Chapitre IV. La bonne santé apparente des artisans
p. 67-101
Texte intégral
Paradoxe de la bonne santé des artisans
Des données rares mais en voie d’amélioration
1L’examen attentif de la production des statistiques de santé au travail a montré la difficulté à obtenir des données fiables dans ce domaine (Thébaud-Mony, 2001 ; 2012). Dans le cas des artisans, la rareté des données disponibles est un obstacle supplémentaire. Deux raisons majeures expliquent qu’elles soient lacunaires. Il s’agit premièrement du fait que leur régime social ne comporte pas de branche spécifique aux accidents du travail et aux maladies professionnelles et, deuxièmement, que les artisans ne soient pas soumis au Code du travail.
2Les artisans n’ont aucune obligation de s’assurer contre les risques de maladie professionnelle et les accidents du travail1. En principe, ils ne cotisent pas pour ces risques, à moins de souscrire un contrat auprès d’une assurance privée ou de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM). Cette situation a des conséquences sur la production de connaissances concernant leur santé car les organismes chargés de l’indemnisation et de la prévention des accidents et des maladies professionnelles sont aussi ceux qui fournissent les données statistiques de santé au travail. Dans le cas des salariés du Régime général, les données sont élaborées à partir des déclarations d’accident du travail qui sont transmises par l’employeur à la CPAM. Celles-ci sont ensuite centralisées au niveau national par la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS). De même, en ce qui concerne les maladies professionnelles, les données sont collectées via les déclarations effectuées par les salariés victimes auprès de leur organisme de sécurité sociale. Grâce à ces informations, la CNAMTS publie chaque année les statistiques d’accidents du travail et des maladies professionnelles.
3D’autre part, l’application du Code du travail aux salariés est aussi associée à la production de données sur la santé via les services de médecine du travail. Les visites périodiques sont des moments propices à l’identification des maladies professionnelles par les médecins du travail. Ils participent ainsi au dispositif de signalement des maladies à caractère professionnel (MCP) mis en place par l’Institut national de veille sanitaire (INVS) (Daubas-Letourneux, 2008). De plus, de grandes enquêtes comme Sumer (Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels, Dares) ou Estev (enquête Santé, travail et vieillissement, Dares) sont, elles aussi, administrées par les médecins du travail et ne concernent que les salariés auxquels ils sont confrontés. En conséquence, les sources statistiques concernant les accidents et les maladies professionnelles des artisans font défaut.
4Le Régime social des indépendants (RSI) naît en 2006 de la fusion de plusieurs organismes qui assuraient jusque-là les artisans2. Avant cette date, la dispersion des données limite la possibilité de mener des études sérieuses, si l’on excepte quelques partenariats menés avec l’Inserm et l’INVS3. Dès la création du RSI, la situation évolue. La fusion de plusieurs régimes qui étaient auparavant distincts permet une centralisation et une amélioration des données. Hélas, celles qui sont antérieures à 2006 ne sont pas exploitées pour des raisons techniques. Selon les termes très diplomatiques du Médiateur de la République, « les rapprochements informatiques entre les différents opérateurs ont été beaucoup plus délicats à mener que prévu initialement4 ». À partir de 2007, le RSI prend en main l’étude de la santé de ses ressortissants. Il organise des colloques et analyse les données de santé de ses assurés dans sa revue L’essentiel médical à partir d’octobre 2008. Les données disponibles portent sur les remboursements de médicaments, les motifs médicaux de reconnaissance d’invalidité, les arrêts de travail de longue durée (ALD), la prévalence de certaines maladies comme le diabète. Certaines études sont prolongées par des programmes d’accompagnement des malades. Les consommations de soins font l’objet d’une attention particulière dans une optique de gestion des dépenses.
5Du côté des grandes enquêtes sur la santé, les indépendants sont progressivement inclus dans la population étudiée. Certaines enquêtes qui ont commencé par s’intéresser exclusivement aux salariés étendent ensuite leur champ aux indépendants5. D’autres tiennent désormais compte de la situation spécifique des indépendants dès leur élaboration6. Enfin, certaines enquêtes en population générale comportent des programmes de recherche dédiés aux indépendants7.
6On voit que les initiatives les plus récentes (SIP – Coset – IndepCan) cherchent à appréhender la santé au travail en observant les parcours professionnels, ce qui pourrait se révéler particulièrement fructueux pour les indépendants qui ont une forte propension à changer de catégorie socioprofessionnelle, la carrière d’indépendant n’étant souvent qu’une étape dans leur parcours (RSI, 2013 : 14).
7Échappant aux dispositifs de protection sociale qui sont directement liés à la production de données, les indépendants ont pendant longtemps été invisibles dans les enquêtes statistiques sur la santé au travail. Ainsi, la connaissance de la santé des indépendants est affectée par le fait que « le mode de couverture des indépendants, beaucoup plus aléatoire et moins centralisé, laisse un halo d’invisibilité autour de la question de leur santé au travail » (Amossé et al., 2011 : 13).
8L’amélioration des données, tant en qualité qu’en quantité, coïncide avec la création du RSI qui a engagé des partenariats de recherche dès sa création. Un bilan des études réalisées avant 2006 conclut prudemment que les connaissances acquises chez les salariés en matière de risques professionnels sont transposables aux indépendants, tout en reconnaissant le peu de solidité des données sur lesquelles ces conclusions s’appuient (Develay, 2007). Les données s’enrichissent au fur et à mesure que de nouvelles enquêtes de grande ampleur incluent les indépendants. On peut donc espérer que des données épidémiologiques de bonne qualité éclairent la question dans un avenir proche.
9Du côté de la sociologie, aucune étude qualitative n’a pris la santé des artisans comme objet jusqu’à ce jour. L’approche qualitative de l’artisanat opère souvent par métier8. D’autres approches sont menées en étudiant des sous-groupes de l’artisanat, comme dans les travaux d’Anne Jourdain sur les artisans d’art (2012, 2014). Les questions de santé sont quelquefois évoquées par les sociologues lorsque leur importance est telle que l’analyse sociologique ne peut pas les passer sous silence. Ainsi, l’étude que Florent Schepens a consacrée aux entrepreneurs en travaux forestiers a donné lieu à plusieurs publications sur les conditions de travail et la pénibilité car c’est un fait prégnant et incontournable dans ce métier particulier. Mais même lorsque la pénibilité du métier n’est pas particulièrement en cause, les questions de santé ne sont pas absentes. Globalement, la santé apparaît à la fois comme une condition au maintien de l’activité et comme une menace sur celle-ci. Quatre thèmes ressortent des travaux consultés : le rôle du conjoint dans la préservation de la santé, la volonté de voir ses enfants échapper à la condition artisanale, l’usure du corps et, enfin, l’incidence des problèmes de santé sur les trajectoires professionnelles. Examinons successivement ces quatre points.
10Mazaud déclare que, pendant son enquête de terrain, « les femmes d’artisans, en particulier des hommes de métier, ont souvent fait état de leur inquiétude quant à la dégradation de la santé de leurs époux » (2009 : 233). Je reviendrai ultérieurement sur la question du travail en couple. Retenons pour l’instant que les témoignages d’épouses d’artisans tendent à montrer l’existence de problèmes de santé, et que ceux-ci sont peu pris en compte par l’artisan lui-même.
11Un autre thème présent dans la littérature sociologique est l’investissement dans l’éducation des enfants afin qu’ils échappent à la « condition artisanale », les aspects négatifs de celle-ci étant définis par l’insécurité du statut, le caractère manuel du travail et « les problèmes de santé dus aux difficiles conditions de travail qui rendent l’activité physiquement usante » (Mazaud, 2009 : 233). Schepens (2004) s’étend longuement sur ce désir des mères de ne pas voir leurs enfants reproduire le parcours de leur père. Cette quasi-interdiction faite par les mères aux enfants de devenir à leur tour entrepreneurs en travaux forestiers repose sur une critique du statut d’indépendant (incertitude, sacrifice de la vie sociale, horaires trop chargés), mais la dureté des conditions de travail et leur danger, dépendant du métier plutôt que du statut, font aussi partie des motifs invoqués.
12L’usure du corps, liée aux conditions de travail, est un autre thème qui transparaît dans la littérature consacrée aux artisans, même si le constat peut être étendu à bon nombre de salariés. Elle se traduit par un ralentissement d’activité en fin de carrière. Ainsi, dans une étude consacrée à la qualité de l’emploi artistique, Perrenoud et Bajard (2011) recueillent le témoignage de céramistes en fin de carrière dont le type de pièces fabriquées est conditionné par les efforts qu’ils sont encore en mesure de fournir. Certains travaux lourds sont évités comme la fabrication de pièces de grande taille ou le tournage, et c’est leur état de santé qui finit par déterminer les techniques qu’ils emploient. « Ainsi, de nombreux changements dans les techniques au cours d’une carrière sont par exemple impulsés par l’impossibilité d’exécuter certains mouvements (dos, rhumatismes…) » (idem : 66). Il semble donc que l’usure physique pèse fortement sur les pratiques professionnelles à partir d’un certain âge. Le ralentissement d’activité des artisans en fin de carrière, noté par Mazaud (2009 : 139-141), est associé à une économie d’efforts (réduction des déplacements, de la zone de chalandise et du temps de travail).
13Enfin, on remarque dans les travaux que les problèmes de santé ont une forte incidence sur la suite du parcours professionnel. Mazaud note que « la plupart des trajectoires de ces artisans sont émaillées de plus ou moins grands problèmes de santé : douleurs physiques, maladies professionnelles ou graves ennuis plus immédiats nécessitant des interventions chirurgicales. La menace d’arrêts brutaux, non programmés, plane alors » (2009 : 233). Les arrêts « non programmés » sont particulièrement redoutés et nous aurons l’occasion de voir que les conséquences d’un arrêt de travail sont beaucoup plus graves si celui-ci survient sans avoir pu être planifié. Dans une étude consacrée aux conséquences des problèmes de santé sur les trajectoires professionnelles (Amossé et al., 2011), les auteurs observent auprès des indépendants interrogés une certaine négligence à l’égard de leur santé, et que l’arrêt d’activité des artisans est fréquemment lié à des événements de santé, même si « les artisans n’associent que rarement, de façon spontanée, leur changement professionnel à leur santé » (idem : 156).
14Globalement, les études qualitatives ne disent rien de réellement concluant sur la santé des artisans, mais, si on lit entre les lignes, on voit que la carrière est fortement influencée par l’état de santé et son évolution. Ces éléments de réflexion, que je retrouve sur mon propre terrain d’enquête, restent dispersés et n’ont pas fait l’objet d’une synthèse. Le besoin de nouvelles études qualitatives est manifeste pour arriver à saisir la logique qui articule santé et travail dans cette population.
Construction d’un problème de santé publique
15Depuis les années 1990, on a vu émerger puis se confirmer l’intérêt pour les questions de santé au travail dans les sciences sociales, l’intérêt scientifique étant fortement stimulé par une demande sociale (Bruno, 2008a, 2008b). Parallèlement, l’objet d’étude que constitue le travail indépendant est devenu lui aussi un sujet de préoccupation croissant. Il n’est pas étonnant que ces deux thématiques en soient venues à se croiser pour investir un champ qui, jusque-là, restait en friche, celui de la santé des travailleurs indépendants. Plusieurs acteurs se sont emparés de la question. On s’attardera ici sur ceux qui s’intéressent plus particulièrement aux artisans pour comprendre à quels enjeux correspond cette thématique pour chacune des parties prenantes.
Défendre les chefs d’entreprise
16Comme le remarque Mazaud (2009), lorsque les sociologues ont délaissé l’artisanat dans les années 1980, les sciences de gestion ont investi cet objet d’étude. Dans cette démarche, l’intérêt des représentants de l’artisanat et celui des sciences de gestion ont convergé, les uns étant intéressés par les applications des sciences de gestion aux questions de développement économique, les autres trouvant dans ce secteur particulier un nouveau champ d’investigation. Cette collaboration a donné le jour à des partenariats entre les deux univers, tel le réseau artisanat-université. Initié par l’Institut supérieur des métiers (ISM) et l’université Paris-Dauphine en 2002. Cette structure se définit comme un outil de développement économique de l’artisanat et cherche aussi à favoriser la prise en compte de celui-ci dans l’enseignement supérieur. Selon les termes de sa présidente, les thèmes de recherche du réseau artisanat-université portent sur « l’approche-marché, le management des hommes, le développement économique, l’innovation, la transmission-reprise, la formation des jeunes, l’identification et la mobilisation des valeurs au sein de l’entreprise » (de Blignières-Légeraud A., 2007).
17Dans l’optique gestionnaire, l’artisan n’est perçu que dans sa dimension de chef d’entreprise, et qualifié en général de « dirigeant ». On ne s’étonnera donc pas que les spécialistes en science de gestion abordent la santé au travail des indépendants du point de vue des employeurs.
18Olivier Torrès, titulaire d’une chaire « santé des dirigeants de PME et des entrepreneurs » créée en 2012 à l’université de Montpellier, est également le fondateur de l’association Amarok qui rassemble des partenaires de divers horizons. Amarok est un « observatoire étudiant les liens entre la santé des travailleurs non salariés et la performance de leur entreprise ». L’« inaudible et inavouable souffrance patronale9 » est à l’origine de son intérêt pour la santé des indépendants. Le slogan de l’observatoire – une société mature est une société qui protège ceux qui la font vivre – rend compte d’un sentiment d’injustice ressenti face à la différence de traitement qui peut exister entre les dirigeants « qui font vivre la société » et les salariés sur lesquels se focalisent « les souffrologues » [sic]. Le monde du travail étant partagé entre ces deux catégories, il s’agit de faire la part des choses entre les problèmes que les dirigeants affrontent (stress, surcharge de travail, incertitude, solitude) et les facteurs salutogènes de leur activité (locus of control, optimisme, endurance) tout en attirant l’attention de la société sur la nécessité d’améliorer la condition des chefs d’entreprise (Torres, 2010). Depuis sa création, l’observatoire soutient des recherches mettant l’accent sur les risques psycho-sociaux, notamment la santé mentale, le stress et le burn out, dont les premiers résultats ont été publiés en 201110. Globalement, leurs conclusions confirment les travaux menés par ailleurs en les formulant dans le langage spécifique des sciences de gestion.
Approcher la santé par secteur et par métier
19Les organisations professionnelles de l’artisanat du BTP (syndicats, organismes consulaires) prêtent un intérêt croissant à la santé des artisans et de leurs salariés. La dureté des conditions de travail du secteur, le nombre élevé d’accidents de travail qui y surviennent, le souci de prévention et l’augmentation des contraintes légales envers les employeurs expliquent cette préoccupation.
20« IRIS-ST, artisan de votre sécurité » est un organisme créé en 2007 par la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (CAPEB) et la Chambre nationale des artisans des travaux publics (CNATP). Son existence répond « aux besoins et aux spécificités des entreprises artisanales du bâtiment [en matière de santé et de sécurité], cette absence d’entité dédiée étant particulièrement préjudiciable pour les artisans travaillant seuls » (site IRIS-ST).
21L’attention est focalisée sur les entreprises de petite taille, y compris les artisans travaillant seuls, pour lesquelles des solutions adaptées sont recherchées. Parmi les actions menées (sensibilisation, conseil, formations), des recherches sont entreprises sur la santé au travail. Ainsi, IRIS-ST publie depuis 2014 un baromètre Arti santé BTP à partir des données qu’il collecte11. Il est remarquable de constater que cet organisme est le seul à considérer la spécificité des artisans sans salariés, même si cette déclaration d’intention n’a pas encore donné lieu à des investigations spécifiques.
Préserver l’équilibre du régime social
22Les pouvoirs publics soutiennent la recherche par le biais de financements provenant d’organismes tels que le RSI. Une expertise collective de grande ampleur a mené à la publication du rapport Stress au travail et santé – situation chez les indépendants en 2011 (Inserm, 2011). Les recherches soutenues par le RSI sont surtout menées en économie de la santé et en épidémiologie (et en sociologie pour la présente recherche).
23Pour le RSI, la question de la santé des artisans se présente comme un enjeu majeur lié à des questions démographiques et économiques (Teisseire, 2008). Avec un âge moyen de 43,2 ans12, la population artisanale du RSI est vieillissante. Dans un contexte de déficit des régimes sociaux, le RSI cherche à équilibrer son budget. Une des voies adoptées est l’allongement de la durée de cotisation décidée en 2003. Or, comme le soulignent Serge Volkoff et Fabienne Bardot (2004 : 72), « ces mesures peuvent tout aussi bien accroître le chômage des âgés ou leur mise en inaptitude et invalidité ou encore leur départ en retraite avec pensions réduites ». Autrement dit, il ne suffit pas de légiférer pour que cet allongement soit effectif, encore faut-il que les ressortissants soient en état de travailler jusqu’à l’âge de la retraite, voire au-delà pour ceux qui cumulent emploi et retraite. Dans cette optique, améliorer la santé des ressortissants du régime est vertueux à double titre, à la fois du point de vue de la santé publique et de celui des comptes du régime.
24Comme on le voit, plusieurs aspects de la question contribuent à son émergence en tant qu’objet d’étude scientifique. À partir de préoccupations formulées en termes d’inégalités des statuts d’emploi et de performance économique (sciences de gestion), de secteur d’activité et de métier (organisations professionnelles) et de gestion économique du régime social (RSI), les démarches convergent pour faire émerger progressivement la question de la santé des indépendants – et des artisans – comme un problème de santé publique.
Une étonnante bonne santé
Des conditions de travail comparables à celles des salariés…
25En ce qui concerne les conditions de travail, les auteurs s’accordent pour dire que si « globalement les conditions de travail des indépendants sont assez proches de celles des salariés de métiers comparables, elles diffèrent au moins sur deux points : le temps de travail et l’autonomie » (Inserm, 2011 : 5). Autrement dit, l’exposition des indépendants aux risques professionnels du point de vue physique, biologique ou chimique n’a rien de spécifique. D’après l’enquête Conditions de travail 1991, ces risques sont avant tout définis par le métier pratiqué et le poids du statut est secondaire (Hamon-Cholet, 1998). Les artisans semblent donc partager des conditions de travail similaires à celles de leurs ouvriers, même si on reconnaît quelques spécificités aux employeurs de l’artisanat dans certains secteurs comme le bâtiment où ils vivent plus de situations de tensions avec leurs clients (idem : 117). L’artisanat est décrit comme un secteur où la proximité entre salariés et non-salariés est grande « si du moins les non-salariés n’exercent pas que des tâches de gestion » (idem : 115). Néanmoins, même si la gestion n’occupe qu’une partie du temps de travail des employeurs, elle pèse sur leurs conditions de travail d’un point de vue psychologique. Globalement, plus on s’éloigne de la production pour aller vers la gestion et plus la charge mentale augmente.
26La version 2005 de l’enquête Conditions de travail confirme le diagnostic (Algava et Vinck, 2009). Les données montrent que les agriculteurs et les artisans pratiquent des activités qui les exposent fortement à la pénibilité physique, tout comme les salariés du même secteur.
27Curieusement, le fait que les indépendants aient une durée hebdomadaire de travail plus importante que celle des salariés n’est pas évoqué comme le signe d’une plus forte exposition aux risques. Or, d’après l’enquête Emploi 2007 de l’Insee, les indépendants travaillent en moyenne 53,3 heures par semaine et, parmi eux, ce sont les employeurs qui travaillent le plus avec 57,3 heures hebdomadaires, contre 37,6 heures pour l’ensemble de la population active occupée (cité par Inserm, 2011 : 15). On observe aussi une forte emprise du travail sur la vie privée du fait d’horaires étendus et atypiques. Une grande autonomie d’organisation leur permet d’avoir un rythme de travail moins intense que les salariés mais leur travail s’étend sur des périodes plus longues, y compris le week-end.
28On peut formuler plusieurs remarques concernant ces analyses. La première, régulièrement évoquée, concerne l’hétérogénéité des situations de travail des indépendants. Malgré un environnement qui est globalement jugé comparable à celui des salariés occupant des positions équivalentes, certaines situations de travail indépendant sont pourtant associées à des conditions de travail médiocres. C’est le cas des « faux » indépendants, c’est-à-dire des personnes qui travaillent sous ce statut mais sont dans les faits subordonnées à un tiers. Il en va ainsi de certains commerçants franchisés ou de salariés incités par leur employeur à s’établir à leur compte. De même, les rapports de sous-traitance peuvent conduire à des situations de quasi-subordination qui dégradent les conditions de travail (Dares, 2011).
29La seconde observation concerne la pénibilité sous son double aspect physique et psychologique. Si la pénibilité physique est partagée par les artisans et leurs salariés, on voit bien dans l’analyse d’Hamon-Cholet (1998) qu’il n’en est pas de même en ce qui concerne la pénibilité psychologique. Pour les indépendants, le stress lié à la gestion de l’entreprise s’ajoute à la pénibilité physique. Il faut également tenir compte des contraintes liées à la présence éventuelle de salariés. Dès lors, comment affirmer que les conditions de travail des uns et des autres sont équivalentes ? Ces résultats invitent donc à creuser la question des différences éventuelles de conditions de travail entre les employeurs de l’artisanat et les solos. L’enquête Santé et itinéraire professionnel 2006 permet d’examiner cette question en détail (voir encadré 1).
30Dans SIP 2006, les artisans sont un groupe nettement masculin, surtout chez les employeurs qui comptent 80,6 % d’hommes contre 67,8 % chez les solos. Employeurs et solos se ressemblent beaucoup en termes d’âge (environ 46 ans) et de durée de l’itinéraire professionnel (28,5 ans depuis la fin de la formation initiale).
Encadré 1. – L’enquête Santé et itinéraire professionnel 2006
Conçue par la direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques (DREES) et la direction de l’Animation de la recherche, des Études et des Statistiques (DARES), l’enquête SIP a pour objectif de comprendre les interactions entre le travail, l’emploi et la santé en mettant en rapport le parcours professionnel et le parcours de santé. L’enquête porte sur des personnes âgées de 20 à 74 ans résidant en France Métropolitaine. Parmi les 13991 enquêtés, on trouve 840 non-salariés parmi lesquels 194 artisans définis par leur appartenance à la PCS 2.1., répartis en 97 employeurs et 97 solos. Les données de SIP sont présentées sous la forme de sept tables de données qui peuvent être mises en relation les unes avec les autres pour reconstituer les parcours professionnels. Toutefois, seule la table « individus » est exploitée ici. Elle comporte à la fois des données sur les individus et sur leur emploi au moment de l’enquête.
31Des inégalités économiques apparaissent en examinant le niveau de diplôme et le revenu. En général, le niveau de diplôme et le revenu sont associés positivement, mais ce n’est pas le cas chez les artisans. Dans ce secteur, la formation technique prime sur le niveau de diplôme. Autrement dit, ce ne sont pas les plus diplômés qui gagnent le plus d’argent. Les diplômes techniques (CAP, BEP) sont très représentés dans les deux catégories d’artisans, mais ils sont plus fréquents chez les employeurs que chez les solos (60 % contre 47,9 %). Les artisans employeurs apparaissent donc comme une population dont la formation initiale est plus en adéquation avec le métier pratiqué qu’elle ne l’est pour les solos. Cette impression est renforcée par la présence plus forte de titulaires d’un diplôme égal ou supérieur à bac +2 chez les artisans solos (16,7 % contre 7,4 % pour les employeurs).
32En termes de revenus, les employeurs sont favorisés. Leur revenu s’élève à 1685 € contre 1121 € chez les solos13, mais cet indicateur est fragile pour plusieurs raisons, notamment à cause de son instabilité, laquelle concerne davantage les solos qui déclarent plus fréquemment que leur revenu est fluctuant.
33La plus grande stabilité des employeurs se remarque dans d’autres domaines que le revenu. L’examen des parcours professionnels indique que les employeurs ont une vie professionnelle plus stable que les solos. Au moment de l’enquête, les artisans solos occupent leur emploi en moyenne depuis 14 ans (15,8 ans pour les artisans employeurs), soit un écart de presque deux ans. Les solos se retrouvent dans la catégorie des artisans à l’issue d’un parcours qui est plus fréquemment marqué par le chômage et l’instabilité professionnelle.
34Deux profils distincts apparaissent, celui des employeurs, hommes de métier issus des catégories populaires pour qui l’artisanat est une orientation précoce, et celui des artisans solos, plus diplômés, au parcours moins linéaire, et qui s’engagent dans l’artisanat plus tardivement.
35Néanmoins, bien que ces deux sous-groupes se distinguent à de nombreux égards, les déclarations qui concernent la santé ne présentent pas de différence significative.
36SIP 2006 révèle pourtant qu’ils sont associés à des conditions de travail différentes. Comme le note Hamon-Cholet (1998), les indépendants employeurs ont des horaires de travail très chargés. SIP 2006 confirme cette observation en montrant qu’ils travaillent en moyenne presque 6 heures de plus par semaine que les solos, avec 52 heures contre 46 heures.
37D’autres indicateurs montrent qu’ils endossent une charge de travail supérieure, comme le nombre d’heures d’absence du domicile ou le fait de disposer moins fréquemment du temps de sommeil qu’ils estiment nécessaire.
38La présence de salariés est aussi associée à une plus grande régularité des horaires car le travail des employeurs est rythmé par leur présence. Elle leur impose de respecter des horaires plus réguliers que ceux des solos, lesquels ont plus fréquemment des horaires de travail irréguliers et difficilement prévisibles. La présence des salariés joue aussi un rôle en enrichissant la vie sociale des employeurs. Ceux-ci ont de fréquentes occasions de lier des conversations avec les personnes de leur entourage professionnel. Leur situation les expose aussi à connaître plus de tensions avec le public.
39Les différences entre employeurs et solos en matière d’exposition à la pénibilité physique ne sont pas significatives. Par contre, elles sont très affirmées au niveau des risques psycho-sociaux. Les artisans employeurs sont davantage stressés par leur travail et il leur est plus difficile de s’en détacher. L’affirmation selon laquelle les conditions de travail des solos et des employeurs de l’artisanat sont semblables n’est donc pas tenable, sauf à considérer que les risques psycho-sociaux ne font pas partie intégrante des conditions de travail.
40Cette analyse secondaire de SIP 2006 mériterait certainement d’être approfondie. L’observation des passages d’une catégorie à l’autre serait un indicateur précieux pour saisir la logique du parcours professionnel. Encore faut-il savoir quel sens lui attribuer. Si la logique entrepreneuriale veut qu’une entreprise croisse au fil du temps et que l’employeur glisse progressivement du rôle de producteur à celui de gestionnaire, on voit bien le surcroît de stress qui accompagne cette évolution. Pour un employeur, réduire le nombre de salariés, voire s’en passer complètement, peut être un moyen de poursuivre sa carrière de manière plus paisible.
41Une étude en ergonomie montre bien quels sont les facteurs de stress chez les employeurs de l’artisanat (Leconte, 198514). Cette description d’une entreprise familiale de menuiserie aux mains de trois associés (le père et ses deux fils) décrit le chevauchement des tâches productives et gestionnaires. Il n’est pas étonnant que « la charge physique et mentale qui en découlent [soient] souvent éprouvantes aux dires des acteurs » (idem : 38).
« L’essentiel des activités de l’artisan consiste à : traiter avec le client ; organiser le travail de ses ouvriers ; exécuter des tâches de finition (le ponçage, la mise en teinte, le vernissage et l’astiquage) ; intervenir sur des chantiers pour donner des indications techniques aux ouvriers, ou exécuter l’ensemble des travaux avec eux ; coordonner ses activités avec les différents corps de métiers intervenant sur un chantier (architecte, plombier, maçon, serrurier, électricien…) »
idem : 39.
42On retrouve chez les artisans employeurs de SIP 2006 le profil de l’homme de métier du bâtiment, inséré précocement dans un univers professionnel où il est bien socialisé et où il occupe une position relativement stable de petit patron. Si la présence de salariés est associée à certaines contraintes en termes de charge de travail et de stress, elle a aussi un versant positif en délimitant un cadre de travail assez régulier où la vie sociale est riche.
43À l’inverse, on trouve parmi les solos une catégorie d’individus plus diplômés, arrivés dans l’artisanat plus tardivement et qui n’ont pas reçu leur formation initiale dans ce secteur. Ils sont plus libres d’organiser leur travail et leur emploi du temps puisque celui-ci n’est pas organisé en fonction des horaires de présence des salariés. Mais cette autonomie les laisse dans une certaine solitude. Le risque d’anomie est plus grand pour ces individus qui évoluent plus fréquemment à l’écart de toute vie sociale au travail. On retrouve dans ces deux profils certains traits propres aux catégories d’homme de métier et d’artisan créateur qui ont été définies précédemment15.
… mais une meilleure santé déclarée qui reste à expliquer
44Dans l’ensemble, lorsqu’on compare les indépendants aux salariés qui occupent des situations professionnelles similaires, un paradoxe apparaît (Algava, Cavalin et Célérier, 2011 et 2012). Tous les indépendants partagent trois traits communs malgré l’hétérogénéité de leurs situations : un temps de travail hebdomadaire élevé, une grande autonomie dans l’organisation de leur travail et, enfin, le fait de se déclarer en meilleure santé que les salariés. Or, les indépendants sont en moyenne plus âgés que les salariés et ont des horaires de travail plus chargés. Ces deux caractéristiques devraient en principe être associées à une santé légèrement moins bonne. Or, toutes choses étant égales par ailleurs, on observe que le statut d’indépendant joue un rôle déterminant dans le fait de se déclarer plus volontiers en bonne santé16. Ni l’âge, ni le genre ou le gradient social n’expliquent cette bonne santé déclarée.
45Une autre hypothèse repose sur la possibilité d’une sélection par la santé à l’entrée ou à la sortie du statut. Autrement dit, seuls les individus en bonne santé accéderaient au statut et pourraient s’y maintenir. Les auteurs notent bien que l’absence de données longitudinales limite fortement les possibilités de tester cette hypothèse, et on comprend bien tout l’intérêt que présentent les enquêtes longitudinales actuellement en cours (SIP 2010, Coset, IndepCan). Néanmoins, en examinant les conséquences de la maladie sur les parcours des indépendants à partir de SIP 2006, on note « un léger mouvement du non-salariat vers le salariat à l’occasion de la survenue de problèmes de santé, mais rien d’assez net cependant pour démontrer un effet travailleur sain » (idem : 7).
46Suite à cet examen approfondi, les auteurs concluent que le statut d’indépendant joue bel et bien un rôle déterminant dans le fait de se déclarer plus volontiers en bonne santé que ne le font les salariés.
47La meilleure santé déclarée des indépendants pouvant être considérée comme un fait acquis, il reste à l’expliquer.
48Reprenons le fil du raisonnement d’Algava et al. qui avancent plusieurs explications possibles. Leur analyse de SIP 2006 montre que la probabilité d’être en arrêt de travail à l’occasion d’une maladie est nettement inférieure chez les indépendants. Pourtant, cette caractéristique ne résulte pas d’une attention particulière portée aux soins ou à la prévention. Au contraire, leur moindre consommation médicale semble en rapport, d’une part, avec la forte emprise de leur travail sur leur vie et, d’autre part, avec l’appartenance à un régime d’assurance sociale moins favorable que celui des salariés. En outre, les indépendants souscrivent moins volontiers que les salariés à une assurance complémentaire santé. D’autres facteurs d’égale importance incitent les indépendants à ne pas interrompre leur activité lorsqu’ils sont malades, comme la difficulté de rompre les liens avec leur clientèle et leur réseau professionnel.
49En résumé, « les résultats tout à la fois confirment le meilleur état de santé relatif des indépendants et suggèrent un mode singulier d’articulation entre la santé et le travail justifiant la poursuite des travaux sur la santé de ce groupe particulier » (Algava et al., 2012 : 5).
50Même si cette étude repose principalement sur des indicateurs subjectifs, c’est-à-dire sur ce que les indépendants déclarent à propos d’eux-mêmes, il faut noter que d’autres types d’indicateurs – médicaux et fonctionnels17 – confirment les résultats présentés. On ne peut pas se contenter d’une explication unique en termes d’appréciation subjective de la santé.
51A contrario, certaines sources amènent à relativiser l’idée de bonne santé des indépendants. En 2011, une étude menée par des médecins-conseil du RSI met en évidence certaines spécificités des indépendants du point de vue médical (Sauze et al., 2011), comme la prévalence supérieure de certaines maladies (affections cardio-vasculaires, diabète, hypertension, affections dégénératives du système nerveux central). Elle révèle également un taux global d’arrêts de longue durée (ALD) significativement supérieur à celui des salariés. Cette étude conclut que
« pour plusieurs affections, ce sont les conditions de vie et de travail et la négligence du traitement des facteurs de risque cardio-vasculaires qui semblent être à l’origine de cet écart en défaveur des indépendants. Le titre de gloire que se décernent les indépendants sur leur moindre consommation de soins et d’arrêt de travail que les salariés est quelque peu terni par la mise en évidence du résultat d’un tel comportement en matière de santé de ces professions »
idem : 7.
52Dans leurs recommandations, les auteurs mettent en cause le mode de vie des indépendants et le fait que les arrêts de travail prescrits par les médecins généralistes ne sont pas suffisamment observés. Il semble en effet que les indépendants aient tendance à ne pas réclamer les prestations sociales auxquelles ils ont droit (Latil et al., 2013).
53À l’issue de ce bilan des connaissances actuelles, on reste dans l’incertitude. On ne peut pas exclure que plusieurs facteurs conjuguent leurs effets ou agissent en sens contraire.
La sélection par la santé : l’exemple emblématique de la maréchalerie
54Comme nous venons de le voir, l’une des hypothèses avancées pour expliquer la bonne santé des indépendants est la sélection par la santé, phénomène qu’on désigne aussi sous le nom d’« effet travailleur sain » (healthy worker effect ou HWE18).
55À l’origine, l’HWE est un concept façonné par des épidémiologistes qui vise à expliquer l’écart de santé qui existe entre la main-d’œuvre industrielle et la population générale. En effet, pour être employables dans l’industrie, les ouvriers doivent présenter un bon état de santé. Or, la population générale compte dans ses rangs une part d’individus en mauvaise santé, ce qui explique l’écart de santé qui est mesuré entre les deux populations. Aux yeux des épidémiologistes, l’HWE regroupe un ensemble de phénomènes qui diminuent la visibilité des expositions aux risques professionnels. Dans cette optique, on cherche à saisir la portée de ce biais statistique pour mieux y remédier.
56Lorsque le concept est utilisé dans d’autres disciplines, un aspect est privilégié, celui de la sélection par la santé (Gollac et Volkoff, 2006 : 7). Pour les sociologues, l’HWE n’est pas seulement un biais statistique, c’est aussi un processus social qui prend plusieurs formes au fil du temps parmi lesquelles on peut mentionner la sélection en amont, l’éviction en cours de carrière et la reconversion vers une autre activité, sans que cette liste ne prétende à l’exhaustivité. Comme c’est le cas pour de nombreuses questions, l’intérêt s’est porté presque exclusivement sur l’emploi salarié. On note pourtant que les artisans quittent ce statut lorsque leur santé – et par ricochet celle de leur entreprise – est menacée.
« Les artisans abîmés par le travail et n’ayant pas contracté d’assurance, se protègent parfois de la faillite que pourrait provoquer une atteinte à la santé causée par le travail les contraignant à cesser le travail, en se repliant vers le salariat. C’est donc par souci gestionnaire, en essayant de prévenir une situation professionnelle et financière désastreuse, qu’ils se soustraient à l’usure de leur travail d’artisan et contribuent à protéger leur santé »
Amossé et al., 2012 : 137.
57Il semble donc que chez les artisans, l’HWE soit en partie déterminé par le lien étroit qui unit la santé de l’artisan et celle de son entreprise.
58Si on considère l’HWE exclusivement sous l’angle de la sélection par la santé, ce concept semble pauvre au premier abord. En effet, tout emploi, si peu pénible soit-il, requiert une certaine condition physique. Cependant, l’intensité avec laquelle la sélection se manifeste varie beaucoup selon les situations. En observant un groupe professionnel où elle opère intensément, on peut comprendre comment l’HWE prend forme dans la vie quotidienne des travailleurs, quelle conscience ils en ont, quel effet il a sur la reproduction du groupe, et si certains individus s’en prémunissent. On peut se demander comment se produit la sélection par la santé à chaque étape de la carrière en analysant le parcours de membres d’un groupe professionnel où l’HWE se manifeste de manière sévère, celui des maréchaux-ferrants.
59Plusieurs raisons justifient de s’intéresser à ce métier. En premier lieu, il est composé d’artisans qui travaillent seuls pour la plupart. Or, si les artisans sont peu étudiés, les artisans isolés le sont encore moins malgré la spécificité de leur situation. Ensuite, les maréchaux forment un groupe relativement homogène du point de vue des tâches réalisées. Tous effectuent principalement le travail de ferrage des chevaux, ce qui autorise facilement des comparaisons. L’exercice serait plus délicat avec d’autres métiers comme la menuiserie où les prestations sont très variées. Homogénéité ne signifie pas pour autant uniformité, et nous verrons que la maréchalerie se pratique selon deux modes distincts, ce qui, là encore, autorise des comparaisons. Enfin, les maréchaux sont des individus habitués à expliquer leur travail à autrui – c’est une qualité qui se développe avec la pratique du métier – et qui ne rechignent pas à être observés, comme le font en général leurs clients. Là encore, ce sont des caractéristiques que ne partagent pas également tous les métiers. Pour comprendre l’intérêt qu’il y a à étudier les rapports entre santé et travail chez les maréchaux, il faut dire quelques mots sur le changement de conditions de travail qui s’est opéré dans ce métier au cours des années 197019. Figures centrales de la vie rurale jusque dans les années 1950, les forgerons-maréchaux-ferrants ont perdu leur raison d’être avec l’arrivée de la motorisation de l’agriculture et la disparition des chevaux de trait. Alors que le métier était en déréliction complète, le développement de l’équitation de loisir dans les années 1970 a inversé cette tendance. Aujourd’hui, le nombre de maréchaux est estimé à 1700 professionnels, soit 1500 indépendants et 200 salariés20.
60Les techniques employées pour ferrer ont considérablement changé et les conditions de travail se sont dégradées. Anciennement, les maréchaux travaillaient avec un aide qui tenait le pied du cheval, ou bien ils ferraient celui-ci dans un « travail », sorte de cage de contention qui emprisonne l’animal et à laquelle on peut accrocher les pieds pour ne pas avoir à les porter. Ce ferrage est dit « à la française ». De nos jours, l’emploi d’un aide n’est plus possible pour des raisons de coût de la main-d’œuvre, et les clients ne sont plus invités à tenir les pieds du cheval pour des questions d’assurance. La pratique contemporaine, dite « à l’anglaise », issue des champs de course, est très différente. L’usage du « travail » est incompatible avec le tempérament des chevaux de loisir qui s’y débattent et se blessent. Le maréchal travaille donc seul et sans moyen de contention. Il doit porter le pied du cheval tout en le ferrant et adopte une position pour le moins inconfortable. Penché en avant, il coince le sabot entre ses cuisses et travaille de ses deux mains libres. Il ressent directement les mouvements, les secousses éventuelles et le poids de l’animal. Si celui-ci s’agite, il est mal placé pour le contrôler. La position de travail « à l’anglaise » est devenue la norme vers 1975. Autre changement important, le maréchal est aujourd’hui un artisan itinérant qui ferre à domicile, alors qu’anciennement c’étaient les clients qui se déplaçaient à la forge avec leur cheval (Vernus, 2008). Désormais, il ne forge plus lui-même ses fers à cheval mais ajuste des fers préformés industriellement. Ces changements ont entraîné une dégradation des conditions de travail liée à cette position particulière de ferrage « à l’anglaise » et au fait que le ferrage est à présent la seule activité réalisée par le maréchal. Les deux types de ferrage définissent des conditions de travail et une identité de métier radicalement différentes.
61En Bretagne, la pratique de la maréchalerie présente certaines particularités en rapport avec les caractéristiques de la filière équine locale. Celle-ci est à l’image de la région dont l’économie s’appuie en grande partie sur l’élevage et le tourisme. Si la pratique de l’équitation est conforme à la moyenne nationale, la région est surtout une terre d’élevage, notamment celui du cheval de trait breton. En Centre-Bretagne, l’élevage de chevaux de trait est une activité annexe pratiquée par de nombreux agriculteurs. C’est une pratique de loisir (attelage, concours) qui présente également un débouché commercial en boucherie. Au bord de la zone littorale sont implantés les centres équestres qui travaillent avec le tourisme et les éleveurs de chevaux de selle. Cette situation définit deux manières d’être maréchal-ferrant car, contrairement aux chevaux de selle, les chevaux de trait se ferrent toujours à la française. Les maréchaux qui occupent ce créneau sont toutefois nettement minoritaires (voir encadré 2).
Encadré 2. – Un contre-exemple : Yves, maréchal traditionnel
« Comme disait mon père : un cheval est fait pour porter un homme, un homme n’est pas fait pour porter un cheval. Voilà ! Et c’est vrai. Il m’avait dit : “Si tu commences à l’anglaise, tu finiras pas ta carrière.” »
Âgé de 53 ans, Yves totalise 35 ans de pratique de la maréchalerie et se sent prêt à continuer à travailler au-delà de 60 ans. Héritier d’une tradition familiale de métier de quatre générations, il a toujours refusé de travailler à l’anglaise malgré les pressions exercées sur lui durant sa formation à l’école de maréchalerie et par ses premiers clients.
Pour exercer le métier à sa manière, il a construit un « travail » itinérant qu’il attache à son camion et il s’est spécialisé dans les chevaux de trait. Pour s’aménager des conditions de travail confortables, il a fabriqué des outils sur mesure et il a aménagé son camion. Par exemple, la forge et l’enclume sont installées sur des rails coulissant sans effort. Ses outils sont toujours parfaitement affûtés « parce que s’il ne faut taper qu’une fois au lieu de deux, à la fin de la journée ça fait une différence ».
62Les 93 maréchaux de Bretagne sont un maillon indispensable dans la filière équine. Un quart d’entre eux sont également éleveurs et/ou font le commerce de chevaux. Ils ont en moyenne 38 ans (Conseil des équidés de Bretagne, 2012 : 16), soit six ans de moins que la moyenne des artisans français (44,1 ans en 2009, RSI, 2009), et sont presque tous des hommes. Cette différence d’âge moyen entre les maréchaux et les autres artisans s’explique par le fait que seulement 11 % des maréchaux en activité ont plus de 50 ans (Louria, 2011 : 1). La dureté des conditions de travail est telle que la durée moyenne d’exercice du métier est inférieure à vingt ans (idem : 1). Certaines affections sont reconnues comme maladies professionnelles (voir encadré 3) et le risque d’accident est aussi une menace constante. La pénibilité du métier est avérée et ses conséquences sont connues de tous, notamment des maréchaux eux-mêmes. On peut donc se demander quelles attitudes sont adoptées vis-à-vis de cette usure rapide et inéluctable du corps au travail. Comme je l’ai expliqué, les maréchaux travaillent en grande majorité seuls. Ils ont une grande latitude dans la manière dont ils gèrent leur organisation de travail, leur sécurité et leur protection sociale. Ils ne reçoivent aucune injonction de la part d’une hiérarchie21, ils ne sont soumis à aucun contrôle de leur activité par l’Inspection du travail ou par tout autre organisme, sauf en ce qui concerne l’accès à la profession qui est très surveillé par le syndicat professionnel de l’Union française des maréchaux-ferrants.
Encadré 3. – Maladies professionnelles des maréchaux reconnues par le régime agricole
Seule une minorité de maréchaux est salariée (grands élevages de Normandie, Garde républicaine), mais c’est grâce à leur existence qu’ont été établis les tableaux de maladies professionnelles qui concernent toute la profession :
– RA29 : affections provoquées par les vibrations et chocs transmis par certaines machines-outils et objets et par les chocs itératifs du talon de la main sur des éléments fixes ;
– RA57bis : affections chroniques du rachis lombaire provoquées par la manutention manuelle habituelle de charges lourdes ;
– RA46 : atteintes auditives provoquées par les bruits lésionnels.
Aux risques qui sont décrits ci-dessus (TMS et audition), il faut ajouter le risque chimique lié à l’utilisation de résines, le risque routier, le stress lié au statut d’indépendant et les accidents de travail (ruades, chutes…).
Source : INRS.
63Même s’il est illusoire de penser qu’un individu soit totalement affranchi des rapports sociaux au travail – et nous verrons qu’un collectif de travail existe bel et bien chez les maréchaux – le cas des maréchaux se situe aussi près que possible de cette situation : pas de rapport de subordination, ni de sous-traitance ou de dépendance envers la clientèle, et une totale autonomie dans l’organisation du travail. Cette situation correspond à ce que les artisans appellent leur liberté et qui justifie bien des sacrifices. En somme, on a affaire à des travailleurs indépendants qui, en investissant un capital économique minime, mettent leur force de travail sur le marché et doivent décider comment ils vont gérer l’usure de leur corps pour durer le plus possible dans leur métier, tout en en retirant un revenu et en préparant la suite de leur parcours professionnel. Pour discerner les différents processus sociaux qui alimentent l’HWE, on abordera la carrière des maréchaux de façon chronologique en distinguant trois moments : la formation et les premières années de travail indépendant, le milieu de carrière et, enfin, la reconversion.
L’apprentissage du métier et le début de la carrière
64Depuis 1996, un diplôme de niveau V minimum est exigé pour exercer la maréchalerie, soit le certificat d’aptitude professionnelle agricole (CAPA) ou le brevet d’étude professionnelle agricole (BEPA). Ce dernier permet de poursuivre la formation par un brevet technique des métiers (BTM) de niveau IV. On trouve une offre de formation scolaire (deux ans), en alternance (deux ou trois ans) et pour adultes (six à seize mois). Les jeunes qui se destinent à la maréchalerie ont déjà été en contact avec les chevaux pour la quasi-totalité d’entre eux et beaucoup choisissent d’apprendre ce métier par amour du cheval. Faute de données chiffrées sur leurs origines sociales, je m’appuie sur ma seule expérience du terrain pour affirmer qu’ils se recrutent plutôt dans les classes populaires, avec une présence plus forte d’individus issus du monde agricole. Pendant la formation, les élèves étudient entre autres le forgeage et la pose des fers. Ils apprennent simultanément à tenir la position de travail. Ce faisant, ils acquièrent une musculature spécifique22. La forge occupe une grande place dans la formation alors que sa pratique est presque inexistante dans le quotidien des maréchaux. On peut y voir une nécessité technique, un signe d’attachement à la tradition ou l’instrument de fabrication d’une élite professionnelle (Dolbeau, 2006, 2007, 2011), mais quoi qu’il en soit, cette formation à la forge agit également comme un premier filtre qui élimine tous ceux qui ne sont pas en mesure de supporter les efforts intenses, ou de s’y adapter rapidement. Certaines séquences de travail sont très éprouvantes pour les novices, particulièrement lorsque l’élève apprend le rôle de frappeur qui consiste à manipuler une lourde masse à deux mains pour aider son partenaire à forger un fer, situation qui ne se reproduira jamais dans la pratique professionnelle. Dans les premiers temps à la forge, l’élève apprend à supporter de travailler dans la douleur, à tenir bon malgré les crampes, les mains écorchées, les petites brûlures, les maux de dos, tous les signaux qu’envoie le corps au fur et à mesure qu’il est modelé par le travail. La sélection n’est pas seulement physique, il faut acquérir le mental qui permettra de tenir tout au long de la carrière. « Un maréchal qui vous dit qu’il a pas mal, c’est un menteur23 », et il faut pouvoir dépasser ce stade pour exercer l’activité. L’école remplit cette fonction de socialisation à la douleur, ce qui explique probablement que le taux de réussite aux examens de CAPA en maréchalerie soit parmi les plus faibles : en 2007, le taux de réussite moyen au CAPA-maréchalerie n’est que de 41,7 % contre 84,6 % en moyenne pour les autres CAPA24. À la sortie de sa formation, le maréchal aura accepté que travail et souffrance physique vont de pair. Il développe ainsi un ethos où la force physique est associée à la capacité de résistance. Comme le précise Olivier Schwartz (2011 : 356), « souligner la force requise par le travail que l’on effectue, c’est évidemment se construire une image de soi-même comme être doué de force, puisque le travail que l’on fait en requiert ». Après leur formation, les jeunes diplômés enchaînent fréquemment quelques expériences de travail courtes qui les préparent à l’installation professionnelle (travailler avec un cheval dans les vignes quelques mois, faire son service militaire comme maréchal à la Garde républicaine, être salarié en région parisienne). Ce premier emploi complète leur formation en les confrontant à des situations de travail réelles sans qu’ils soient pour autant livrés à eux-mêmes. Un tel début de carrière est la norme chez les hommes de métier (Zarca, 1986). Après avoir suivi leur formation et parfait leur connaissance du métier, les jeunes maréchaux s’installent à leur compte. Ils doivent alors investir dans un véhicule et dans l’outillage, ce qui peut se faire à peu de frais. « L’investissement est minime, hein. Ma bagnole, une caisse à outils, un stock de fers et basta, ça roule ! Bon, après, il faut choper la clientèle quoi » (Yann, 41 ans). Ils arrivent ensuite sur le marché et doivent trouver leurs premiers clients. L’habitude veut qu’un jeune maréchal qui s’installe prenne contact avec ses confrères locaux pour se présenter. Au départ, la priorité est d’avoir un volume d’activité suffisant pour en tirer rapidement un revenu. Dans cette première phase, ils sont contraints d’accepter toutes les interventions qu’on leur propose. Ils se déplacent loin de leur domicile, ce qui réduit leur bénéfice car les frais de transport sont leur principal poste de dépense. Ils acceptent de ferrer des chevaux dangereux sans rechigner pour faire leurs preuves devant leurs clients et auprès des confrères. Ils sont aux prises avec les mauvais payeurs dont les autres maréchaux ne veulent plus. En début de carrière, soit vers 25 ans, ce sont de jeunes adultes en pleine possession de leurs moyens physiques. Ils ne s’économisent pas afin d’établir leur réputation. Les maréchaux établis de longue date observent leur travail, par exemple à l’occasion de leur passage dans un centre équestre où un débutant vient travailler, ou lors d’une discussion avec un vétérinaire. Si le nouvel arrivant travaille bien, un maréchal débordé enverra bientôt des clients chez « le petit jeune qui s’est installé à Plougovel25, il paraît qu’il est pas mal ». Ceux qui n’ont pas la ténacité ou la force physique suffisante pour tenir pendant les premières années quittent la profession.
« Mais beaucoup de jeunes qui commencent, qui vont faire deux ans, trois ans, mais qui pour se faire une clientèle vont être obligés de prendre des chevaux qui sont durs à ferrer, que les autres ne veulent pas, ou des clients qui ne payent pas, des mauvais payeurs, ou bien alors certains petits clubs hippiques, des petits centres, surtout l’été sur la côte, qui eux – pourvu que le maréchal soit moins cher que le voisin – […] s’en foutent, c’est une question de fric. […] Ils vont commencer par une clientèle qui n’est pas terrible, où ils vont en baver. Et du coup, certains au bout de deux, trois ans, ils en ont ras-le-bol, et puis pffft ils dégagent »
Yves, 53 ans.
« Ouais, et puis je faisais tout, enfin tout… au début on prend tout ce qu’il y a, on fait tout et n’importe quoi. On peut très bien aller prendre un âne à parer à Morlaix et puis aller prendre un poney à ferrer à Saint-Brieuc26, un autre en rentrant à Guingamp. Enfin on prend tout ce qu’on a. Et comme on connaît pas trop, on a du mal à s’organiser parce que c’est les premiers temps, on peut pas dire non aux clients, donc on a tendance à tout prendre et courir un peu partout, voilà. Et puis après, ça se fait tranquillement. On s’organise. Comme on est connu, les gens sont un peu plus patients puisqu’ils veulent que ce soit nous. Donc on arrive à regrouper nos chevaux et nos secteurs, nos journées de passage. Donc ça se fait beaucoup mieux et puis voilà »
Luc, 40 ans.
Les risques du métier
65Tous les maréchaux interrogés disent qu’ils n’ont jamais eu d’accident grave, mais tous peuvent raconter ce qu’ils appellent des « petits accidents » dont ils ne font pas grand cas (doigt cassé, écrasé par un sabot, ruade dans les côtes, doigt entaillé par un clou qui dépasse du sabot).
O. C. – Vous avez dû vous arrêter de travailler à ce moment-là [quand votre doigt était cassé] ?
Yves (53 ans). – Non (amusé), parce que je suis allé voir mon toubib le soir […] « Et c’est simple », qu’il me dit, « il va falloir que je te mette une attelle […] tu vas être trois semaines sans bosser ». « T’as raison, je lui fais, trois semaines sans bosser au mois d’août, et je fais comment moi ? » Mais je dis : « Non, on ne met rien. De toute façon, à mon âge, même s’il est un peu tordu, c’est pas grave. » Et il est resté comme ça. Par contre, j’avais un gros pansement dessus. […] Par contre mon doigt est resté tordu, il est un peu à dreuze. Mais bon, les accidents c’est quand même pas courant, hein.
O. C. – Et vous êtes retourné [travailler] le lendemain ?
Yves. – Ah oui !
***
« C’était un jeune poulain qui était pas éduqué. Pareil, quand t’es jeune, tu prends trop de risques. Aujourd’hui je le fais même pas quoi. […] Je me suis engagé sur son postérieur pour lui prendre le pied et puis à un moment donné, il a… il m’a arraché le pied quoi et en partant il m’a allumé, quoi. J’ai volé quoi. J’ai pris ça dans les côtes »
Yann, 41 ans.
***
« Parce qu’une fois, j’ai un bout de viande qui est parti juste à l’endroit de l’alliance. Si j’avais eu une alliance… donc le cheval avait donné un coup de pied, le clou qui n’avait pas été ramené avait traversé la viande et avait arraché la viande, et heureusement, j’aurais eu un anneau, le doigt partait certainement »
Éric, 35 ans.
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66Ce qui est redouté, ce n’est pas l’accident mais l’arrêt de travail, quelle que soit son origine. L’accident est dédramatisé, l’important est de pouvoir reprendre le travail aussitôt que possible.
« Une jument qui m’a allumé le tibia, j’avais le genou comme ça pendant huit jours. Je me suis arrêté quatre jours. En pleine saison, donc j’ai pas pu m’arrêter plus […] Oh j’étais cassé, j’ai continué. Je me suis jamais arrêté. J’ai même fait un lumbago une fois. Non, j’ai eu des moments où j’ai galéré. Un lumbago. On me mettait mes chaussettes le matin, je ne pouvais plus les mettre. […] ben je me suis pas arrêté. Je mettais cinq minutes à me plier, puis je ferrais, je continuais… (silence) J’ai eu mal pendant six mois »
Yann, 41 ans.
67Quand un problème de santé les oblige à s’arrêter, c’est-à-dire les rend provisoirement invalides, ils reprennent le travail précocement en « faisant attention », en « y allant doucement ». Les raisons invoquées pour ne pas s’arrêter de travailler sont la perte financière, la pression des clients et le fait de devoir rattraper le temps perdu au moment de la reprise du travail. Les clients risquent aussi de rencontrer un autre maréchal qui leur convient mieux.
« Je ne m’arrête pas parce que d’une part, si je m’arrête, après j’ai des journées qui sont longues ; les fois d’après, il faut que je récupère. Je ne m’arrête pas parce que… je me suis peut-être arrêté une fois une après-midi parce que là vraiment, j’étais fatigué mais, peut-être une fois j’ai dû faire ça. J’ai appelé, j’ai dit : “Bon, on va reporter ça à dans deux jours”, mais sinon il faut vraiment que je sois très très très très fatigué, que mon corps ne puisse pas se déplacer pour ne pas y aller »
Éric, 35 ans.
***
« Si le maréchal de remplacement […] casse un peu du sucre sur le dos du maréchal pour récupérer les clients […] Genre il y a une super-écurie à côté de chez toi, c’est ton collègue accidenté qui y va. Le client là, il t’appelle, à mon avis tu fais tout pour le récupérer. Moi perso, j’irais pas le faire, mais il y en a que ça ne dérangera pas. Et c’est le nerf de la guerre, tu as beaucoup de concurrence donc… c’est pour ça, l’arrêt de travail il fait peur à tout le monde »
Maelis, 25 ans.
68L’arrêt de travail est mieux toléré s’il se produit en hiver, période où le travail est peu intense. À la reprise, les maréchaux sont contraints de mettre les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu.
O. C. – Tu as dû travailler beaucoup en reprenant alors ?
Gil (34 ans). – Ben oui, tu espères que tu auras du travail toujours. Et moi j’ai eu de la chance, ça m’est arrivé un 4 décembre27, et j’ai repris cinq mois après, en plein dans le rush, quand il y a beaucoup de travail.
69On voit que dans les premières années de pratique, qui vont de la formation jusqu’à l’installation, un certain nombre de jeunes quittent le métier pour des raisons de pénibilité physique, soit que leur corps ne s’y adapte pas, soit qu’ils refusent d’adhérer à un ethos qui allie travail et souffrance. Aux risques liés à l’inexpérience s’ajoute le fait que les situations de travail les plus dangereuses leur échoient. On peut établir un parallèle avec les entreprises de travaux forestiers qui, elles aussi, sont majoritairement aux mains d’entrepreneurs travaillant seuls, et dans lesquelles Florent Schepens note que 40 % des accidents de travail touchent « des individus ayant moins d’un an d’ancienneté dans l’entreprise, proportion tombant à 10 % à partir d’une année d’ancienneté, puis s’abaissant encore à 6 % à partir de deux années » (Schepens, 2005 : 5). Les capacités physiques et psychologiques sont mises à l’épreuve puisqu’il faut s’exposer à la fois à un travail pénible et risqué qui occasionne un certain nombre de sorties du métier pour des raisons de santé, et aussi qu’il faut accepter de vivre une telle situation sans se décourager. D’autres critères entrent en jeu après l’installation et sont liés à la capacité de développer un réseau de clients et de confrères grâce auquel les conditions de travail s’amélioreront. Dans cette première phase de la carrière, l’HWE opère sur la base de la pénibilité physique, de critères psychologiques, et de la survenue éventuelle d’un accident de travail28.
Le milieu de la carrière
70Après cette première étape et si tout se passe bien, le maréchal finit par ne plus avoir à répondre à toutes les demandes qui lui sont adressées et il commence à sélectionner les clients pour lesquels il accepte de travailler. Cette sélection des « bons clients » tient compte à la fois de leurs affinités réciproques et de la qualité des conditions de travail offertes (voir encadré 4). Progressivement, les mauvais payeurs et les chevaux dangereux sont écartés. Un autre enjeu important est de réduire sa zone de chalandise pour limiter les frais de déplacement.
« Avec les années, on fait le tri hein. Moi, tous les clients qui étaient un peu, heu, chiants, je leur dis d’aller voir des jeunes, j’ai passé l’âge de me faire emmerder. […] Moi, avant je me déplaçais dans un rayon de 50 kilomètres. Aujourd’hui je ne m’éloigne pas plus de 25 ou 30 kilomètres »
Yves, 53 ans.
71Ayant pris plus d’assurance, le maréchal est également en capacité de demander à ses clients de lui aménager de bonnes conditions de travail, c’est-à-dire un sol bien plat dans un endroit couvert qui lui évite de travailler dans la boue et permet aussi un ferrage de meilleure qualité. Avoir de bonnes conditions de travail est profitable aux deux parties : le propriétaire en bénéficie également lorsqu’il s’occupe de son cheval. « S’ils ont un toit, ça leur fait un lieu pour seller leur cheval et pour brosser qui est très agréable aussi, hein, donc c’est autant pour eux que pour moi » (Éric, 35 ans). Choisir des clients qui éduquent convenablement leur cheval est aussi un critère important pour diminuer les risques d’accidents et la pénibilité.
Yann (41 ans). – Et puis quand tu sens que le client fait pas d’efforts pour l’éduquer [son cheval]… En règle générale, je lui dis de tenir les pieds, et il comprend vite que faut le dresser (rire).
O. C. – Ah oui ? Tu dresses aussi le client ! (rire).
Yann. – Voilà, gentiment.
***
« Un cheval qui est mal éduqué […] je propose aux gens de l’envoyer chez des professionnels et je reviendrai quand [il sera éduqué]. Si j’estime qu’il y a trop d’éducation à faire et que je risque de recevoir un coup de pied, ou d’être bousculé… Donc ça, je peux le faire aujourd’hui parce que j’ai la clientèle. Au tout début de mon travail, je prenais tout ce qui venait. C’est ça aussi. Mais comme j’étais plus jeune et quelque part, physiquement, heuu… mieux préparé. Avec les années, on se rouille un peu, on est un peu moins… Et puis on a une vie de famille, on n’a pas envie de risquer de souci. Donc voilà, moi c’est ma façon de faire »
Éric, 35 ans.
72Avec le temps, le stress lié au fait de devoir faire ses preuves a tendance à diminuer. Le maréchal qui travaille bien est reconnu par ses pairs, il entre dans le réseau social de la zone où il se trouve. Les maréchaux ont de nombreuses occasions de se fréquenter. Outre les restaurants ouvriers qui sont des lieux de sociabilité pour tous les artisans locaux, ils se rencontrent lorsqu’ils montent à cheval pendant leurs loisirs, lors des concours et des foires aux chevaux ou à l’occasion de la Saint-Éloi, patron des maréchaux.
« La Saint-Éloi, c’est la fête des forgerons et [maréchaux-ferrants]. En général on essaye de se faire un bon repas […], on forge la journée et on fait une bonne bouffe le soir, c’est sympa. Ça permet d’évacuer tous les problèmes que tu as eus dans l’année »
Maelis, 25 ans.
73Dans les centres équestres, où chaque propriétaire de cheval est libre d’appeler le maréchal de son choix, ce dernier est sûr de pouvoir observer les ferrures que ses confrères ont réalisées. Par le biais des nombreuses discussions qui jalonnent leur quotidien, les maréchaux entendent parler constamment de leurs confrères et finissent par les connaître tous, y compris ceux qu’ils n’ont jamais rencontrés. De leur participation à ce collectif informel de travail, ils retirent certains avantages, comme le fait d’être mis en garde contre les mauvais clients.
O. C. – Entre maréchaux, est-ce que vous vous dites les noms des mauvais clients, des gens chez qui il ne faut pas aller ?
Éric (35 ans). – Oui, bien sûr, enfin les mauvais clients. Déjà, on va définir qu’est-ce qu’un mauvais client. […] Un mauvais client, pour moi, c’est quelqu’un qui te fait travailler dans de très mauvaises conditions et de manière à ce que ça soit dangereux, donc il te fait ferrer un cheval qui est dangereux, qui ne donne pas les pieds, qui tape, et [il] te dit : « Vas-y, il est gentil » ; ça c’est un mauvais client parce qu’il met ta santé, voire ta vie en danger. Et ensuite, il y a tout simplement […] un mauvais payeur, tout simplement. Donc ça, c’est pour moi les deux types de mauvais clients, et puis des fois c’est les deux réunis. […] Soit tu n’aimes pas tes confrères, donc tu leur dis : « Vas chez lui ! » […] Ici on a la chance de s’entendre tous relativement bien ; soit […] tu dis : « Méfie-toi, untel il est comme ci, il est comme ça. »
74Le maréchal se constitue peu à peu une clientèle idéale, c’est-à-dire des particuliers qui ont des chevaux bien éduqués, qui lui offrent de bonnes conditions de travail et avec qui il a des affinités. Il peut aussi apprécier la clientèle de quelques clubs pour des raisons de rentabilité, mais refuse de se sentir captif d’un gros client. Les maréchaux affirment entretenir avec leurs clients des relations qui sont proches de l’amitié. « Je ne peux pas travailler chez quelqu’un avec qui je ne m’entends pas » (Jean-Yves, 53 ans). Le maréchal et sa clientèle sont bien assortis, ils partagent la même approche du cheval. Confier son cheval à un maréchal est un acte qui ne se fait pas à la légère. Il faut avoir confiance dans ses capacités techniques dont dépendent la bonne santé et les performances sportives du cheval, mais ce n’est pas tout. Il faut aussi que le maréchal et le propriétaire partagent la même façon de voir les rapports entre humain et cheval, sujet sensible et chargé d’émotions. D’une certaine manière, le maréchal sélectionne – et est lui-même sélectionné par – une clientèle qui est à son image.
Encadré 4. – Qu’est-ce qu’un mauvais ou un bon client ?
À l’occasion d’une journée d’observation participante, j’ai accompagné Gil (34 ans) chez ses clients. Nous avons été confrontés à des situations de travail très contrastées dont voici deux exemples.
Une « mauvaise cliente »
En début d’après-midi, nous arrivons dans une cour de ferme où quatre chevaux sont attachés aux poteaux d’un hangar agricole. En général, les chevaux de ce propriétaire sont ferrés dans une cour en béton, mais aujourd’hui ils sont dans cet endroit inhabituel. La propriétaire s’en excusera plus tard (« j’étais débordée cette semaine. La prochaine fois, on fera ça à l’écurie »). Le sol, irrégulier et poussiéreux, est recouvert de vieille paille. Deux chevaux vont partir en balade et les deux autres doivent être ferrés.
Le premier cheval à ferrer est une pouliche. L’animal est stressé car c’est seulement son deuxième ferrage. Pour la rassurer, la propriétaire a attaché un deuxième cheval au même poteau et je reste près de la tête de la pouliche pour la calmer.
Alors que Gil commence à travailler, la propriétaire et sa fille de 11 ans sellent leurs deux chevaux, dont celui qui est attaché avec la pouliche. Celle-ci manifeste des signes de stress, se débat, puis tourne autour du poteau d’attache, ce qui fait réagir le cheval que la jeune fille selle. À deux reprises, la selle tombe par terre et reste attachée au cheval par une sangle29, ce qui crée agitation et confusion. La situation est dangereuse, mais la mère, occupée à seller son propre cheval, ne le remarque pas. Gil continue à travailler tant bien que mal. Une fois leurs chevaux harnachés, les deux cavalières finissent par partir en promenade et la situation se calme. Gil me dira par la suite qu’il trouve choquant que la cliente ait laissé son enfant dans une situation si dangereuse. Il n’avait rien perdu de ce qui se passait, bien qu’il n’ait pas interrompu son travail.
Les « bons clients »
En fin de journée, nous sommes accueillis par un couple de retraités passionnés par la course d’endurance. Pendant le ferrage, le propriétaire tient ses chevaux à la longe et leur parle, tout en discutant avec le maréchal des dernières innovations en matière de ferrure. L’endroit où nous travaillons est couvert et le sol est en béton. Les chevaux sont bien éduqués, ils lèvent le pied à la demande et le maréchal n’a pas à soutenir leur poids. Le camion du maréchal est placé bien en face du cheval. À la fin du travail, le client règle la note en espèces. Malgré ces bonnes conditions de travail, Gil présente des signes de fatigue alors qu’il commence son dixième cheval de la journée. C’est selon lui « une grosse journée » qui l’aura éloigné de son domicile environ douze heures30.
Pendant ce dernier ferrage, Gil dit ouvertement qu’il est fatigué et commet plusieurs erreurs. Il se trompe dans la préparation du sabot et se brûle avec un fer chaud31. Il est devenu moins prudent qu’au début de la journée, il emploie la meuleuse sans porter de lunettes. On voit qu’il veut en finir au plus vite, sans que la qualité du travail baisse. Le propriétaire est amical autant que vigilant et Gil m’a prévenu avant d’arriver qu’il contrôlerait les aplombs des chevaux. Dans cette situation, Gil s’expose à un accident, mais il a pris soin de finir cette longue journée avec des chevaux « faciles » plutôt qu’avec une pouliche.
« … les petits capitalos là, des petits bourgeois qui avaient des chevaux de selle. […] Ce que j’avais remarqué avec les chevaux de selle, c’est qu’il y avait beaucoup de frime. […] C’étaient des petites pissouses là, qui montaient à cheval, c’étaient des filles de M. Untel ou de toubib et tout ça, et elles prenaient vraiment les gens de haut. Alors que dans les chevaux de trait, j’ai toujours vu les éleveurs, ce sont des gens sérieux, qui aiment le cheval et qui savent que de toute façon ils ont entre 800 kilos et une tonne entre les mains, qu’il faut pas jouer au con avec, ils sont sûrs de perdre »
Yves, 53 ans.
75Pour Yves, maréchal traditionnel, le monde bourgeois, féminin et sophistiqué de l’équitation de loisir s’oppose au monde agricole et masculin des éleveurs qui a sa préférence. Chez lui, les rapports avec la clientèle s’exercent selon les codes de la convivialité rurale. Quand Yves invite un client à entrer chez lui, il lui offre toujours deux verres, ni plus ni moins. « Chez moi c’est deux ! », dit-il en resservant un pastis à son hôte qui justifie vainement son refus par l’éventualité d’un contrôle routier.
76À l’inverse, Yann a commencé par ferrer des chevaux de trait pour faire sa clientèle, mais il s’en est désintéressé pour se consacrer aux chevaux de selle, bien qu’il reconnaisse que leur ferrage est plus pénible. Le choix du type de cheval qu’il aime ferrer et les rapports sociaux avec la clientèle qui lui correspond sont pour lui des critères qui passent avant la prise en compte de la pénibilité.
« Quand je me suis installé, […] je faisais beaucoup de chevaux de trait […] j’étais à bloc jusqu’à fin septembre. L’hiver je ne foutais rien par contre. Je faisais des heures abominables en pleine saison. Je pouvais rentrer à minuit et partir le matin à cinq heures du matin quoi. Parce que j’allais à Pétaouchnok, je parcourais les trois quarts de la Bretagne, comme il fait Yves. À mon avis il doit faire des heures abominables. C’est pour ça que j’ai choisi le cheval de selle, et puis c’est une clientèle que je trouve plus sympa aussi. […] Tout ce qui est chevaux de sang et de loisir, on les fait à l’anglaise comme ça. Je préfère cette technique-là. […] Le problème, c’est que tu t’abîmes plus le dos, donc j’aime une technique qui m’abîme le dos, c’est un peu… [inaudible] C’est beaucoup plus fignolé quoi »
Yann, 41 ans.
77Après quelques années de pratique, le maréchal s’est constitué une clientèle qui lui correspond et dispose d’un véhicule aménagé à sa convenance. Il jouit d’une grande autonomie dans l’organisation de son travail, si ce n’est qu’il est contraint de suivre le rythme saisonnier de son activité. Celle-ci connaît une forte fluctuation saisonnière avec un creux marqué en hiver. Par contre, entre avril et juillet, les journées sont particulièrement chargées et le travail se poursuit le week-end. Le reste du temps, les maréchaux interrogés ont déclaré ne pas travailler le week-end, sauf en cas d’urgence. Lorsqu’ils ont besoin de ses services, les clients téléphonent et le maréchal leur donne rendez-vous lors de son prochain passage dans leur secteur. Le délai d’attente peut aller jusqu’à dix jours. Les maréchaux sont attachés à un style de vie qui leur laisse une liberté d’organisation, leur permet de concilier vie de famille et métier et de se sentir libre, c’est-à-dire sans supérieur hiérarchique.
78Malgré toutes les difficultés qu’il y a à évaluer le revenu d’un artisan32 (Mazaud, 2011), on peut dire que les maréchaux interrogés se situent dans la tranche haute des revenus des artisans solos, soit entre 1000 et 2500 € prélevés mensuellement dans la trésorerie de l’entreprise33. Avec une ferrure aux alentours de 65 €, et en moyenne sept chevaux par jour pour une heure de travail par cheval34, le revenu du maréchal dépend directement du nombre de chevaux qu’il accepte de ferrer. Il doit arbitrer constamment entre la gestion de sa fatigue et son besoin de dégager un revenu.
« Je fais toujours en sorte de ne pas surcharger les journées, c’est-à-dire que je fais toujours en sorte de ne jamais avoir deux journées trop chargées […] qui se suivent. Ce qui me permet de ne pas avoir une accumulation de fatigue. Quand je vais faire sept ou huit chevaux un jour, le lendemain j’en aurai maxi cinq ou six. Le septième est toujours un peu fatal pour moi. Le lendemain je me lève avec des courbatures un peu plus. Tant que j’en fais moins de six, c’est très facile »
Éric, 35 ans.
79Au bout de plusieurs années de pratique, le maréchal commence à sentir les premiers effets de l’usure physique. La sélection des clients tient désormais compte du facteur de pénibilité.
O.C. – Tu peux refuser certains [chevaux] ?
Gil (34 ans). – Tout ce qui est lourd [chevaux de trait], oui. Et pour mon dos aussi, pour mon physique. C’est trop dur. À l’anglaise, c’est trop dur […].
O. C. – Au bout de douze ans, tu commences à sentir une usure ?
Gil. – Oui. Et c’est pire quand je ne travaille pas, ou que je fais autre chose que mon métier. Hier, on a fait autre chose et j’ai mal.
***
Yann (41 ans). – T’en as plein qui ont des hernies discales tout ça. Il y en a très peu qui vont jusqu’à 60 ans hein. Et puis les maréchaux, les gens, ils sont bien cassés à 60 balais, ça refroidit. Les risques après, c’est de se faire péter la tête avec un cheval quoi. Si j’étais raisonnable, je me recyclerais là maintenant. […] O. C. – Toi, tu sens une usure au bout de quelques années [17 années de pratique] ?
Yann. – Je suis raide, je suis hyperraide. Bon, après je ne fais pas d’assouplissement. Je ne suis pas cassé, la structure n’est pas abîmée chez moi. Parce que, enfin, je fais attention… Je ne suis pas à l’abri d’avoir un accident du jour au lendemain…
80Face à cette usure inéluctable (ou pour le moins ressentie comme telle), les maréchaux adoptent des attitudes de préservation de leur santé qui connaissent de fortes variations individuelles. Elles peuvent consister en la fabrication d’outils adaptés, comme dans le cas d’Yves, qui s’est construit un outil de travail qui réduit la pénibilité.
81De son côté, Éric cherche à se maintenir en bonne condition physique grâce à une vie saine et à la pratique de sports compatibles avec son métier.
« Sortir en semaine et le lendemain tu bosses, c’est pas possible. Faut avoir ton quota de sommeil, faut être en forme le lendemain et puis tu as une journée qui se passe mieux qu’autrement. […] Physiquement, après, j’aime bien faire du sport. J’aime bien courir. Je faisais de la voltige en ligne droite avant, j’ai arrêté. Maintenant je fais de l’escalade. Donc c’est physique quoi. […] J’ai fait un peu aussi, pour mon dos, un peu de piscine, un peu de kayak. Ça permet quand même d’avoir une activité qui n’est pas très contraignante. L’escalade, c’est très bien, ça permet de s’étirer, de s’assouplir, et puis j’aime ça aussi. Ça permet d’aider son corps à mieux durer »
Éric, 35 ans.
82Yann a appris à garder son sang-froid et il en ressent un bénéfice au niveau de ses douleurs de dos :
« Ça se voit peut-être pas mais je suis vachement nerveux, et quand je me suis installé, les premières années, dès qu’il y [avait] un cheval qui faisait le con comme ça, j’avais vite fait de péter les plombs, quoi. Quand tu es jeune, tu pètes le feu, et en fait, c’est ça qui me créait le plus de soucis en fait, plus de mal. Dès que je m’énervais, j’avais des problèmes de cervicales, des vertiges, et puis ça se répercutait dans le dos. Comme quoi, le stress, la nervosité, ça joue énormément. J’ai appris à me calmer, et depuis ça va mieux »
Yann, 41 ans.
83Quant à Gil (34 ans), il est le plus abîmé des maréchaux interrogés, bien qu’il compte seulement 12 années de pratique. Son outillage est vétuste et son camion est mal aménagé. Il cherche pourtant, lui aussi, à améliorer son confort de travail à sa manière. Même si chaque sabot est différent, les gestes du ferrage se répètent de manière identique dans la séquence de travail. Améliorer un geste est d’autant plus bénéfique qu’on le répétera des centaines de fois et chacun réfléchit à des moyens de s’économiser. Mais tous ne sont pas en mesure de prêter attention aux questions les plus décisives. Ainsi, Gil focalise son attention sur un point de détail au lieu d’envisager un changement d’habitude plus global. Il m’explique qu’il a récemment modifié le sens dans lequel il replie les clous sur le sabot du cheval pour économiser un changement d’outil. Alors que d’autres déposent leurs outils dans une « servante », sorte de caisse surélevée et munie de petits casiers, pour pouvoir les saisir sans même les regarder, Gil les laisse traîner par terre et les ramasse quand il en a besoin. Il arrive même qu’un cheval piétine ses outils. Devoir changer moins souvent d’outil est pour lui un progrès notable. Le progrès serait sans doute plus grand s’il adoptait une caisse à outils bien conçue. Mais, interrogé sur ce point, il dit qu’il n’est pas intéressé.
84Dans le cas de Gil, il semble que plusieurs facteurs conjuguent leurs effets. Premièrement, sa formation de courte durée reçue dans une petite école privée était, selon ses dires, de mauvaise qualité. Elle ne lui a pas permis de s’approprier les techniques enseignées. Ensuite, les deux premières années de sa vie professionnelle comme salarié ont été très éprouvantes. Il dit avoir bien appris, mais dans une mauvaise ambiance de travail, et aussi que son patron exigeait de ses trois ouvriers une cadence de travail trop élevée. Par la suite, la condition physique de Gil s’est peu à peu érodée. Suite à une chute de cheval pendant un exercice de voltige, activité qu’il pratiquait pendant ses loisirs, il a connu un arrêt de travail de cinq mois (au lieu des douze prescrits). Il a repris le travail précocement et il a boité pendant quatre ans. Il a aussi une hernie discale mais ne s’est arrêté qu’une semaine pour se soigner et il poursuit le traitement par ostéopathie. À seulement 34 ans, Gil est dans une situation où la reconversion devient urgente. Ses confrères disent de lui qu’« il est cassé ». À l’inverse, Éric (35 ans) a suivi une formation plus longue (dix-huit mois) dans un centre de formation d’apprentis (CFA) réputé, il a connu sa première expérience professionnelle à la Garde républicaine où les conditions de travail étaient très réglementées. Il entretient sa condition physique par une vie saine et la pratique de sports compatibles avec son métier.
85D’origine sociale populaire35, les maréchaux ne sont pas prédisposés à prêter une attention particulière aux sensations morbides envoyées par leur corps (Boltanski, 1971 : 222). Les stratégies de préservation n’apparaissent que quand l’usure et les accidents – vécus ou observés chez autrui – font naître la « prise de conscience d’une responsabilité vis-à-vis du corps », pour reprendre l’expression de Pierre-Emmanuel Sorignet à propos des danseurs. « Ce changement dans la façon d’appréhender son corps doit aussi être rapporté aux ressources à la fois plus étendues mais aussi plus fragiles dont dispose un danseur expérimenté qui prend de l’âge » (Sorignet, 2006 : 59).
86Au facteur « âge », on ajoutera que la qualité de la formation initiale et les expériences professionnelles préalables à l’installation à son compte sont cruciales dans la façon d’appréhender les risques professionnels. Il faut non seulement avoir une bonne condition physique, mais aussi être capable de l’entretenir et donc, disposer des ressources culturelles adéquates. Ainsi, j’ai observé un emploi très variable du trépied, sorte de support sur lequel on peut déposer les pieds antérieurs des chevaux pendant certaines séquences de travail au lieu de les porter, et dont l’usage est recommandé par Louria (2011) dans son ouvrage sur la prévention des risques professionnels. Les seuls maréchaux qui l’utilisent sont ceux qui y ont été précocement habitués, c’est-à-dire durant leur formation initiale ou leur première expérience de travail en entreprise.
87Pour arriver à maintenir leur activité, les maréchaux améliorent leurs conditions de travail au fil des ans. Leur appréhension du risque est très différente de celle des dresseurs de fauves étudiés par Marie Caudal (2009). Ces derniers banalisent le risque, mais il ne semble pas qu’ils cherchent à modifier les situations dans lesquelles ils travaillent. À l’inverse, les maréchaux redéfinissent au fil de leur carrière les situations de travail qu’ils jugent acceptables, même si la banalisation des risques est elle aussi présente. Ils cherchent à minimiser les risques d’accident tout en ménageant leurs efforts. En avançant en âge, les maréchaux modifient leur manière de travailler. Les plus jeunes exhibent leur force, leur travail est un défoulement. À l’inverse, chez les plus âgés, c’est l’économie d’effort qui est la règle, ce que Richard Sennett (2010 : 229) appelle « le calcul et l’application de la force minimale », qui témoigne d’une domination de son propre corps et permet la précision dans les gestes. L’application de la force minimale permet d’économiser une énergie qui s’amoindrit lorsqu’on avance en âge et que l’usure du corps se fait sentir (Pommier et al., 2006).
88Pendant la seconde phase de la carrière, la sélection par la santé passe par les accidents de travail de manière directe (invalidité) et aussi par les conséquences indirectes de l’accident sur l’équilibre financier de l’entreprise. De manière moins visible mais tout aussi déterminante, cette seconde phase est marquée par des différences dans la manière dont les maréchaux arrivent à préserver leur corps, ce qui aura comme conséquence de précipiter ou de retarder le moment de leur reconversion.
La reconversion
89Dès sa formation, le jeune maréchal sait qu’il devra se reconvertir. Sur 319 élèves et apprentis interrogés, seuls 11 % envisagent de pratiquer ce métier jusqu’à la retraite (IM, 2008). Un peu moins de la moitié (46 %) pense exercer la maréchalerie aussi longtemps que possible et les autres se prononcent pour un nombre d’années qui oscille entre vingt et vingt-cinq.
« Alors, je me donne mes 45 ans. Donc ça va faire dans 11 ans, pour – peut-être avant, ça dépendra de mon corps – pour me dire… je vais prévoir une reconversion à cet âge-là certainement. […] Quand tu vois les autres comme Gil […], ils ont le même âge que moi, ça y est, ils douillent. Donc, eux, ils pensent déjà à la reconversion parce qu’ils sont déjà mal physiquement. Gil, il a mal partout »
Éric, 35 ans.
90L’appartenance de ce métier à la catégorie des « artisans ruraux » est un atout certain pour les maréchaux dans leur reconversion car elle permet l’achat de terres et de bâtiments agricoles sur lesquels les ressortissants de la MSA ont un droit de préemption36. Pour Gil, qui prévoit d’ouvrir une ferme équestre, ce statut lui a autorisé l’accès à plusieurs hectares de prés sans que les agriculteurs locaux puissent préempter.
O. C. – Et tu as un projet derrière ?
Gil (34 ans). – Ben ici, justement. On a acheté [notre maison] ici par rapport à ça. […] Ça me permettrait de travailler à mi-temps dans les années qui vont venir, travailler à mi-temps en tant que maréchal et avoir ici des chevaux au débourrage ou à l’entraînement, ou en pension. De façon à me soulager à ce niveau-là. Mais toujours rester dans le cheval, c’est clair. Le but, c’est de ne pas m’user complètement en maréchalerie pour pouvoir continuer là-dedans.
91L’enjeu est de taille et le choix de la reconversion est difficile à faire en raison de l’attachement des maréchaux à leur métier qui est étroitement lié à leur façon de vivre, comme pour Yann qui a l’habitude de ne pas travailler le mercredi.
« Trouver un métier où je puisse raisonnablement gagner ma croûte et ayant tant de temps libre, autant de liberté, ça se fait pas du jour au lendemain. Ça fait vingt ans bientôt que je suis à mon compte, j’ai travaillé ça aussi quoi. Une clientèle ça ne se fait pas comme ça, avec une baguette magique. Demain, si je me relance dans un autre truc, [je] repars à zéro quoi »
Yann, 41 ans.
92Dans le cas de Luc, la reconversion était envisagée depuis un certain temps lorsqu’une occasion s’est présentée à lui. Une connaissance lui a proposé un emploi salarié dans une entreprise de recyclage de matériaux de construction. La clientèle huppée qu’il a fréquentée a été une ressource pour se réorienter professionnellement, et déclarer ouvertement ses intentions a fini par porter ses fruits.
« La décision, elle couvait depuis un moment, j’en parlais hein. Je ne m’en étais caché à personne, les gens savaient. Elle couvait depuis un moment et puis attention, après aussi c’est le… comment ça, c’est l’occasion qui fait le truc aussi. Là j’ai un mec qui vient me chercher et qui me dit : “Voilà, j’ai une place à te proposer sur Saint-Malo avec un statut de cadre et tout ça” »
Luc, 40 ans.
93Considérée comme inéluctable, la reconversion est l’aboutissement d’un processus où le maréchal compense progressivement le déclin de sa force physique par son expérience technique et par le développement d’un capital social et économique, c’est-à-dire de ressources liées à son inscription dans un réseau de relations avec la clientèle et les confrères. La reconversion est le stade final de la sélection par la santé mais elle est conditionnée par les choix qui s’offrent au reconverti potentiel (Sirven et Sermet, 2009). Nombre d’entre eux la diffèrent pour cette raison, au risque que leur corps fatigué leur fasse défaut avant qu’ils aient pu préparer la suite de leur parcours professionnel. Un témoignage recueilli auprès d’un vétérinaire donne un aperçu de ce qu’est une fin de carrière chaotique. Celui-ci décrit un maréchal qui a cessé son activité suite à des problèmes de dos, puis a repris le travail pendant une courte période avant de l’interrompre à nouveau. Sans accorder d’attention aux problèmes de santé qu’il a pourtant mentionnés, le vétérinaire porte sur cet homme un jugement négatif en le décrivant comme une personne indécise et grincheuse. Un mauvais état de santé peut détériorer le capital social. Cette fin de carrière en pointillé, qui n’est pas un cas isolé, montre aussi que certains maréchaux continuent à pratiquer leur métier jusqu’à la limite de leurs forces.
94Les facteurs qui conditionnent la reconversion, stade ultime de l’HWE, sont la capacité à changer de mode de vie et la possibilité de trouver un autre emploi. Les atouts spécifiques dont les maréchaux disposent tiennent à leur statut d’artisan rural, au capital social qu’ils se sont constitué et à l’aisance relationnelle qu’ils ont cultivée avec leurs clients. Comme à tout moment de la carrière, un problème de santé peut mettre subitement fin à leur activité mais, chez les maréchaux en fin de parcours, il sera plus probablement lié à l’usure du corps qu’à un accident. Comme en rendent compte les données chiffrées, la sélection par la santé est prégnante dans ce métier. Elle commence dès la formation et se poursuit à chaque étape de la carrière. Chacun sait au départ que l’usure est inéluctable pour ceux qui acceptent de travailler à l’anglaise. L’analyse de la carrière des maréchaux permet de repérer certains aspects sociaux du HWE, sans que cette liste soit exhaustive. La pénibilité est présente dès la première année de formation. Celle-ci est marquée par l’acquisition d’une culture de métier qui associe travail et douleur. Ceux qui n’adhèrent pas à cet ethos quittent rapidement la filière. Dans les premières années de travail à leur compte, les maréchaux sont plus exposés aux accidents de travail à cause de leur inexpérience et de la délégation des tâches pénibles vers les entrants. Dans la seconde phase de la carrière, l’usure physique se fait peu à peu sentir. Elle est plus ou moins rapide selon que le maréchal arrive à améliorer ses conditions de travail en accédant aux bons clients. La qualité de la formation et la première expérience de travail salariée déterminent l’adoption ou non de procédés techniques qui réduisent la pénibilité. Le mode de vie, notamment le type de sport pratiqué, a aussi un effet sur la rapidité avec laquelle l’usure se manifeste. Sauf si un accident l’interrompt subitement, la fin de la carrière est liée aux opportunités de reconversion qui se présentent au maréchal.
95L’HWE est atténué par certains phénomènes. L’importance des réseaux de sociabilité chez les artisans est avérée en ce qui concerne la profitabilité de leur entreprise (Comet, 2007 ; Roy, 1995). Mais leur rôle n’est pas seulement économique, ils assurent aussi à leurs membres une protection mutuelle. Après la mise à l’épreuve que représentent les premières années de travail, le maréchal entre dans un collectif informel mais efficace dont l’organisation temporise les conséquences d’un arrêt de travail. S’il survient, des confrères prendront en charge les travaux urgents pour garder l’entreprise à flot. Cela exige que la confiance et la probité règnent pour éviter la captation des bons clients. Et comme la réciprocité est de mise, il faut être sûr qu’on a tissé des liens de solidarité avec des personnes qui sont fiables, qui ne solliciteront de l’aide qu’après avoir atteint la limite de ce que leur corps peut supporter, des gens qui ne « s’écoutent pas trop », pour reprendre une expression fréquemment entendue. Le jugement porté sur autrui mêle les qualités morales et les capacités physiques. Comme le précise Nicolas Dodier (1986 : 620), « la construction sociale de la réalité corporelle des personnes au cours des relations quotidiennes de travail est inséparable d’une construction de leurs caractéristiques morales ». Ainsi, pour intégrer les risques du métier, la culture professionnelle crée une solidarité entre les plus forts.
96À la lumière de ce qui vient d’être présenté, on peut conclure qu’un effet travailleur sain se manifeste avec force dans la maréchalerie. Des données chiffrées sont disponibles pour ce métier, ce qui facilite la démonstration car l’approche qualitative peut s’y appuyer.
97Les résultats observés pour le métier de maréchal-ferrant ne peuvent pas être généralisés à l’ensemble des artisans, mais peuvent être étendus aux métiers où les contraintes posturales et les gestes répétitifs sont permanents. J’ai rencontré des situations similaires à celle des maréchaux dans les métiers de la coiffure. Ainsi, le discours de cette coiffeuse rend compte d’une connaissance pratique de la sélection par la santé dans son métier en portant un jugement sur une apprentie qui montre des signes de faiblesse.
« Ce n’est pas physiquement dur mais il faut avoir une bonne condition physique parce qu’on ne tiendrait pas. Je vois la petite apprentie que j’ai eue avant. Au bout de trois mois elle était déjà très fatiguée, [elle avait] très mal partout. On laisse tomber, faut changer. Parce qu’à 16 ans, c’est pas la peine, elle n’ira pas jusqu’à 60 »
Agnès, 47 ans, une salariée et une apprentie.
98Lorsque j’ai fait part des résultats concernant la maréchalerie à des artisans du bâtiment, plusieurs d’entre eux les ont commentés en disant que la situation était similaire dans la maçonnerie. Leur réaction invite à investiguer sur le rôle joué par l’HWE dans le secteur du bâtiment.
99L’intérêt des résultats concernant ce groupe professionnel réside aussi dans le fait d’avoir mis à jour de manière évidente certains mécanismes. L’entrée dans le métier, son exercice et la reconversion sont trois stades de la carrière qui correspondent à la constitution du capital corporel, à sa dépense et à la suite d’une carrière qui s’appuie sur de nouveaux types de capitaux qui ont été constitués.
100Je vais explorer ultérieurement les variations que ces trois stades présentent dans d’autres configurations en faisant varier la catégorie de l’échantillon (homme de métier ou créateur) et la situation d’emploi (employeur ou solo). L’approche restera chronologique pour rendre compte des processus de construction, de dépense et de conversion du capital corporel qui ont cours au fil du parcours professionnel. Mais avant cela, je vais développer au chapitre suivant un autre point important que l’exemple de la maréchalerie a soulevé, à savoir la dimension collective du travail des artisans.
Notes de bas de page
1 C’est également le cas pour les commerçants. À l’inverse, les exploitants agricoles, eux aussi indépendants, sont tenus de s’affilier à l’assurance contre les accidents du travail et les maladies professionnelles des exploitants agricoles (Atexa) et de s’assurer pour le risque accident du travail et maladies professionnelles (article L. 752-1-II du Code rural).
2 La Caisse nationale d’assurance maladie des professions indépendantes (Canam-AMPI), l’Organisation autonome nationale de l’industrie et du commerce (ORGANIC) et la Caisse nationale d’assurance vieillesse des artisans (CANCAVA).
3 Par exemple le programme Épidémiologie et surveillance des professions indépendantes (ESPrI), mené par l’INVS, qui surveille l’incidence de l’exposition à l’amiante sur les artisans retraités depuis 2005.
4 « Régime social des indépendants : le rôle crucial du médiateur », Médiateur actualités, no 57, mai-juin 2010, p. 3.
5 Enquête Santé et protection sociale de l’IRDES qui existe depuis 1988 et inclut les ménages comprenant les indépendantes depuis 1994 ; enquête Conditions de travail (Insee-Dares) qui existe depuis 1978 et les inclut depuis 2005.
6 Enquête Santé et itinéraire professionnel (SIP 2006 et 2010, Drees-Dares) ; Cohortes pour la surveillance épidémiologique en lien avec le travail (COSET, INVS) à partir de 2012.
7 Programme de recherche IndepCan portant sur les conséquences du cancer sur les trajectoires professionnelles, initié en 2010 par l’institut Gustave Roussy (IGR) avec le soutien financier de la Ligue contre le cancer et du RSI. Il s’appuie sur l’enquête Conditions de vie 2011 (CDV 2011, CREDOC).
8 Ainsi, Simon N. Roy (1995) étudie les couvreurs ; Didier Schwindt (2005) se penche sur les tablettiers-tourneurs sur bois ; Monique Dolbeau (2006, 2007, 2009, 2010, 2011) se consacre aux maréchaux-ferrants ; Florent Schepens (2004, 2007, 2013) aux entrepreneurs en travaux forestiers et Flora Bajard (2012, 2013) aux céramistes.
9 « – Les spécialistes de la souffrance au travail considèrent que la souffrance résulte d’un état de domination. Le patron étant le dominant, il ne peut pas souffrir ;
– les dirigeants de PME sont, quant à eux, prisonniers de l’idéologie du leadership qui ne cesse de donner du dirigeant une image narcissique de lui-même. Le dirigeant est un “leader”, un “winner”, un “gagnant”, un “battant”… il ne peut donc pas souffrir.
La souffrance patronale est donc inaudible pour les “souffrologues” et inavouable pour les patrons. C’est ce dialogue entre sourds et muets qui explique l’existence d’une zone aveugle que l’observatoire AMAROK cherche à investiguer : la santé des dirigeants de PME. » (source : site de l’observatoire AMAROK).
10 Voir la liste complète des publications sur le site de l’association.
11 Les deux premières éditions du baromètre reposent sur une enquête menée auprès de 3120 répondants en 2014 et 2783 en 2015.
12 44,5 ans en moyenne si on tient compte des artisans, commerçants et professions libérales, contre moins de 40 ans en moyenne pour les salariés. Source : L’essentiel du RSI en chiffres, données 2012.
13 Dans SIP 2006, il s’agit du montant perçu au cours du dernier mois pour l’activité professionnelle. Le revenu est difficile à évaluer chez les indépendants en raison de la forte imbrication entre vie privée et vie professionnelle (Mazaud, 2011). La question a été formulée de la manière suivante auprès des artisans que j’ai enquêtés : « Quelle somme prélevez-vous chaque mois dans la caisse de l’entreprise ? », ce qui laisse un flou sur une partie invisible du revenu qui est lié au statut d’indépendant.
14 Le nombre d’ouvriers employés dans l’entreprise n’est hélas pas mentionné.
15 Même s’il faut tenir compte d’une définition plus restrictive des artisans dans SIP 2006 (limitée aux membres de la PCS 2.1.) par rapport à celle de mon enquête qualitative (incluant des membres d’autres PCS).
16 Comme le montrent Algava et al. (2012) à partir des données des enquêtes Handicap santé – volet Ménages 2008 (Drees-Insee) et Santé et itinéraire professionnel 2006 (Drees-Dares).
17 Les indicateurs subjectifs se rapportent à la santé telle qu’elle est perçue ; les indicateurs médicaux objectivent l’existence de pathologies ou d’écarts à une norme physiologique ou biologique ; les indicateurs fonctionnels mesurent des restrictions d’activité ou des incapacités fonctionnelles (Inserm, 2011).
18 Ce chapitre a été publié par ailleurs dans une version qui inclut une discussion détaillée du concept d’effet travailleur sain (Crasset, 2013).
19 Pour plus de précisions sur les changements survenus dans ce métier et leur implication en termes d’identité de métier, on se reportera à la thèse de doctorat en sociologie de Monique Dolbeau (2006).
20 Source : site d’Équi-ressources, pôle de compétitivité filière équine.
21 Ce qui est parfois l’explication avancée pour expliquer la prise de risques dans d’autres contextes comme le BTP (Jounin, 2008).
22 Louria, ibid., voir « le statut musculaire particulier du maréchal-ferrant », p. 28-30.
23 Extrait d’entretien cité dans Dolbeau, 2009 : 1.
24 Taux de réussite moyen aux examens de CAPA toutes matières confondues pour l’année 2007. Source : ministère de l’Agriculture.
25 Les noms de lieux sont fictifs, sauf en ce qui concerne les grandes villes.
26 Ces deux villes sont distantes de 80 km.
27 La blessure résulte d’une chute survenue en faisant de la voltige, voir infra.
28 On pourrait ajouter d’autres qualités dont dépend le succès de toute entreprise, comme la capacité de gérer une trésorerie ou d’organiser son travail, mais je me limite ici à ce qui relève de la santé.
29 Plus précisément par la croupière, qui est une sangle qui passe le long du dos du cheval et relie la selle à sa queue.
30 Le calcul du temps de travail des artisans présente des problèmes analogues à ceux rencontrés pour mesurer leur revenu (voir infra). Sa durée est évaluée ici en comptant le temps où le maréchal est absent de son domicile.
31 Quand il s’est brûlé, il a préféré supporter la douleur sans rien dire au client. En règle générale, le client est laissé dans l’ignorance de toutes les petites erreurs et des nombreux ajustements que les situations de travail nécessitent.
32 Cette difficulté est liée au fait que les patrimoines privés et professionnels sont confondus, tant du point de vue juridique en ce qui concerne les entreprises individuelles, que d’un point de vue pratique. Les avantages en nature sont nombreux. Par exemple, les artisans n’ont en général qu’un seul véhicule et une seule ligne téléphonique qui sont comptabilisés dans les charges de l’entreprise ; ils bénéficient des « prix artisans » lorsqu’ils achètent pour leurs besoins privés des matériaux auprès de leurs fournisseurs ; les repas qu’ils prennent dans les restaurants ouvriers sont aussi comptés en frais professionnels. Par ailleurs, il faut prendre en considération le poids de l’économie souterraine, que ce soit sous la forme du travail au noir ou sous d’autres formes, comme le fait d’utiliser l’outil de production de l’entreprise à des fins personnelles. La question du revenu professionnel a été abordée en demandant aux répondants : « Quelle est la somme que vous prélevez mensuellement dans la caisse de l’entreprise ? », ce qui laisse un flou sur ce « revenu invisible » lié au statut artisanal.
33 Dans l’enquête Santé et itinéraire professionnel (SIP 2006), le revenu moyen des artisans solos est de 1121 € mensuels (champ : travailleurs indépendants membres de la PCS 21 et n’employant aucun salarié).
34 Il faut compter une heure environ pour une ferrure des quatre pieds. D’autres travaux sont couramment demandés comme le parage ou la ferrure des deux pieds antérieurs. Plus rarement, les maréchaux sont sollicités pour corriger des défauts d’aplomb ou soigner des maladies du sabot.
35 Artisanale et agricole pour les personnes interrogées.
36 Le récent rattachement des maréchaux au seul RSI a probablement modifié cette situation.
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