Chapitre II. Construction et usure du corps au travail
p. 35-43
Texte intégral
1Les artisans exercent des métiers couramment qualifiés de « manuels », c’est-à-dire des formes de travail où l’engagement physique est prépondérant et détermine largement le résultat de l’activité. Pour y arriver de manière efficace, ils doivent disposer d’un corps bien préparé à remplir cette fonction. La première étape du parcours des artisans est celle de l’apprentissage au sens large, c’est-à-dire la période durant laquelle sont acquises les techniques du corps1.
2Pour être un travailleur manuel accompli, plusieurs atouts sont indispensables. Premièrement, il faut avoir un corps qui y soit adapté. Ensuite, il faut maîtriser certains gestes techniques. Enfin, il faut disposer de connaissances théoriques et d’un habitus compatible avec l’activité et le milieu social dans lequel le travail s’exerce. Ainsi, le travail met en jeu les trois niveaux de « l’homme total » (Mauss, 1950). Social parce que la socialisation transmet une série de normes qui orientent le comportement des individus ; psychologique parce que ces normes sont intériorisées ; physiologique parce que l’empreinte sociale se manifeste par une hexis corporelle, une maîtrise de techniques du corps et jusque dans une transformation de la morphologie humaine. L’ensemble de ces capacités peut être désigné comme le capital corporel. La constitution du capital corporel, c’est-à-dire les adaptations biologiques et psychologiques permettant l’adhésion à un groupe social où le travail repose sur l’engagement physique, englobe bel et bien ces trois dimensions.
3Si, comme le souligne Mauss, l’acquisition des techniques du corps consiste en premier lieu à apprendre comment se servir de celui-ci, l’emprise du social sur le corps dépasse largement l’acquisition d’habitudes ou de tours de main. Au cours de l’apprentissage d’un métier, l’acquisition de nouveaux gestes entraîne une adaptation du corps qui se conforme progressivement à ce qui est exigé de lui. C’est la part biologique du capital corporel. Elle est d’autant plus importante que le travail repose sur l’engagement physique, comme c’est le cas pour les artisans enquêtés. Des modifications physiologiques accompagnent le processus d’apprentissage. Le corps est modelé par la répétition du geste et il finit par se conformer – au sens de « prendre la forme » – à ce qui lui est demandé. Ainsi, dans son ouvrage consacré à la santé des maréchaux-ferrants, le docteur Louria identifie une configuration musculaire spécifique à leur métier (Louria, 2011). Pour arriver à maintenir la position de travail et résister aux mouvements de l’animal tout en gardant la dextérité indispensable à un travail de précision effectué par les mains, le maréchal développe « un statut musculaire particulier », avec des muscles du dos puissants et raides, et une musculature des cuisses forte et souple. « Aguerri par un apprentissage aux exigences physiques incontestées, le maréchal semble avoir l’obligation de développer une harmonie musculaire afin d’assurer une répartition optimale des charges qu’il supporte » (Louria, 2010 : 29).
4Une autre discipline scientifique, l’ostéoarchéologie, atteste de l’influence des pratiques d’un individu sur sa morphologie. Au départ, elle consiste en l’étude des ossements d’un individu aux fins de chercher des informations sur les maladies auxquelles il a été exposé. Mais les informations dépassent le simple diagnostic de maladies ou de traumatismes en apportant des connaissances sur le mode de vie car le développement du corps humain est influencé par les sollicitations qui lui sont adressées. Autrement dit, les contraintes sociales exercent une influence sur la morphologie des individus. À partir de restes humains, l’ostéoarchéologie peut tirer des conclusions sur la proportion de gauchers dans une population (Steel et May, 1995), sur la division sexuelle du travail (Pany, 2003) ou sur le type de tâches réalisées par un individu au cours de sa vie (Crevecoeur et Villotte, 2006).
5Quant aux aspects psychologiques de la constitution du capital corporel, ils reposent non seulement sur une intériorisation des normes sociales, mais aussi sur le fait que la répétition quotidienne de certains gestes, notamment pendant le travail, nous amène à considérer la vie sous un certain jour ou, pour reprendre la formule de Charles Suaud, que l’exposition du corps éveille des dispositions mentales. En étudiant les mécanismes d’inculcation de la vocation chez les séminaristes, Suaud a montré comment celle-ci passe par une pédagogie du corps qui fait naître le sentiment d’avoir la vocation sacerdotale (Suaud, 1978). Les dispositions intellectuelles et morales sont suscitées par l’apprentissage des rites (gestes et paroles), leur répétition et leur parfaite exécution renforçant l’état de dévotion. Le corps acquiert de nouveaux schèmes moteurs qui servent de support à l’intériorisation d’un habitus liturgique. Cette exposition du corps dépasse le cadre strict des pratiques rituelles, elle recouvre de nombreux aspects de la vie quotidienne (vêture, toilette) qui inculquent une maîtrise du corps spécifiquement cléricale. Ultérieurement, l’auteur étend son champ d’investigation aux prêtres-ouvriers qui ont partagé les conditions de travail des ouvriers en usine (Suaud et Viet-Depaule, 2004). Il constate que la pratique d’un travail manuel provoque un déchirement intérieur causé par les exigences contradictoires de deux socialisations successives, l’une exigeant la mise à l’écart du corps et l’autre son engagement. L’ordre social est donc appris « par corps » (Bourdieu, 1979). Il s’impose aux individus en modelant à la fois leur corps et leur esprit.
6Si on transpose le raisonnement au monde du travail, on admettra que l’apprentissage d’un métier oriente le développement du corps de telle manière à le rendre plus efficace, c’est-à-dire plus souple, plus rapide ou plus résistant. À terme, le corps sera modelé par la pratique professionnelle pour répondre de manière optimale à ce qui lui est demandé. Les possibilités d’adaptation varient selon les capacités physiques de chaque individu. Si elles sont insuffisantes, le métier ne pourra pas être appris. Ce processus est à la fois une transformation et une déformation du corps qui va dans le sens d’une plus grande efficacité. Il relève d’un processus d’incorporation du capital culturel, lequel devient ainsi un capital corporel. En ce sens, l’apprentissage d’un métier équivaut à la constitution du capital corporel nécessaire pour le pratiquer, à l’acquisition d’« un savoir devenu corps » (Accardo, 2006 : 19). Il rend compte de l’emprise du social au niveau physiologique (corps déformé-conformé) et psychologique (intériorisation d’un rapport au corps).
Le corps façonné par le travail
Le concept de capital corporel
7Pour étudier des pratiques dans lesquelles l’engagement physique est intense, comme la boxe (Wacquant, 2002), le sport (Papin, 2008) ou la danse (Sorignet, 2004, 2006), la sociologie a recouru à plusieurs reprises au concept de capital corporel énoncé par Pierre Bourdieu (1986).
8Pour Wacquant, les ressources biologiques du boxeur doivent être transformées par l’entraînement. Le corps biologique ne peut produire de la valeur dans un champ qu’après avoir été modifié par la socialisation et l’entraînement. Le corps n’est pas seulement une donnée biologique, il est l’objet d’une construction sociale qui rend possible sa mise en jeu. Dans cette optique, le capital corporel désigne le corps socialisé qui est capable de produire une performance sportive.
9Se référant à Wacquant, Bruno Papin insiste à propos des gymnastes sur la création d’un habitus et d’une ascèse nécessaire à la gestion du capital-corps qui permet « d’user de son corps sans jamais l’user » (idem : 4). De même, Pierre-Emmanuel Sorignet observe que les danseurs contemporains doivent acquérir une maîtrise pratique de l’entretien de leur corps pour durer dans le métier. Sorignet (2004) se demande ce qu’il advient quand le capital corporel s’érode avec l’avancée en âge et qu’arrive le moment de la reconversion.
10La démarche commune à ces auteurs consiste à observer des individus dont le corps est le premier outil de travail et à examiner comment le capital corporel est construit, puis mis en jeu. Celui-ci est donc construit, utilisé, entretenu et, éventuellement, converti en d’autres formes de capitaux qui permettent la poursuite de l’activité professionnelle lorsque le corps biologique – support du capital corporel – montre des signes de faiblesse.
11C’est au cours de l’apprentissage du métier que se constitue le capital corporel nécessaire. Une fois constitué, il permet l’exercice du métier. Mais ce capital corporel est périssable, il s’abîme en raison du passage du temps et de l’usure professionnelle. Sa disparition progressive s’accompagne d’atteintes à la santé. Il faut alors réagir à cette érosion en cherchant des moyens de maintenir l’activité professionnelle malgré la diminution des capacités physiques. La question peut être transposée aux artisans2 en se demandant comment ils résolvent cette question et quelles sont les stratégies – conscientes et inconscientes – qu’ils déploient pour y faire face. De manière plus large, il s’agit de voir comment le corps est engagé dans le travail, comment le capital corporel, qui a été constitué dans un premier temps, est ensuite dépensé et/ou converti en d’autres formes de capitaux qui permettent de se maintenir en activité.
L’artisan, un travailleur manuel
12C’est surtout à travers l’étude de l’engagement du corps dans le travail que j’ai cherché à étudier les artisans. En effet, ma démarche repose sur l’étude des formes de travail où l’engagement physique est prépondérant, celui qu’on appelle communément le travail manuel. Ce terme d’usage courant s’oppose à celui de travail intellectuel, bien qu’aucune activité humaine ne puisse se passer entièrement de l’une ou l’autre de ces deux composantes. Cette distinction, dont les racines remontent à l’Antiquité, souligne la supériorité symbolique du spirituel sur le matériel. Transposée au monde du travail, elle se retrouve dans la hiérarchie entre conception et exécution. Néanmoins, on ne peut pas réduire l’opposition manuel-intellectuel à une dévalorisation symbolique du premier terme. Il y a une réalité objective qui fonde cette distinction. À l’inverse du travail intellectuel, le résultat du travail manuel repose largement sur la quantité d’énergie musculaire déployée. L’étude d’un secteur d’activité où l’engagement physique est prépondérant semble fructueux pour cerner les interactions entre santé et travail, même s’il faut garder à l’esprit que les aspects psychologiques et physiques sont interdépendants.
13Le travail manuel est souvent choisi par défaut, comme s’il était réservé à ceux qui n’ont pas les capacités intellectuelles indispensables pour pouvoir faire autre chose. Selon ce point de vue, être travailleur manuel ne nécessiterait aucune qualité particulière. Or, si le travail manuel engage le corps, il mobilise aussi d’autres facultés. Richard Sennett (2010) a montré ce que la séparation entre travail manuel et intellectuel a d’artificiel. D’après lui, si l’intelligence de la main semble être une forme de savoir différent de ce qu’est la connaissance cérébrale, si « ce que sait la main » semble relever d’un registre différent de « ce que sait la tête », c’est parce que le travail manuel est plus complexe, qu’il exige une coordination entre l’œil, la main et le cerveau, qu’il appelle « la triade de la main intelligente » et qui permet de focaliser l’attention de ces trois éléments sur la tâche réalisée.
14Il n’y a pas de différence de nature entre le travail manuel et le travail intellectuel. La différence réside dans la manière dont est réparti le capital culturel dans les différentes formes qu’il peut présenter (Bourdieu, 1979). Les travailleurs intellectuels détiennent leur capital culturel principalement sous sa forme institutionnalisée (diplômes) alors que les travailleurs manuels privilégient sa forme incorporée que constitue le capital corporel3.
« Le capital culturel est un avoir devenu être, une propriété faite corps, devenue partie intégrante de la “personne”, un habitus. Celui qui le possède a “payé de sa personne”, et de ce qu’il a de plus personnel, son temps. Ce capital “personnel” ne peut être transmis instantanément (à la différence de la monnaie, du titre de propriété ou même du titre de noblesse) par le don ou la transmission héréditaire, l’achat ou l’échange ; il peut s’acquérir, pour l’essentiel, de manière totalement dissimulée et inconsciente et reste marqué par ses conditions primitives d’acquisition ; il ne peut être accumulé au-delà des capacités d’appropriation d’un agent singulier ; il dépérit et meurt avec son porteur (avec ses capacités biologiques, sa mémoire…) »
Bourdieu, 1979 : 3-4.
15Le capital corporel incarne la forme la plus fragile et la plus instable du capital culturel. Il s’appuie sur des capacités physiques qui s’érodent avec le temps en raison des processus de vieillissement et d’usure, même si sa diminution est partiellement compensée par l’expérience. Les modifications physiologiques induites par le travail apportent un avantage lorsqu’elles rendent le corps plus efficace, par exemple quand elles consistent en un renforcement de la musculature. Il ne s’agit pas seulement de les considérer comme des maladies. Mais elles finissent par devenir un problème quand elles accélèrent l’usure des parties du corps les plus sollicitées. La part des inégalités sociales de santé étant largement attribuable au travail (Chanlat, 1983 ; Cambois et al., 2008), on peut penser que le jugement de valeur négatif qui est porté sur le travail manuel se fonde en partie sur les conséquences néfastes de celui-ci.
Usure du corps, érosion du capital corporel
16La notion d’usure permet de mettre en rapport la santé, le travail et le capital corporel. Pour ce faire, il convient de préciser le contenu de ce terme qui est souvent associé aux notions de pénibilité et de parcours professionnel. Le terme d’usure est utilisé en sciences humaines pour désigner tantôt un processus d’érosion psychologique (Dejours, 1980) et tantôt celle des capacités physiques (Cottereau, 1983). Néanmoins, la dimension subjective joue un rôle dans le vieillissement physique et vice versa (Drulhe, 2003).
17Du point de vue physique, l’usure est envisagée comme un processus de vieillissement. On distingue « le vieillissement “naturel” sous l’action de facteurs internes, biologiques, et le vieillissement “produit”, c’est-à-dire influencé par des facteurs externes de l’environnement dans lequel on vit, et surtout dans lequel on travaille » (Teiger, 1989 : 21). Le vieillissement induit par le travail explique en grande partie le vieillissement différentiel entre les classes sociales. L’usure est pensée en termes d’« usure différentielle » ce qui renvoie aux inégalités sociales de santé entre les travailleurs manuels et les autres. Cette usure différentielle est en rapport avec la pénibilité du travail. Celle-ci peut être appréhendée par son versant objectif, en la définissant comme l’ensemble des conditions de travail potentiellement pathogènes à long terme. Les principales contraintes identifiées comme pénibles étant les contraintes physiques et posturales, le travail de nuit et l’exposition à des agents toxiques. La pénibilité peut aussi être envisagée comme un rapport subjectif au travail. Elle désigne alors « un ressenti de difficultés à réaliser un travail pour un individu, à un instant T, que ce ressenti soit ou non exprimé verbalement » (ANACT, 2010 : 11), ce ressenti étant en rapport étroit avec les contraintes du travail, l’état de santé et le rapport que la personne entretient avec son travail. On établit ainsi la distinction entre pénibilité du travail et pénibilité au travail.
18L’usure est un processus qui résulte d’une pénibilité dont les effets sont souvent différés dans le temps et dont les conséquences ont un impact sur la suite de la vie professionnelle. L’examen des parcours professionnels est crucial pour en comprendre toute la portée. Au fil de leur parcours, l’usure est appréhendée par les acteurs, c’est un sujet de réflexion et de préoccupation. Il y a des stratégies en rapport avec la pénibilité telle qu’elle est perçue. Percevoir la pénibilité, c’est ressentir des difficultés à supporter une situation de travail, mais c’est aussi donner un sens à ce qu’on ressent. Ainsi, « on est conduit à élargir la notion d’usure au travail et à y intégrer un art de gérer au mieux un cours de vie de travail » (Cottereau, 1983b : 74).
19Les auteurs identifient diverses stratégies d’adaptation à l’usure chez les salariés. On peut les regrouper en deux grandes catégories qui sont la mobilité (changement de poste de travail au sein du même atelier, passage à un horaire classique pour ceux qui sont en travail posté) et les stratégies compensatoires (changement de stratégies opératoires pour effectuer une même tâche) (Teiger, 1989). C’est parce que l’avancée en âge est associée à ces stratégies qu’on parle de « construction de la santé au travail » (Marquié et Jolivet, 2006), l’expérience compensant la diminution des ressources physiques. Néanmoins, les auteurs décrivent surtout les stratégies de mobilité qui consistent à quitter ou éviter certains emplois. Ainsi, Cribier (1983), en observant la mobilité socioprofessionnelle dans une cohorte d’ouvriers, mentionne plusieurs stratégies : amélioration de la qualification, recherche de la « place douce », départ de l’usine ou de la vie active. Roche (2005) détaille chez les jeunes ouvriers du bâtiment quelles sont les stratégies de contournement (trouver parmi les possibilités limitées d’emploi celui qui est le moins fatigant, refuser des offres d’emplois dangereux) et de « retrait à temps » (quitter un emploi quand on sent qu’on n’en peut plus, envisager a priori son métier comme une activité temporaire).
20Dans le contexte du salariat, les stratégies compensatoires, qui consistent à remplir les mêmes tâches en modifiant le mode opératoire, ne sont possibles que si l’organisation du travail est assez souple pour les autoriser (Teiger, 1989). L’examen des travailleurs vieillissants permet « d’évaluer la compatibilité des formes plus ou moins rigides d’organisations du travail avec cette réalité fondamentalement diverse et continuellement en mouvement que représente le facteur humain » (Marquié, Paumès et Volkoff, 1995 : 9). La situation qui est décrite oppose la rigidité relative d’une organisation à la souplesse d’adaptation du salarié. Individuellement, celui-ci a finalement peu de prise sur l’organisation de son propre travail qui est décidée en dehors de lui, dans une négociation entre direction et représentants du personnel, si l’on prend l’exemple du travail industriel qui sert souvent de référence aux travaux sur le vieillissement. À l’inverse, l’examen du travail indépendant conduit à explorer davantage les mécanismes de compensation car les indépendants ont une emprise directe sur l’organisation de leur travail, sans même avoir à formaliser des changements avant de les appliquer.
Conversion du capital corporel
21En début de carrière, les ressources physiques constituent l’atout principal dont dispose l’artisan. Au fil du temps, le vieillissement et l’usure du corps confrontent les artisans à une diminution de leur capital corporel. Au cours de la carrière, le capital corporel est converti en d’autres formes de ressources telles que l’appartenance à des réseaux de sociabilité (capital social), l’expertise technique (capital spécifique) ou le capital économique. L’acquisition de compétences utilisables dans d’autres champs peut aussi conduire à une reconversion professionnelle hors de l’artisanat. Une carrière réussie est celle où cette conversion de capitaux est réalisée à un taux suffisant pour permettre la poursuite de l’activité professionnelle au fur et à mesure de la diminution des ressources physiques. Après avoir atteint son maximum au début de l’âge adulte, la condition physique s’érode. Mais dans un même temps, l’expérience accroît l’efficacité du travail. D’autres formes de capitaux se développent et prennent le relais pour maintenir l’activité professionnelle. Par exemple, acquérir un outil de production plus efficace peut être un moyen de maintenir sa position. Mais pour acheter cet outil, il aura fallu investir une partie de la force de travail dans son acquisition. C’est dans ce sens qu’on peut parler de conversion du capital corporel en d’autres formes de capitaux (Bourdieu, Boltanski et Saint-Martin, 1973).
Quelles stratégies de conversion du capital corporel chez les artisans ?
22La question de la conversion du capital corporel se pose de manière singulière chez les artisans. Leur situation a ceci de particulier qu’ils sont des travailleurs manuels indépendants. Les mécanismes qui temporisent les effets des problèmes de santé chez les salariés ont moins d’effet sur les artisans. Ceux-ci cherchent à éviter les arrêts de travail à tout prix. Même malades ou blessés, la plupart d’entre eux travaillent tant que leur corps est en état de le faire. Et ceci d’autant plus volontiers lorsque les exigences liées à leur situation objective sont renforcées par une morale de l’effort et du travail. Le bon fonctionnement d’une entreprise est en rapport avec la santé de l’artisan qui la dirige. La santé et l’équilibre financier de l’entreprise sont unis par un lien très étroit car le revenu de l’artisan dépend directement des rentrées financières de son entreprise, c’est-à-dire de la quantité de travail qu’il peut fournir. C’est pourquoi on peut dire des artisans qu’ils entretiennent un « rapport biologico-économique » avec leur entreprise (Célérier, 2013).
23Ma démarche consiste à rendre compte des stratégies – conscientes et inconscientes – déployées par les artisans pour concilier le travail et la santé et à repérer le rapport singulier qui existe entre les deux dans cette population. Lorsque j’évoque l’idée de mettre à jour ces stratégies, il s’agit de décrire la manière dont l’usure professionnelle est appréhendée par les acteurs au fil de leur parcours professionnel et comment ils y font face. L’observation de ces stratégies se révèle particulièrement fructueuse dans le cas des indépendants en raison de la liberté dont ils jouissent dans l’organisation de leur travail. Néanmoins, mon approche reste attentive à ne pas occulter les déterminismes et la part d’inconscient qui guident le comportement des agents sociaux. Le terme de stratégie est entendu au sens de pratiques largement inconscientes et reposant sur une maîtrise pratique des situations. En effet, le principe générateur de ces stratégies réside dans une appréciation subjective de l’avenir qui est elle-même déterminée par les chances objectives dont un agent dispose. Cette estimation inspire des stratégies qui passent éventuellement par la conversion de certains capitaux.
24D’après Bourdieu et al., « les stratégies de reconversion [sont] l’ensemble des actions et réactions permanentes par lesquelles chaque groupe s’efforce de maintenir ou de changer sa position dans la structure sociale » (1973 : 112). Ce phénomène n’est pas spécifique aux artisans. Il est même largement répandu dans la société sous différentes formes. Il peut être transgénérationnel ou se produire dans un parcours biographique individuel. Ses motivations peuvent être variables : quitter une position dévaluée ou menacée pour maintenir son statut ou, au contraire, chercher à s’élever dans la hiérarchie sociale. Son succès est inégal selon le taux de conversion des capitaux échangés et selon la structure et le volume global du capital initialement détenu (Bourdieu, 1992).
25Les artisans détiennent certes un capital corporel, mais ils disposent aussi, comme tout un chacun, d’un capital culturel, économique et social dont la structure et le volume global varient pour chacun des sous-groupes qui constituent l’artisanat. Chacun cherche un compromis en utilisant au mieux les capitaux qu’il a pu accumuler au fil de sa trajectoire. Les titres scolaires, l’environnement familial ou les relations sociales sont autant de cartes à jouer pour arriver à se maintenir dans le métier ou, au contraire, pour pouvoir en sortir et trouver une autre activité professionnelle.
26On peut se poser plusieurs questions en interrogeant le processus de conversion du capital corporel. Les artisans cherchent-ils à le préserver en évitant les travaux pénibles ou, au contraire, le sacrifient-ils en vue d’obtenir des avantages futurs ? Comment les artisans perçoivent-ils subjectivement le processus d’usure physique ? La conversion de capital se joue-t-elle à l’intérieur du champ de l’artisanat, par exemple en embauchant des salariés pour se préserver de la pénibilité, ou entraine-t-elle une sortie du champ ? Dans quelle mesure l’expérience et les relations sociales arrivent-elles à compenser la diminution du capital corporel ? Ces quelques questions forment la charpente de la réflexion qui va être développée.
Notes de bas de page
1 C’est-à-dire « les façons dont les hommes, société par société, […] savent se servir de leur corps » (Mauss, 1950 : 365).
2 Elle pourrait l’être à d’autres groupes professionnels comme les musiciens ou les chanteurs.
3 La troisième forme du capital culturel est la forme objectivée, c’est-à-dire sous forme d’objets tels que des œuvres d’art ou des livres, mais elle ne joue pas de rôle dans l’opposition manuel-intellectuel.
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