Chapitre III. La diversité des artisans en Bretagne
p. 45-66
Texte intégral
Une enquête en Bretagne
1Les caractéristiques économiques, démographiques et sociales d’un territoire déterminent le genre d’artisanat qu’on y trouve. Selon les ressources socio-économiques de la clientèle, les besoins à satisfaire varient beaucoup en nature et en quantité. Le territoire des Côtes-d’Armor présente certaines particularités dans la façon dont le travail artisanal y est structuré. Plusieurs populations s’y côtoient et donnent naissance à différents segments de marché où se rencontrent des artisans et des clients qui présentent des affinités.
2On se basera sur une typologie des artisans en milieu rural établie par Marc Perrenoud (2008) pour caractériser les artisans rencontrés. Les trois types idéaux dégagés par cet auteur étant, comme il se doit, construits à partir de données empiriques, la confrontation avec un autre terrain nécessite de les réinterroger. On va donc examiner le territoire breton pour montrer comment l’artisanat y est implanté, ce qui permettra de repérer différents sous-groupes d’artisans qui constitueront un échantillon d’enquête pertinent.
Un territoire agricole et touristique
3Le territoire où s’est déroulée l’enquête se situe dans le nord de la Bretagne, principalement en Côtes-d’Armor. Quelques données sur la situation locale aideront à préciser la place qu’y occupe l’artisanat1. Les Côtes-d’Armor sont un département rural avec un maillage de villes moyennes dont la plus importante, Saint-Brieuc, compte environ 115000 habitants. Son économie repose sur deux piliers qui sont l’industrie agroalimentaire et le tourisme. Du point de vue de la valeur créée, c’est le premier département français en production animale, avec une prédominance de l’élevage hors-sol de poulets et de porcs. Les industries agroalimentaires représentent 36 % de la valeur ajoutée industrielle bretonne, contre 13,5 % au niveau national2. Cette filière représente la moitié de l’emploi industriel, avec un recours important à l’intérim et à la sous-traitance dans laquelle l’artisanat joue un rôle au niveau de la maintenance industrielle.
4Traversé d’est en ouest par la route nationale RN12, le département est séparé en deux zones très différentes à plusieurs points de vue. Au nord, la zone littorale concentre le gros de l’activité économique du tertiaire, notamment la recherche et développement en télécommunications. L’essor de cette filière à partir des années 1960 a attiré une population d’ingénieurs et de cadres qui a renforcé le clivage entre côte et centre, lequel reste un territoire peu attractif.
5Le tourisme joue lui aussi un rôle économique majeur, surtout sur la zone littorale qui concentre l’offre d’hébergement. À la Bretagne côtière, dynamique, cosmopolite et tournée vers l’extérieur s’oppose un Centre-Bretagne à l’économie agricole fragilisée, au taux de chômage plus élevé et à la densité de population moindre. Le même contraste entre côte et centre se retrouve dans les départements du Morbihan et du Finistère pour faire du centre de la Bretagne un îlot en retard de développement économique et social, particulièrement dans les zones les plus éloignées de Rennes. Malgré ces disparités, la Bretagne représente une France moyenne qui évolue favorablement en termes de niveau de vie et de solde migratoire, et qui semble jusqu’ici moins touchée par la crise économique, même si les récentes fermetures d’abattoirs montrent bien les limites du modèle économique breton.
Gentrification de la côte
6Comme le rappelle Perrenoud (2012), « la gentrification désigne dans un espace donné le remplacement d’une population pauvre par une autre plus aisée », l’ancienne population perdant peu à peu la possibilité de se maintenir sur le territoire en raison du renchérissement du prix de l’immobilier.
7En Bretagne, le développement précoce des stations balnéaires a participé à la transformation de la zone côtière dès le xixe siècle. À cette époque apparaît un tourisme aristocratique en rapport avec les cures de santé (thalassothérapie, thermalisme). Il est associé à une intense vie mondaine (casinos, navigation de plaisance). Parallèlement à ce tourisme élitiste, un tourisme familial à prix modique naît dès avant l’apparition des congés payés de 1936. À son origine, le tourisme en Bretagne s’oriente exclusivement vers la mer, renforçant un clivage économique préexistant entre la côte et les terres.
8C’est dans l’après-guerre que se développe l’habitude d’acquérir des résidences secondaires sur la côte, ce qui marque le début de la gentrification. De nos jours, les gentrifieurs de la côte se caractérisent avant tout par l’importance de leur capital économique qui leur permet d’accéder à la propriété de maisons bretonnes traditionnelles qui vont de la « petite maison de pêcheur avec les pieds dans l’eau » au manoir ou au presbytère. Ces bâtiments sont transformés à grands frais en résidences secondaires ou, dans un autre cas de figure, en chambres d’hôtes (Lhérété, 2008). À moins d’opter pour la construction d’une maison d’architecte sur une parcelle avec vue sur mer, denrée devenue rare depuis l’application de la loi littoral (1986).
9La population des gentrifieurs de la côte se compose majoritairement de nationaux : vacanciers ou retraités parisiens des catégories sociales supérieures, retraités bretons qui ont fait carrière à la ville et reviennent passer leurs vieux jours dans leur village d’origine, mais aussi de résidents permanents occupant des postes d’ingénieurs et de cadres dans les télécommunications ou l’agroalimentaire et résidant de préférence dans les villes. La place occupée par les gentrifieurs en résidence secondaire est particulièrement visible en hiver dans les villages côtiers aux volets clos et dont les parkings des centres commerciaux restent déserts. Dans certains villages, la proportion de résidences secondaires est telle que toute la vie de la commune s’organise désormais autour de la seule activité touristique, laissant le village vide hors-saison.
10Les résidences secondaires de la côte, lorsqu’elles se situent dans des villages côtiers à l’architecture typique, attirent une population bourgeoise urbaine détentrice d’un capital économique et culturel élevé. Dès l’après-guerre, le nombre de résidences secondaires augmente et voit son nombre décupler entre 1946 et 1990.
11Les résidences secondaires existent aussi à la campagne, mais elles sont de moindre valeur. Au niveau national, les 30 % de ménages les plus riches possédaient 71 % de la valeur des résidences secondaires en France en 1990 (Cloarec et Dubost, 1995). Le clivage côte-centre se retrouve une fois de plus quant à la valeur de leurs résidences secondaires.
Les néo-ruraux de l’intérieur
12La gentrification concerne aussi l’intérieur des terres selon d’autres modalités. Plus tardive, elle est le fait d’une population qualifiée de néo-rurale, issue de la petite bourgeoisie nouvelle et caractérisée avant tout par son capital culturel. Plus cosmopolite, ce groupe compte une forte proportion d’étrangers européens. Ceux-ci contribuent à l’élévation de la part de résidences secondaires dans certaines communes de l’intérieur des terres, mais leur nombre reste faible en valeur absolue. En général, ces nouveaux arrivants résident en permanence sur le territoire et y occupent une activité professionnelle pour ceux d’entre eux qui ne sont pas retraités. En 2007, pour l’ensemble du département, la part des nouveaux résidents âgés de 20 à 39 ans est de 42 %, celle des personnes de plus de 65 ans est de 9,2 %. Ceci indique qu’une forte proportion d’actifs vient s’établir sur le territoire.
13À la suite de Clothilde Roullier (2011), on distingue deux vagues successives de néo-ruraux. Une première est arrivée dans les années 1970 dans la foulée du mouvement contestataire de Mai 68. Il s’agissait alors d’instaurer une rupture avec la société de consommation motivée par un retour aux sources dont le travail artisanal était l’une des facettes.
14La seconde vague de néo-ruraux s’est amorcée dans les années 1990 et se poursuit de nos jours. Ceux-ci ont participé à la redynamisation de l’économie rurale en initiant le « tourisme vert » et l’agriculture biologique. Ils ont comme point commun avec leurs prédécesseurs de rechercher une meilleure qualité de vie, mais ne sont pas aussi hostiles à la société de consommation.
« Alors que les néo-ruraux pionniers contestaient le fonctionnement de la société et avaient la volonté d’expérimenter de nouveaux rapports sociaux, les actuels sont principalement en quête d’un ailleurs, d’un espace de liberté. Sur ce point, en définitive, les deux se rejoignent dans une même volonté de recherche d’un espace où réinventer la société »
Roullier, 2011 : 34.
15Pour les néo-ruraux, résoudre la question de l’emploi est une condition sine qua non de leur présence à la campagne. Le développement du télétravail offre aujourd’hui une solution pour certains d’entre eux. Une partie des néo-ruraux est en mesure de vivre d’une activité économique qu’ils développent eux-mêmes, comme on l’a mentionné avec le cas des chambres d’hôtes. D’autres encore exercent une activité indépendante qui relève de l’artisanat et se rangent ainsi dans la catégorie des néo-artisans sur laquelle on reviendra en détail.
16La coexistence de ces deux populations – gentrifieurs de la côte et néo-ruraux de l’intérieur des terres – a un effet sur le marché du travail artisanal dans la mesure où les gentrifieurs de la côte constituent une clientèle idéale pour les artisans néo-ruraux. Notons que l’ancienne population bretonne de souche n’a pas disparu et qu’elle reste nettement majoritaire dans les terres. Chez les artisans, cette fraction de la population se retrouve dans la catégorie des « hommes de métier » de l’échantillon (voir infra).
17Ces changements ont entraîné une recomposition démographique et sociale, notamment au niveau du marché du travail (Perrenoud, 2012). Le secteur le plus directement touché est celui du bâtiment puisque c’est souvent par le biais de la réhabilitation d’une maison ancienne que les gentrifieurs de la côte entrent en contact avec la population locale. L’offre d’ouvrage des résidences secondaires concerne en premier lieu les bâtiments anciens qu’il faut réhabiliter et entretenir, c’est pourquoi « l’artisanat du bâtiment […] constitue ainsi une véritable courroie de transmission de la gentrification rurale » (Perrenoud, 2008 : 102).
18Les artisans locaux, plus ou moins autochtones et héritiers (supposés ou réels, certifiés ou autoproclamés) des techniques de construction locales traditionnelles sont en contact avec la clientèle représentée par les nouveaux arrivants. La rencontre entre ces deux populations permet l’existence d’un « artisanat créatif », c’est-à-dire l’exercice d’une activité professionnelle sur le mode de la vocation, à cheval entre l’art et le métier.
L’artisanat en Côtes-d’Armor
19Comme pour l’ensemble des zones rurales du pays, l’artisanat constitue un employeur de première importance en Côtes-d’Armor. 23 % des actifs de l’artisanat (salariés et indépendants confondus) exercent dans des communes de moins de 2000 habitants (DGCIS, 2013). Comme au niveau national, le secteur de la construction rassemble à lui seul près de la moitié des entreprises artisanales. Celui de l’alimentation a une importance sensiblement plus grande en Bretagne et qui est probablement en rapport avec le poids important de la filière agroalimentaire.
20L’artisanat occupe 16,4 % de l’emploi salarié privé dans le département. Avec 162 artisans pour 10000 habitants, le département se situe légèrement en dessous de la moyenne nationale (170), avec des variations selon qu’on se trouve sur la zone littorale (170 artisans pour 10000 habitants en Trégor-Goélo) ou en Centre-Bretagne (135).
21En dix ans, le nombre d’entreprises artisanales a augmenté (+18,4 % entre 2002 et 2012) ainsi que le nombre de salariés de l’artisanat (+14,4 % de 2001 à 2011) mais l’évolution est contrastée selon les secteurs. Alors que le nombre d’entreprises et de salariés évolue positivement dans le bâtiment, le secteur de la fabrication voit le nombre d’entreprises augmenter mais sa main-d’œuvre salariée diminuer, ce qui indique une réduction de la taille moyenne des entreprises dans ce secteur en déclin. Comme dans le reste du pays, l’artisanat connaît un taux de renouvellement important puisque 20 % des entreprises seront à remettre dans les 5 ans à venir. Néanmoins, 65 % des entreprises qui ferment restent sans repreneur.
22Les caractéristiques géographiques et économiques du département des Côtes-d’Armor peuvent être mises en rapport avec celles de sa population artisanale. La distinction habituellement admise entre le monde agricole et le monde ouvrier perd ici de sa pertinence en raison de la forte interpénétration entre agriculture et industrie. Il y a une continuité entre ceux qui « fabriquent » les produits agricoles (viande, lait, œufs, céréales) et ceux qui les transforment, chacun se situant à un bout de la même chaîne de fabrication industrielle. La dénomination nationale de « ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt », en vigueur depuis 2012, témoigne du fait que les liens entre ces deux secteurs se sont renforcés. Ensuite, et contrairement à une idée reçue, beaucoup d’ouvriers résident en milieu rural. Ainsi, à l’encontre de l’image répandue d’une classe ouvrière essentiellement urbaine ou périurbaine, il faut noter que les ouvriers représentent 32 % de la population active rurale au niveau national, ce qui en fait la catégorie socioprofessionnelle la plus représentée, loin devant les agriculteurs qui ne représentent aujourd’hui que 6 % de la population en milieu rural (Mischi, 2013a, 2013b). À la proximité géographique, il faut ajouter l’existence des liens familiaux qui sont autant de relations entre le monde agricole et le monde ouvrier et l’attachement à une mémoire collective paysanne. Ainsi, beaucoup d’ouvriers ont une ascendance agricole repérable par certains traits à forte valeur symbolique, comme la possession d’un tracteur ou la coupe de bois dans une parcelle familiale qui indiquent l’existence d’un capital d’autochtonie (Retière, 2003).
23Du point de vue des emplois occupés, la population ouvrière est dispersée dans l’agriculture, l’artisanat et l’industrie, avec de nombreuses passerelles entre ces univers. Cette proximité a une influence sur la composition de l’artisanat qui recrute une partie de ses membres dans l’une et l’autre catégorie, tantôt parmi les ouvriers promus indépendants au sein de leur univers de travail, tantôt parmi les descendants d’agriculteurs (Gresle, 1981 : 156). On chercherait donc en vain à rattacher les attitudes et les représentations des artisans d’origine populaire à des habitus typiques des catégories agricole ou ouvrière. Les artisans d’origine populaire entretiennent fréquemment une familiarité avec les deux univers.
24Mais les artisans ne sont pas tous issus des couches populaires de la société. Dès les années 1970, les sociologues notent la présence d’artisans issus de la petite bourgeoisie nouvelle dans les métiers de l’artisanat d’art (Bourdieu, 1979 : 415) et qui est confirmée par les études récentes. Ces artisans, au capital culturel plus élevé que leurs homologues d’origine populaire, sont fréquemment issus de la population néo-rurale qui a été décrite.
Des profils contrastés
25L’échantillon d’enquête reflète la diversité des situations rencontrées en Bretagne. Je me suis appuyé sur une connaissance pratique du terrain pour sélectionner certains groupes dont je savais, dès avant l’enquête, que certains faits sociaux s’y manifestaient de manière particulièrement saillante. Cet échantillon ne se veut pas représentatif mais cherche à illustrer des situations contrastées.
26Comme on vient de le voir, l’artisanat costarmoricain recrute ses membres, d’une part, au sein des classes populaires proches du monde ouvrier et agricole et, d’autre part, dans la classe moyenne, notamment parmi la population néo-rurale. Le choix des trois types d’artisans suivants rend compte de cette situation. Il s’agit des « hommes de métier », des artisans ruraux qui sont un sous-groupe un peu particulier des hommes de métier, et des « artisans créateurs ».
27Avant de les caractériser précisément, il faut expliquer pourquoi d’autres types d’artisans n’ont pas été retenus. Parmi les quatre secteurs qui composent l’artisanat (construction, fabrication, alimentation et services), la construction et la fabrication ont été retenues pour des raisons pratiques de facilité d’accès au terrain de l’enquête. Il va de soi que je ne souhaitais pas me priver des facilités d’accès au terrain liées à ma position particulière. C’est pourquoi j’ai privilégié les terrains où mes compétences faisaient de moi un travailleur « comme les autres ». Bien sûr, je ne l’étais pas aux yeux des artisans qui acceptaient ma présence en tant qu’enquêteur. Par contre, en situation de travail, je passais aisément inaperçu aux yeux des autres ouvriers et artisans présents avec lesquels mes interactions n’étaient pas affectées par le statut d’enquêteur.
28Sans verser dans le travers qui consisterait à héroïser une situation particulière en insistant sur la difficulté d’accès au terrain, il convient néanmoins de noter que les artisans ne se laissent pas si facilement approcher. À l’occasion de leurs enquêtes, plusieurs chercheurs ont rencontré des difficultés lorsqu’il s’est agi de mener des entretiens avec des indépendants (agriculteurs, artisans et commerçants). Les auteurs en témoignent lorsqu’ils signalent que « la charge de travail des indépendants et le sentiment qu’ils partagent de ne pas avoir la possibilité de s’arrêter rendaient le temps suspendu de l’entretien plus improbable » (Amossé, 2011 : 153). Aux contraintes d’emploi du temps qui expliquent la difficulté à interroger des indépendants, il faut ajouter le fait qu’en ce qui concerne les artisans, répondre à une sollicitation émanant d’un inconnu ne fait pas partie des habitudes. On note même une certaine méfiance à l’égard de la démarche d’enquête, facilement suspectée d’émaner de « contrôleurs » ou de « fonctionnaires », figures-repoussoirs dans la mentalité des indépendants (Mayer, 1993 ; Gresle, 1983). A contrario, les artisans acceptent facilement de rendre service à un autre artisan qui est inscrit dans leur réseau local de sociabilité ou qui est recommandé par un familier.
29L’enquête s’est déployée de manière concentrique, depuis ma propre position, puis par le jeu de l’interconnaissance, vers des univers sociaux et des personnes qui m’étaient inconnus, mais toujours dans des métiers où je pouvais employer mes compétences. Cette exigence de pouvoir participer concrètement au travail des enquêtés s’inscrit dans une démarche qualifiée par Loïc Wacquant d’ethnopraxie, et qui consiste pour l’enquêteur à impliquer son corps dans l’enquête afin de pratiquer des gestes qui, lorsqu’ils sont incorporés, modèlent les façons de penser. C’est aussi une manière d’éprouver directement les effets des conditions de travail et de faire de son corps un instrument de mesure de la réalité. Si le temps passé sur chacun des terrains ethnographiques ne suffisait pas pour acquérir un habitus en rapport avec le métier pratiqué par l’enquêté, il était assez long pour noter les particularités d’un environnement qui restait toujours relativement familier.
30L’enquête s’est donc focalisée sur les secteurs de la construction, de la fabrication et sur l’artisanat rural. Mentionnons qu’un entretien exploratoire, le seul qui ait été mené avec un artisan du secteur des services (femme, coiffeuse, 1 salariée, 47 ans), a révélé de nombreuses similitudes avec les artisans enquêtés du point de vue des rapports entre santé et travail. Alors que cet individu était interrogé pour mettre en évidence le contraste entre sa situation et celle des autres artisans de l’échantillon, il s’est avéré de manière inattendue que les contraintes physiques de la coiffure présentent des analogies avec celles rencontrées dans le bâtiment (contraintes posturales, gestes répétitifs, exposition à des produits toxiques). Ceci tendrait à montrer que les résultats de l’enquête peuvent être étendus à d’autres secteurs de l’artisanat.
Les hommes de métier du bâtiment
31Cette première catégorie d’artisans est repérée de longue date par les auteurs qui se sont penchés sur l’artisanat. Selon Bernard Zarca (1986), l’homme de métier se définit à la fois par des origines populaires et par un parcours typique jalonné de quatre étapes : une socialisation primaire dans un milieu qui prédispose à entrer dans l’artisanat, l’obtention d’un CAP en apprentissage suivi de quelques années de travail salarié avant l’installation à son compte. Les artisans et leurs salariés partagent potentiellement le même destin professionnel, lequel est calqué sur un modèle générationnel. L’apprenti est à l’ouvrier ce que l’ouvrier est au patron, et chacun est amené à prendre un jour la place de celui qui le commande. C’est sur ce principe que se fondent les rapports hiérarchiques. L’homme de métier, s’il emploie de la main-d’œuvre, reste proche de ses salariés avec qui il partage le travail quotidien. Une identité de métier commune contribue à renforcer les liens entre eux, comme en témoigne une intense sociabilité (tutoiement, repas et pauses-café pris en commun). D’un point de vue technique, la maîtrise du métier dans son entièreté et la valorisation du travail « bien fait », c’est-à-dire mesuré par la minutie et par l’effort qu’il a exigé, distingue les travailleurs de l’artisanat des ouvriers de l’industrie.
32Les travaux de Nonna Mayer (1977) confirment cette analyse en insistant sur la promotion sociale que représente l’accès à l’indépendance pour cette catégorie populaire, envisagée comme « une filière de mobilité ouvrière » (Mayer, 1977). Celle-ci concerne les artisans qui n’occupent pas le statut par héritage familial, mais ce dernier mode d’accès à l’indépendance était déjà en net recul dans les années 1970.
33Caroline Mazaud (2009) confirme la présence des hommes de métier dans la société contemporaine, elle montre la fragilisation de cette catégorie au regard de l’évolution du recrutement artisanal et de la nécessité accrue des compétences de gestionnaire. Néanmoins, et même si l’effectif moyen des entreprises artisanales tend à croître, le bâtiment demeure un bastion des hommes de métier.
34En 2011, le bâtiment occupe à lui seul 46 % de la main-d’œuvre artisanale, devant les trois autres secteurs (services, fabrication et alimentation). Malgré l’évolution récente, le bâtiment est moins touché que les autres secteurs de l’artisanat par les transformations dans le recrutement de sa population. Sa situation est restée proche de celle qui a été décrite dans les années 1980. Il serait exagéré de parler de survivance, mais ce secteur est un peu en décalage avec l’évolution récente de l’artisanat contemporain. Il conserve une structure dominée par la figure de l’homme de métier dont l’artisan suivant donne un exemple.
35À 33 ans, Franck est patron d’une entreprise de métallerie qu’il dirige avec son épouse. Il est lui-même fils d’un artisan métallier dont il a repris l’entreprise. La mémoire familiale fait remonter la pratique de ce métier à quatre générations. Après avoir obtenu un CAP dans un lycée professionnel, Franck a réalisé des stages en entreprises et a complété sa formation par un bac pro en structures métalliques. Il a été ensuite engagé comme salarié par son père en 1997, d’abord pendant les vacances, puis à l’année. Mis en confiance par ces expériences positives, il s’est associé avec son père jusqu’à la retraite de ce dernier. Ensuite, l’activité s’est poursuivie en s’associant cette fois avec son épouse à partir de 2007.
36Le couple dirige l’entreprise selon une répartition des tâches classique chez les couples d’artisans, l’homme s’occupant de la production et des relations commerciales et la femme du secrétariat. Franck estime gagner correctement sa vie en prélevant mensuellement 2500 à 3000 € dans la caisse de l’entreprise. Ils ont tous deux le souci de bien gérer leur entreprise et ont contracté de nombreux contrats d’assurance. Sur les conseils de leur comptable, ils ont choisi le statut de SARL, ce qui leur offre des avantages fiscaux en matière de déduction de cotisations complémentaires. Pour elle, ils ont choisi un statut de conjointe salariée qui est plus protecteur.
37Depuis la naissance de leur dernier bébé, Franck travaille seulement 50 heures par semaine, c’est un peu moins que d’habitude. Normalement, il travaille 5 jours par semaine de 8 h 15 à 19 h 30, plus le samedi matin.
38Les rapports avec les salariés sont de type familial et paternaliste. Franck souhaite que l’entreprise « évolue tout en voulant rester à dimension humaine, le côté artisan. On est quatre, c’est très bien, on restera quatre ». En cas de nécessité, il peut compter sur l’aide de son père, retraité depuis 4 ans, qui vient donner un coup de main occasionnellement.
39Depuis qu’il dirige l’entreprise, Franck a réorienté son activité. Antérieurement, son père se consacrait majoritairement à la maintenance dans l’industrie agroalimentaire. Mais Franck a cherché à fuir ce secteur où les tarifs sont faibles, qui exige de travailler la nuit et d’être toujours immédiatement disponible. Peu à peu, il a augmenté la part consacrée à la serrurerie de bâtiment et a investi un créneau où il s’est spécialisé, celui des rambardes en inox et des escaliers. Ce changement s’est accompagné d’une transformation de l’outil de production. Il a fallu investir et consentir à des sacrifices mais il a réussi son pari. Maintenant, il souhaite « lever le pied » et travailler moins.
40Comme on le voit, Franck a été socialisé précocement au travail indépendant par le biais du travail en famille. Une formation technique suivie de quelques expériences de travail à l’extérieur de l’atelier familial l’ont préparé à succéder à son père. Et c’est en association avec sa femme qu’il poursuit sa carrière. Franck représente bien ce que sont les hommes de métier, avec toutefois le privilège d’être un héritier.
Les artisans ruraux
41La dénomination d’« artisan rural » est définie par le Code rural comme étant celle d’un artisan qui travaille essentiellement pour l’agriculture (article 616 du Code rural). Cette manière de définir le groupe est ancienne puisque le syndicat qui défend les artisans ruraux, la Fédération nationale des artisans ruraux (FNAR3), a été créé dès 1887 pour représenter leurs intérêts spécifiques.
42Jadis très nombreuse, sa population a nettement diminué avec la motorisation de l’agriculture dans l’après-guerre, mais elle a continué à faire l’objet d’une politique de soutien de la part des pouvoirs publics en raison de son rôle dans l’accompagnement de la modernisation de l’agriculture (Perrin, 2007). Les métiers concernés se caractérisent par leur implantation en milieu rural, l’immatriculation à la chambre des métiers, et une activité plutôt tournée vers l’agriculture, mais pas exclusivement. La liste des activités considérées comme relevant de l’artisanat rural inclut les secteurs du machinisme agricole, du matériel de parcs et jardins, de l’équipement d’élevage, de l’habitat rural, de la construction-métallerie et de la maréchalerie.
43Jusqu’à récemment, les artisans ruraux qui n’emploient pas plus de deux salariés de façon permanente avaient la possibilité de s’affilier à deux régimes sociaux à la fois (RSI et MSA4), ce qui témoignait de leur position d’entre-deux et leur offrait quelques avantages, comme le fait d’accéder facilement à l’achat de terres agricoles.
44La double appartenance aux régimes sociaux de l’artisanat (RSI) et de l’agriculture (MSA) dont relevait l’artisanat rural pouvait servir de point de comparaison avec d’autres situations, puisque les caractéristiques du régime social sont un critère évoqué par certains auteurs comme un déterminant des comportements de santé (Amossé, 2012). Mais suite à la création du RSI, la double affiliation a été découragée pour finir par être supprimée totalement depuis le 1er janvier 2014 et l’affiliation unique au RSI a été imposée. L’appartenance à l’artisanat rural perd donc de sa pertinence en tant que catégorie d’analyse puisque sa définition ne s’appuie plus sur les particularités de son régime social mais uniquement sur le fait que la clientèle est majoritairement composée d’exploitants agricoles.
45Comme il a été dit, les liens sont étroits entre le monde agricole et l’artisanat sur le territoire où s’est déroulée l’enquête. La main-d’œuvre qui travaille dans l’artisanat entretient souvent des liens professionnels et familiaux avec les deux univers agricole et artisanal.
46Malgré leur proximité sociologique (Auvolat, 1997 : 21), les populations agricole et artisanale ne peuvent pas être confondues du point de vue du rapport à la santé. Dans ce domaine, les agriculteurs ont fait l’objet d’une approche spécifique (Jacques-Jouvenot et Laplante, 2010) dont les résultats ne peuvent pas être étendus aux artisans. En effet, le rapport au travail et à la santé des agriculteurs s’écarte de celui des artisans pour plusieurs raisons. Premièrement, il y a de fortes différences entre leurs régimes sociaux respectifs. Par exemple, la MSA dispose d’une branche « maladies professionnelles » qui couvre à la fois les salariés et les indépendants du secteur, à l’inverse du RSI qui n’a pas de branche spécifiquement dédiée à ce risque. Deuxièmement, l’héritage des terres et du métier d’agriculteur est quasi-systématique, à l’inverse de l’artisanat dont la population se renouvelle en grande partie par un recrutement dans d’autres catégories. Troisièmement, un capital économique important est nécessaire pour devenir agriculteur, ce qui contraint à emprunter de grosses sommes et à les rembourser longtemps. Enfin, le revenu des agriculteurs est composé en grande partie de subventions et d’aides diverses (Insee, 2009). Pour ces raisons, la question de la santé au travail se pose de manière différente dans ces deux populations.
47Néanmoins, pour prendre en compte la dimension rurale de cette enquête, il est nécessaire de considérer le cas des artisans qui sont les plus proches du monde agricole, sans toutefois y appartenir. Cette dimension présente une certaine évidence car l’artisanat ne se pratique pas de la même manière en ville et à la campagne. En zone urbaine, certaines questions spécifiques se seraient posées avec acuité, comme le rapport entre l’origine ethnique d’un artisan et sa position hiérarchique sur les chantiers (Jounin, 2004). Or, cette question ne présente pas une grande importance sur le terrain investigué. Si les maçons turcs constituent une « enclave ethnique du bâtiment » dans certaines villes bretonnes (Guillou et Wadbled, 2006), leur présence ne s’étend pas jusqu’aux zones rurales des Côtes-d’Armor où, si quelque carreleur ou plâtrier a bien un nom portugais, son accent breton témoigne souvent d’une immigration ancienne.
48La spécificité de l’artisanat, tel qu’il se pratique en milieu rural, est prise en compte en conservant dans l’échantillon d’enquête des activités qui mettent concrètement en rapport ces deux univers. L’approche des artisans ruraux est conservée en se focalisant sur un métier particulier, celui de maréchal-ferrant qui réunit l’artisanat et l’élevage et dont les membres se situent aussi près que possible de l’univers agricole.
49Le choix d’étudier ce métier particulier s’est imposé dès le début de l’enquête. À la recherche de répondants, j’ai commencé par me tourner vers les artisans qui étaient autour de moi, parmi lesquels se trouvaient des maréchaux-ferrants. La simple observation de leur position de travail (penché en avant en maintenant le sabot du cheval entre les genoux) retient l’attention de toute personne qui s’intéresse à la santé au travail. Quelques entretiens exploratoires m’ont incité à étudier en détail ce groupe professionnel qui s’est avéré particulièrement pertinent pour démontrer l’existence d’une sélection par la santé chez ces artisans, comme on le verra par la suite.
50Proches des hommes de métier par leurs origines sociales, les maréchaux-ferrants s’en distinguent par leur parcours. En effet, la plupart d’entre eux côtoient une clientèle de propriétaires de chevaux issus des catégories sociales moyennes et supérieures. En entretenant des rapports de confiance avec leurs clients, ils développent une aisance relationnelle et un capital social qui les rapproche des artisans créateurs.
Les artisans créateurs
51La dernière catégorie d’artisans qui constituent l’échantillon n’est pas définissable par la pratique d’une activité particulière. Elle est caractérisée par l’importance du capital culturel dont ses membres disposent, lequel permet d’entretenir un certain type de relation avec la clientèle où l’artisan est bien plus qu’un simple exécutant et se rapproche de la figure de l’artiste.
52Ma définition des artisans créateurs est influencée par les travaux que Marc Perrenoud leur a consacrés et dont on peut transposer la problématique sur le terrain d’enquête breton. À la suite d’Howard Becker (1988), Perrenoud appréhende le travail artistique en le considérant comme un travail « comme les autres », sans essentialiser la démarche artistique. Dans un premier temps, il s’est intéressé à l’étude des musiciens ordinaires qui occupent les places les plus modestes de la hiérarchie professionnelle, ceux qu’il appelle « les musicos », qui vivent de prestations musicales routinières où l’inspiration artistique a rarement sa place, en exerçant leur métier sur un mode quasi-artisanal (Perrenoud, 2007). Dans un second temps, en renversant la perspective, il a observé les artisans du bâtiment qui, dans le contexte de gentrification rurale de l’arrière-pays méditerranéen, pratiquent leur métier en faisant valoir des compétences de créateurs dans un registre proche de celui de l’artiste inspiré (Perrenoud, 2008).
53Ces artisans sont issus de la classe moyenne intellectuelle et descendent de parents néo-ruraux installés dans la région dans les années 1970. Ils ont fréquemment fréquenté l’enseignement supérieur et bénéficient, en outre, d’une formation technique de qualité pour exercer leur métier5. Leur travail est esthétisé, un style personnel et singulier est décliné dans des fabrications qui sont reconnaissables. Le travail est pratiqué sur le mode de la vocation dans un régime de singularité quasi-artistique. Les réalisations de l’artisan sont présentées au client potentiel dans un « book », sorte de livre qui présente des photos des travaux réalisés, des croquis dessinés par l’artisan et des coupures de presse où il est mis en valeur. La clientèle recherchée est celle des gentrifieurs parisiens ou étrangers qui, en plus de fournir une rétribution économique substantielle, procure aussi des gratifications symboliques par la reconnaissance qu’elle offre à l’artisan en tant que producteur culturel.
54En effet, c’est bien par leur capital culturel que les artisans créateurs se distinguent le plus des deux autres catégories. Ce capital culturel leur est nécessaire à double titre. Premièrement, pour accéder à la clientèle des gentrifieurs, ils doivent être capables de s’insérer dans des réseaux qui les introduisent auprès de ces clients. Ces réseaux peuvent être de nature variée : associations de défense du patrimoine bâti traditionnel6, professionnels de l’architecture, organisateurs d’événements. Deuxièmement, une fois le contact établi, les deux parties doivent s’accorder pour faire passer au second plan la relation commerciale et mettre en scène un désintéressement propre à satisfaire les aspirations vocationnelles.
55La manière dont je définis le groupe des créateurs est sensiblement plus large que la définition de Perrenoud. J’y ajoute d’autres individus qu’on peut qualifier d’artistes plasticiens ordinaires et qui pratiquent l’artisanat par nécessité, tels que des sculpteurs ou des peintres. Ceux-ci ont un profil comparable aux musiciens ordinaires, à ceci près qu’ils exercent un art qui peut se décliner sous une forme artisanale. Contrairement aux musiciens dont le savoir-faire est difficilement utilisable dans d’autres domaines que la musique, un plasticien peut l’appliquer dans des travaux de finition du bâtiment. Parmi les cas rencontrés, on peut citer celui d’un peintre-sculpteur qui réalise des enduits tadelakt, technique marocaine en vogue dans les catalogues de décoration intérieure. D’origine sociale semblable à celle des artisans créateurs de Perrenoud, ces artistes plasticiens ordinaires détiennent au moins un bac et ont éventuellement fréquenté l’enseignement supérieur, après quoi ils ont suivi une formation technique. Ils n’ont pas bénéficié d’une socialisation professionnelle précoce dans l’artisanat, ce qui a un impact négatif sur leurs compétences techniques en début de carrière. Les artisans créateurs « aux trajectoires composites héritent souvent d’un capital culturel (et parfois économique) significatif, ils sont dotés de certaines dispositions ascétiques (goût de l’effort et de l’auto-discipline) et/ou entrepreneuriales, et d’une inclination à des modes de vie atypiques, voire au cosmopolitisme » (Bajard et Perrenoud, 2013 : 95).
56Le groupe des artisans créateurs inclut aussi des artisans d’art, au sens d’individus exerçant un travail indépendant qui allie la maîtrise technique du métier à la recherche esthétique.
57Ainsi défini, le groupe des artisans créateurs est composé d’individus dont l’identité est certes différente puisque les uns se revendiquent artisans (d’art) et les autres se perçoivent comme des artistes. Mais leurs pratiques sont finalement assez proches lorsqu’ils déclinent leur savoir-faire sous une forme artisanale. Le groupe est cohérent du point de vue des conditions de travail et c’est ce qui importe ici.
58Qu’ils se revendiquent artistes ou artisans, les artisans créateurs répartissent leur activité en trois catégories.
les pratiques artistiques : il s’agit d’œuvres guidées par l’inspiration artistique sans l’intervention d’un commanditaire. Ces œuvres font l’objet d’expositions dans des lieux spécifiquement dédiés. Même si elles sont minoritaires, tant du point de vue du temps qui y est consacré que de la part de revenus qui y est associée, ces pratiques fondent l’identité de certains artisans créateurs qui peuvent ainsi revendiquer légitimement le statut d’artiste ;
les pratiques intermédiaires : il s’agit de la fabrication d’objets utilitaires fortement imprégnés de pratiques artistiques, comme par exemple des enduits à la chaux aux couleurs ou aux textures élaborées (tels le tadelakt marocain) ou des rampes d’escalier en fer très ouvragées. Leur fonctionnalité limite les possibilités de création. Néanmoins, de gros efforts sont faits pour revendiquer le caractère artistique du travail malgré les contraintes de type artisanal qui le guident. Le plus souvent, la présence d’un commanditaire impose des contraintes qui restreignent la liberté du producteur. Mais il ne s’agit pas que d’un simple travail d’exécution dans la mesure où la composante artistique fait partie du produit qui est commandé à l’artisan. Dans ce cadre, la relation avec le client entretient l’illusion d’une création artistique par un discours où l’inspiration et la créativité semblent guider les actes. Et ceci, même si le client peut demander à valider un projet sur papier ou une maquette avant la réalisation, et exiger certaines modifications du projet initial sous peine d’annuler sa commande ;
les pratiques artisanales : il s’agit de la réalisation d’objets utilitaires, c’est-à-dire destinés à remplir une fonction, ce qui n’exclut pas complètement la créativité mais la relègue à un rôle secondaire, comme peut l’être la beauté de l’appareillage des pierres dans un mur par rapport à sa fonction première. Même si la demande du client est triviale, l’artisan créateur doit savoir l’écouter et lui faire des propositions. Formuler celles-ci dans un « langage créatif » fait partie de ses attributions. Les pratiques artisanales constituent la forme la moins valorisée de leur activité. Elle trouve éventuellement ses lettres de noblesse en invoquant un aspect patrimonial qui place l’artisan dans le sillage d’une tradition séculaire (enduits à l’argile), ou au contraire en la désignant comme ce qui se fait de plus contemporain, cette fois à la pointe de l’évolution (baignoire en béton ciré).
59Les trois types de pratique n’ont pas la même valeur symbolique et sont hiérarchisés. Comme je l’ai montré pour le cas précis des forgerons contemporains (Crasset, 2013), la création apparaît comme une plus-value pour les artisans alors que pour les artistes, la fabrication d’objets utilitaires est plutôt dégradante. Les artisans créateurs ne se consacrent pas forcément aux trois types de pratique. Au contraire, artisans et artistes ont chacun leur domaine privilégié. Les pratiques intermédiaires sont un domaine investi par les deux sous-groupes.
60Pour les artisans créateurs, la palette de clientèle est large, même s’ils apprécient plus particulièrement la clientèle des catégories sociales supérieures auprès de laquelle ils peuvent valoriser au mieux leur capital culturel et qui détient un capital économique suffisant pour payer un « service artistique » dépassant la simple prestation technique, pouvant aller jusqu’à la commande d’œuvres d’art. Les artisans créateurs ont une capacité à évoluer dans des espaces sociaux variés et à s’y adapter assez facilement, signe de la maîtrise d’une large palette de codes de comportement.
61L’existence de tels artisans est attestée par les travaux de Mazaud (2009). Pour cette auteure, ce groupe correspond au néo-artisanat des années 2000. Composé de reconvertis pour qui l’artisanat n’est pas le milieu social d’origine, le groupe des néo-artisans habite en milieu rural par choix, ses membres refusent d’adhérer à la société salariale et cherchent un épanouissement personnel en pratiquant une activité indépendante. Ils évoluent sur ce que l’auteur qualifie d’un « marché de l’authentique » éloigné de la logique entrepreneuriale dans un esprit post-soixante-huitard (Mazaud, 2009 : 205-220).
62Les pratiques des artisans créateurs remettent en cause la distinction classiquement établie entre art et artisanat. Cet entre-deux est partagé par de nombreux groupes professionnels de l’artisanat, même si la distinction entre art et artisanat reste une catégorisation indigène utilisée pour se situer dans l’espace professionnel (Jourdain, 2012). Outre les musiciens et les artisans, d’autres groupes professionnels évoluent ainsi « entre l’art et le métier ». On peut citer les architectes (Molina, 2013), les tatoueurs (Rolle, 2012) ou les photographes (Maresca, 2010).
63L’existence des artisans créateurs résulte de la rencontre entre deux populations : une clientèle fortunée attachée à mettre en valeur un patrimoine architectural et des artisans entretenant avec eux des relations d’égal à égal du point de vue culturel. L’étude de ce groupe spécifique ne se justifie pas par son importance numérique puisqu’il est très minoritaire. Mais comme nous le verrons, la détention d’un capital culturel est associée à un rapport différent au métier et à ses contraintes, qui contraste avec celui des hommes de métier.
64La description de Jules rend compte de ce qu’est un artisan créateur. Issu d’une famille de la classe moyenne (père dessinateur industriel, mère secrétaire), Jules obtient, après son bac, un BAFA7 et travaille comme animateur auprès de jeunes. Puis il complète sa formation par un brevet d’état d’éducateur sportif. À trente ans, il découvre la taille de pierre en encadrant des chantiers internationaux de jeunes bénévoles. Lassé par le travail d’animation, il décide de devenir sculpteur. Il passe alors un CAP de taille de pierre. Ensuite, il travaille pendant un an ou deux en maçonnerie de pierre dans la restauration du patrimoine comme salarié auprès d’un artisan local tout en sculptant le granit à ses heures perdues. Mais cette situation d’ouvrier du bâtiment ne le satisfait pas, ni du point de vue de l’identité qu’elle suppose, ni de celui de la pénibilité qu’elle impose.
« J’ai arrêté de bosser dans le patrimoine bâti. Je trouve ça intéressant, mais physiquement c’est du boulot de manard8 en fait. Donc j’avais pas trop envie de me détruire. Si je me détruisais, c’était vraiment sur la sculpture et pas sur autre chose. »
65Jules abandonne cet emploi pour se consacrer à la sculpture et à la rénovation de la maison en pierre qu’il a achetée. Malgré une situation financière très précaire, il se dit satisfait. Jules se revendique sculpteur et artiste, même si la réalisation d’œuvres d’art, au sens des « pratiques artistiques » n’est pas son activité principale. Il expose néanmoins des pièces chaque année. Depuis quatre ans, il participe à un symposium de sculpture où il réalise à chaque fois une statue de saint breton9. Il travaille en compagnie d’autres sculpteurs où chacun réalise la sculpture qui lui a été commandée par un mécène. Le lieu est assidûment fréquenté par les touristes de passage. Jules réalise aussi des travaux utilitaires, mais il n’est pas fier de ce type d’activité qu’il présente tantôt comme un service rendu à un copain (un évier), tantôt comme de l’argent facilement gagné en jouant sur la crédulité d’« un parisien friqué » (un enduit à la chaux), ce qui légitime à ses yeux de pratiquer son art sous une forme dégradée. Malgré cette palette d’activités très large, Jules doit compléter son revenu en travaillant occasionnellement pour des remplacements en tant qu’éducateur.
Un échantillon construit à partir du capital culturel
66Les hommes de métier sont la fraction la plus ancienne et la plus stable du groupe des artisans. Ils représentent un artisanat d’origine populaire et ouvrière. Les artisans créateurs sont une catégorie minoritaire et émergente, qui se caractérise par la détention d’un capital culturel supérieur à celui des hommes de métier. L’émergence de ce groupe témoigne d’une tendance de fond repérée dès les années 1970 et qui consiste en une élévation progressive du capital culturel moyen dans l’artisanat (Bourdieu, 1973).
67Ainsi défini, l’échantillon d’enquête rend compte de la diversité du capital culturel qu’on trouve chez les artisans. Or, le capital culturel est un élément qui détermine en partie le rapport au corps et à la santé (Boltanski, 1971). L’échantillon est construit principalement sur base de l’appartenance à l’une des trois catégories d’artisans qui ont été définies (hommes de métier, artisans ruraux, artisans créateurs), mais d’autres dimensions sont prises en compte comme l’âge et le fait de travailler seul ou avec des salariés.
68Je serai parfois amené à comparer deux situations idéaltypiques, celles de l’homme de métier employeur et de l’artisan créateur sans salarié. Ce sont deux situations contrastées qui sont fréquentes sur le terrain, mais cette opposition ne reflète qu’imparfaitement la réalité puisqu’il existe de nombreux hommes de métier sans salariés et qu’on trouve aussi, quoique dans une moindre mesure, des artisans créateurs employeurs. Ainsi, lorsqu’il s’agira d’expliquer comment est réparti le travail pénible sur un chantier, c’est la dimension solo-employeur qui sera privilégiée. À d’autres moments, c’est sur l’opposition entre créateur et homme de métier que j’appuierai mon raisonnement, par exemple quand j’aborderai la question de l’accès à l’indépendance.
Matériaux formalisés
69Les catégories de l’échantillon étant définies, il reste à préciser quels sont les matériaux qui ont été collectés pour représenter chacune d’entre elles. Mises à part les données de l’enquête SIP 2006 qui ont fait l’objet d’une analyse secondaire, deux types de matériaux ont été utilisés dans cette enquête. Les premiers ont été collectés dans une démarche méthodique d’enquête. Ils en constituent le noyau dur. Il s’agit des entretiens semi-directifs avec des artisans (n = 44) et des observations, avec ou sans participation. D’autres entretiens ont été menés avec des personnes qui interviennent à des titres divers dans la vie des artisans. Il s’agit de comptables, d’un vétérinaire, d’un intervenant en prévention des risques professionnels (IPRP), d’une personne spécialisée en création d’entreprises de droit britannique (Ltd), de membres de sociétés compagnonniques, de médecins…
70De nombreuses observations non-participantes ont été menées dans des contextes divers : journées de formation à la sécurité, de formation à l’entrepreneuriat, salons professionnels, fêtes de vieux métiers ou marchés artisanaux. Au cours de ces observations, j’occupais des statuts variés allant de l’étudiant au badaud naïf en passant par celui de chercheur universitaire. Plusieurs semaines d’observations participantes ont été réalisées spécifiquement pour l’enquête sociologique.
71Une distinction méthodologique existe entre ces observations « formalisées » et celles qui relèvent de ma vie professionnelle d’artisan. Pourtant, dans la pratique, les deux types d’observations ont été menés sur le même mode. Dans les deux cas, la priorité était de réaliser le travail qui m’était confié puisque c’était ce qui justifiait ma présence, ce qui n’empêchait aucunement d’observer celui d’autrui, de prendre des notes sur un carnet, de faire des comptages et d’entretenir des conversations intéressées avec les personnes présentes.
72Trois observations d’une semaine ont été menées dans des entreprises du bâtiment. Cet environnement m’était familier dès avant l’enquête car le travail de ferronnerie inclut souvent la pose des ouvrages, ce qui rend nécessaire une coordination avec les autres métiers qui interviennent sur le chantier. J’ai donc été amené à côtoyer des artisans du bâtiment à ces occasions.
73Les observations ont été menées auprès de deux hommes de métier du bâtiment exerçant les métiers de carreleur et de menuisier. Une autre observation a été conduite auprès d’un artisan créateur charpentier. En effet, comme on l’a vu, les artisans créateurs ne sont pas définissables par un secteur d’activité précis et peuvent exercer dans le bâtiment.
74Trois jours ont été consacrés à suivre des maréchaux-ferrants durant leur tournée. Ce nombre réduit d’observations formalisées est largement compensé par la fréquentation régulière de cette profession depuis de nombreuses années. Le fait d’être cavalier et propriétaire de deux chevaux implique pour moi des rapports fréquents avec les maréchaux en tant que client. D’autre part, j’ai été amené au fil de mon propre parcours professionnel à suivre deux mois de cours dans une école de maréchalerie10, bref passage qui ne fait en aucun cas de moi un membre de cette profession mais qui m’a permis d’observer à quel point les capacités physiques des jeunes sont sollicitées pendant l’apprentissage. Ma double appartenance au milieu artisanal et au territoire rural où s’est déroulée l’enquête m’a permis de solliciter des maréchaux que je connaissais déjà pour la plupart. Grâce à ces atouts, une familiarité et une connivence se sont rapidement installées, comme en témoigne le tutoiement quasi systématique dans les entretiens.
75Si je ne suis pas intervenu directement sur les pieds des chevaux, j’ai pu me rendre utile en rendant divers services (ramener un cheval au pré, tenir un âne turbulent, balayer le crottin). La participation directe au travail des enquêtés a contribué à réduire la distance instaurée par la démarche d’enquête. Loin de me distraire de mon objectif d’observation, cette relation de confiance m’a permis d’enregistrer les conversations, de prendre des notes dans le carnet de terrain et de faire des photos sans avoir à dissimuler ces gestes qui, dans d’autres circonstances, peuvent briser la spontanéité d’un échange. J’avais à l’égard de mes enquêtés le comportement qu’ils me connaissent habituellement. Pendant toute la période de l’enquête, j’ai multiplié les occasions d’observer des maréchaux, tantôt incognito, tantôt en dévoilant ma démarche.
76Dès avant le début de l’enquête de terrain, je connaissais suffisamment les conditions de travail des maréchaux pour savoir que, si la sélection par la santé jouait un rôle dans l’artisanat, celui-ci serait facilement repérable en analysant ce métier particulier. Les premières données que j’ai récoltées, sous forme d’entretiens, m’ont incité à approfondir la question, et toutes les informations que j’ai recueillies par la suite n’ont fait que confirmer l’importance de la sélection par la santé dans la maréchalerie.
77Une autre série d’observations a été réalisée sur une durée de quatre semaines auprès d’artisans créateurs réunis à l’occasion d’un symposium de sculpture que je vais brièvement décrire. Le site de « la vallée des Saints » où se tient le symposium se trouve dans un village du Centre-Bretagne (Carnoët, Côtes-d’Armor). Chaque année depuis 2010, des sculpteurs s’y retrouvent pendant quatre semaines pour réaliser des statues de saints bretons. Celles-ci sont ensuite exposées sur une colline proche où elles s’accumulent année après année, formant ainsi une exposition permanente qualifiée d’« île de Pâques bretonne » par les promoteurs du projet. La taille des statues justifie la comparaison puisqu’elles mesurent environ trois mètres pour un poids avoisinant les 10 tonnes. Fin 2016, le parc compte 78 sculptures et d’autres sont en cours de financement par un système de mécénat (entreprises, particuliers ou associations créées dans ce but). Initiée par Philippe Abjean, philosophe chrétien et militant breton, la vallée des Saints est un phénomène qui ne peut être saisi dans toute sa complexité en quelques lignes. Le projet s’articule autour de l’érection de statues de saints bretons. Il se réfère au christianisme mais aussi au culte de saints régionaux héritiers du paganisme et/ou témoins des origines celtiques du christianisme breton. L’aspect monumental des statues évoque aussi une époque plus ancienne par leur similitude avec les mégalithes présents partout dans la région et complète ce portrait d’une Bretagne mystique et éternelle.
78Le métier de tailleur de pierre a lui aussi une importance dans la culture populaire bretonne car de nombreuses carrières étaient dispersées sur le territoire au siècle dernier et employaient une importante main-d’œuvre. Le granit, matériau traditionnellement employé dans la construction, est lui-même un symbole de la résistance à l’érosion du temps et revêtu d’une forte connotation identitaire.
79Le site est l’objet de visites organisées et cette dimension est appelée à croître pour faire du site un moteur du développement touristique en Centre-Bretagne. C’est aussi une vitrine pour des entreprises bretonnes qui affichent ainsi leur ancrage local. Carnoët se trouve à quelques kilomètres de l’institut de Locarn, centre de prospective économique et think tank du patronat breton. Chacune de ces dimensions (religieuse, culturelle, touristique, économique) mériterait d’être explorée, mais cela nous éloignerait de la problématique qui est traitée ici. Ce qui doit retenir l’attention, c’est le fait que des artisans qui travaillent seuls presque toute l’année sont provisoirement réunis et vivent côte à côte pendant un mois. La vie collective qui se crée à cette occasion est d’autant plus intense qu’elle est brève et rare, ce qui fait la richesse de cette observation. L’intérêt d’enquêter à cet endroit repose sur la possibilité d’observer des artisans habitués à travailler seuls, et qui se trouvent temporairement en présence les uns des autres. Ce « collectif de travailleurs solitaires » est un oxymore très productif du point de vue de l’observation sociologique. Cette rencontre inhabituelle est pour eux l’occasion de partager des tours de main, des ficelles du métier, d’observer le travail d’autrui, les techniques employées, de discuter des qualités de l’outillage ou de la manière dont les autres procèdent pour régler certains problèmes auxquels tous sont confrontés.
80À plusieurs reprises, les individus observés à la vallée des Saints ont manifesté explicitement le désir d’être désignés par le terme de « sculpteur » et pas comme « tailleur de pierre ». Il s’agit pour eux de revendiquer une identité d’artiste et d’écarter celle d’artisan. Pourtant, la plupart des neuf individus concernés travaillent aussi dans le registre artisanal, comme maçon de pierre en construction traditionnelle, comme tailleur de pierre s’il s’agit de sculpter une fontaine ou comme graveur pour celui qui réalise des lettrages sur des pierres tombales. À l’inverse, certains sculptent aussi parfois des œuvres contemporaines, comme un bloc de grès incrusté de moquette verte. Le chantier de la vallée des Saints est un entre-deux, une zone grise entre les deux pôles artistique et artisanal. L’identité artiste étant jugée supérieure à l’identité artisanale, les sculpteurs la revendiquent avec d’autant plus de véhémence qu’elle est incertaine.
81Dans le reportage diffusé dans le journal télévisé d’Armor-TV, les sculpteurs sont qualifiés d’« artistes-artisans » par le journaliste. Le sculpteur David Puech y insiste sur l’aspect créatif du travail :
« Nous on y trouve notre compte, forcément, parce que c’est un projet créatif. On a une grande liberté dans l’expression et l’interprétation du saint. Le cahier des charges, c’est un visage ou quelque chose qui représente le personnage, les attributs du saint, mais après, c’est une écriture qui est très libre, il y a mille façons d’interpréter le saint11. »
82S’il est attendu des sculpteurs une certaine créativité, celle-ci est fortement contrainte par plusieurs facteurs. Comme l’évoque le sculpteur ci-dessus, la charte de l’association impose de respecter certaines directives dans la réalisation de l’œuvre. La statue doit être anthropomorphe, posséder un visage et détenir les attributs symboliques du saint (animal, objet ou caractéristique physique).
83Une contrainte plus forte est liée au fait que les statues sont financées par le mécénat et que, dans la majorité des cas, ce sont les mécènes qui choisissent quel sculpteur réalisera leur statue. Les interlocuteurs des sculpteurs peuvent être le dirigeant d’une entreprise qui finance l’entièreté de la statue, les représentants d’un groupe de souscripteurs (jusqu’à 243 dans le cas d’un village qui porte le nom du saint) ou d’un nombre réduit d’individus (une famille qui possède une chapelle dédiée au saint). Un projet de sculpture leur est proposé sous forme de croquis, puis de maquette et chaque étape est validée avant la réalisation de la suivante. Le rapport de force entre les deux parties varie en fonction de la renommée du sculpteur et de la capacité de ses interlocuteurs à discuter avec lui dans un registre de langage adéquat. Un sculpteur réputé ou les représentants d’une vieille famille de l’aristocratie bretonne imposent plus facilement leur point de vue qu’un sculpteur débutant ou que les représentants d’une association villageoise.
84Les mécènes attendent des sculpteurs qu’ils adoptent une certaine attitude, un certain langage, qu’ils incarnent le personnage de l’artiste. Ainsi, ils entretiennent avec eux l’illusion du désintéressement et d’une création partagée où le mécène inspire l’artiste en lui racontant le rapport que sa famille entretient avec le saint dont elle finance la statue, en discutant d’une légende locale qui raconte la vie du saint ou en commentant des images qui le représentent. Or, il s’agit en fait d’une négociation permanente où l’artiste cherche à ne pas s’engager sur des points trop précis et à conserver une marge de manœuvre. Celle-ci lui est indispensable pour pouvoir faire face aux éventuels aléas techniques et pour sculpter la statue selon ses propres inclinaisons artistiques. Il ne souhaite pas faire une œuvre de commande, tout en n’étant pas en position de refuser ouvertement quoi que ce soit au commanditaire. Lorsque les choses se passent bien, une relation empreinte d’émotion se tisse entre les deux parties. Mais à d’autres moments, le rapport de domination apparaît dans la vérité nue (Bourdieu, 1996). Face aux critiques qui sont adressées à sa maquette, un sculpteur invoque maladroitement un « style médiéval rupestre » pour chercher à se soustraire aux modifications demandées mais auxquelles il se soumettra finalement. Un autre refuse de modifier son projet et quitte le chantier, malgré une tentative de médiation de l’organisateur. Son attitude est approuvée par les autres sculpteurs, sans pourtant être imitée. Le revenu financier procuré par ce travail est conséquent et certains pourraient difficilement s’en passer. La participation à ce chantier est aussi importante du point de vue réputationnel.
85La créativité attendue réside dans une certaine inventivité, une imagination dans les formes sculptées, mais c’est une liberté surveillée. En cela, le travail des sculpteurs est bien un travail d’artisan. À l’inverse, les sculpteurs bénéficient d’une reconnaissance très forte en tant qu’artiste de la part de la population locale. Ils sont nimbés d’une aura artistique auprès des bénévoles de l’association et dans les commerces de ce village de 750 habitants. Cette reconnaissance est une source de satisfaction et d’échanges de nature variée.
Matériaux non-formalisés
86Le second type de matériaux est moins formalisé. Il s’agit d’interactions où la vie quotidienne et l’enquête sociologique sont mêlées en proportions variables.
87Durant les années d’enquête, les conversations courantes que j’ai menées avec des artisans se sont muées insensiblement en autant de petits entretiens qui donnaient lieu à des prises de notes. Dans mon carnet d’enquête, qui est aussi mon carnet d’atelier, on trouve pêle-mêle des croquis de ferronnerie, des comptes rendus de conversations, des coordonnées de clients et des fiches de lecture. Il serait impossible de dresser une liste exhaustive de tous les matériaux collectés, sans compter les souvenirs antérieurs à l’enquête qui sont eux aussi exploitables (Crasset, 2016).
88Dans certaines situations, la démarche d’enquête a pris le pas sur la vie personnelle mais les deux restent indissociables. Deux observations participantes menées auprès d’hommes de métier sont à comparer aux trois semaines en entreprise qui sont mentionnées dans les matériaux formalisés. Il s’agissait d’assurer le suivi d’un chantier de couverture à mon propre domicile où des dégâts s’étaient produits suite à une tempête. Deux entreprises sont intervenues successivement. La première (un artisan + un salarié) a posé une charpente et un toit en tôle sur un bâtiment où je me suis occupé moi-même de la maçonnerie. Nous n’avons pas travaillé ensemble, mais nos échanges ont été nombreux pour coordonner nos interventions (relation d’artisan à artisan) et pour négocier certains aspects du travail que je souhaitais (relation de client à artisan). Le deuxième artisan (auto-entrepreneur) est intervenu sur une autre toiture, cette fois-ci pour de la pose d’ardoises. Il m’a autorisé à l’assister dans son travail et m’a quelque peu initié au tracé, à la taille et à la pose des ardoises. J’ai ainsi pu comparer les rapports que j’entretenais avec ces deux artisans, leurs tarifs, leurs façons de travailler. J’ai chronométré le travail du premier artisan en l’observant par la fenêtre ; j’ai pu m’entretenir longuement avec l’auto-entrepreneur pendant que nous travaillions ensemble sur le toit à poser les ardoises. La qualité des données récoltées à ces occasions est comparable à celle des données construites dans le seul but de l’analyse sociologique.
89Enfin, et c’est un point commun à tous les chercheurs qui sont habités par ce qu’ils font, tout événement en rapport avec l’artisanat a éveillé ma curiosité. Suivre l’actualité concernant l’auto-entreprise, observer les artisans dans leur véhicule quand ils sont sur l’autoroute et repérer à quelle heure ils sont les plus nombreux à circuler, déjeuner dans les restaurants ouvriers que beaucoup d’entre eux fréquentent, bref se laisser imprégner jusqu’à saturation par son objet d’étude jusqu’à pouvoir deviner les propriétés sociales d’un individu avec qui on n’a échangé que quelques paroles, et en faire un univers (presque) sans surprise.
Notes de bas de page
1 Sauf mention contraire, les données statistiques qui suivent sont tirées des études menées par Armorstat, centre de ressources socio-économiques des Côtes-d’Armor.
2 Insee-Bretagne, La Bretagne en chiffres, éditions 2010.
3 Aujourd’hui appelée Fédération nationale des artisans et petites entreprises en milieu rural.
4 Jusqu’au 1er janvier 2014, ceux qui optaient pour la double affiliation dépendaient de la MSA pour le service des prestations familiales, pour le paiement de la cotisation prestations familiales, ainsi que des CSG-CRDS. Ils dépendaient du RSI pour les assurances maladie et vieillesse, et pour le versement des autres cotisations. Désormais, ils dépendent du RSI pour l’ensemble des risques ainsi que pour l’appel et le versement de l’ensemble des cotisations personnelles, et de la CAF pour les prestations familiales. Les salariés des artisans agricoles restent affiliés à la MSA.
5 Je n’ai pas retrouvé cette dernière caractéristique sur mon propre terrain d’enquête.
6 Tel Tiez Breizh, l’UCQPAB (Union charte qualité patrimoine architectural breton) ou la Fondation du patrimoine, organismes qui promeuvent le respect des techniques de construction traditionnelles dans la rénovation des bâtiments anciens.
7 BAFA : brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur.
8 Manard : manœuvre, homme de peine sans qualification.
9 Il s’agit de la « vallée des Saints » dont il sera question supra.
10 En 1995, à l’IEPSCF (Institut d’enseignement de la promotion sociale de la communauté française), école de maréchalerie d’Anderlecht, Bruxelles.
11 Dans un reportage diffusé sur Armor-TV le 4 juillet 2012 qui montre bien l’implantation des lieux et la manière dont se déroule le travail.
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