Préface. Vingt-trois pensées sur la jeunesse1
p. 7-10
Texte intégral
1 Comme chacun le sait (du moins toute personne qui a dépassé un certain âge), quelle que soit l’époque, la jeunesse est à l’origine de tous les problèmes du monde, ou du moins de la plupart d’entre eux. Les jeunes ne respectent ni les traditions, ni l’autorité ; ils font des choses qui les atteignent physiquement et surtout, mentalement : ils abusent de l’alcool et des drogues mais aussi (selon l’époque) ils passent trop de temps dans les salles de cinéma, devant la télévision ou à jouer sur leur ordinateur. Ils prennent trop de risques. Ils ne sont pas prudents. Ils sont continuellement une vraie plaie et c’est à cause d’eux que notre pays et le monde entier avec lui vont de plus en plus mal.
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2Vingt ou trente ans après avoir semé le trouble, une partie des jeunes de la même génération et souvent du même bord se retrouvent à diriger le pays, à occuper des postes éminents en politique ou en société, à jouir de grandes fortunes et d’une grande influence : Danny le Rouge, Sir Paul MacCartney, Harold Pinter. Et ainsi de suite. Je vous laisse aligner les exemples.
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3Ce paradoxe se reproduit inlassablement à travers l’histoire. Tout le monde le sait mais cela n’empêche en rien les anciens d’attribuer aux jeunes générations les mêmes travers qu’à ceux de leur temps.
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4Mais de la même manière, comme tout le monde le sait (du moins toute personne qui n’a pas atteint un certain âge), à toute époque, les vieux sont le vrai problème. Ils ont trop de respect pour l’autorité et trop de respect pour les traditions. Ils votent toujours pour les mauvaises personnes. Ils passent trop de temps dans les salles de cinéma, boivent trop et, souvent, mangent trop également. Ils gaspillent l’argent du pays pour assouvir leurs propres besoins qui n’exigeraient pas autant de soins s’ils vivaient de manière plus adéquate. Ils évitent les risques, se font du souci pour l’avenir (surtout le leur) et lèguent à leurs successeurs les coûts de leur bien-être.
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5Un grand nombre de ces personnes étaient passionnantes dans leur jeunesse. Elles étaient pleines de promesses et auraient pu arriver à quelque chose si elles n’avaient pas renoncé, ou abandonné leurs principes, ou ne s’étaient pas satisfaites du statu quo et adaptées à ceux qui tirent les ficelles.
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6Ce paradoxe, lui aussi, se retrouve à chaque époque. Il focalise moins l’attention que le premier car les personnes qui financent les études concernant les problèmes sociaux et politiques, ainsi que les expositions comme celle qu’accompagne le présent ouvrage, sont elles-mêmes âgées ou du moins plus âgées et ne se considèrent pas comme des plaies. Le processus se reproduit constamment à travers l’histoire mais on n’en entend pas beaucoup parler parce que ce sont généralement des gens plus âgés qui écrivent l’histoire.
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7Nous avons besoin d’un peu de symétrie à ce stade.
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8Qu’est-ce que la symétrie ? Les personnes qui étudient la science ont depuis longtemps décidé que chacune des questions critiques à propos de la science primitive (ou amateure, ou fausse) devait également être posée à propos de la science professionnelle moderne. Si nous mettons en question les prémisses fondamentales de la science nautique des habitants des îles Trobriand décrite par Malinowski, si nous faisons ressortir les défauts de méthode et de logique caractérisant les études empiriques sur l’usage des drogues faites par les consommateurs de LSD ou de marijuana, si nous tournons en dérision des gens qui se servent de bâtons pour localiser les lieux où creuser des puits ou si nous jugeons comme superstitieux ceux qui se fondent sur la position des étoiles pour prendre des décisions dans les affaires, alors il nous faut être bien conscients du fait que la science moderne n’évite pas toujours ces mêmes erreurs.
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9Les sciences sociales qui se sont intéressées aux pratiques scientifiques ont beaucoup progressé en adoptant la règle proposée par Bruno Latour lorsqu’il dit qu’il croit en la science autant mais pas plus que les scientifiques eux-mêmes. Une observation attentive de la pratique scientifique contemporaine démontre que les scientifiques se fondent toujours sur des convictions provisoires et (si la situation l’exige) réexaminent ensuite ces convictions, ce qui les amène souvent à changer d’avis. C’est d’ailleurs probablement une mauvaise idée pour des scientifiques (ou qui que ce soit d’autre) que de croire en des idées. Il serait préférable de n’accepter que les idées qui reposent sur des faits, aussi longtemps que c’est le cas mais pas plus longtemps.
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10Les jeunes ont leurs propres idées. Les gens plus âgés ont les leurs. Dans presque toutes les sociétés, ce sont les gens plus âgés qui contrôlent la distribution des ressources, qui contrôlent le pouvoir répressif de l’État et surtout qui jugent si une idée est bonne, juste, sensée, raisonnable, etc.
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11Les jeunes se voient généralement reprocher les problèmes de société. (Je l’ai déjà dit, je le redis, je ne le dirai jamais assez.) Les étudiants ne travaillent pas assez dur. C’est pourquoi ils n’apprennent pas ce qu’ils devraient apprendre. Est-ce vraiment le cas ? Peut-être pas. Peut-être que ce sont les enseignants et les écoles qui n’enseignent pas correctement. Peut-être est-ce pour ça que les étudiants n’apprennent pas ce qu’on voudrait qu’ils apprennent.
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12Essayez d’appliquer ceci dans l’un de vos domaines de prédilection. Je l’ai fait et voici ce qui en ressort. Les musiciens de jazz plus âgés se plaignent du fait que les plus jeunes ne connaissent aucun morceau, c’est-à-dire qu’ils ne connaissent pas les morceaux avec lesquels les musiciens plus âgés ont grandi et qu’ils considèrent comme le répertoire de base d’un musicien cultivé. Il est vrai que les musiciens plus jeunes ne connaissent souvent pas ce type de morceaux, et que ça pose problème lorsqu’un groupe rassemblé à la va-vite doit se produire sans répéter.
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13Les musiciens plus âgés ne connaissent en revanche pas les compositions plus complexes avec lesquelles les jeunes ont grandi. Mais comme ils ont un meilleur contrôle des offres d’emplois et de spectacles, cette lacune crée moins de difficultés lors des concerts. Ils ne sont pas obligés de connaître les compositions plus récentes, il leur suffit de refuser de les jouer.
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14La symétrie est la suivante : les deux catégories de jazzmen ne connaissent aucun morceau, ce qui fait qu’il est impossible d’utiliser cette observation comme un fait susceptible d’expliquer ce qui ne va pas avec les jeunes musiciens et pourquoi l’industrie musicale se porte de plus en plus mal.
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15La symétrie constitue un moyen de mieux comprendre une situation, ce qui est une bonne occasion tant pour les sociologues qui analysent l’organisation sociale, les musicologues qui tentent de comprendre le développement d’un genre musical ou les musiciens qui tentent de se débrouiller dans le monde du jazz contemporain.
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16Le terme jeunesse est relatif ; il ne décrit pas une caractéristique stable d’une personne ou d’un groupe mais situe cette personne ou ce groupe par rapport à une autre personne ou un autre groupe. Les jeunes sont plus âgés que les teenagers mais moins âgés que les adultes. C’est du moins un des sens qu’on peut lui attribuer. Cette définition apparemment anodine contient cependant d’autres nuances moins innocentes, moins symétriques, moins neutres, et dont il faudrait par conséquent se méfier.
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17Mais est-il vraiment bon d’être neutres ? Ne devrions-nous pas plutôt être engagés ? Prendre fièrement parti ? Cela semble être une bonne et courageuse chose à faire. Mais je ne pense pas que ce soit une si bonne idée. Il est plus judicieux de bien comprendre les enjeux avant de choisir son camp. En effet, si nous prenons parti trop rapidement, les développements ultérieurs risquent de nous dépasser.
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18Il n’est pas vraiment nécessaire, à aucun de nous, scientifiques, intellectuels, ou citoyens ordinaires, de prendre parti et de décider qui a raison ou qui a tort dans ces conflits. Notre avis ne change en rien les résultats. Les intellectuels et les académiciens surestiment souvent leur influence sur les choses.
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19La prudence nous rappelle que nous passerons tous, à un moment ou à un autre, par toutes les étapes de l’âge. Nous avons d’ailleurs déjà passé certaines d’entre elles. Quant aux autres, elles arriveront bien assez vite.
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20Comment jugerez-vous vos discours et vos pensées d’aujourd’hui lorsque vous serez plus âgés ? Pensez à ce que vous disiez quand vous étiez plus jeunes. Je ne crois pas aux fantômes mais les mots semblent tout de même revenir nous hanter.
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21Le fait de penser à la jeunesse m’amène à réfléchir à mon âge et à ma génération. J’aurai plus de quatre-vingts ans lorsque vous lirez ceci. Je me suis trompé plus de fois que je ne l’aurais jamais imaginé. Mais je serais tenté de dire que ma génération s’est trompée encore plus souvent que moi. Et vous savez quoi ? Ce n’est pas grave. Les gens qui n’ont pas votre âge n’ont pas nécessairement raison mais ils n’ont pas nécessairement tort non plus.
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22Beaucoup d’entre nous se sentent jeunes même lorsqu’ils ne le sont pas. Et inversement, évidemment.
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23Pourquoi ai-je annoncé vingt-trois pensées ? C’était un choix arbitraire et voilà que je ne me souviens plus de la dernière. Dommage.
Notes de bas de page
1 Ce texte est initialement paru dans : GoLM (éd.), La marque jeune, Neuchâtel, Musée d’ethnographie, 2008, p. 262-266. Nous le reproduisons dans ces lignes avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.
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