdes, suie, saleté) mais il constitue selon leurs dires « un bon filon ». « On s’était fait une spécialité de faire fonctionner les cheminées, on était un peu docteurs en cheminées » (Georges). Il s’agit de remettre en fonction des cheminées dans des anciennes fermes, et cette spécialité est assez demandée à l’époque. Malgré cela, les trois associés finissent par se séparer car le travail manque. Pascal et Georges emménagent dans une maison qui dispose d’un petit atelier. Celui-ci est équipé de matériel de récupération et d’outils faits maison. Tout en élevant les trois enfants, Pascale travaille à mi-temps avec Georges qui la forme au métier de ferronnier. Contrairement à la majorité des femmes d’artisans, elle n’est pas cantonnée aux tâches administratives mais participe pleinement à la production. Tous deux sont motivés par l’esprit d’indépendance et un idéal de vie autarcique. Ce sont des néo-artisans des années 1980, à l’esprit post-soixante-huitard. Au début des années 1980, la concurrence de l’aluminium et du PVC réduit à peu de chose le travail de ferronnerie. En puristes, ils refusent de poser les ouvrages qu’ils n’ont pas fabriqués eux-mêmes. Pascale et Georges continuent à exploiter le filon de la rénovation de cheminées dans leur nouvel atelier. Pour étendre leur clientèle, ils développent la fabrication de vérandas en acier, puis en aluminium, tout en profitant des rares occasions où ils peuvent fabriquer de belles rampes d’escalier forgées. Leur équilibre financier reste fragile pendant cette période. Ils ont peu de rentrées financières mais couvrent eux-mêmes une partie de leurs besoins grâce à du petit élevage, du maraîchage et à la coupe de bois de chauffe. Ils ont tendance à « démonétiser » partiellement leur activité. Ces caractéristiques les éloignent du profil classique de l’artisan issu de la classe ouvrière malgré leurs origines sociales.
41Vers 1986, des compagnons charpentiers leur demandent de fabriquer des reproductions d’éléments de serrurerie ancienne. Peu à peu, ils se font connaître et acquièrent de manière autodidacte une expertise dans ce domaine. Grâce à sa formation en mécanique, Georges met au point des procédés de fabrication en petite série. Le début des années 2000 est une période faste, le carnet de commandes est bien rempli et le travail est vendu à un bon prix. Leur clientèle a évolué favorablement vers le haut de gamme, ils traitent avec les architectes des bâtiments de France et leur travail est bien reconnu par leurs pairs. Pascale et Georges partagent désormais leur activité entre la restauration d’ouvrages anciens et la fabrication en série de petite serrurerie. La rénovation de cheminées est délaissée définitivement. Alors que Georges se consacre à la forge des grosses pièces, Pascale s’occupe surtout de la serrurerie. Après des années de difficultés et d’incertitude, ils trouvent enfin un marché au sein duquel ils bénéficient d’un statut d’expert. Ils sont contents d’en être arrivés là, mais ils regrettent d’avoir perdu beaucoup de temps. En effet, ils n’ont pas bénéficié des conseils d’un ancien ni d’un réseau de confrères, ce qui leur aurait épargné de longues recherches. En outre, ils sont entrés sur le marché du travail à un moment où la demande en ferronnerie était très faible.
« Je pense que si j’avais été apprenti quelque part, si j’avais détenu mon savoir d’un ancien, je pense qu’on aurait passé les étapes beaucoup plus rapidement »
Georges.
« Le problème pour nous, ça a toujours été le temps, les choses ont mis beaucoup de temps avant d’être acquises, ce n’est pas forcément nécessaire de ramer aussi longtemps »
Pascale.
42Ce succès tardif s’accompagne d’une amélioration des conditions de travail. Le couple réduit progressivement son activité à une quarantaine d’heures de travail par semaine, tâches administratives comprises. Leur expertise en matière de restauration leur permet désormais de choisir les chantiers rentables et agréables parmi les propositions qui leur parviennent.
O. C. – Vous choisissez ce que vous acceptez [comme chantiers] ?
Georges. – Oui, tout ce qui n’est pas patrimoine ancien, on ne prend pas.
Pascale. – Tout ce qui est aussi trop périlleux maintenant pour nos vieux os. Ce serait un peu idiot de se casser complètement…
O. C. – Quand tu dis « des choses périlleuses »…?
Pascale. – Ben, par exemple, aller sur des toitures, faire des choses comme ça qui sont dangereuses.
Georges. – Les chantiers où il y a trop de pose… même, les chantiers où il y a de la pose, je ne prends plus. Il y a eu un appel d’offres pour le château de XXX. J’ai vu ce qu’il y avait, il y avait beaucoup de garde-corps, de mains courantes et de choses comme ça. Donc beaucoup de pose. Pfft, j’ai pas pris. Ça n’a pas loupé, deux mois plus tard, la DRAC7, ils m’ont appelé : « Vous n’avez pas répondu ? » Je dis « non, ça ne m’intéresse pas ». […] Ils aiment bien aussi qu’il y ait du monde en concurrence. C’est vrai qu’on a la chance de pouvoir sélectionner nos chantiers.
43Cette capacité de négociation peut aller jusqu’à imposer des conditions au client.
« L’autre jour, il y a [l’architecte des Bâtiments de France] qui me demandait une grille à restaurer sur le château de X. J’ai dit “je suis complet, j’ai trop de travail déjà. Tout ce que j’ai à faire pour le moment, c’est des grilles à trous renflés [travail physiquement exigeant], je ne vais pas encore m’en cogner une”. Mais j’ai bien compris qu’il n’avait personne d’autre pour restaurer sa grille. Alors j’ai posé mes conditions, je lui ai dit “O.K., je m’en charge mais uniquement à l’atelier. Donc pose, dépose, manutention, c’est les maçons, moi je ne veux rien savoir et je prends la grille en charge à l’atelier”. »
44Leurs besoins personnels ont diminué depuis que leurs trois enfants ont quitté la maison familiale et ils ajustent le volume de leur production à cette nouvelle situation. Ils évaluent leur revenu de cette époque à 2000 € mensuels chacun, ce qui les situe dans la tranche haute des artisans sans salariés. Mais plutôt que de chercher à maximiser celui-ci, ils préfèrent réduire leur temps de travail.
Georges. – Avant, les devis, je les faisais le soir. Maintenant, je ne le fais plus. Je prends une matinée ou un bout de journée pour faire ça. Maintenant je ne travaille pratiquement plus le soir.
Pascale. – Souvent, on garde le vendredi après-midi.
Georges. – Mais ça, c’est des aménagements assez récents. Le vendredi après-midi, ça fait deux ou trois ans qu’on…
Pascale. – … sauve ça pour faire autre chose.
O. C. – C’est un temps de loisir que vous pouviez prendre parce que les choses allaient bien ?
Pascale. – C’est ça, oui. Ces dernières années, ça roule bien.
Georges. – Quand tu as fait ta semaine et que tu te dis : « J’ai gagné ma croûte, pas la peine d’en faire plus. » Il y a plein de choses ici dans la maison que je n’ai pas le temps de faire…
45À cette époque, Georges souhaite aussi améliorer ce qu’il appelle « la salubrité de l’atelier ». Il a fabriqué lui-même une bonne partie des machines nécessaires à la production de serrurerie en s’appuyant sur ses compétences de mécanicien. C’est grâce à cela qu’il a pu développer progressivement la production de petite serrurerie. Mais ses inventions dégagent beaucoup de poussières. Par exemple, il a construit un tour à métaux en utilisant une perceuse à colonne placée en position horizontale. Pour l’utiliser, il faut démarrer la perceuse et façonner la pièce à l’aide d’une meuleuse portative. Or, la meuleuse est un outil qui fonctionne par abrasion et qui dégage beaucoup de poussières. L’engin serait avantageusement remplacé par un véritable tour à métaux qui travaille avec un outil coupant, sans dégagement de poussières. Comme leur production de serrurerie est devenue régulière, un investissement en machines d’atelier est envisageable.
« Ça a commencé, un jour [où] je me suis dit “je ne veux plus voir [Pascale] bouffer de la meule avec sa perceuse”. Je ne pouvais plus voir ça, surtout s’il y avait un rayon de soleil, je voyais toutes les paillettes »
Georges.
46Aux yeux de Georges, la salubrité de l’air est une préoccupation sérieuse, mais c’est parce que l’investissement en machines répond aux besoins de la production qu’il est consenti. Ils ont travaillé pendant plus de dix ans avec la machine qui dégage de la poussière, mais moins fréquemment qu’ils ne le font depuis qu’ils ont de grosses commandes de targettes8. Travailler avec l’ancienne machine restait tolérable tant que son usage était ponctuel. Les exigences de la production et de la santé se conjuguent, mais c’est la production qui semble déterminante.
Georges. – On a trouvé un tour tout à fait bien à un prix qui nous convenait. Allez hop, on a pris. Parce que c’est des pièces bien particulières qui nous ont fait acheter ces machines-là. Le tour, c’était essentiellement pour les boutons de targettes, des pièces qu’on fait en série. Puis après on avait le problème des cavaliers de targette que [Pascale] continuait à faire à la meuleuse, et je me suis dit « il faut arrêter avec ça. ». Et on a commencé par faire faire du fraisage ailleurs, ça coûtait cher, et quand on a vu chez XXX une fraiseuse à 1500 €, j’ai divisé par le nombre de pièces et c’est vite fait. Maintenant la machine est largement amortie. On a pris la fraiseuse comme ça. Et avant ça, on a pris la scie à ruban parce que, c’est tout un ensemble, à partir du moment où tu fais du fraisage, il faut débiter tes pièces, donc fraiseuse et scie à ruban ça allait ensemble. C’est tout un système qui correspond à la production des petites targettes, en gros c’est ça.
O. C. – C’était à un moment où vous aviez une commande de petites targettes ? Pascale. – Oui.
Georges. – On avait des gros chantiers de targettes.
47On remarquera que Georges justifie par deux fois sa décision d’investissement par le désir de protéger Pascale des poussières, sans mentionner qu’il les respire lui aussi. Dans les couples d’artisans, c’est plus fréquemment l’épouse qui se préoccupe de la santé de son conjoint9, alors que l’homme a tendance à banaliser cette question. Mais ce couple est atypique car les deux partenaires effectuent à peu près le même travail. L’attitude de Georges est symptomatique du travail familial plutôt que conjugal. Il ressort des entretiens menés auprès des artisans que ceux qui travaillent en famille (frères, père-fils) font passer le souci de l’autre avant le souci de soi et manifestent une préoccupation pour la santé d’autrui. Comme la relation est réciproque, chacun est ainsi mieux protégé.
48La situation confortable que Georges et Pascale ont réussi à atteindre par leur persévérance a été perturbée ultérieurement par des problèmes de santé qui ont été décrits précédemment. Mais il s’agissait ici d’insister sur les éléments qui ont contribué à améliorer leur situation.
Les ressources constituées au fil de la carrière
Ressources économiques
49Le revenu des indépendants, toutes catégories confondues, tend à augmenter avec l’ancienneté dans l’entreprise (Evain et Amar, 2006). L’effet positif de l’ancienneté sur le revenu s’explique par le temps nécessaire pour qu’une entreprise s’insère sur le marché et par le rôle favorable que joue l’expérience. Néanmoins, âge de l’indépendant influence l’évolution de son revenu dans un sens légèrement différent. Les indépendants quadragénaires ont un revenu plus élevé que leurs cadets puis, à partir de 50 ans, celui-ci a tendance à diminuer légèrement (ibid.). L’âge est donc associé à un certain ralentissement de l’activité à partir de la cinquantaine. Même s’il faut être prudent avec ces données qui concernent l’ensemble du groupe des indépendants, elles confirment ce qui a été observé sur le terrain. La cinquantaine est un âge de la vie où les frais domestiques ont tendance à diminuer par rapport à la décennie précédente. En l’espèce, pour Pascale et Georges, la maison est remboursée et les enfants ont quitté la maison. À cet âge, les artisans ont souvent fini de rembourser leurs éventuels emprunts et leur outil de production est amorti. Une fois que l’entreprise est installée dans le paysage et que les frais de fonctionnement domestiques et professionnels sont réduits, les artisans peuvent relâcher quelque peu leur effort et réduire l’intensité de leur travail. Dès lors, ils investissent plus volontiers dans des machines performantes en termes de sécurité et d’hygiène.
50Ainsi, cet ébéniste de 55 ans est satisfait d’avoir acquis une installation pour filtrer la poussière. Il est déjà proche de la retraite et cette amélioration arrive tardivement, ce qui s’explique par le fait que l’investissement en machines de production est passé avant l’amélioration des conditions de travail.
O. C. – Tout ça (le système de filtration des poussières), tu l’as pour les dernières années. Donc ça veut dire qu’avant de l’avoir, tu respirais la poussière ? Josselin (ébéniste, 55 ans, sans salarié). – Bien sûr.
O. C. – Et qu’est-ce qui t’a décidé à faire cet investissement à ce moment-là ?
Josselin. – On est obligé d’investir, autant faire des bons investissements, c’était en prévoyance, de fil en aiguille, au fil du temps, parce que, toujours pareil, si on n’a pas l’argent…
O. C. – Est-ce que c’était à une occasion où tu avais beaucoup de ponçage à faire ? Josselin. – Non, c’était en prévision. En fait c’était prévu dans mon planning de faire ça à telle date et je l’ai fait. Mais ça aurait dû être fait les premières années que je me suis installé, si on avait eu les finances, et là il y a un blocage. Et après on ne peut pas aller plus vite que la musique parce que les banquiers sont derrière notre dos.
O. C. – Évidemment, le silo, c’est pas ça que tu vas acheter en premier dans un atelier.
Josselin. – Non, c’est pas ça. Le silo c’est pas un outil de production. On va se dire « ben ça va attendre », mais le jour qu’il est là, pour la santé, c’est primordial.
51En règle générale, les artisans investissent dans un nouvel outil lorsque les exigences de la production leur offrent une opportunité de le faire, c’est-à-dire qu’ils achètent un outil lorsqu’ils en ont besoin pour réaliser le travail qui leur a été commandé. Il est ainsi plus rapidement amorti. La question des risques professionnels n’est pas ignorée, c’est-à-dire que les besoins et les risques sont bien connus, mais elle n’est jamais prioritaire face aux exigences de la production. Ainsi, Max, ferronnier d’art, a repoussé l’achat d’un palan10 tant que le poids des pièces à manipuler n’excédait pas ce qu’il pouvait faire manuellement.
O. C. – Tu parlais de retourner les vantaux de portail (manutention lourde). Max (ferronnier d’art, 53 ans). – J’avais un palan.
O. C. – C’est ce que je voulais savoir. Tu as fini par mettre un palan. Tu l’as mis au début ?
Max. – Non, je l’ai mis après, au bout de deux ou trois ans, je ne me rappelle plus trop. C’était à l’occasion d’un chantier très lourd comme ça.
52C’est donc parce qu’il avait « un chantier très lourd » qu’il s’est équipé d’un outil de levage. Bien sûr, il aurait été préférable d’installer le palan dès l’ouverture de l’atelier. Comme on l’a vu précédemment, Max sera atteint d’une hernie discale qui mettra un terme à son activité et il estime que les efforts violents en sont l’origine.
« Comment ça m’a pris ? Hé bien c’est à faire des escaliers de 500 kilos, des portails d’église, des conneries comme ça. Il n’y a rien de plus facile. Tu prends un poids sur des tréteaux comme ça, un vantail qui fait 300 kilos et hop, tu le bascules à la main. Bon ben faut pas rêver. En plus moi je ne suis pas un hercule »
Max, ferronnier d’art, 53 ans.
53Mais Max avait probablement d’autres priorités en équipement et, tant qu’il pouvait assurer le travail de manutention à la main, l’achat du palan était reporté. Après ce chantier particulièrement lourd où il a été obligé de s’équiper, l’engin était disponible en permanence. Les situations de ce type s’accumulent et, au fil des années, l’outil de production dont disposent les artisans finit par être très bien adapté à leurs besoins. Telle personne manipulera des panneaux de verres à la main, puis achètera des ventouses quand lui sera commandée une serre qui les rend indispensables ; tel autre s’équipera d’un camion-grue lorsqu’il faudra remplacer l’ancien camion qui n’en possédait pas.
54La possibilité de consacrer de l’argent à améliorer le « confort de travail » – pour reprendre une expression indigène qui confirme que, de leur point de vue, travailler sans peine relève d’un certain luxe – et l’accumulation d’outillages divers finissent par créer un environnement de travail agréable que l’artisan maîtrise parfaitement bien.
55Néanmoins, la proximité de la retraite contrarie cette tendance à améliorer l’outil de travail. À mesure qu’elle approche, les investissements sont plus difficilement consentis car l’artisan ne souhaite plus investir dans des machines qu’il n’utilisera que quelques années, comme en témoigne ce menuisier-ébéniste.
Joseph (56 ans, menuisier-ébéniste). – La plupart des machines, c’est pas la peine, elles sont hors normes.
O. C. – Elles sont hors-normes. Qu’est-ce que tu penses de ça ?
Joseph. – Moi personnellement, ce que je pense maintenant, vu mon âge, j’ai plus envie de réinvestir dans autre chose. Je suis à trois ans de la retraite. Depuis que je travaille, je ne fais que rembourser les emprunts. Un moment donné…
56Dans sa thèse consacrée aux artisans, Mazaud constate en fin de carrière « un “laisser-aller” en matière de vieillissement du matériel, par l’arrêt (ou la diminution au strict nécessaire) des investissements » (2009 : 140). En effet, nombre d’artisans terminent leur carrière avec un outil de travail vétuste, mais dont ils maîtrisent très bien l’utilisation. On trouve dans les ateliers des machines anciennes qui ont subi des transformations pour être parfaitement adaptées à la production de l’endroit, comme ce tour à bois sur lequel j’ai eu l’occasion de travailler dans l’atelier d’un vieil artisan. Sur un châssis en fonte d’avant-guerre, les volants qui actionnent les chariots coulissants avaient été remplacés par des volants de voiture d’un diamètre supérieur qui exigeaient moins d’efforts pour être manipulés. Une boîte de vitesses de voiture permettait de varier la vitesse de la machine, fonction dont elle était dépourvue à l’origine. L’artisan avait aussi ajouté un frein à pied qui permettait de stopper le tour sans attendre qu’il s’arrête de tourner de lui-même. En somme, il avait résolu tous les problèmes que cette machine lui posait en l’adaptant à ses propres besoins.
Ressources culturelles et spécifiques
57L’expérience du métier représente un capital spécifique dans le champ artisanal. Confronté à des tâches peu ou pas standardisées, l’artisan fait face à une multitude de situations différentes au cours de sa carrière. Les années passant, des situations inédites qui présentaient des difficultés finissent par devenir des opérations routinières. La capacité à résoudre des questions techniques s’accroît avec le temps et l’artisan peut affronter des situations de plus en plus complexes en rencontrant de moins en moins de problèmes. Cette expérience est lucrative puisqu’elle réduit le temps nécessaire pour effectuer une opération et que l’artisan est de mieux en mieux équipé au fil du temps. Cela explique en partie que le niveau de rémunération augmente avec l’ancienneté de l’entreprise.
58Le succès économique de l’artisan dépend aussi de l’état du marché dans lequel il évolue. Certains métiers comme l’ébénisterie ont connu un déclin peu propice à la réussite des artisans qui s’y sont adonnés ces vingt dernières années. D’autres, comme la maréchalerie, ont connu un redémarrage après une période morose. L’activité des artisans est directement affectée par l’évolution de leur métier et, plus largement, par le contexte économique général. Lorsque la demande est faible, les artisans ont tendance à devenir plus polyvalents, ils doivent s’éloigner de leur spécialité et étendre leur champ d’action pour trouver une quantité de travail suffisante. On en a vu un exemple avec la menuiserie Leflex qui, dans un contexte de dégradation du marché du BTP, était contrainte de poser des menuiseries PVC par manque de travail dans sa spécialité. Comme le développe Jaeger (1982) dans une optique macroéconomique, la condition pour qu’un secteur soit investi par l’artisanat est qu’il reste non-rentable pour l’industrie, sans quoi celle-ci l’investit et en chasse l’artisanat. C’est la situation subie par les deux ébénistes qui sont obligés de faire de l’aménagement de cuisine depuis que le marché du meuble est majoritairement occupé par des grandes enseignes.
59À l’inverse, un environnement économique favorable pousse les artisans à se spécialiser dans un créneau où ils peuvent développer un savoir-faire très complexe. C’est le cas de Pascale et Georges qui se sont spécialisés dans la petite serrurerie de bâtiment. Ils ont pu faire valoir leur expérience et mettre au point certains procédés techniques, des « ficelles du métier » (voir encadré 20). Ainsi, certains artisans, surtout dans le secteur de la fabrication, valorisent leur expérience en accédant à des tâches rémunérées en raison de leur complexité.
Encadré 20. – Qu’est-ce qu’une ficelle de métier ?
Le terme de « ficelle » revient fréquemment lorsqu’il s’agit de travail artisanal. Il évoque l’habileté, la ruse ou l’artifice. Le terme n’est pas limité au domaine artisanal et chaque métier a les siennes.
« Tous les métiers ont leurs ficelles, leurs solutions spécifiques à leurs problèmes spécifiques, leurs manières de faire simplement des choses que les profanes trouvent très compliquées. […] Pour être tout à fait clair, je dirai que j’entends par “ficelle” une opération spécifique qui vous fait découvrir comment surmonter telle difficulté commune, qui propose une procédure permettant de résoudre de manière relativement simple un problème qui, sans elle, pourrait sembler inextricable et persistant » (Becker, 2002 : 23-25).
Chacun peut trouver seul ses propres ficelles, mais le fait de les apprendre de quelqu’un d’autre fait gagner un temps considérable. Si elles peuvent être transmises lors de conversations, elles le sont le plus souvent lorsque la situation problématique se présente. Elles ne nécessitent pas de mettre en œuvre des moyens techniques qui allongeraient considérablement le temps de travail. Elles consistent en une petite modification d’un geste qui serait de toute façon accompli, et ce petit supplément d’effort a des conséquences significatives sur le résultat final. Une fois acquise, la ficelle peut être personnalisée par son détenteur et cumulée à d’autres ficelles traitant du même problème. Transmises et améliorées de génération en génération, elles peuvent constituer un savoir étendu.
Ressources sociales
60La recherche de « bon travail », c’est-à-dire peu pénible, sans aléas et bien rémunérateur, est une préoccupation constante au fil de la carrière. Elle est facilitée par l’insertion dans des réseaux de sociabilité des artisans où circulent les offres d’ouvrage. S’il est reconnu comme un spécialiste dans un domaine particulier, un artisan reçoit des offres d’ouvrage de la part de tous ceux qui ne souhaitent pas investir le temps nécessaire pour apprendre à maîtriser ce domaine. Étant enclins à exercer dans leur propre spécialité, les artisans feront circuler dans leurs réseaux les offres qui leur parviennent dès qu’elles s’en écartent, tant qu’ils ont suffisamment de travail. Au fil de leur carrière, les artisans cherchent à améliorer leurs conditions de travail en modifiant son contenu. L’expertise dans un domaine pointu fait partie de ces stratégies. Une fois bien insérés dans leur milieu professionnel et pour peu qu’ils bénéficient d’une bonne réputation, les artisans peuvent choisir parmi les offres d’ouvrage qui leur parviennent celles qu’ils souhaitent retenir, et faire circuler les autres dans leur réseau. Le capital social joue un rôle important dans l’accès au travail de bonne qualité.
61Les offres d’ouvrage circulent dans les deux sens, depuis le haut de la hiérarchie professionnelle vers le bas et inversement. Les anciens délèguent aux néophytes des travaux qu’ils ne souhaitent pas faire eux-mêmes pour des raisons de pénibilité, ou tout simplement parce qu’ils ont suffisamment de travail et qu’ils souhaitent entretenir de bonnes relations avec eux. Mais le travail circule aussi dans l’autre sens. Les néophytes envoient aux artisans confirmés des travaux qu’ils ne s’estiment pas capables de faire, par exemple par qu’ils sont trop difficiles ou que leur volume est trop important. Éventuellement, ils sollicitent l’aide de leur aîné pour les aider à résoudre un problème auquel ils sont confrontés pour la première fois. La relation entre les artisans comprend la transmission du savoir de métier qui est un devoir moral auquel les artisans sont attachés.
62Tous les artisans ne peuvent pas se spécialiser dans un travail d’expert. Dans certains métiers pratiqués par les hommes de métier du bâtiment, le travail est très standardisé. Par exemple, les carreleurs ou les plaquistes peuvent difficilement modifier le contenu de leur travail qui consistera toujours à poser du carrelage ou des panneaux de plâtre. En revanche, certains chantiers sont considérés comme meilleurs que d’autres, par exemple en fonction de la manutention exigée (faut-il ou pas monter les matériaux à la main à l’étage ?) ou des postures de travail (espace éclairé et bien dégagé vs endroit sombre et confiné). Dans leur cas, l’appartenance à des réseaux de collaboration donne accès à des offres d’ouvrage dont la qualité varie selon la place que l’artisan y occupe, et notamment de sa place dans les rapports de sous-traitance.
63Tous les artisans interrogés déclarent que le travail leur parvient principalement par le bouche-à-oreilles. Pour une part, les offres d’ouvrage leur parviennent par l’intermédiaire de leurs confrères mais, pour une autre part, les clients s’adressent directement à eux. Même dans ce cas, un client contacte rarement un artisan sans avoir entendu parler de lui au préalable. La deuxième source de travail citée est l’annuaire téléphonique, Les Pages jaunes11, mais de manière nettement moins importante. Les particuliers qui sont à la recherche d’un artisan se renseignent auprès de leur entourage. Tel couvreur qui a réparé une fuite chez le voisin tient-il ses engagements ? Est-il cher ? Est-il arrangeant ? Vient-il rapidement ? Les clients tissent eux aussi des liens avec les artisans qui ne se résument pas à des relations individuelles client-artisan. De leur côté, les clients forment également des réseaux par lesquels circulent les offres d’ouvrage. Un petit patron du bâtiment déclare ainsi :
« Avec le bouche-à-oreille, tu as affaire à des inconnus et tu t’aperçois qu’eux, ils te connaissent bien. Tous ceux qui ont des travaux à faire dans le quartier, ils t’observent. Ils regardent tes gars travailler. Ils viennent même voir les outils dans le camion »
Bernard, 58 ans, entrepreneur en bâtiment.
64Les artisans, loin d’être des travailleurs isolés, sont donc partie prenante dans des réseaux qui distribuent l’ouvrage. Le bouche-à-oreille, les coteries, la réputation et la fidélité de la clientèle constituent pour les artisans un capital social qui leur permet de s’élever dans la hiérarchie du groupe.
Organiser et modifier son travail
65Pour adapter le travail à une santé déclinante, différentes stratégies sont déployées en s’appuyant sur la capacité à organiser soi-même son travail dont on a vu qu’elle induit aussi des effets néfastes.
66Lorsque le capital corporel diminue, des stratégies de compensation sont déployées qui consistent à modifier certains modes opératoires. Par exemple, les artisans peuvent chercher à mécaniser des tâches qu’ils exerçaient jusque-là manuellement. C’est ce que fait Georges lorsqu’il conçoit un système pour ne pas avoir à soulever les vantaux du portail qu’il doit poser.
« Mais moi je ne soulève pas. Je mets une traverse en haut des piliers, un palan électrique et voilà. C’est pas la peine de fatiguer la bête »
Georges, 59 ans, ferronnier d’art.
67Prendre le temps de la réflexion, bien préparer son travail, éviter la précipitation et le « passage en force », telles sont les manières d’être et de faire qui se développent avec le temps.
68D’autre part, le contenu du travail lui-même peut être modifié pour ne pas demander des efforts trop importants. C’est bien de cette manière que ce sculpteur presque sexagénaire envisage l’évolution future de son travail.
« Quand je ne pourrai plus taper dans la pierre, je taperai dans le bois. Puis quand je ne pourrai plus taper dans le bois, je ferai de la terre, je ferai du modelage. Quand je ne pourrai plus modeler, hé ben je ferai de la peinture. Et quand je ne pourrai plus faire de la peinture, peut-être que j’écrirai. Et puis si un jour je ne peux plus écrire, ben je me mettrai à penser. Voilà (rire) »
Serge, sculpteur, 58 ans.
69Les artisans créateurs réussissent assez facilement cette adaptation car, comme ils privilégient le travail non-standardisé et la recherche créative par rapport aux tâches répétitives, ils développent l’habitude de varier leurs productions. À l’inverse, les hommes de métier recherchent plutôt du travail routinier qui ne réserve pas de mauvaise surprise et sont moins habitués à changer leurs propres pratiques.
Modérer la cadence
70Lors de ses entretiens avec les artisans, Caroline Mazaud note un ralentissement de l’activité en fin de carrière. Elle remarque que les hommes de métier proches de la retraite refusent certaines commandes, réduisent leur zone de chalandise et leur temps de travail, cessent les investissements. Ils refusent de se charger de nouveaux emprunts alors qu’ils sont sur le point de prendre leur retraite et qu’ils n’envisagent pas de céder leur entreprise (2009 : 139-144). L’auteure attribue cette situation à une crise de la transmission dans l’artisanat qui toucherait à la fois les savoirs de métier et les entreprises. L’artisan cesserait d’investir dans l’entreprise car il estimerait impossible de la céder, et ce laisser-aller diminuerait encore les chances de cession. Or, le ralentissement économique de l’entreprise tient avant tout à un moindre engagement de l’artisan dans son travail, à un ralentissement volontaire et nécessaire pour tenir jusqu’à la retraite. Les situations de travail pénibles ou incertaines sont évitées. C’est pourquoi on observe fréquemment une volonté de réduire la charge de travail chez les artisans vieillissants et ce par différents moyens. Aux éléments qui ont été relevés par Mazaud (réduction du temps de travail et de la zone de chalandise, diminution des investissements), on peut ajouter la diminution des revenus et le licenciement des salariés. Combinés de différentes manières et sans que la liste en soit exhaustive, ces paramètres contribuent à rendre supportables les années qui précèdent la retraite. Les dispositions ascétiques des artisans les incitent à garder un train de vie modeste. Puisqu’ils qu’ils n’ont plus à satisfaire que des besoins réduits, les artisans vieillissants peuvent se montrer plus sélectifs dans le type de tâches qu’ils acceptent.
Licencier les salariés
71Si l’artisan a suivi un parcours entrepreneurial qui l’a amené à devenir un gestionnaire d’entreprise, les choses se présentent différemment car la pénibilité physique est réduite. Pour eux, le travail de gestion de l’entreprise n’apparaît pas comme une entrave au « vrai boulot » (Bidet, 2010), comme c’est le cas pour les hommes de métier. Mais comme les individus de l’échantillon étudié sont tous impliqués directement dans la production, il est difficile d’en dire plus sur ceux qui ont quitté cette catégorie.
72À l’inverse, on peut observer dans l’échantillon des cas où l’artisan se sépare de ses salariés pour terminer sa carrière en évitant les contraintes physiques et psychologiques qu’impose leur présence. C’est le cas d’un enquêté qui a employé jusqu’à 25 salariés et souhaite terminer sa carrière en solo. Pendant les trente ans où il était employeur, cet artisan créateur a pris plaisir à gérer son entreprise, à former et à voir progresser ses salariés.
« Je dois avoir une vingtaine de mes gars qui sont à leur compte ou qui sont chefs de travaux dans de grandes entreprises, j’en suis fier »
Mathieu, 56 ans, maçon de pierre.
73Néanmoins, Mathieu résume sa situation d’employeur en disant que « la démarche qualité ne va pas avec la quantité ». Pour développer son entreprise, il a privilégié l’accroissement de son volume d’affaires, quitte à s’écarter des activités qui l’intéressaient. Les difficultés dont il a voulu se défaire sont celles qui ont été déjà relevées, comme la lourdeur du travail administratif et la prise en charge du personnel, jugé pas assez autonome.
« C’est très difficile d’employer du personnel, puisque que c’est des charges administratives accrues, font qu’on passe tout son temps à faire de la paperasse, ce qui fait que… la vie est courte, j’ai pas de temps à perdre. »
74À 56 ans, Mathieu estime que le temps est venu de profiter des bons côtés du travail et qu’il n’a plus à en supporter les inconvénients. Il souhaite désormais renouer avec le travail concret de la pierre auquel il avait dû renoncer pour devenir un gestionnaire.
« Il y a une frustration du fait de ne pas pouvoir réaliser les travaux et on peut presque jalouser les ouvriers qui pratiquent, qui sont dans l’action. Il y a presque une frustration. Au bout d’un moment, gérer une entreprise devient extrêmement fatigant. Il y a les clients qui deviennent très procéduriers également : du parfait au moindre coût, il y a vraiment de l’abus, de l’irrespect, ce qui finit par donner trop de pression. »
75Mathieu estime que le contexte général de l’artisanat s’est dégradé et que la recherche d’une production à moindre coût a nui à la qualité du travail, notamment depuis l’apparition de l’autoentreprise. Il souhaite privilégier la qualité de son travail. Cette qualité désigne aussi bien le produit qu’il propose (maçonnerie de pierre selon les règles de construction anciennes) que l’acte de travail lui-même (le plaisir qu’il en retire). Dans son cas, il ne s’agit pas seulement de ralentir le rythme mais aussi de retrouver une certaine joie au travail en exerçant lui-même le métier. La profession exercée par sa conjointe met le couple à l’abri des difficultés matérielles et rend possible une fin de carrière allégée. Ce n’est pas le cas de tous les artisans, surtout lorsque leur entreprise n’est pas florissante. Pour Blaise, menuisier-ébéniste, ce sont les difficultés économiques rencontrées par l’entreprise qui le contraignent à licencier. Lorsqu’il arrive à 55 ans, il se sépare du seul salarié qu’il ait jamais eu et qui travaille chez lui depuis 25 ans. L’activité de l’entreprise a ralenti ces dernières années et Blaise ne trouve plus suffisamment de travail pour deux personnes. Il doit se résoudre à licencier et retrouve ainsi une situation d’artisan solo qui lui permet plus facilement de faire face aux aléas de la demande en réduisant ses frais fixes.
76Ces deux exemples de licenciement sont, pour l’un, la conséquence d’un ralentissement économique et, pour l’autre, d’une volonté délibérée de diminuer la charge de travail. Dans les deux cas, l’absence de salariés permet une diminution des contraintes qui pèsent sur l’artisan.
Préparer la retraite
77Les artisans se sont longtemps opposés à la mise en place d’un régime de retraite obligatoire parce qu’ils préféraient se constituer eux-mêmes un capital qui couvre leurs besoins durant la vieillesse. Selon François Gresle, ce désir correspond bien à l’éthos des indépendants car il repose sur le mérite individuel. La rente que l’artisan aura su constituer au cours de sa carrière, à force d’efforts et de privations, sera à la mesure de son mérite personnel. Elle lui permettra de conserver son indépendance jusque dans la retraite.
« Si ces règles [de la concurrence] sont respectées, si les concurrents luttent avec loyauté, la hiérarchie sociale qui se dégagera de la vie professionnelle s’avérera équitable et nul n’y trouvera à redire, puisque chacun se verra assigner la place qu’il mérite en fonction de ses qualités et de ses efforts personnels. […] Ainsi, la rente s’impose comme le signe d’élection – symbolique et affectif – par excellence du petit patron qui consacre l’essentiel de ses talents à sa constitution pour que, la retraite ayant sonné, il ne retombe pas dans cet état de dépendance honteuse dont il s’est affranchi autrefois à grand peine »
Gresle, 1977 : 580.
78Cette position était celle des indépendants en 1945 au moment de l’instauration de la Sécurité sociale. Elle a évolué depuis cette époque mais la modicité des retraites d’artisans et le désir de ne compter que sur soi-même expliquent qu’ils cherchent encore de nos jours à se constituer un capital.
79La transmission de l’entreprise à un repreneur a de faibles chances d’aboutir et les artisans peuvent difficilement compter sur la revente de leurs outils de production12. Les artisans rencontrés misent davantage sur un investissement dans des locaux professionnels (entrepôt, atelier) ou de l’immobilier (maison de rapport) pour constituer ce capital. Arrivé au seuil de la cinquantaine, ce peintre en bâtiment vient de faire construire un entrepôt neuf dans une zone artisanale pour compléter l’épargne qu’il a constituée.
O. C. – Est-ce que vous anticipez déjà sur la retraite, ou c’est encore un peu loin ? Germain (50 ans, 5 salariés). – Oh ben c’est déjà fait, hein. Ça fait 20 ans qu’on a commencé à se pencher dessus. On a fait [le nouveau bâtiment] aussi pour ça. O. C. – Le bâtiment ici, c’est un peu…
Germain. – Voilà. C’est aussi capitaliser un peu pour la retraite.
O. C. – Donc vous avez plutôt choisi l’immobilier
Germain. – Oui. On épargne un peu, on fait ça aussi.
80On a vu aussi le cas du réparateur d’engins qui investissait dans un magasin-atelier de réparation de motoculture pour tenter, lui aussi, de capitaliser tout en réorientant son activité. Le souhait de constituer un capital est largement répandu mais il n’est concrétisé que si les circonstances le permettent.
La retraite active
81Les différentes ressources constituées au fil du parcours permettent à l’artisan d’adapter son travail à son état physique et d’arriver jusqu’à l’âge de la retraite. La réussite des stratégies d’adaptation au vieillissement explique que des individus poursuivent parfois le travail jusqu’à un âge très avancé. L’argument financier peut justifier le maintien d’une activité. Bien que les artisans retraités perçoivent en général plusieurs pensions versées par les différents régimes auxquels ils ont cotisé, le montant de leur retraite est faible. L’Échantillon inter retraite (EIR) de la Drees montre qu’en 2012, le montant global des retraites versées aux artisans affiliés au RSI est inférieur à celui de l’ensemble des retraités français de 11 % (RSI, 2012 : 151-152). La faiblesse des retraites pourrait donc expliquer qu’en 200913, 60 % des nouveaux artisans pensionnés du RSI validaient un nombre de trimestres supérieur à celui requis pour obtenir une retraite à taux plein (RSI, 2009). Néanmoins, il faut nuancer ce résultat car les artisans qui ont réussi à capitaliser au cours de leur carrière, par exemple sous forme d’investissement immobilier, touchent un revenu complémentaire par ce biais.
82Même si l’argument économique n’est pas à écarter, ce n’est pas celui qui est évoqué par les enquêtés. Pour les artisans, la retraite se présente différemment que pour les salariés chez qui « devenir retraité(e), c’est d’abord se détacher de son travail, se reconstruire en dehors du travail » (Guichard-Claudic et al., 2001 : 81). Pour les artisans, s’arrêter de travailler est difficilement concevable car le travail n’est pas dissociable du reste de la vie. Le maintien en activité est le signe que la vieillesse n’est pas encore là. Ainsi, l’un d’entre eux déclare :
« J’ai encore 6 ans-7 ans avant la retraite légale, sachant que la notion de retraite pour moi ne veut rien dire, je resterai actif jusqu’au bout »
Mathieu, 56 ans, maçon de pierre.
83L’enquête par entretiens que Frédéric Balard a menée auprès d’individus âgés de plus de 95 ans qui ont conservé une certaine activité fait le même constat (Balard, 200714). L’auteur observe que travailler est essentiel à l’équilibre de ces personnes. Pour ces hommes nés aux alentours de 1910, le travail est un élément central dans la vie d’un individu et dans la définition qu’il a de lui-même. Il ressort de cette étude que pour les enquêtés, « il ne s’agit pas de bien vieillir dans le métier mais de travailler pour bien vieillir » (idem : 230). Ceux-ci affirment avoir travaillé jusqu’à près de 90 ans, et maintiennent une certaine activité au-delà (jardinage, taille des vignes). Le travail étant ce qui donne son sens à l’existence, il est un moyen de conserver une estime de soi et de se sentir utile. Travailler est aussi synonyme de la capacité à rester maître de sa vie et de prouver sa valeur à autrui.
84De même, nombre des artisans rencontrés souhaitent ne pas s’arrêter de travailler à la retraite et désirent ralentir progressivement leur activité. À 53 ans, Yves n’est pas encore en retraite mais il a déjà commencé à réduire son activité en cédant une partie de sa clientèle à quelqu’un de plus jeune qui s’est installé dans son secteur. Il envisage de continuer à ralentir le rythme, mais pas de s’arrêter un jour de travailler.
Yves (53 ans, maréchal-ferrant). – Maintenant, je n’ai mal nulle part depuis que j’ai diminué un peu ma clientèle, je l’ai laissée avec une jeune. Physiquement ça roule, moi je ne pense pas m’arrêter à 65 ans ou 62 ans. […] Moi je pense aller même un peu plus loin parce que nous artisans, le problème qu’on a, quand tu t’arrêtes du jour au lendemain, six mois après t’es enterré. […] Si je m’arrête du jour au lendemain, je déprime, je tombe malade et je suis trois mètres sous terre. Et c’est arrivé à énormément de personnes qui arrêtaient du jour au lendemain. O. C. – Tu l’as vu autour de toi ?
Yves. – Oui. Il faut continuer et puis prendre sa retraite tranquillement. Moi j’ai 53 ans. Ce que j’espère, c’est qu’arrivé à 57-58, je puisse encore diminuer un peu, mais continuer quand même à bosser quoi. Et puis aller après jusqu’à 62 si j’ai ma retraite à 62 […]. Mais après diminuer tranquillement, continuer quand même.
85L’idée partagée par les artisans vieillissants est de poursuivre leur activité pour ne pas tomber dans l’oisiveté. Il semble que la seule alternative au travail qui soit pensable est l’inactivité, synonyme de déprime et de fin de vie.
Anatole (60 ans, ferronnier d’art). – De toute façon, je pense que je lèverai le pied progressivement. J’arrêterai pas d’un coup, ça c’est hors de question. Ça serait la fin des haricots.
O. C. – La fin des haricots ?
Anatole. – Oh oui oui oui ! D’être obligé d’arrêter d’un seul coup, de me dire « ça y est, je suis en retraite, salut je me tire, je vais à la pêche ». Je ne peux pas envisager ça comme ça. […] Je ne me vois pas arrêter d’un seul coup, fermer la boutique, filer la clé aux gars puis dire « ça y est, je me tire ». ça je vois pas comment je pourrais le faire sans me mettre en danger de manière assez… assez importante.
86En restant actifs, les artisans peuvent « continuer à valoriser leurs compétences et garder une emprise sur la vie sociale » (Guichard-Claudic et al., 2001 : 88). Ils partagent ce trait avec les cadres mais, par ailleurs, ils se rapprochent des classes populaires par un attachement à leur ancrage territorial rural.
« Dans les milieux populaires, l’ancrage territorial, dans une commune rurale où les réseaux d’interconnaissance professionnelle et de parenté s’entremêlent, apparaît comme une ressource, de nature à contenir les déconvenues de la perte de l’identité de métier. Pour certains en effet, la fin du travail est synonyme de vieillissement irrémédiable, tandis que le travail, c’est la vie »
idem : 97.
87Le maintien en activité est le signe que la vieillesse n’est pas encore là. Si travailler c’est vivre, s’arrêter de travailler annonce une fin prochaine. Mais le travail du retraité est conçu comme une occupation qui ne présente plus les contraintes de la vie professionnelle antérieure.
O. C. – Et tu te vois faire ce métier jusqu’à la retraite, qui n’est pas très loin ?
Joseph (56 ans et son fils, menuisiers-ébénistes). – Ah oui oui oui. Même que j’aie un peu à bricoler après. Je ne vais pas rester dans le canapé toute la journée.
O. C. (au fils). – Du coup, c’est toi (le fils) qui va reprendre l’entreprise après ?
Le fils. – Normalement, ce sera comme ça.
O. C. – Et du coup, toi (le père) tu auras toujours accès et vous continuerez à travailler un peu à deux, quoi.
Joseph. – Oui oui, j’ai envie quand même, peut-être pas faire des journées pleines, mais faire quelque chose parce que sinon, dans le canapé on va se ramollir complètement, et c’est pas une solution, faut s’occuper la tête.
88Même Georges, le ferronnier qui a connu une fin de carrière perturbée par des problèmes de santé, ne s’arrête pas lorsqu’il en a enfin l’occasion. Fin 2012, après avoir pris sa retraite, il opte pour le statut d’autoentrepreneur et continue à travailler à temps partiel, environ trois jours par semaine. Pour compléter sa retraite, le couple a investi dans une maison de rapport dont Georges assure la rénovation.
Les bénéfices du travail
89Après les efforts incessants fournis tout au long du parcours d’un artisan, on pourrait penser que celui-ci aspire au repos, mais c’est tout le contraire qui se produit. On a vu combien des habitudes de travail qui reposent sur des normes sociales sont difficiles à changer. Leur effet se fait toujours sentir après la retraite, a fortiori dans le milieu rural où le travail agricole accorde depuis toujours une place active aux anciens, et où la place ne manque pas pour aménager un local où travailler. La question se pose plutôt dans les termes suivants : comment cesser de travailler quand le travail a représenté le centre de gravité de toute l’existence ? En observant des artisans très âgés, on se rend compte des bénéfices qu’ils tirent de leur situation de retraité actif.
90Pour les illustrer, je m’appuierai principalement sur l’exemple d’un artisan que j’ai fréquenté. Il s’agit d’Achille, forgeron rural qui a travaillé quotidiennement jusqu’à 86 ans, âge auquel il est décédé dans un accident de voiture. Arrivé à cet âge, un artisan détient un savoir considérable, surtout si l’on prend en compte tous les changements techniques auxquels sa génération a dû s’adapter. Achille naît en 1925 dans une famille de forgerons ruraux. Il apprend son métier dans l’entre-deux-guerres, à une époque où la motorisation de l’agriculture en est à ses débuts et où la traction animale reste prépondérante. Après-guerre, il voit se généraliser l’usage du tracteur et de mécaniques de plus en plus complexes qu’il doit entretenir et réparer. À la fin de sa carrière, son savoir s’étend du ferrage des chevaux et du cerclage des roues de charrettes jusqu’à la réparation de tracteurs et de motoculteurs. Il maîtrise le métier de charron15 qui a complètement disparu depuis les années 1950. Il est aussi capable de fabriquer les pièces détachées pour réparer des engins agricoles qui sont désormais devenus des objets de collection. Son savoir était obsolète mais sa rareté l’élève désormais au rang de patrimoine. Les collectionneurs de véhicules anciens recourent à ses services et les agriculteurs retraités qui continuent à utiliser de vieux engins ont besoin de lui. Ainsi, il est capable de rebattre des socs de charrue, opération qui consiste à reforger la partie de la pièce qui s’use au contact de la terre. Cette opération, autrefois très courante, est devenue exceptionnelle car l’usage actuel est de remplacer la pièce usée par une neuve. Mais dans le cas de vieux modèles pour lesquels les pièces détachées ne sont plus disponibles, seul un ancien comme Achille est capable d’entretenir le soc. La première fois qu’un client me demande de rebattre des socs, j’apporte les pièces chez lui et il me montre comment procéder. Mémoire vivante du métier, il est intarissable lorsqu’il s’agit de donner des explications sur la façon dont on s’y prenait pour travailler autrefois et sur les multiples ficelles du métier dont il est l’inventeur.
91À l’époque où nous nous fréquentons, il est dans son atelier dès 8 h 30 et les rares fois où je le trouve inactif, faute de travail, il bougonne et attend le client. À de nombreuses reprises, il m’envoie des chantiers qu’il estime trop lourds ou de trop grande ampleur pour lui. Désormais, il ne veut plus poser d’ouvrages et ne prend de travail que si le client vient déposer et/ou prendre les pièces à l’atelier. De mon côté, je ne manque pas une occasion de lui envoyer de petites réparations de motoculture et de vanter ses mérites. Lorsque les concessionnaires en motoculture qui ont pignon sur rue considèrent qu’une tronçonneuse en panne doit être remplacée par une machine neuve, Achille arrive en général à la faire redémarrer. Un jour que je lui apporte deux engins en panne en pensant qu’il utilisera les pièces détachées de l’un pour réparer l’autre, il arrive à remettre en état les deux machines. Ce genre d’épisode lui vaut une réputation de « génie de la mécanique » et fait de lui un personnage connu de chacun dans les villages avoisinants. Lorsque, dans mon travail de ferronnerie, j’ai besoin d’employer une machine que je ne possède pas, il me suffit de me rendre chez lui pour utiliser son atelier. Jamais avare de conseils, toujours intéressé de voir ce que je fais, il aime aussi entendre et raconter les dernières anecdotes. La seule obligation à laquelle je dois me soumettre est de partager avec lui dans sa cuisine un verre de vin rouge quelle que soit l’heure de la journée. Il ne demande rien d’autre mais, dans pareil cas, l’usage est de donner un peu d’argent « pour l’électricité et le charbon ».
92Achille n’a pas un volume et un chiffre d’affaires importants. Les travaux qu’il prend sont peu rémunérateurs, surtout si on considère le temps qu’il y passe. Ce sont souvent des travaux que d’autres ne veulent pas faire, pas pour des raisons de pénibilité comme c’est le cas pour les jeunes artisans qui accèdent au travail en payant de leur personne, mais plutôt à cause de l’incertitude de la tâche (dépannage), de sa complexité ou de sa faible rentabilité. Or, ces tâches sont pour Achille des défis qu’il aime relever et un moyen de s’occuper.
93La poursuite de l’activité professionnelle offre de multiples satisfactions à partir du moment où elle n’est pas – ou peu – contrainte par des nécessités financières. Dans le cas d’Achille, on ne peut pas dire que l’aspect financier soit négligeable au regard des conditions de vie modestes qui sont les siennes, mais la place centrale que continue d’occuper le travail dans la vie de cet homme ne peut pas être réduite à cela.
94Le travail lui permet de maintenir une vie sociale, de se sentir utile. Il lui offre une reconnaissance au niveau local. Il suffit de lui rendre visite un jour où il n’a rien à faire pour constater à quel point l’activité est importante pour son moral. Le rythme et l’intensité du travail sont à la hauteur des forces dont il dispose encore et les pauses sont fréquentes (discussions, sieste, lecture du journal). Son état physique général est d’ailleurs très bon pour un homme de son âge. Il est encore capable de manier un marteau de forge d’un poids de 1,5 kilo et de tourner des pièces de moteur au centième de millimètre, malgré la perte d’un œil suite à un accident de travail. Tout se passe comme si le travail produisait désormais l’effet d’une sorte de gymnastique d’entretien. En somme, l’activité des artisans retraités présente les avantages de l’indépendance sans aucun des inconvénients.
95Même s’il présente la particularité d’exercer un métier qui convient bien à un travailleur âgé, l’exemple d’Achille n’est pas unique. On a rencontré un autre exemple d’artisan-retraité dans l’entreprise de carrelage Logodenn où l’ancien patron a pris le statut d’autoentrepreneur pour passer progressivement la main à son successeur.
96Tous les artisans n’ont pas une constitution physique qui leur permette de se trouver en si bonne forme à cet âge avancé. Une certaine robustesse semble être une condition indispensable. Mais dire cela n’équivaut pas à naturaliser la situation car être de constitution robuste ne suffit pas. Si Achille peut encore travailler, c’est parce qu’il a été capable, depuis de nombreuses années, de ne pas demander à son corps plus d’efforts qu’il ne pouvait en fournir, et qu’il a ainsi ralenti le processus d’usure et la diminution du capital corporel. Travailler avec régularité, sans empressement et sans faire d’efforts démesurés, c’est peut-être là que réside la sagesse que l’on prête à la figure un peu caricaturale du vieil artisan sur lequel le temps semble ne pas avoir de prise.
97Une activité professionnelle réduite est favorable à la longévité. L’exercice physique, le lien social et la volonté d’entreprendre des choses (conation) résultent de l’activité de travail. La vieillesse est alors valorisée en ce qu’elle est synonyme d’expérience et l’âge n’est pas déprécié. Ainsi, l’observation de vieux artisans confirme les conclusions de Balard lorsqu’il affirme que « le travail pourrait être un moyen de combattre la vieillesse à la fois sur les plans physique, psychologique et social » (Balard, 2007 : 242).
Notes de bas de page
1 Hernie inguinale : placée sur l’aine. C’est une pathologie moins invalidante que la hernie discale.
2 Les conditions de travail sont souvent influencées par ce cycle : les artisans qui vendent sur les marchés connaissent un pic d’activité à Noël et durant la saison touristique ; les maréchaux-ferrants ont moins de travail en hiver ; les couvreurs travaillent moins en hiver qu’en été. Une approche des conditions de travail par métier doit tenir compte de ce cycle annuel.
3 L’entretien laisse penser que sa hanche a été également touchée.
4 Ce sont les anti-inflammatoires qui provoquent des douleurs d’estomac. La confusion tient au fait que les anti-inflammatoires et les antidouleurs sont les deux médicaments fréquemment prescrits contre le mal de dos et la tendinite. Plus rarement, on a recours à des infiltrations de corticoïdes.
5 Pour lisser le béton à la main, on se sert d’une grande règle en aluminium appuyée sur les bords du coffrage, puis on tire vers soi pour déplacer l’excédent de matière et obtenir une surface bien plane. Réalisée en position accroupie, cette opération nécessite de faire un effort important avec le dos, les bras et les genoux.
6 AFPA : Association pour la formation professionnelle des adultes.
7 DRAC : direction régionale des Affaires culturelles, organisme qui supervise les chantiers de restauration du patrimoine.
8 Targette : sorte de petit verrou.
9 Ce qui n’est pas une caractéristique spécifique aux artisans (Cresson, 2006).
10 Engin mécanique ou électrique accroché au plafond de l’atelier, éventuellement monté sur un rail coulissant, et qui permet de lever de lourdes charges. Il permet notamment de retourner des portails en cours de fabrication.
11 Désormais consultées en ligne.
12 Rappelons au lecteur que les artisans du secteur de l’alimentation, qui détiennent souvent un fonds de commerce dont la revente finance en partie la retraite, ne sont pas inclus dans cette étude.
13 C’est-à-dire avant la promulgation de la loi 2010-1330 du 9 novembre 2010 qui diffère l’âge de la retraite. Par la suite, l’allongement progressif de la durée de cotisation complique la compréhension du phénomène.
14 L’article est articulé autour du cas de trois agriculteurs, d’un menuisier et d’un employé du secteur bancaire.
15 Ce métier correspond grossièrement à la fabrication des véhicules à traction animale.
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