L’accès à la sexualité et à l’intimité : une socialisation pratique au genre sous tension
p. 65-75
Texte intégral
1Toutes les sociétés ont toujours voulu contrôler l’entrée des jeunes dans la sexualité en fixant étroitement le cadre institutionnel (le mariage) et les règles selon lesquelles les hommes mais surtout les femmes pouvaient y accéder. Étape marquante de la construction de la masculinité et de la féminité adultes, ce passage préfigurait bien la manière dont les uns et les autres allaient endosser les postures de genre asymétriques qui les hiérarchisent, d’où son importance. Est-ce vraiment le même récit que l’on peut faire aujourd’hui de l’apprentissage conjoint du genre et de la sexualité ?
2Si, à l’époque contemporaine, l’expérience de la sexualité et des relations intimes juvéniles est plus que jamais un mode de socialisation pratique au genre, elle traduit cependant une recomposition des contenus de la masculinité et de la féminité valorisées. Le recul des contrôles adultes directs et des transmissions verticales, l’émergence des pairs comme instance de socialisation, la désinstitutionnalisation des expériences amoureuses initiales, la prolongation de la scolarité et le report temporel de l’horizon du mariage ou du couple cohabitant donnent une marge de manœuvre sans précédent aux actrices et aux acteurs, qui s’accompagne paradoxalement dans le même temps du maintien de représentations fortement asymétriques intériorisées par eux, d’une montée d’injonctions adultes genrées à la responsabilité de soi, et d’une explosion des inquiétudes adultes à l’égard des jeunes. Quels sont les effets de ce contexte de socialisation plus horizontal sur la construction du genre et de la sexualité ?
3Depuis les années 1950, aux États-Unis d’abord, la sexualité des jeunes a été largement pensée comme « sexualité prémaritale ». Le terme désignait une période relativement brève de pratique de la sexualité alors que le couple n’était pas encore marié, mais en passe de l’être. La sexualité prémaritale apparaissait alors comme un test qui était la touche finale de l’élaboration du couple. Il correspondait historiquement à des mariages précoces et à des transitions rapides de la sexualité au mariage. En revanche, une longue période de premarital sex était considérée comme non souhaitable car pouvant mener à une instabilité matrimoniale.
4Les décennies suivantes se sont caractérisées par un allongement de la jeunesse, qui a complexifié le rapport des jeunes à la sexualité. Deux sous-périodes biographiques peuvent désormais être distinguées, tout d’abord une adolescence de découverte et d’initiation dans un cadre de socialisation assez contrôlé et institutionnel (famille et école), mais aussi sous le regard des pairs de même sexe, qui mène aux toutes premières expériences sexuelles, et en second lieu une période que l’on peut intituler jeunesse sexuelle – entre les premières expériences sexuelles et l’installation en couple cohabitant – marquée par une plus grande autonomie privée (notamment vis-à-vis de la famille), une absence d’engagements conjugaux forts et une acquisition de compétences sexuelles par les femmes comme par les hommes, avec des partenaires qui peuvent se renouveler. À la relative rigidité normative de l’adolescence, succède une jeunesse pré-conjugale plus ouverte.
5L’hypothèse de cette contribution est donc que l’accès des adolescents à la sexualité demeure marqué par une socialisation primaire genrée et rigide, avec une incitation très forte aux sentiments du côté des femmes, et une valorisation de l’acquisition de savoir-faire sexuel du côté des hommes. Quant à la jeunesse sexuelle, elle se caractérise par un éloignement progressif à l’égard de cette socialisation primaire adolescente, qui implique une individualisation des préoccupations sexuelles et peut correspondre à un apprentissage du plaisir et du désir, et à un rapprochement progressif entre les deux sexes. Il n’en demeure pas moins que les jeunes restent confrontés à des représentations, des discours, des appels à la responsabilité et des recommandations adultes qui paraissent d’autant plus nombreux que le contrôle direct et effectif des adultes s’est réduit. Un des problèmes des jeunes est que les adultes parlent beaucoup d’eux, s’inquiètent à leur propos et ce différemment selon leur sexe. Ce contexte contribue à peser durablement sur la manière dont ils interprètent leurs expériences et sur la construction du genre.
6En prenant le point de vue des jeunes, il s’agit dans un premier temps de décrire empiriquement l’initiation à la sexualité à l’adolescence d’une part, et d’autre part la consolidation et la diversification des compétences pendant la jeunesse sexuelle : c’est la manière dont le genre se construit dans ces étapes sexuelles qui nous intéresse ici. Dans un deuxième temps, l’article s’intéressera aux discours sur la sexualité des jeunes, qui incluent par exemple l’éducation à la sexualité mais aussi ce qu’on peut appeler la panique morale adulte sur la sexualité des jeunes (Bozon, 2012).
7Trois types de travaux sont utilisés. Tout d’abord des enquêtes quantitatives sur la sexualité, comme l’enquête de Hugues Lagrange et Brigitte Lhomond sur la sexualité à l’adolescence (réalisée en 1994 ; Lagrange et Lhomond, 1997), ou l’enquête de 2006 (enquête CSF) sur le contexte de la sexualité en France (Bajos et Bozon, 2008). En second lieu des thèses et mémoires de master, réalisés dans la décennie 2010 par de jeunes chercheuses à l’EHESS et ailleurs sur divers aspects des rapports entre jeunesse et sexualité. Enfin des ouvrages et articles d’Isabelle Clair, de Christophe Giraud, de Claire Balleys et de Kevin Diter, qui abordent également ces questions.
La sexualité à l’adolescence, outil de construction d’un soi genré
8Même si à l’adolescence les jeunes se trouvent toujours sous la dépendance matérielle de leur famille et de l’école, le grand enjeu de leur vie dès 13-14 ans est la construction d’une autonomie privée, par les relations avec les groupes de pairs et les relations amoureuses/sexuelles, comme le montre Hugues Lagrange. À travers les réseaux de pairs, des normes et des contrôles collectifs se mettent en place, et cette construction ne se fait plus sous le regard direct des adultes (Bozon, 2010).
9Moment de construction de soi, l’adolescence est donc devenue une période de préparation et d’apprentissage de la sexualité. Ou pour le dire autrement, la sexualité est devenue l’objectif principal de l’adolescence. L’entrée dans la sexualité s’est profondément transformée. On n’attend plus des filles qu’elles arrivent vierges au mariage et des garçons qu’ils acquièrent de l’expérience avec des femmes plus âgées. Cependant, ce serait une erreur de croire que les débuts sexuels s’exercent hors de toute norme : simplement, ces normes sont désormais plus intériorisées. Il faut par exemple se protéger pendant les rapports, les garçons pensent qu’ils doivent « assurer » et les filles pensent qu’elles doivent être amoureuses.
10Car « être amoureux » n’est pas une simple expérience individuelle ou un affect, c’est une obligation sociale, un passage et un apprentissage obligés dont les réseaux de pairs contrôlent la mise en œuvre. Les adolescents, engagés dans des relations qui consolident leur autonomie et les mèneront à terme à former un couple, deviennent des adultes, malgré le désir éventuel de leurs parents et de certains professionnels de les maintenir dans un certain état d’enfance.
Un contexte de socialisation plus horizontal
11Les principes auxquels les individus se réfèrent dans leur vie sexuelle se présentent de moins en moins dans les années 2000 comme des lois fixant le licite et l’illicite, en référence à une morale préétablie. Dans les années 1960 et 1970, les institutions qui transmettaient les préceptes de la bonne sexualité – religion, communautés locales, organisation sociale du mariage et de la famille – ont perdu une grande part de leur pouvoir d’imposition et de contrôle. La socialisation à la sexualité ne passe plus essentiellement par l’inculcation ou l’interdiction.
12Pour les jeunes, les sources d’information et de discours sur la sexualité se sont multipliées : médias, Internet, psychologie populaire, médecine, école, campagnes de prévention, littérature, publicité, cinéma, séries, enquêtes sur la sexualité, etc. Les mouvements sociaux (féminisme, mouvement LGBT, mouvements de lutte contre le sida, mouvements de personnes handicapées) mettent en avant de nouvelles normes, qui sont débattues publiquement. S’opère un déplacement, qui comme à chaque époque, fait débat sur ce qui est montrable et dicible en matière de sexualité. Les discours, les savoirs et les images de la sexualité se sont mis à proliférer de même que les recommandations en matière de comportements. Mais à la différence des normes anciennes qui s’appuyaient sur des institutions comme l’Église, la famille ou l’État, l’influence directe de ces discours sur les pratiques individuelles demeure limitée car ils ne sont plus associés à des appareils de contrôle et de sanction efficaces : par exemple une émission scientifique sur la sexualité à la télévision n’a aucun pouvoir de contrainte.
13Mais la grande nouveauté de la normativité contemporaine réside dans le fait que c’est désormais aux adolescents et aux jeunes eux-mêmes qu’il revient d’élaborer les lignes directrices de leur conduite en matière de sexualité, à partir de ces multiples discours, de leurs expériences personnelles, de l’observation du comportement de leurs pairs, des incitations à la responsabilité et au souci de soi et de l’autre. Cette auto-élaboration prend en compte une grande variété de contenus, dans lesquels le genre est toujours directement ou indirectement niché.
Un apprentissage précoce et genré de l’amour
14Le sociologue Kevin Diter, qui a soutenu une thèse sur l’amour à l’école primaire, a analysé l’amour chez les garçons (Diter, 2015). Ouvrant la boîte noire de la socialisation primaire, il montre que divers acteurs – les élèves du même âge, le personnel éducatif, et les parents – contribuent, de manière différenciée, à la construction et à l’activation des dispositions des garçons à aimer, ou plutôt à se défier de l’amour. En cour de récréation comme en entretien, il observe que parmi les garçons de 6 à 10 ans, ceux qui se déclarent amoureux, intéressés par l’amour, ou ayant une amoureuse se voient souvent rappeler le caractère féminin ou « bébé » de la chose, par leurs pairs mais aussi par le personnel éducatif, ce qui peut donner lieu à des moqueries. Des différences apparaissent néanmoins en fonction de l’origine sociale et certains parents détenteurs de capital culturel ne dévalorisent pas systématiquement les expressions amoureuses chez les garçons.
15Dans un livre fondé sur des observations en Suisse romande, la sociologue Claire Balleys (Balleys, 2015) s’intéresse à des lycéens adolescents de 14 à 16 ans, qui pourraient être les grands frères des écoliers observés par Kevin Diter. Leur attitude à l’égard de l’amour est complexe. Ils sont moins occupés par l’idée d’avoir des rapports sexuels, que par celle de devenir grand et d’en acquérir le statut. Ainsi, « avoir une copine » est un des indicateurs de ce statut, et ne pas en avoir est problématique. Mais il faut aussi être capable de ne pas y accorder trop d’importance et de supporter les « vannes » des copains à ce propos, ce qui concorde avec les observations de Kevin Diter.
16Interrogées sur « les moyens par lesquels elles s’étaient procuré leurs toutes premières informations afin d’éviter d’avoir des enfants », lorsqu’elles étaient adolescentes, les jeunes femmes (18-24 ans) interrogées en 2006 citent dans l’ordre : l’école, la télévision et leur mère. Les hommes évoquent quant à eux l’école, la télévision et leurs copains (Bajos et Bozon, 2008, p. 119). Le rôle de l’école s’accroît et celui de la mère se maintient, voire se renforce pour les jeunes femmes. Les mères continuent ainsi à assurer un véritable « travail sanitaire » selon l’expression de Geneviève Cresson, mais qui touche surtout les filles. Chez les garçons en revanche, ce sont les pairs qui continuent à jouer un rôle spécifique.
Le tournant des premiers rapports
17Examinons les débuts sexuels, seuil qui sépare l’adolescence et la jeunesse sexuelle, afin de voir ce qu’ils révèlent des rapports entre femmes et hommes. L’âge des débuts sexuels des hommes et des femmes a beaucoup évolué au fil du temps. Au début de la Seconde Guerre mondiale les débuts sexuels des hommes se déroulaient 4 ans plus tôt que ceux des femmes (18 ans contre 22 ans), ce qui faisait de la France un pays latin typique. Un des changements majeurs survenus ces dernières décennies est la baisse de l’âge des femmes au premier rapport, qui induit un rapprochement avec les hommes dans les calendriers d’entrée en sexualité. Les plus grands mouvements se sont produits dans les années 1960, avant que les moyens de contraception médicale ne se diffusent et avant le mouvement social de mai 1968. Dans les années 1980 et 1990, l’âge au premier rapport s’est au contraire stabilisé, pour les hommes comme pour les femmes, avant de s’orienter de nouveau à la baisse dans les années 2000. La France s’est ainsi rapprochée de l’Europe du Nord, avec un premier rapport sexuel compris entre 17 ans et 17 ans et demi pour les garçons comme pour les filles, vers la fin de la scolarité secondaire. Il y a donc a priori un rapprochement entre les sexes.
18Comment les jeunes ont-ils rencontré leur premier partenaire sexuel ? Parmi les personnes âgées de 18 à 24 ans en 2006, 48 % des hommes, et 30 % des femmes l’ont rencontré par l’école, qui est pour les adolescentes et adolescents un lieu de présence quotidienne.
19En revanche, lorsque les premières rencontres se sont déroulées lors d’une soirée ou d’une fête entre amis ce sont davantage les femmes (17 %) que les hommes (8 %) qui sont concernés. Pour une femme et un homme sur dix, les premières rencontres se sont produites sur un lieu de vacances, à l’instar des rencontres dans des lieux publics (Bajos et Bozon, 2008, p. 131).
20Le lieu où se déroule le premier rapport traduit bien le statut transgressif ou socialement accepté de ce dernier. Un tiers des hommes pour qui les premiers rapports se sont déroulés dans les années 1960 ont déclaré qu’ils s’étaient déroulés dans la nature, ce qui indique leur absence de légitimité et leur relative clandestinité (Bajos et Bozon, 2008, p. 132). En revanche les premiers rapports qui se sont produits après l’année 2000 se caractérisent par leur forte « domestication » : ils se sont produits dans les deux tiers des cas au domicile des parents de l’un ou l’autre des partenaires, ce qui indique l’acceptation ou la banalisation de l’événement.
21Avec la multiplication et le caractère de plus en plus diffus des sources discursives et normatives sur la sexualité, on peut se demander comment la parole parentale est désormais reçue à l’adolescence. Un travail de master de Louise Offroy (Offroy, 2014) sur des adolescentes de classe moyenne et supérieure indique que la parole des mères est entendue par leurs filles, mais qu’il ne s’agit que d’une parole parmi d’autres. En raison de leur position d’autorité, elles n’ont pas vocation à être des confidentes. Les adolescentes intègrent généralement les préoccupations qui leur sont transmises, et qui ne contredisent pas celles qui leur viennent d’autres sources : l’idée que leur vie sexuelle doit s’inscrire dans l’affectivité, ce qui les incite dans les débuts à faire attendre leur partenaire (il faut attendre « d’être prête »), l’idée qu’elles doivent maîtriser l’expression de leur féminité dans l’apparence (ne pas être « vulgaire »), et enfin l’idée que la prise en charge des enjeux sanitaires et reproductifs leur incombe personnellement.
Une jeunesse sexuelle plus ouverte
22Enquêtant sur des jeunes de classes populaires urbaines, vivant dans des cités d’habitat social, Isabelle Clair décrit ce que fait l’expérience du coït aux filles et aux garçons, c’est-à-dire comment elle est anticipée et les conséquences qu’elle entraîne (Clair, 2008). L’acte est perçu de façon fortement transgressive par les filles, ce qui se traduit par une peur de la douleur et un sentiment de culpabilité durable. Elles n’en parlent pas volontiers. Mais de façon inattendue, lorsque la relation sexuelle s’est bien déroulée, elle peut leur révéler de nouveaux aspects de leur personnalité (comme l’intérêt pour la sexualité), et remettre en cause les images antérieures très clivées qu’elles avaient d’elles-mêmes et de l’autre sexe, acquises dans la socialisation primaire.
23Après l’entrée dans la sexualité, qui ne mène plus aussi rapidement à la formation d’un couple cohabitant, les options peuvent s’ouvrir, comme le montre l’ouvrage de Christophe Giraud sur la vie personnelle des étudiants, intitulé L’amour réaliste. La nouvelle expérience amoureuse des jeunes femmes (Giraud, 2017). Cette enquête auprès d’étudiantes et d’étudiants, âgés de 20 à 22 ans, porte sur leurs modes de vie relationnels, marqués par une autonomie résidentielle relative qui n’est pas encore l’indépendance. Ils ne connaissent pas une vie de couple avec co-résidence, mais des formes relationnelles assez ouvertes, qui vont de pair avec des renouvellements de partenaires. Trois types de relations sont distingués : les plan-culs, dans lesquels le temps partagé est principalement consacré à la sexualité, les relations sans prise de tête, dites aussi sérieuses-légères dans lesquelles les partenaires ont beaucoup d’activités communes, se découvrent, ont une vie sexuelle mais ne parlent pas d’amour, et les relations sérieuses-installées, marquées par un flash amoureux initial, et où les partenaires vivent dans une bulle.
24Dans un mémoire de master élaboré à la même époque, Virginie Rigot note que le plaisir et le désir ne font pas partie des échanges familiaux éducatifs, et ne sont jamais mentionnés dans l’éducation scolaire à la sexualité (Rigot, 2015). En somme ni le plaisir ni le désir n’ont droit de cité dans la socialisation primaire. Comment les jeunes femmes apprennent-elles alors à tirer du plaisir de leurs relations hétérosexuelles, alors que ce dernier est peu présent dans leurs tout premiers rapports ? L’auteure montre que pendant les expériences de la jeunesse sexuelle, les jeunes femmes acquièrent activement des compétences en matière de plaisir. Trois extraits d’entretiens d’étudiantes montrent la place de la curiosité dans cette approche du plaisir.
« J’ai vraiment fait la folle, enfin, je ne sais pas, j’ai rencontré beaucoup de gens, je sortais de prépa, j’étais totalement délurée et j’avoue que j’ai fait l’amour avec trois… deux-trois personnes en quelques mois, mais juste comme ça, enfin, et puis je sais pas, j’avais encore envie de faire la folle, j’avais pas envie de m’enfermer dans une relation dans laquelle je croyais pas »
(Marine, étudiante, en couple depuis 2 mois, 21 ans).
[À propos de l’anneau vibrant, une sorte de sex toy] « On a fait des recherches parce que comme j’ai pas beaucoup d’orgasmes on s’est dit “qu’est-ce qu’on fait et comment”… Du coup en fait on a regardé. C’est un truc qu’on enfile sur le sexe. Lui il fait son truc normalement. C’est censé vibrer et du coup pouvoir provoquer l’orgasme plus facilement chez la femme pendant l’acte. Donc on s’est dit que c’était parfait pour nous »
(Maggy, étudiante, en couple depuis 2 ans, 23 ans).
« C’est qu’on s’apprenait l’un et l’autre dans le sens où j’apprenais à être plus patiente. Et lui il apprenait à faire plus de choses. Je l’ai guidé. Je lui ai expliqué que parfois me toucher plus en bas c’est quelque chose que j’aime alors que lui, euh, c’est pas forcément… Je lui dis, juste la main, tu vois ça me suffit. Ensuite je lui ai montré ce qui me faisait plaisir quand il allait en bas »
(Camélia, en couple depuis 5 ans, étudiante en archéologie, 27 ans).
25Pour ces trois jeunes femmes, la norme reste celle d’un coït précédé de préliminaires, mais les à-côtés sont explorés activement. Elles tentent d’éduquer leur partenaire ou de varier les partenaires, ne voulant pas « s’enfermer ». Alors que pendant l’adolescence, il s’agissait surtout de « coller » à son genre, la jeunesse sexuelle se caractérise par une relative ouverture des possibles, et une augmentation de la marge de manœuvre des femmes dans la sexualité, même si le cadre hétérosexuel reste la norme. Cette autonomisation des comportements juvéniles tend à provoquer la préoccupation des générations adultes.
Éducation à la sexualité et à la santé : surtout pour les filles
26La mise en place d’une éducation à la sexualité est une forme de réaction des adultes à l’indépendance croissante de l’adolescence. Face à la vision conservatrice qui voudrait que seule la famille soit légitime pour parler de sexualité aux jeunes, l’Éducation nationale s’empare de la question en recherchant une manière consensuelle (neutre) d’en parler : la jeunesse est pensée essentiellement comme cible de prévention (Chartrain, 2010). L’une des conséquences en est la priorité que confère le curriculum aux enjeux techniques et sanitaires au détriment des rapports sociaux de sexe : l’éducation à l’égalité n’est pas une question centrale de l’éducation à la sexualité, comme il apparaît dans les documents du ministère de l’Éducation nationale à destination des formateurs. Ainsi lorsqu’elle est mentionnée, la violence de genre est présentée comme une forme d’incompréhension entre les sexes, plus que comme une question de pouvoir ou de domination. L’homosexualité n’est abordée que sous l’angle de l’homophobie ; sa discussion est exclue de la classe et réservée à des espaces hors-école. Elle est considérée comme appartenant à la sphère privée, dont on ne parle pas à l’école (Le Mat, 2011, 2014, 2018).
27Cette cécité aux rapports sociaux de sexe explique aussi que la prévention prenne davantage pour cible les jeunes femmes, parce qu’elles seraient « plus responsables », dans la lignée du rôle social et sanitaire attendu des mères. Ainsi le Conseil économique et social soulignait dans son rapport sur la santé des femmes de 2010 (cité par Le Mat, 2011) :
« L’éducation à la santé concerne bien sûr autant les garçons que les filles, mais elle revêt une connotation particulière pour ces dernières. D’une part c’est un important vecteur d’émancipation et de prévention de la violence dont les filles peuvent être victimes […]. D’autre part il est d’autant plus pertinent de sensibiliser le plus tôt possible les jeunes filles aux questions de santé qu’elles sont généralement plus réceptives que les jeunes garçons sur ce sujet. Elles seront ainsi mieux préparées pour contribuer à la transmission des connaissances en la matière. »
28Ainsi on attribue socialement aux jeunes femmes le rôle social de prévenir la violence à leur encontre par les connaissances qu’elles auront acquises, en raison de leur réceptivité. En creux, on devine que la prévention, et notamment de la violence, ne concerne pas les hommes.
De la perte de contrôle direct sur les adolescents et les jeunes à la panique morale adulte
29Les médias se font régulièrement l’écho de l’anxiété des adultes à l’égard de la sexualité juvénile, et des fantasmes collectifs circulent aussi chez les professionnels en contact avec les jeunes (Bozon, 2012) : l’âge moyen à l’entrée en sexualité serait tombé à 12 ou 13 ans, on assisterait à une épidémie de grossesses adolescentes, des pratiques sexuelles perverses se développeraient dans les écoles, et les « tournantes » dans les sous-sols des cités… Les règlements scolaires portent la marque de l’inquiétude à l’égard d’une prétendue « hypersexualisation » des jeunes filles, dont les pratiques vestimentaires sont régulièrement mises en cause (alors que les pratiques vestimentaires et accessoiristes masculines ne le sont guère…). Les préoccupations conservatrices s’expriment aussi à travers des inquiétudes sur de supposées propagandes à l’école en faveur de l’homosexualité.
30Un abcès de fixation de cette anxiété adulte est la pornographie, dénoncée en France comme le danger par excellence pour la jeunesse – alors que la préoccupation est peu présente hors de France. Elle provoquerait des pulsions d’imitation, de terribles complexes, une perte de sens de la réalité, des comportements violents. Or on sait que si la consommation de pornographie est devenue une expérience sociale commune, l’idée que les images pornographiques seraient la principale source d’information et de normes des jeunes sur la sexualité ne tient pas, les images explicites de la pornographie n’étant qu’un des éléments dans un ensemble très large de discours et de représentations de la sexualité. Les jeunes savent qu’il s’agit de cinéma, comme le montre Isabelle Clair dans son enquête sur les cités.
31Le paradoxe de cette anxiété sexuelle en France, est que si elle donne lieu à des discours très alarmistes sur tous les risques que courent les jeunes, elle n’entraîne pas de véritables croisades morales, peut-être en raison de l’absence de groupes religieux militants puissants. Par exemple en France, aucun groupe organisé ne recommande la mise en valeur de l’abstinence comme objectif d’éducation sexuelle, comme c’est le cas aux États-Unis ou dans d’autres pays. Ainsi, les effets de l’alarmisme sexuel sont plutôt indirects, dans la mesure où ils contribuent à reformuler sans le dire un double standard de comportement selon le sexe où les femmes représenteraient l’agent civilisateur « par nature », en raison de la modération de leurs désirs. Leur vocation serait ainsi d’inscrire les hommes, non naturellement responsables, dans une sexualité « positive », conjugale, procréative, hétérosexuelle.
Conclusion : L’inquiétude adulte comme rappel à l’ordre de genre
32Les préoccupations des adultes à l’égard des sexualités juvéniles ne sont pas nouvelles : dans les années 1950, on s’inquiétait des effets pour la société de la « liberté sexuelle des femmes » (expression qui avait alors un sens clairement négatif). Dans les décennies d’après 2000, ce sont les comportements des hommes, notamment racisés, qui sont mis en exergue et critiqués (Bozon, 2009)
33L’appel à la responsabilité sexuelle des jeunes depuis les années 2000 n’est pas le faux-nez du contrôle moral de naguère, mais il reste genré. Censées être spontanément modérées dans l’expression de leur sexualité, les jeunes femmes apparaissent comme les dépositaires privilégiées des recommandations chargées de réguler politiquement des jeunes hommes aux besoins impérieux. On voit que cette dichotomie ne favorise pas l’égalité des sexes et des sexualités et vise à un retour à une division plus traditionnelle des rôles, alors que la conjoncture serait favorable à plus d’ouverture et de libéralisme culturel.
34Aussi le genre ne se construit-il pas de manière continue, au cours d’une vie, comme au fil des générations : il y a des moments d’ouverture et des moments de rappel à l’ordre. Tout se passe aujourd’hui comme si cette inquiétude adulte exacerbée servait à un rappel à l’ordre de genre dans un contexte où les contrôles directs ne fonctionnent plus.
Bibliographie
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Bibliographie
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Auteur
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