3. L’hypothèse du 5e risque
p. 69-92
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Texte intégral
1La réforme de la prise en charge des personnes âgées dépendantes, bien qu’inscrite sur l’agenda politique depuis les années 80, a longtemps été « l’arlésienne » de la vie sociale et politique française. L’enjeu que représente cette prise en charge, nouveau par ses dimensions, interroge l’articulation entre les trois principales sources de protection que sont la famille, le marché et la collectivité publique (Martin, 1998). Aujourd’hui, ces trois sources contribuent respectivement, et avec leurs singularités propres, à la prise en charge des problèmes engendrés par les situations de dépendance. Quel que soit le choix politique retenu par l’État, il est improbable que la contribution familiale, tout comme les contrats d’assurances privées, disparaissent au profit d’une prise en charge exclusivement organisée par l’État ou la Sécurité sociale.
2En votant la loi PSD début 1997, le législateur a clairement placé la réponse institutionnelle dans le champ de l’Aide sociale au détriment d’un nouveau risque. La mise en œuvre de cette loi a entraîné des effets de sédimentation qui se retrouvent actuellement dans la réforme « Allocation personnalisée à l’autonomie » (APA), puisque les conseils généraux continuent d’être les gestionnaires du dispositif, dans un cadre profondément renouvelé il est vrai. Mais la Sécurité sociale demeure impliquée depuis 1997 dans la prise en charge des situations de dépendance, non comme technique assurantielle mais comme acteur institutionnel. La PSD a signifié à la fois un repositionnement des caisses et leur maintien comme acteur des systèmes locaux de prise en charge de la dépendance au titre de leur action sociale. La sécurité sociale recouvre ici presque exclusivement le régime général.
3Le vote de la loi PSD a signifié un repositionnement car, au préalable, la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) avait abordé la question de la dépendance par le biais de l’aide-ménagère et souhaitait orienter ses fonds d’action sociale plus spécifiquement sur les dépendances moyennes ou lourdes. Le vote de la loi PSD a signifié un redéploiement des interventions des conseils généraux et des caisses. Désormais, la frontière de leurs domaines respectifs ne passe pas tant par le critère de revenu que par le critère dépendance.
4Le vote de la loi PSD a signifié un maintien, car les Caisses régionales d’assurance maladie (CRAM) et les conseils généraux sont invités à contracter des partenariats tant au sein du dispositif PSD qu’en dehors. Dans un document édité par le Ministère de l’Emploi et de la Solidarité (Colvez, 1997, p. 7), on peut lire :
« Ces dispositifs sont en définitive aussi importants que la prestation elle-même, car ils représentent un des moyens pour corriger la fragmentation actuelle des prestations qui réduit largement l’efficacité globale des aides qui existent déjà ».
5Ces dispositifs ont trait à la promotion d’une gestion par cas globale, qui prend appui sur les systèmes mis en place territorialement censés intégrer une dimension partenariale forte entre les différents acteurs institutionnels et professionnels de la politique dépendance. Les caisses de Sécurité sociale sont mobilisées par le politique comme élément de valeur-ajoutée du dispositif PSD. On est pourtant en droit de s’interroger sur la réalité de cette plus-value lorsque l’on procède à une lecture comparée des dispositifs partenariaux entre les départements. La faiblesse des conventions passées ne présume pas d’un mauvais fonctionnement de la PSD proprement dite. L’avantage qui procède d’un partenariat intense n’est donc pas déductible dans l’immédiat d’une analyse centrée sur la PSD, mais peut à terme créer des synergies intéressantes et plus larges qu’une simple prestation.
6Les propos de Patrick Hermange, sans préjuger du choix politique opéré, rendent hommage au dispositif PSD sur au moins un point : communication et collaboration entre les CRAM et les conseils généraux. Selon le Directeur de la CNAVTS,
« des choses importantes se sont mises en œuvre au cours des derniers mois : la mise en place d’une culture de partenariat est un vrai succès… N’oublions pas que pendant 30 ans, chacun a travaillé dans son coin… On sous-estime souvent le rôle de la PSD. En effet, elle a permis de montrer que lorsque les caisses de retraite et les conseils généraux travaillaient ensemble de façon intelligente, ils pouvaient faire de grandes choses » (CNAV, 1998, p. 6-7).
7Ceci dit, la dimension partenariale présidant à la nouvelle architecture et souhaitée par le législateur est territorialement aléatoire. Cela signifie que la reconnaissance du bien fondé, voire la nécessité, d’une approche partenariale est conditionnée par les opportunités et potentialités dégagées sur chaque territoire. Il n’est donc pas étonnant de constater une forte variabilité des conventions, ce qui n’a pas surpris la CNAV dans la mesure où son conseil d’administration avait proposé à ses organismes trois schémas de coopération, que l’on retrouve dans une évaluation de la DREES (Le Bihan, Martin, Schweyer, 2000).
8Le partenariat noué entre les caisses et les départements ne saurait être enfermé dans le seul cadre PSD. En ce sens, comprendre l’implication des caisses dans les dispositifs territoriaux nécessite d’aller au-delà de la PSD proprement dite. Ici, trois configurations se dégagent (Le Bihan, Martin, Schweyer, 2000). La première est celle qui inscrit entièrement le partenariat dans le cadre du dispositif PSD. La deuxième configuration partenariale dépasse le cadre de la PSD. Dans ce cas, le partenariat noué dans le cadre de la PSD se révèle rarement coïncider avec le schéma coopératif le plus fort. La troisième configuration concerne les départements dans lesquels la PSD vient s’inscrire dans une action gérontologique préexistante plus globale et qui associe étroitement les différents partenaires institutionnels dont les caisses. Mais au final, on peut relever que ce partenariat tend à ce que les conseils généraux et les caisses négocient des référents communs qui ne sont pas sans effets sur les politiques vieillesse locales : outil d’évaluation commun, importance de l’évaluation comme diagnostic global, impulsion des démarches qualité, etc.
9Mais si le législateur a entendu prendre appui sur une collaboration des caisses avec les conseils généraux, l’objet de notre développement est d’analyser la façon dont l’hypothèse du 5e risque a été posée et écartée jusqu’ici. Notre attention se porte ainsi sur les contours d’une réponse socialisée, reposant sur une alternative aide sociale/5e risque1, bien que les frontières de cette alternative s’annoncent de moins en moins étanches. Il s’agit donc d’interroger la place de la Sécurité sociale comme technique assurantielle, même s’il convient d’emblée de préciser le déséquilibre important qui a prévalu, en termes de ressources et de pouvoir décisionnel, entre les partisans du 5e risque et ceux d’une gestion départementale. Cette inégalité ne saurait masquer l’intérêt qu’il y a à étudier cette alternative 5e risque/Aide sociale comme hypothèse de travail et révélateur des mutations à l’œuvre au niveau de l’État et du système de protection sociale. Il convient ainsi d’analyser le scénario d’un nouveau risque sécurité sociale, à travers les rapports et projets de loi, mais aussi le positionnement politique de ses partisans et leur registre argumentaire. Afin de parvenir à une compréhension plus globale, il nous incombe de procéder à une analyse symétrique, à savoir le positionnement politique et le registre argumentaire des partisans de l’option départementale et/ou opposants à un nouveau risque.
10Nous nous interrogerons en conclusion sur le fait de savoir si le projet d’Allocation personnalisée à l’Autonomie (APA) n’aboutit finalement pas à un dépassement de l’alternative Aide sociale/5e risque par la création d’une prestation juridiquement hybride.
Le rejet de La Sécurité sociale comme technique de couverture du risque dépendance
11Si l’Allemagne, le Japon ou le Luxembourg ont retenu l’option du risque assurantiel pour répondre aux situations de dépendance, les pouvoirs publics français n’ont pas franchi le pas. Néanmoins, l’hypothèse du 5e risque a fait partie du débat sur la forme devait prendre la réponse socialisée en direction des publics âgés dépendants. Il convient donc de retracer succinctement cette hypothèse avant d’analyser les positionnements et argumentaires propres aux partisans et adversaires de cette solution.
L’hypothèse d’un nouveau risque sécurité sociale : rapports, projets de loi et réforme PSD
12Depuis le rapport Arreckx de 1979 jusqu’au vote de la loi PSD2 le 24 janvier 1997, peu de rapports ont soutenu le scénario d’une couverture de la dépendance par un risque sécurité sociale. Le rapport Arreckx proposait l’institution d’une assurance dépendance afin d’écarter la prise en charge par l’État qui « aliène la dignité individuelle ». Plus de sept ans après, le rapport Braun et Stourm (1988) semblait recommander la mise en place d’une prestation légale en nature, offerte en alternative aux titulaires de l’allocation compensatrice pour tierce personne tout en préconisant la mise en place d’une Assurance-autonomie :
« Cette assurance aurait pour objectif de servir des prestations en espèce ou en nature, selon le choix des intéressés, visant à couvrir les différents frais afférents au maintien à domicile ou au placement en institution » (p. 110).
13Mais le rapport laisse ouverte les alternatives fondamentales sur le caractère facultatif ou obligatoire, l’identité du gestionnaire, l’universalité du système. Par conséquent, il nous est impossible d’affirmer que le rapport Braun milite explicitement pour la mise sur pied d’un nouveau risque sécurité sociale.
14L’année 1991 constitue une charnière importante de la réflexion sur la prise en charge de la dépendance avec la parution de deux rapports qui vont définitivement inscrire ce problème sur l’agenda politique et orienter la réflexion politique. En juin 1991, le Rapport d’information de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l’Assemblée nationale (Boulard, 1991) préconise la création d’une « allocation autonomie et dépendance » qui exclut l’hypothèse du risque pour retenir une allocation versée en espèces sous conditions et attribuée par une commission départementale, dans laquelle les payeurs sont majoritaires. Elle est financée par un « fonds de financement de la dépendance » abondé par les départements et les régimes de retraite à hauteur de ce qu’ils consacrent déjà aux personnes âgées dépendantes, et complété par une fraction de la Contribution sociale généralisée (CSG). La récente réforme de la PSD, créant l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA), présente de fortes similitudes avec ce rapport sur les modalités du financement. Dans une lecture a posteriori toujours délicate à analyser, M. Boulard3, son rapporteur, ne fait pas mystère de l’objectif du rapport : un toilettage de l’ACTP pour faire cesser les dysfonctionnements et défaillances des conseils généraux.
15En novembre 1990, le gouvernement de Michel Rocard a créé une Commission « dépendance des personnes âgées », confiée au Commissariat général du Plan et présidée par Pierre Schopflin. En septembre 1991, le Rapport de la commission du Plan (Schopflin, 1991) préconise l’instauration d’une « prestation dépendance » assez semblable à l’allocation proposée par le rapport Boulard. Elle se distingue sur un point essentiel : les départements sont seuls responsables de sa gestion et de son financement, les dotations de l’État étant ajustées en conséquence. Cependant la création d’une prestation de Sécurité sociale fut une hypothèse évoquée dans le rapport Schopflin (1991, p. 18-19). Le rapport relève que la branche maladie du régime général dispose de médecins-conseils et d’assistantes sociales ainsi que de nombreuses implantations permettant d’assurer l’accueil des bénéficiaires. De plus, la plupart des caisses régionales d’assurance maladie ont l’avantage de cumuler les compétences « vieillesse » et « maladie », ce qui favorise une appréhension d’ensemble du problème. Un argument important milite pour le cinquième risque non pas dans son principe mais au niveau de sa gestion. Néanmoins, cette hypothèse est vite écartée au profit d’une gestion départementale. Certes, « il y avait dans la Commission Schopflin un certain nombre de gens, qui n’ont pas été suivis, qui préconisaient de créer un cinquième risque » mais « cette solution n’a pas été retenue car les prévisions laissaient entrevoir une montée en charge rapide des dépenses liées à la dépendance des personnes âgées. À contrario, l’idée était qu’une gestion départementale permettrait de freiner assez nettement cette croissance des coûts », avance Marie-Eve Joël4.
16Les projets et propositions de loi qui suivirent ces deux rapports ne feront plus mention de l’hypothèse d’un nouveau risque mais retiendront, avec des différences notables sur le financement, l’option départementale5. Après les multiples échecs législatifs rencontrés, les expérimentations6 lancées en 1994 par le gouvernement Balladur et sur proposition de Jean-Pierre Fourcade présageaient déjà du rejet d’un nouveau risque Sécurité sociale au profit du Département. Certes, il n’était pas alors certain que les conseils généraux seraient finalement désignés comme les maîtres d’œuvre uniques. En effet, les CRAM étaient intégrées dans les dispositifs départementaux, tant au niveau de la maîtrise d’œuvre et du financement médiatisé par la Prestation Supplémentaire Dépendance, que de la maîtrise d’ouvrage. Nonobstant cette participation active, le rejet du 5e risque semblait acquis d’emblée au profit d’une gestion départementale. Si on affecte dans les CRAM le sentiment que le choix départemental ne faisait pas de doute, le lourd investissement de ces dernières suggère parallèlement leur volonté de démontrer leur savoir-faire au législateur. De ce point de vue, le vote de la PSD représenta une déception.
17Maintenant la dépendance sur l’agenda gouvernemental, le gouvernement Juppé souhaitait franchir une étape importante et tentait de s’acquitter de l’une des promesses du candidat Jacques Chirac tenue lors de son discours « fondateur » de la porte de Versailles7. Le projet électoral, proche de celui de Mme Codaccioni, devait théoriquement concerner 700 000 personnes et représenter un coût de l’ordre de 20 milliards de francs la première année. Alain Juppé avait précisé dès sa prise de fonction à l’Hôtel Matignon, que les sommes qui compléteraient les budgets actuels des départements et des caisses d’assurance-vieillesse « reposeront sur la communauté nationale toute entière ». La réforme devait être financée par une légère augmentation de la CSG. L’hypothèse d’un nouveau risque ne recouvrait pas d’actualité et la prise en charge de la dépendance par l’impôt national allait dans le sens d’une mutation du système français de protection sociale, c’est-à-dire la fiscalisation des prestations sociales.
18Faute de marges budgétaires suffisantes, le gouvernement abandonna la Prestation autonomie et Jacques Barrot, Ministre du Travail et des Affaires sociales s’évertua à rassurer en précisant qu’il n’y avait « pas de différence de nature mais seulement de degré, par rapport au projet initial du gouvernement ». L’abandon de la prestation autonomie au profit de la PSD confirmait le choix de l’Aide sociale comme cadre principal de réponse aux problèmes de prise en charge de la dépendance, quand bien même sa logique de fonctionnement devait davantage intégrer une logique d’action sociale. Certes, la PSD ne constituait en aucun cas, dans l’esprit du législateur, l’architecture définitive et durable de la prise en charge de la dépendance. Le titre de la loi est explicite et le rapporteur au Sénat, Alain Vasselle, rappelait que l’adoption de la loi instituant la prestation spécifique dépendance :
« … ne signifie pas, tout au contraire, que la représentation parlementaire ne devra pas à nouveau se prononcer sur l’institution d’une prestation pérenne plus ambitieuse répondant aux légitimes aspirations des classes moyennes, lorsque la conjoncture économique se sera améliorée et que les moyens financiers seront disponibles ».
19Jacques Barrot rappelait néanmoins que le texte de loi fixait « quelques principes durables », au rang desquels on trouve la gestion par les conseils généraux. Ainsi, se trouvait durablement écartée l’hypothèse d’un nouveau risque sécurité sociale.
Les partisans du 5e risque : Positionnement et argumentaire
20Si le 5e risque fut et demeure une hypothèse écartée par le politique, elle a néanmoins été suffisamment présente dans le débat politique pour analyser les positions, stratégies et argumentaires de ses partisans.
Le 5e risque : faiblesse et divergences des médiations institutionnelles
21La permanence et l’importance accordées à une question sur l’agenda politique ne peut se résumer à une dimension quantitativement mesurable selon une déclinaison de plusieurs variables : taille démographique, impact budgétaire, impact financier. Mise à part l’absence d’une réelle menace qui pèserait sur l’ordre social en raison de la dépendance, encore faut-il que les personnes concernées conçoivent la dépendance comme un problème appelant l’activation d’un tiers politique. Les études menées par le CREDOC (Dufour, Hatchuel, 1992/93) ont fait ressortir que les Français se montraient préoccupés par la multiplication des situations de dépendance. S’ils renvoient majoritairement la charge aux familles en cas de dépendance légère, ils souhaitent une intervention publique dès que ces situations deviennent lourdes à gérer. Sans arbitrer entre une couverture publique ou mutualiste, la préoccupation qui ressort de l’enquête pouvait néanmoins laisser augurer une mobilisation. Mais les prescriptions morales et culturelles envers la solidarité intergénérationnelle, comme le refus de se projeter personnellement sur une situation de dépendance, ont eu raison de la mobilisation. Les difficultés que rencontrent aujourd’hui les compagnies d’assurances et mutuelles pour communiquer sur leurs produits dépendance, contrairement aux produits décès, sont éclairantes8.
22Ensuite, les orientations des politiques publiques sont fonction des systèmes de médiation par lesquels les intérêts sociaux exercent une emprise sur l’État (Guillemard, 1986). Or, le travail de médiation sur le dossier dépendance fut insuffisant comme le souligne Marie-Eve Joël : « Si la dépendance n’a pas débouché sur une vraie réforme, son explication tient en partie à une capacité très insuffisante d’acteurs de tous bords pour porter efficacement ce problème ».
23Les retraités étaient les plus à même de presser le politique au regard de leur poids démographique croissant, et donc de leur influence électorale. Certes, les organisations de retraités et associations de personnes âgées ont manifesté dans toute la France au moment du vote de la PSD, fin octobre 1996. Elles s’opposent depuis plusieurs années au principe d’une prestation d’aide sociale et préféreraient lui voir substituer la création d’un cinquième risque social. Elles redoutent que l’attribution de la Prestation spécifique dépendance par les conseils généraux ne conduise à des traitements discriminatoires. Mais plusieurs éléments expliquent qu’ils n’aient pas réussi à faire aboutir leur souhait. L’association des Aînés ruraux, rejoignant les positions de Maurice Bonnet, Vice-président du Comité national de représentation des personnes âgées (CNRPA), souhaitait la création d’un cinquième risque et proposait en contrepartie l’augmentation des cotisations sociales des retraités. Mais il ressort que les associations de retraités, favorables à une participation accrue de leurs « ressortissants », refusaient d’être les seuls contributeurs à l’effort. Les résultats de l’enquête CREDOC qui interrogeaient les Français sur leurs choix préférentiels en matière de couverture, selon les tranches d’âge présageaient déjà de cette réticence (CREDOC, 1992). Jean-Marie Spaeth9, lorsqu’il présidait la CNAV et appelait de ses vœux un 5e risque, affichait pourtant son scepticisme à l’idée de faire cotiser ceux qui avaient le plus de probabilités de rencontrer rapidement une situation de dépendance : ce qui contredisait dans son esprit l’histoire de notre Sécurité sociale. Il s’opposait en cela à Maurice Bonnet10. Cela impliquait donc une participation de tous que peu de politiques et d’experts11 étaient prêts à solliciter, arguant du transfert déjà très favorable des actifs vers les retraités.
24Par conséquent, il convient ici de souligner que les retraités possèdent une représentation extrêmement éclatée et faible en termes de ressources qui contraste avec les « lobbys » du handicap, rétifs à l’idée de se joindre à une démarche revendicative commune et avec lesquels le dialogue est toujours à construire. Maurice Bonnet, Vice-Président du CNRPA, et qui incarne à lui seul cette structure, a œuvré pour joindre cette organisation à la démarche revendicative. Il a servi de trait d’union entre le monde associatif et celui des retraités. Mais force est de constater les divergences au sein de cette organisation, sorte de mini parlement, sur la question du risque. Il ne fut pas suivi, en effet, par toutes les composantes du CNRPA, même si l’on a assisté ces dernières années à une réduction de ces divergences. La plupart des organisations de retraité n’ont pas intégré la question de la dépendance comme une priorité sur leur agenda institutionnel. Elles ont d’abord éprouvé les plus grandes difficultés à investir un thème sur lequel toute projection était malaisée. Elles ont, sans surprise, concentré leurs efforts sur la défense de leur pouvoir d’achat, participant à la représentation d’un troisième âge participatif et consommateur. Cette défense des retraites était d’autant plus aisée qu’elle mobilisait fortement les centrales syndicales. Pour Geneviève Laroque12, « les groupes de pression de personnes âgées n’englobent pas les personnes âgées dépendantes. Ce sont des groupes de retraités focalisés sur la question des pensions ». Ainsi, les syndicats se sont montrés sensibles à l’hypothèse d’un nouveau risque, comme l’atteste une lecture en creux des avis recueillis par le Conseil économique et social (Brin, 1995). Mais cette sensibilité ne s’est pas transformée en une revendication claire et ferme de la part de syndicats davantage préoccupés par la question des retraites, plus directement reliée à la vie de l’entreprise et de la fonction publique.
25Le soin de défendre activement un 5e risque revenait donc à d’autres acteurs professionnels ou institutionnels. Le milieu médical, et en particulier le milieu gériatrique, était probablement l’un des mieux dotés en termes de ressources pour infléchir le politique dans le sens du risque. En réalité, le milieu médical s’est peu investi13, exception faite de quelques gérontologues qui rejettent une approche purement clinique de la vieillesse. Tant la médecine ambulatoire que la médecine hospitalière, enserrées dans une culture curative, ont peu investi ce sujet, alors même que les personnes âgées représentent une partie très importante de leur clientèle. Les gériatres sont apparus plus préoccupés d’asseoir leur légitimité au sein de ce même champ médical et d’imposer à cet effet une lecture médicalisante de la vieillesse, que d’œuvrer aux côtés des associations.
26Ce sont donc les associations d’aide à domicile et les directeurs d’établissements qui, formant une coalition hétéroclite, se sont le plus fortement mobilisés à travers leurs fédérations pour tenter d’orienter la décision politique. L’UNASSAD14 a été la première à évoquer l’hypothèse du risque dans la deuxième partie des années 80. Elle a alors sollicité la CNAV pour qu’elle investisse ce problème, mais sans succès. Plus généralement, associations et établissements à l’origine ou signataire du Livre noir de la dépendance (CNRPA, 1998), conjuguent une approche de la protection sociale sous l’angle du risque avec la défense implicite de leurs intérêts. Dans une logique de structuration et de professionnalisation du maintien à domicile, à laquelle adhère aujourd’hui la plupart des fédérations d’aide à domicile, la couverture par le risque était la plus à même d’écarter l’aléatoire. Mais leur faiblesse institutionnelle apparaît criante au regard d’autres intérêts organisés. En outre, il y a chez de nombreux politiques et experts une sorte de défiance envers les associations qui auraient mangé leur « pain blanc15 » à une époque où les contrôles sur la qualité de leur travail étaient inexistants. Depuis lors, il semble que les politiques aient clarifié leur choix sur la nécessité d’une structuration du secteur du maintien à domicile.
27Mais qu’en est-il des principaux intéressés ? À savoir les caisses de sécurité sociale, et principalement le régime général. D’emblée, il n’était pas évident d’inscrire la dépendance dans le champ d’action de la CNAM ou de la CNAV, et l’UNASSAD elle-même a fait évoluer sa préférence. Mais cette question est secondaire face aux tergiversations des deux conseils d’administration. Un responsable de la CNAV reconnaît lui-même que son conseil d’administration n’a pas été, vers la fin des années 80, très réactif aux revendications en faveur d’un nouveau risque. Dans une lecture a posteriori, les dirigeants se présentent comme des défenseurs de l’option assurantielle, tout en soulignant qu’ils ont pris acte du choix politique opéré avec le vote de la PSD. En dépit des critiques acerbes adressées par Jean-Marie Spaeth sur ce qu’il considère comme « l’arnaque du siècle », il semble pourtant que les conseils d’administration n’aient jamais placé la dépendance comme une priorité sur leur agenda institutionnel. Sans surprise, le MEDEF s’est clairement opposé à toute délégation d’un nouveau risque aux caisses. Mais les syndicats salariés eux-mêmes, siégeant aux conseils d’administration, ont manifesté des réticences. Pourtant, en 1994, l’hypothèse du risque fut évoquée par Simone Veil, alors influencée par le récent choix allemand de créer un risque dépendance. C’est aussi à cette époque, semble-t-il, que les syndicats des caisses n’ont pas activement défendu l’option assurantielle, tout en soulignant leurs préférences pour une gestion par la Sécurité sociale. La Mutualité Sociale Agricole (MSA) a affiché une préférence plus nette, selon son directeur des fonds d’action sociale, pour l’hypothèse d’un nouveau risque, mais elle ne détenait pas les clefs pour emporter la décision. Avec un déséquilibre considérable du régime agricole entre les cotisations et les prestations, son sort était suspendu à celui du régime général. Au-delà des considérations « philosophiques » sur les avantages d’une prise en charge dans le cadre de la sécurité sociale, l’avantage du nouveau risque pour la MSA était assez net. Il permettait de mettre fin à une intervention dans le cadre de ses fonds extra-légaux et peu extensibles au profit d’une prestation légale dont le financement serait pour partie assuré par une compensation du régime général. Ceci dit, ce transfert signifiait aussi l’érosion du pouvoir des conseils d’administration locaux de la MSA.
28Au final, cette faiblesse des médiations institutionnelles aurait pu être compensée avec l’arrivée de la gauche au gouvernement en 1997. En effet, le Parti socialiste et le Parti communiste avaient, lors des débats parlementaires, clairement affiché leurs préférences pour le risque de Sécurité sociale et voté contre la PSD. Afin d’authentifier ce rejet de l’Aide sociale, les députés de l’opposition saisirent le Conseil constitutionnel sur la base de l’inégalité de traitement. Cette attitude était sans surprise au regard d’une inclinaison a priori plus favorable de la gauche pour un traitement socialisé et égalitaire des problèmes. Son arrivée au gouvernement, à la faveur des élections législatives de 1997, n’a pourtant pas signifié de rupture pour des raisons que nous nous contenterons de rappeler brièvement. Tout d’abord, l’agenda ministériel de Martine Aubry ne désignait pas la dépendance comme une priorité à la différence des 35 heures, des emplois-jeunes et de la CMU, qui sont en outre plus faciles à positionner « idéologiquement » que le problème vieillesse. Ensuite, le contexte européen a représenté un cadre très contraignant en posant des exigences de compatibilité avec le marché (Leibfried, Pierson, 1998), qui ne cessent d’influer directement sur les dispositifs sociaux et, par ricochet, sur les options du Parti socialiste. Cela n’a fait que renforcer une opposition entre une éthique de conviction favorable au 5e risque et une éthique de responsabilité, qui prime lorsque l’on est au gouvernement. Mais il serait erroné de considérer cette éthique de responsabilité comme la seule responsable. Certains députés PS, comme Jean-Claude Boulard16, se sont montrés très tôt rétifs à l’idée du risque. Selon le député de la Sarthe, Braun avait introduit dès le départ la mauvaise idée d’un 5e risque, idée « qu’il fallait tuer ». De plus, les élus de gauche qui cumulent mandats parlementaire et local n’ont pas été insensibles au choix d’une prestation décentralisée. Nonobstant les critiques initiales adressées par Martine Aubry à la PSD, tout en soulignant néanmoins la nécessité de donner sa chance au dispositif, nous n’avons pas assisté à la moindre réforme durant plus de 4 ans. La récente réforme créant l’APA, bien qu’elle modifie substantiellement la PSD, ne revient pas sur le choix du Département comme gestionnaire du dispositif.
29Si la stratégie des partisans du 5e risque s’est révélée infructueuse, il nous importe cependant d’expliciter l’argumentaire mobilisé à travers deux éléments cruciaux : refus de l’assistance et des inégalités de traitement. Mais avant d’entrer dans le détail, nous devons rappeler succinctement les trois arguments positifs qui plaident en faveur d’un nouveau risque. D’abord, l’hypothèse d’un nouveau risque n’a jamais été écartée, comme le soulignent les signataires du Livre blanc (CNRPA, 1999) qui rappellent l’Article L. 111-2 du code de la sécurité sociale :
« Des lois pourront étendre le champ d’application de l’organisation de la Sécurité Sociale à des catégories nouvelles de bénéficiaires et à des risques ou prestations non prévus par le présent Code ».
30Ensuite, le Livre blanc rappelle les droits que confèrent les cotisations des personnes âgées à l’appui de la 6e conférence des ministres européens, responsables de la Sécurité sociale (Lisbonne 29-31 mai 1995) :
« Il n’est pas normal qu’un individu qui bénéficie d’une couverture sociale et contribue à l’assurance-maladie et à l’assurance-vieillesse dans des conditions ordinaires soit traité comme une personne pauvre lorsqu’il devient dépendant ».
31Enfin, les partisans du risque mettent un vernis « philosophique » en estimant que la dépendance renvoie à des choix de société, à savoir l’exercice d’une « vraie » solidarité nationale garantissant l’harmonie entre générations.
Le choix du 5e risque : refus de l’assistance et promotion de l’égalité
32En creux, la promotion du 5e risque signifie le rejet de la Prestation spécifique dépendance. Cela intègre le refus d’une couverture d’un problème reconnu comme risque par un dispositif d’aide sociale qui renvoie les images de charité et d’assistance. Nombreux sont les observateurs à utiliser de façon indifférenciée le vocable d’assistance et d’Aide sociale17 et par prolongement de lier cette Aide à l’idée de « charité laïque ». Cette vision fait valoir une certaine continuité et ancienneté historique très dévalorisante à l’égard de tout dispositif assistanciel, incarnation du passé opposée à la dynamique assurantielle.
33Les conseils généraux ont entendu se défaire de l’étiquette « assistance » associée à l’Aide sociale avec la promotion, au moins sur le plan discursif, de nouvelles formes d’action publique : substitution du référent territorial au référent sectoriel épuisé ; inscription de l’Aide sociale dans le registre « magique » de la solidarité nationale. L’Aide sociale demeure néanmoins chez les partisans du risque, le pendant négatif de la Sécurité sociale. Dans un système assurantiel, symbole de progrès, l’assistance n’a pas de place, pas de fonction, pas d’existence (Bec, 1998). « L’Aide sociale, qu’elle soit assumée par l’État ou les départements, est un rejet, une pousse de la protection sociale. Tout ce qui affecte cette dernière provoque des effets induits sur l’Aide sociale », disait Jean-Louis Léonard, membre de l’Association Nationale des personnels de l’Action Sociale en faveur de l’Enfance et de la Famille. La marche vers le Progrès imposerait à la société française de se détourner toujours plus de l’aide sociale pour ne retenir que la seule technique assurantielle. Les développements de la Sécurité sociale ont si bien entretenu cet espoir que les adversaires de l’Aide sociale ont vu dans la PSD un recul, symptomatique d’une société en panne vouée aux seules vertus de l’économie marchande. Les crises budgétaires de la Sécurité sociale n’ont pas suffi à entamer une représentation extrêmement positive de celle-ci, qui fonde encore aujourd’hui sa légitimité. L’aide sociale est systématiquement exposée, par ses adversaires, sous l’angle de la stigmatisation et de l’aliénation. Ce choix de l’Aide sociale a le caractère de la législation d’assistance, à savoir «… qu’elle ne bénéficie pas aux indigents de façon générale, mais aux individus privés de ressources au regard du risque concerné » (Kessler, 1994). Or, c’est cette même idée d’assistance qui devait impérativement être rejetée, si l’on en croit le rapport Laroque.
34Cette assistance est d’autant plus critiquée qu’elle contredit le principe d’égalité. L’exigence même d’égalité est inscrite dans notre histoire nationale, depuis la Révolution française. Plus de deux siècles après, ce thème de l’égalité garde toute son actualité et il n’est pas étonnant que les signataires du Livre noir de la PSD (CNRPA, 1998), comme les personnels des caisses de sécurité sociale aient investi ce thème en dénonçant le choix départemental et les inégalités de traitement qui en découlent. Les Présidents de Conseils Généraux, à l’image de Jean Puech, y ont vu le cours normal de la décentralisation à laquelle s’attache l’idée de libre administration des collectivités territoriales. D’autres y ont vu une pratique intolérable contraire aux exigences de la République, comme Jean-Claude Boulard, qui distingue les besoins pouvant être territorialement et distinctement appréhendés et ceux nécessitant une uniformité de traitement. Le fonctionnement de la PSD, comme prolongement rationalisé de l’ACTP, est convoqué ici pour souligner les jurisprudences contrastées et l’ensemble des signataires du Livre noir ont rejeté le choix du département. Le département est trop entaché dans sa gestion passée et présente pour qu’il lui soit accordé quelque crédit. Le registre principal est donc celui de l’égalité de traitement présentée comme un des principes fondamentaux qui ont prévalu lors de la fondation de la Sécurité sociale. Cet argumentaire est repris au sein des caisses de sécurité sociale, qu’il s’agisse de la CNAV ou de la CNAM. Il semble que le mot d’ordre soit l’égalité : « On est dans une situation d’iniquité des citoyens, selon que l’on habite tel ou tel département », selon Mme Gannard18. Mme Salou19 juge que « Le cinquième risque correspond à une plus grande justice. Il y a un droit unique ». Ces commentaires recoupent ceux de la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse des Travailleurs Salariés pour qui la gestion du dispositif par les conseils généraux est
« rigoureusement incompatible avec l’exigence d’égalité de traitement sur le territoire de tous les assurés… Seule une gestion par des organismes de Sécurité sociale […] est de nature à répondre à l’exigence actuelle des Français ».
35Jean-Luc Cazettes, président de la CNAVTS, rappelait à la fin du premier trimestre 1998 que cette caisse avait toujours milité pour que la dépendance soit considérée comme un cinquième risque de Sécurité sociale, afin de garantir à tous l’égalité de traitement sur le territoire national. Selon Jean-Marie Spaeth, le problème ne se pose pas tant dans l’exigence impérative du 5e risque que dans la nécessité d’avoir une politique définie nationalement et déclinée territorialement, incarnée dans l’édifice sécurité sociale, qu’il oppose au bricolage départemental à partir duquel l’addition des expériences locales contrastées ne peut déboucher sur une politique structurée.
36Les caisses de sécurité sociale, suivies en cela par les signataires du Livre noir de la dépendance, ont opté pour une régulation administrative via la réglementation pour assurer l’égalité d’accès aux services publics et l’équité dans l’application de la loi. Ainsi, la recherche d’une couverture spatiale complète des besoins s’appuie sur la forte justification du service public. Le choix même de l’Aide sociale est donc condamné a priori, et quand elle est choisie comme cadre de régulation, on veille à son uniformité d’application. Jean-Vincent Trellu20, du Conseil général d’Ille-et-Vilaine, conteste cette vision et juge que « cette attitude est totalement idéologique et que les caisses prennent des décisions totalement divergentes selon les territoires ».
37Le problème qu’engendre l’inégalité de traitement lié aux situations territorialement contrastées, tant au niveau des données démographiques et fiscales qu’à celui des jurisprudences et agendas politiques locaux, ont suscité une réflexion spécifique qui souligne l’acuité des critiques21. Si l’idée de péréquation paraît séduire les conseils généraux, ces derniers ont manifesté sans exception le souci de préserver leurs prérogatives qui seraient remises en cause par la création d’un Fonds national. La péréquation, telle qu’elle est conçue par les fonctionnaires territoriaux, doit assurer un certain rééquilibrage entre les départements plus ou bien dotés financièrement et arbitré par l’État. Mais les conseils généraux doivent garder leur autonomie quant à l’évaluation, la définition des plans d’aide et leur sanction.
L’option départementale : acteurs, stratégies et argumentaire
38Le rejet du 5e risque tient autant à la capacité de « lobbying » des conseils généraux, qu’au rejet partagé d’une majorité de décideurs, fondé sur des motifs d’ordre budgétaire et idéologique.
Le « lobbying » réussi des conseils généraux
39Dans une étude portant sur des associations nationales d’élus locaux, J. A. G. Griffith (l’étude concerne la Grande-Bretagne des années 60), écrit :
« Toute description des autorités publiques centrales et locales […] serait incomplète sans la prise en compte du rôle des associations d’autorités locales. On se saurait trop insister sur l’importance qu’elles revêtent dans l’orientation de la législation, des politiques gouvernementales et de l’administration, ainsi que sur leur rôle de coordination et de relais de l’opinion des autorités locales ».
40On ne peut que souscrire à cette analyse en ce qui concerne la dépendance. L’ancienne Association des Présidents de Conseils Généraux (APCG), aujourd’hui rebaptisée Association des Départements de France (ADF), a tenu à signaler22 qu’elle n’avait jamais eu « à se prononcer sur le principe qui a présidé aux choix du gouvernement pour une prestation de solidarité et non pour un risque social supplémentaire ». De leur côté, les administrateurs de la Commission des Affaires sociales du Sénat entonnent le même refrain, en présentant la PSD comme le fruit de leur travail en commission accompagné des consultations d’usage. Pourtant, le choix du département tient en partie à une action de « lobbying23 » de l’APCG au Sénat plus performante, mais aussi plus aisée, que celle des caisses de sécurité sociale : le « lobby » est dans les murs (Mény, 1991). Comme le concède Philippe Georges, chargé de la Sous-Direction des Retraites à la Direction de la Sécurité Sociale, on peut imaginer que le choix ait été arrêté « parce que les départements ont une représentation politique plus uniforme et forte, et qu’ils ont certainement mieux su se faire entendre ». Le Sénat tirant sa légitimité des élus locaux, il était improbable qu’il légifère contre les conseils généraux en décidant de recentraliser la prise en charge de la dépendance au profit de l’État ou des caisses de sécurité sociale. Cela l’obligerait à retransférer vers l’État ou les caisses les sommes dépensées au titre de la dépendance des personnes âgées. Aujourd’hui encore, cette question de transfert de finances reste le principal point d’achoppement pour une réforme d’envergure.
41Le projet de prestation autonomie de Colette Codaccionni de 1995 prévoyait de doubler l’effort financier consenti grâce à l’apport « d’argent frais » en provenance de l’État. Dans cette optique, les Départements avaient bon espoir de pouvoir gérer et disposer de cette manne financière subitement « gonflée ». Cet élément est déterminant dans la volonté de maintenir une gestion départementale du dispositif d’aide à domicile, mais la révision à la baisse du projet Codaccionni a tempéré l’enthousiasme des Départements. Malgré l’abandon du projet, l’important pour l’APCG était de mettre fin au versement de l’ACTP pour les personnes âgées. À partir du moment où la réforme signifiait une rationalisation du dispositif, permettant à la PSD d’être une politique d’offre maîtrisable par le Département, il était logique que l’APCG fasse valoir sa volonté d’être le maître d’œuvre. Lorsqu’un groupe de travail s’est penché en 1994 sur un projet de réforme de la politique en faveur des personnes âgées, les Présidents de Conseils généraux ont rappelé leur souhait de voir aboutir une réforme globale de la prise en charge des personnes âgées afin de solutionner, tout du moins partiellement, les difficultés occasionnées par l’évolution de l’ACTP en termes de dépenses en faveur des personnes de plus de 60 ans. À cette occasion, ils ont également fait savoir qu’ils souhaitaient avoir la pleine maîtrise du dispositif en cas de création d’une allocation dépendance. Par la suite, le Sénat a eu du mal à cacher les motivations profondes de la PSD :
« Votre commission des Lois a considéré que si la prestation répondait à une préoccupation sociale légitime, sa mise en œuvre devrait être réalisée dans un cadre cohérent qui permette, avant tout, de mettre un terme aux déficiences du dispositif actuel caractérisé en particulier par la dérive financière de l’allocation compensatrice pour tierce personne24 ».
42Si l’APCG a logiquement milité en faveur d’une gestion départementale, cette institution ne saurait être appréhendée comme la somme des conseils généraux. Un certain nombre d’entre eux, le plus souvent positionnés à gauche, se sont montrés tièdes à l’idée de gérer la PSD lui préférant la création d’un nouveau risque sécurité sociale. D’autres conseils généraux, initialement favorables à l’Aide sociale, n’ont sans doute pas pris toute la mesure de la publicité désastreuse qui découlerait d’une telle réforme. La PSD a fonctionné comme une caisse de résonance des pratiques abusives ou restrictives des conseils généraux. Certains exécutifs de conseils généraux, ayant milité en faveur de la PSD, se sont quelque peu rétractés par la suite au vu de cette publicité négative. En outre, les départements qui cumulent un potentiel fiscal faible et une structure démographique vieillissante s’alarment de la situation potentiellement explosive à laquelle ils devront faire face. L’illustration la plus symptomatique est fournie par le Président de l’APCG, Jean Puech, qui avait clairement revendiqué une gestion départementale. Mais en tant que Président du Conseil général d’Aveyron, Jean Puech a ensuite pris ses distances avec l’option départementale fin 1998.
Valorisation et optimisation des capacités de gestion des Départements à travers le vote de la loi PSD
43Le maintien, voire le renforcement, du Département dans la gestion des personnes âgées trouve d’abord argument dans les lois de décentralisation qui ont transféré aux départements les politiques d’Aide sociale25. Il est précisé que si une nouvelle forme d’aide sociale légale devait être créée, elle relèverait automatiquement du Département, sauf disposition contraire de la loi. La PSD s’inscrit logiquement dans la continuité des lois de décentralisation.
44À cette logique décentralisatrice s’ajoute une revendication départementale fondée sur leur implication dans l’action gérontologique, la connaissance qu’ont leurs services des besoins des personnes âgées et leur responsabilité sur les actions de proximité. Si l’expérience est mise en avant au niveau départemental, cet argument est également repris au niveau national puisque le Sénat, dans son avis du 30 octobre 1995, avance « l’expérience acquise de longue date par les départements en matière d’aide sociale… » avant tout autre justificatif. Mais tous invoquent leurs compétence et expérience afin d’apporter une justification autre que purement gestionnaire. Si l’externalisation des coûts a souvent débouché sur une gestion de la pénurie, cette gestion peut renforcer à moyen terme les départements en leur donnant non pas des budgets supplémentaires, mais en leur permettant d’acquérir des capacités d’expertise, d’arbitrage, de régulation de façon plus ou moins contrainte. L’expertise ne doit pas être sous-estimée, et l’une des justifications de la domination de la périphérie par le Centre dans le modèle de Grémion (1976) s’appuie en partie sur cette « confiscation » de l’expertise par les services déconcentrés de l’État.
45La connaissance du « terrain », argument fort pour justifier la gestion départementale de la prestation spécifique dépendance, est résumée par M. Alain Rousset, Maire de Pessac et Premier vice-président du Conseil général de la Gironde, et majoritairement partagée par les fonctionnaires des conseils généraux : « C’est une évidence : les problèmes sociaux se posent d’abord « sur le terrain » et c’est là qu’ils se résolvent, le cas échéant » (Delage, 1996). Pour Mme Heullin26, les conseils généraux sont «… vraiment l’instance territoriale de proximité qui nous donne la meilleure vue du terrain ». L’idée est que les problèmes sociaux sont avant tout des problèmes humains touchant des individus, des familles ou des petits groupes humains avant de devenir des statistiques ou des tendances. Ainsi, les « gens du terrain », c’est-à-dire les fonctionnaires des conseils généraux et les personnes travaillant pour leur compte apparaissent mieux placés que les « technocrates » dans le traitement de ces problèmes sociaux qui englobent la dépendance, mais aussi la maltraitance des enfants ou les situations d’exclusion.
46Enfin, il est important de souligner que même les élus plutôt favorables à la technique du risque, se montrent critiques sur une gestion par la Sécurité sociale. Il existe une tension entre les aspects quantitatifs et qualitatifs de la gestion assurantielle. Ainsi, l’adjoint aux affaires sociales d’une grande ville reconnaît les avantages d’une gestion par risque, qui offre quantitativement la meilleure couverture, mais souligne aussitôt les limites qualitatives d’un tel choix. Les caisses sont trop restées dans un rôle de financeur, tout du moins le régime général, et ne se sont pas révélées capables d’animer suffisamment les dispositifs. Elles doivent procéder à une révolution interne pour mieux structurer leurs politiques qui accompagnent leurs financements.
Les fondements politiques du rejet du risque
47Lorsque les élus sont amenés à réagir sur l’hypothèse d’un risque, il n’y a pas de rejet de principe, tout du moins sur le plan discursif. Ils reconnaissent les limites qu’offre une couverture du type Aide sociale. En outre, l’abandon d’une gestion départementale peut présenter des avantages. Ainsi, M. Dagorn27 voyait dans la création d’un cinquième risque, la possibilité pour le département de retrouver une certaine liberté, une marge de manœuvre. Selon lui, les budgets départementaux ont connu ces dix dernières années une évolution marquée par la croissance constante des dépenses sociales, dont la dépendance des personnes âgées représente une part importante. Cette évolution est perçue à la fois comme inquiétante et frustrante, car elle aliène de plus en plus les Conseils généraux.
48Néanmoins, la plupart des élus politiques locaux souscrivent au rejet du cinquième risque en se fondant sur la situation budgétaire très délicate dans laquelle se trouve la Sécurité sociale. Car la première des justifications avancées pour justifier la non-création d’un 5e risque trouve son fondement dans la « crise économique », dont la conséquence est la production d’une crise fiscale au niveau local et national. À cet égard, Mme Heullin, résume bien la position des conseillers généraux :
« Le 5e risque n’est pas souhaitable dans le contexte budgétaire car il couvrira les besoins de personnes âgées solvables qui n’en ont pas besoin et menace d’éclater à moyen terme sous le poids des déficits. Autrement dit, le 5e risque n’est envisageable que si nous en avions les moyens, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui ».
49Pour Philippe Nogrix28, ancien président de la Commission des Affaires sociales en Ille-et-Vilaine, « Un 5e risque alourdirait le déficit de la sécurité sociale. Avec le 5e risque, tout le monde est d’accord pour le maximum de dépenses ». Les organismes de sécurité sociale ont été de plus en plus perçus comme des « dévoreurs de richesse ». La peur d’une explosion des dépenses engendrée par la création d’un nouveau risque est d’autant plus grande qu’il y a un déficit d’expertise29 permettant de cerner correctement les dimensions du phénomène dépendance et qui a donné lieu au Sénat à des estimations allant du simple au quadruple. Le risque social a l’avantage de beaucoup mieux protéger les assurés, car ils sont propriétaires d’une manne financière dont une couverture alternative par l’impôt l’aurait exposée à des coupes budgétaires en cas de besoin (Joël, Martin, 1998). Or le refus français du 5e risque, c’est justement le refus d’une « dictature » de la demande se confondant avec le besoin, artificiellement surdéterminé, et la volonté d’adapter l’offre en fonction des capacités de financement et donc de l’environnement économique. Le besoin pourrait même être en partie fictif, surdéterminé par une demande, artificiellement.
50Il y a en général, chez les élus comme chez les fonctionnaires territoriaux, un a priori face à la capacité de gestion des caisses de sécurité sociale. Pour Xavier Dupont30, Directeur de la Direction de l’Action Sociale du conseil général d’Ille-et-Vilaine, la capacité des collectivités locales à équilibrer leurs budgets s’explique en partie par la proximité des élus, dont ne jouissent pas les caisses de sécurité sociale. On retrouve sous-jacente l’idée d’un intérêt général local médiatisé par la représentation démocratique.
Le rejet d’un 5e risque : aspiration idéologique ?
51Le refus des élus locaux, comme de nombreux politiques et hauts fonctionnaires, de souscrire à la création d’un 5e risque se base prioritairement sur le seul constat que les dépenses augmentent à un rythme propre et incessant, alors qu’en même temps la crise économique fait que les recettes stagnent. Pourtant, le rejet du 5e risque ne peut en fait être appréhendé sous le seul angle budgétaire.
52Certains auteurs voient dans l’extension de la solidarité nationale, une incitation à une « irresponsabilité généralisée », la solidarité nationale devenant l’alibi qui dispense les autres solidarités de s’exercer avec la toute puissance qui serait nécessaire. À trop vouloir fonder le contrat social sur une base collective où prime un lien abstrait entre le citoyen et l’État, la société française aurait amorcé une déresponsabilisation de chacun et gravement mis en cause les solidarités les plus proches. Il n’est donc pas étonnant de découvrir, parallèlement à cette dénonciation du tout État-providence, un discours diffus encourageant l’exercice des solidarités informelles31. Sans lui assigner l’ensemble de la charge, beaucoup estiment en revanche qu’elle doit être maintenue et encouragée. Toute la réflexion et les actions autour de l’aide aux aidants s’inscrit d’ailleurs dans cette démarche. En votant la PSD, les parlementaires ont indirectement imposé l’idée qu’une part importante de la demande de soins pouvait être satisfaite en encourageant les familles des personnes âgées à faire davantage d’efforts en vue de réduire les dépenses de la sécurité sociale ou de ménager les ressources fiscales. La nécessité de la contribution demandée aux familles apparaît comme le corollaire immédiat d’un manque de mise en place d’aides publiques quantitativement et qualitativement suffisantes pour relayer les solidarités informelles. Cet appel aux solidarités informelles s’inscrit dans le cadre de la « Crise de L’État-Providence » de Pierre Rosanvallon, où l’expression mécanique de la solidarité nationale connaît d’importantes difficultés (Lesemann & Martin, 1993). Les plans d’aide sont censés constituer l’étape de mise en cohérence de ces deux types d’aide.
53À côté de cet arbitrage entre solidarités publiques et communautaires, la socialisation des problèmes tendrait à renforcer artificiellement le problème. Au lieu d’apporter des solutions, l’État n’aurait fait que les renforcer par son action. Mais l’idée que tout remède apporté par le pôle public ne fera qu’exacerber le problème n’est pas neuve et dès 1835, Tocqueville écrivait :
« Tout système administratif régulier et permanent ayant pour but de subvenir aux besoins des pauvres engendrera plus de maux qu’il n’en peut guérir, et corrompra la population qu’il veut aider et soulager ».
54En 1980, Milton et Rose Friedman écrivaient encore :
« Le gaspillage (de la sécurité sociale) est le moindre des maux secrétés par les régimes paternalistes qui ait pris une telle ampleur. Le pire est l’effet qu’ils exercent sur la structure de notre société. Ils affaiblissent la famille, diminuent l’incitation au travail, à l’épargne et à l’innovation, réduisent l’accumulation de capital et limitent notre liberté. Tels sont les critères fondamentaux d’après lesquels il convient de les juger. » (1980, p. 158).
55Plus récemment, le Secrétaire général de l’Association internationale de la Sécurité sociale notait qu’une tendance majeure consistait dans la préoccupation envers un nombre croissant de personnes dont les prestations de sécurité sociale représentent la partie essentielle du revenu. Murray (1984) va jusqu’à prétendre que la croissance de la dépendance à l’égard de la Sécurité sociale est due à l’institution elle-même et que plus le niveau des prestations est élevé et plus forte est la dépendance à l’égard de cette institution. Si l’on calque ce raisonnement sur la seule dépendance des personnes âgées, il s’en suivrait que l’ampleur du risque augmenterait mécaniquement avec l’adoption d’un nouveau risque de type sécurité sociale. Même si David Pichaud (1996) s’emploie à démontrer à partir d’une enquête internationale que la correspondance entre l’ampleur des risques et le niveau des prestations n’était pas une explication satisfaisante, on peut raisonnablement penser que les croyances dans un processus d’amplification du risque parallèlement à sa socialisation existent chez de nombreux dirigeants et personnes influentes.
56Si la Sécurité sociale paraît être durablement écartée comme choix politique de gestion, il n’en demeure pas moins que les caisses n’ont cessé d’être, depuis les expérimentations et malgré le vote de la PSD, des acteurs des dispositifs territoriaux.
Conclusion : vers une reformulation des enjeux !
57Les débats qui ont encadré la réforme PSD ont donné lieu à une opposition tranchée sur le choix des conseils généraux au détriment des caisses de sécurité sociale. Même si les aspects procéduraux que représentent la gestion par cas et le partenariat faisaient consensus et ont irrigué plus ou moins intensément les dispositifs PSD départementaux, ils étaient relégués au second plan d’un conflit jugé plus central : Aide sociale versus 5e risque.
58La réforme de la PSD engagée au premier semestre 2001, sur la base du rapport Sueur (2000) et plus accessoirement sur le rapport Guinchard-Kunstler (1999), tend à désamorcer ce conflit sans pour autant le régler. L’Allocation Personnalisée à l’Autonomie (APA) représente plus qu’un simple ajustement de la PSD, tant dans ses aspects quantitatifs que dans son architecture interne. Disposant de ressources stratégiques et monopolistiques, dans un environnement budgétaire désormais plus dégagé et à l’approche d’échéances électorales cruciales, l’État opère les grands arbitrages adossés à l’intérêt général. Il lui revient de fixer les orientations mais aussi les bornes des dispositifs afin de délimiter les publics-cibles et les conditions de bénéfice des politiques en relation avec les autres sources de protection (familles, marché). C’est ce qu’opère actuellement le gouvernement avec l’avant-projet de loi présenté par Elizabeth Guigou qui revient sur les défauts patents de la PSD.
59La réforme APA est nourrie par deux principales critiques adressées à la PSD et auxquelles elle se propose de remédier : les inégalités territoriales de traitement et le nombre réduit de bénéficiaires. Sur le premier point, l’égalisation des pratiques serait rendue possible par la fixation d’un cadre imposant un strict respect de critères juridiques nationaux. On retrouve le propos de Gontcharoff sur le RMI, qui souligne que lorsque les inégalités « dépassent une certaine fourchette, elles deviennent quasiment intolérables ». Mais alors, « comment allier l’autonomie des territoires dans la gestion du social et cette égalité, sinon en ramenant l’État garant de l’égalité républicaine » (Gontcharoff, 1996, p. 26). Ceci pose la question plus générale de la décentralisation, or les conseils généraux ne sont plus dans une logique première d’Aide sociale où ils ne font qu’exécuter des dispositifs nationalement définis. La plupart des élus locaux, à l’instar de Pierre Méhaignerie, n’acceptent pas que leur valeur ajoutée soit toute entière déductible d’une ingénierie locale nourrie par les problématiques territoriale et partenariale : ils refusent d’être des variables d’ajustement. Le Département de l’Indre constitue l’un des rares contre-exemples à dissocier sa participation au dispositif de sa gestion.
60Au-delà de l’encadrement national des pratiques locales, l’avant-projet de loi présenté par Elisabeth Guigou souhaite également élargir le public-cible : il passerait de 135 000 à 800 000 bénéficiaires à terme, selon les résultats de l’enquête INSEE – Handicap-Invalidité-Dépendance. Pour ce faire, il introduit l’idée du ticket modérateur dans le dispositif départemental PSD en faisant sauter le critère de revenu comme condition d’entrée dans le dispositif. Nous assisterions alors à un type nouveau de prestation qui, sans relever du risque sécurité sociale, ne peut plus être assimilable à l’Aide sociale classique. Il y aurait un brouillage supplémentaire entre les populations bénéficiaires des caisses et des conseils généraux. La coupure entre politiques nationales, traditionnellement caractérisées par une spécialisation par risque (famille, vieillesse, santé, chômage), et politiques départementales d’Aide sociale d’abord identifiées par les caractéristiques socioéconomiques de la population destinataire, serait mise à mal. Cela préfigurerait un brouillage des publics respectifs des caisses et des conseils généraux. Ce qui pose l’hypothèse d’une reconfiguration architecturale portant sur les identités des différents systèmes, et qui se sont partiellement forgées à partir de la connexion des éléments clés entre eux : la source et la technique de financement, le public potentiellement destinataire, les obligations et contreparties qui s’attachent au bénéfice d’une allocation, l’identité des maîtres d’œuvre et d’ouvrage.
61Au final, la réforme de la PSD aboutira à une prestation « Canada Dry » qui ne manquera pas d’interroger les spécialistes du droit social. Elle emprunte les principales caractéristiques de ce qu’aurait pu être une nouvelle prestation légale de Sécurité sociale avec la création d’un 5e risque, finalement rejetée pour prévenir l’apparition d’un effet policy lock-in (Leibfried, Pierson, 1998). Cet effet s’apparente à un verrouillage qui empêche, ou du moins restreint, toute velléité ultérieure de réforme en raison d’un coût politique élevé. L’APA sera gérée par les conseils généraux, les faisant ainsi évoluer dans la mission que leur avaient confiée les lois de décentralisation. Elle est le produit d’une « intrication entre les objectifs et/ou les valeurs et/ou les dispositifs instrumentaux qui sont disponibles… Les différents déterminants de la décision sont consubstantiellement liés les uns aux autres » (Muller & Surel, 1998, p. 125). Le conflit qui a initialement prévalu sur l’identité du gestionnaire est partiellement réglé grâce à l’élargissement quantitatif auquel le gouvernement a procédé. Ceci dit, les adversaires de la PSD poussent leur avantage en faisant pression pour l’adoption d’un nouveau risque. Bien que reconnaissant les avancées conséquentes qu’apporte le projet de loi APA, ils se refusent toujours à accepter l’identité du gestionnaire : les conseils généraux. Les positions de l’ADMR résument parfaitement l’état d’esprit d’ensemble : « En revanche, la gestion de cette allocation reste aux mains des conseils généraux… L’ADMR constate que c’est encore une fois la logique d’aide sociale qui l’emporte sur la logique de protection sociale32 ». Par conséquent, les partisans continuent à jouer sur l’identification du Département à l’Aide sociale, quand bien même l’APA n’est plus un dispositif d’Aide sociale. Cette démarche est d’autant plus fondée stratégiquement que même le Ministère des Affaires sociales laisse entrevoir à terme une possible évolution vers le risque :
« Il est important de rompre rapidement avec la logique de la PSD et d’engager une réforme profonde susceptible de mener, à moyen terme, à l’instauration d’un « cinquième risque ». Compte tenu du nombre élevé des personnes âgées de plus de 85 ans, cette perspective est à terme nécessaire et souhaitable33 ».
62Mais en cas d’adoption future d’un risque, cette période transitoire n’aura pas été veine et crée des effets de sédimentation dont les enseignements pèseront probablement sur l’architecture du risque.
63Mais l’adoption du risque sous l’angle de la technique assurantielle ne dispense pas les interrogations que suscite la capacité des caisses à intégrer une logique de policymaking. La réussite d’une politique à destination des personnes âgées dépendantes ne repose pas sur les seules vertus d’une prestation, mais doit se combiner avec une capacité à construire des dispositifs pertinents. Qualitativement, la politique de prise en charge de la dépendance se joue à l’intérieur des bornes du dispositif et repose sur ce qui pouvait être initialement considéré comme des aspects secondaires : les procédures étroitement imbriquées aux effets d’apprentissage. Or les caisses de sécurité sociale sont jusqu’à aujourd’hui d’abord apparues comme des gérants de prestations et non des policymakers, même si nous avons pu constater une orientation dans ce sens. La réaffirmation de l’intérêt général à travers un processus de « substancialisation » opéré par l’APA, et éventuellement le risque à terme, peut être source de tensions entre substance et procédures. Les garanties offertes par l’APA viennent partiellement gommer la souplesse du dispositif PSD en instaurant un droit de tirage : le niveau de dépendance conditionne la valorisation financière du plan d’aide sans tenir compte du besoin réel de la personne. Il y a donc un risque inhérent de gestion standard et routinisée.
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Notes de bas de page
1 Par risques sociaux, on entend historiquement les évènements qui empêchent les travailleurs de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles (maladie, accidents du travail, vieillesse…). De nouveaux risques sont venus s’ajouter à ceux-là comme le risque-dépendance sans qu’il y ait désormais de lien étroit avec l’activité professionnelle. Cette dépendance des personnes âgées fait partie, au même titre que les plus pauvres, de l’exclusion sociale dans la mesure où elle se caractérise par un ensemble de risques non couverts et souvent mal identifiés. Cf. Georges Decourt et Philippe Blancher (1996).
2 Loi n° 97-60 du 24 janvier 1997, issue d’une proposition de loi sénatoriale. Alain Vasselle, Sénateur RPR de l’Oise en fut le rapporteur.
3 Entretien avec Jean-Claude Boulard, député, juin 1999.
4 Entretien avec Marie-Eve Joël, membre de la Commission Schopflin, mars 1997.
5 Le premier projet de loi Teulade, qui émane du Cabinet de Cathala, porte création d’un Fonds de solidarité vieillesse voté en première lecture par l’Assemblée nationale le 10 décembre 1992 et prévoit la création d’une « allocation autonomie et dépendance » étroitement inspirée des propositions du Plan (Rapport Schopflin), c’est-à-dire gérée et financée par les départements ; proposition de loi Bachelot – Chamard ; proposition de loi Fourcade, Jourdain Marini.
6 L’article 38 de la loi n° 94-637 du 25 juillet 1994 prévoyait la mise en œuvre de dispositifs expérimentaux. Il y eut douze départements expérimentateurs retenus sur 41 départements candidats.
7 L’engagement de M. Juppé a été pris devant la représentation nationale lors de sa déclaration de politique générale du 23 mai 1995.
8 Ces éléments sont tirés des propos tenus lors du Congrès « Assurances et dépendance » qui s’est tenu les 23 et 24 juin 1998 au Pavillon Ledoyen à Paris.
9 Entretien avec Jean-Marie Spaeth, Président de la CNAM, mai 1999.
10 Entretien avec Maurice Bonnet, mai 1998.
11 Un bon exemple est fourni par les administrateurs de la Commission des Affaires sociales du sénat qui se sont trouvés au cœur du choix politique.
12 Entretien avec Geneviève Laroque, Présidente de la Fondation nationale de Gérontologie, mai 1997.
13 À ce titre, l’exemple de la Fédération hospitalière est éclairant, puisqu’elle ne dispose d’un expert sur ces questions vieillesse que depuis très peu de temps.
14 Union Nationale des Associations et Services de Soins à Domicile, 1 er réseau français d’aide à domicile.
15 Propos tenus en entretien à la Commission des Affaires sociales du Sénat.
16 Entretien avec Jean-Claude Boulard, député de la Sarthe, mai 1999.
17 L’assistance a été rebaptisée Aide sociale en 1953.
18 Entretien, avec Mme Gannard, Personnel du Service social de la CRAM à Angers, mars 1997
19 Entretien avec Mme Salou, Responsable du service social de la CRAM à Rennes, février 1997.
20 Jean-Vincent Trellu était le responsable du service « personne âgée » au Conseil général d’Ille-et-Vilaine qui a piloté LA Prestation expérimentale.
21 Le rapport Braun développe l’idée d’un Fonds national du Grand Âge financé par la solidarité nationale et alimenté par une dotation du budget national. À sa suite, les rapports Laroque, Boulard, comme la proposition de loi Bachelot-Chamard développent, avec leurs singularités, cette idée de péréquation.
22 APCG, « Les départements, force de propositions », Revue Action sociale, 1995, p. 17.
23 Le terme même de lobbying prête le flanc à la critique car beaucoup considèrent l’influence du local sur le centre comme le jeu naturel du processus décentralisateur auquel il faut adjoindre le jeu du cumul des mandats, pièce maîtresse du système politique français. Néanmoins, Yves Mény (1991) n’hésite pas à parler d’actions de lobbying des élus locaux. Le dispositif essentiel de pénétration du pouvoir central par les forces locales est constitué par le Sénat.
24 Avis n° 55 du Sénat, 1995.
25 L’article 32 de la loi du 22 juillet 1983 lui confie ainsi la charge de « l’ensemble des prestations légales d’aide sociale », à l’exception des prestations qui demeurent à la charge de l’État au titre de l’aide sociale.
26 Entretien avec Mme Heullin, conseiller général du Maine-et-Loire jusqu’en 1998, avril 1997.
27 Conseiller général et membre de la Commission des Affaires sociales en Ille-et-Vilaine.
28 Entretien avec Philippe Nogrix, Ancien Président de la Commission des Affaires sociales du Conseil général d’Ille-et-Vilaine et actuel sénateur, mai 1997.
29 Selon Marie-Eve Joël, « l’expertise permet aujourd’hui de gérer correctement des risques à court terme. En revanche, les responsables politiques ne savent pas évaluer les risques sur le long terme ». La dépendance entre dans cette deuxième catégorie. Dans une société caractérisée par une augmentation continue de l’espérance de vie, les indicateurs habituels liés à la mortalité sont devenus trop « grossiers ». Si les données démographiques liées au vieillissement sont bien connues, la connaissance statistique sur les personnes âgées dépendantes demeure trop imprécise.
30 Entretien avec Xavier Dupont, février 1997.
31 Dès 1982, le rapport Caquet & Karsenty, réalisé à la demande du gouvernement français, prône la prise en charge de la vieillesse ou de soins spécifiques par la famille, à domicile. Mais contrairement à la Grande-Bretagne, les pouvoirs publics français ne se sont tournés vers la production familiale que depuis peu.
32 Propos tirés d’un communiqué de l’ADMR en date du 14 février 2001 affiché sur le site internet de l’ADMR.
33 Ces propos ont été recueillis sur le site internet du Ministère des Affaires sociales.
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