Conclusion
p. 181-187
Texte intégral
1Dans un contexte d’internationalisation toujours plus grande des politiques éducatives (Mons, 2009 ; Duru-Bellat, 2014 ; Parreira do Amaral, Dale et Loncle, 2015), le présent ouvrage analyse la constitution des trajectoires éducatives des élèves français dans un contexte européen. Tour à tour pleinement comparatif ou centré sur le cas français, les angles d’analyse mobilisés (gouvernance, parcours de vie, intersectionnalité) ont pour ambition d’actualiser et de renouveler les connaissances acquises sur la situation française dans un contexte plus global.
2Loin de vouloir dénoncer les failles du système français et/ou de faire un éloge systématique et angélique de telle ou telle situation nationale, nous avons voulu entrer dans le détail des modalités de construction des parcours aux niveaux macro, méso et micro-sociologiques. En présentant les politiques éducatives, les préstructurations politico-institutionnelles, les procédures d’orientation, les dispositifs de participation des usagers dans les établissements scolaires, les pratiques et points de vue des professionnels et ceux des élèves et de leurs parents, l’ouvrage tente d’articuler les différents niveaux de production des trajectoires en France, comparé aux autres pays et de comprendre pourquoi les trajectoires éducatives sont si fortement corrélées avec l’origine sociale dans notre pays.
3La première contribution expose relativement en détail la démarche de la recherche Governance of Educational Trajectories in Europe et le protocole d’investigation mobilisé. Après avoir rappelé le protocole d’enquête élaboré par les porteurs du projet, il présente les théories servant de cadre général à la recherche, la méthodologie comparative développée puis le déploiement de l’enquête française et les raisons qui ont présidé au choix des différents terrains en France. Cette première contribution permet aux lecteurs, non seulement de comprendre quels sont les matériaux récoltés, mais également à quelles difficultés concrètes les chercheurs ont eu à faire face dans la mise en œuvre de l’enquête.
4Ce cadre étant posé, la deuxième contribution s’intéresse aux questions de gouvernance des trajectoires éducatives aux échelles européenne et nationale pour pouvoir présenter des éléments de contexte importants pour comprendre comment se déclinent les pratiques d’orientation et de participation dans les établissements scolaires français aujourd’hui. Pour ce faire, après avoir rappelé les principales caractéristiques comparées des systèmes éducatifs nationaux, elle analyse l’influence croissante exercée aujourd’hui par les instances européennes sur les modes de gouvernance des politiques éducatives des huit pays considérés. Elle montre comment la perspective néolibérale des instances européennes parvient à pénétrer de façon sans cesse plus nette les politiques éducatives des pays étudiés. La France y est analysée parallèlement aux autres pays, ce qui permet d’appréhender à sa juste mesure la force normative européenne qui induit des évolutions transnationales telles que l’allongement des parcours de formation, l’élargissement du recrutement des étudiants, la volonté de réduire le décrochage et d’améliorer l’orientation. La contribution insiste néanmoins sur le fait qu’au-delà de cette influence européenne croissante, de nombreuses spécificités nationales demeurent dans les arrangements institutionnels, dans l’interprétation des normes européennes et dans la construction des trajectoires éducatives. À tous ces points de vue, la France apparaît à la fois dans une position médiane vis-à-vis des autres pays (l’âge de l’orientation, la sélection des élèves à l’entrée dans le secondaire, les « performances » d’entrée sur le marché du travail) mais également singulière à certains égards ; elle reste encore fortement régulée par le centre qui laisse peu d’autonomie aux établissements et propose un long tronc commun de la maternelle à la fin du collège. Cette deuxième contribution, en ce qu’elle situe les éléments de contexte des politiques éducatives européennes, ouvre la voie à des analyses plus spécifiques sur l’influence des pratiques d’orientation et de participation sur les trajectoires éducatives.
5En examinant la mise en œuvre de ces politiques éducatives, les contributions qui suivent relativisent cependant la standardisation de la scolarité en France et révèlent les disparités qui existent en particulier en matière d’orientation et de participation entre les établissements. Elles relativisent également le degré de sélectivité de la transition entre collège et lycée. Les trois dernières contributions mettent en relation les résultats comparés et la situation française, ce qui permet de vraiment situer cette dernière au regard des autres pays et de détailler ce qui s’y passe. Ainsi, la troisième contribution, en mettant en perspective la procédure d’orientation en France avec les autres contextes européens, apporte-t-elle des éléments de compréhension du fonctionnement institutionnel et des pratiques des professionnels dans l’accompagnement de l’orientation. Les incitations européennes à augmenter le nombre de diplômés et à améliorer l’orientation se traduisent en circulaires et instructions académiques à destination des établissements, notamment pour inciter les élèves à poursuivre vers un baccalauréat, éventuellement professionnel, à créer des parcours de découverte des métiers et des formations. Mais on a vu que les chefs d’établissement français déclarent moins d’actions de préparation des élèves à la transition dans le niveau ultérieur que leurs homologues européens, que les enseignants français déplorent leur manque de formation pour accompagner l’orientation, et l’absence d’espaces-temps dédiés à cette mission des professeurs principaux, et que le nombre de Centres d’information et d’orientation et de conseillers d’orientation psychologues décroît. Dans l’aide aux élèves, la coopération des établissements avec les collectivités territoriales et les associations locales constitue des soutiens importants mais souvent éphémères et peu articulés avec les actions internes. Au final, les orientations européennes sont traduites en directives vis-à-vis des personnels, par la création de nouvelles missions et de nouveaux dispositifs à moyen constant. Sur nos terrains, les enseignants des collèges défavorisés enquêtés sont insatisfaits du suivi qu’ils réalisent auprès des élèves de familles populaires souvent démunies pour aider leurs enfants de niveau scolaire moyen ou faible et observent des choix par défaut dans les formations professionnelles de proximité. Notre recherche ne portait pas sur l’offre de formation mais il est remarquable que les professionnels des trois sites d’enquête déplorent le manque de places dans les formations demandées par les élèves. D’autant plus qu’ils sont convaincus de la capacité d’y réussir d’une grande part d’entre eux. À l’échelle individuelle, ceci se traduit par des orientations par défaut, par des redoublements en 3e pour obtenir la formation souhaitée, ou, plus rarement dans les familles populaires, par le recours à une formation privée. S’il est évident que l’offre de formation ne peut pas être pilotée par les souhaits des élèves, elle ne peut cependant pas les ignorer. Les questions connexes de la répartition géographique et de l’adéquation des formations au marché de l’emploi sont également insuffisamment examinées par les autorités. En outre, on a observé que les professionnels de ces collèges populaires appréhendent leurs élèves par typifications sociale, nationale et de genre à partir de laquelle ils vont envisager le parcours approprié parmi les formations proches et leur accessibilité (niveau requis, capacité d’accueil). Ces scénarios de transition élaborés dans les échanges entre personnels étayent leur accompagnement et leurs conseils auprès des jeunes et au final leur décision d’orientation : si les bons élèves sont destinés aux filières générales, les élèves moyens ou faibles de familles populaires sont orientés en filières professionnelles.
6La quatrième contribution complète ce volet institutionnel et professionnel de l’orientation par les points de vue et les actions des élèves et de leurs parents. On a vu que les adolescents et leurs parents sont beaucoup plus ambitieux en France qu’en Allemagne, en Finlande ou au Royaume-Uni (mais moins qu’aux Pays-Bas). Dans ce contexte national français, les familles ont intégré l’importance du diplôme pour l’insertion professionnelle et veulent se protéger du chômage. On remarque que leurs projections sont d’autant plus élevées que le niveau d’instruction et d’emploi des parents est élevé. Mais ces écarts sont moindres qu’en Allemagne ou au Royaume-Uni1. Autrement dit, les aspirations des élèves ne suffisent pas à expliquer la forte différenciation des parcours selon l’origine sociale en France. Un autre constat intéressant est que les jeunes et leurs parents en fin de 3e en France sont aussi inquiets que ceux d’Allemagne ou de Grande-Bretagne alors que le contexte français leur est plus défavorable (sélectivité du système scolaire, chômage des jeunes). On peut supposer que le fort soutien familial limite leur pessimisme que ce soit en termes de parcours scolaires ou d’insertion professionnelle. Désormais quasiment tous les jeunes et leurs parents visent le baccalauréat, de préférence général, et pour une grande part (64 %) la poursuite d’études supérieures. Les différences entre filles et garçons sont visibles en France, comme dans les autres pays, de façon plus ou moins marquée : les filles sont plus inquiètes, voire beaucoup plus inquiètes que leurs pairs, pour leur scolarité comme pour leur insertion professionnelle. Cette situation est paradoxale puisque dans tous ces pays les filles ont de meilleurs résultats scolaires et rencontrent désormais un chômage peu différent de celui des garçons. En matière de scolarité, elles font preuve de plus de lucidité puisqu’une grande part des garçons – et une moindre part des filles aussi – n’atteindront pas le niveau qu’ils anticipent en fin de secondaire bas si l’on en croit les niveaux de diplôme dans les jeunes générations de chacun des pays. Les garçons français font d’ailleurs exception par une projection scolaire supérieure à celle des filles, soulignant une confiance inédite. En matière d’insertion professionnelle, elles anticipent probablement des difficultés spécifiques (reconnaissance de leurs compétences et de leur capacité de responsabilité, obtention d’un contrat stable à temps plein, articulation avec les responsabilités familiales et parentales). Mais venons-en à la question majeure : comment se fait-il que, en France, ces jeunes, filles et garçons, globalement ambitieux (76 % des enfants de mères cadres aspirent à poursuivre dans le supérieur, 69 % des enfants de mères professions intermédiaires et 59 % des enfants de mères employées ou ouvrières) et soutenus par leurs parents, poursuivent pour la moitié d’entre eux dans une filière technologique (21 % des bacheliers en 2012, source MEN) ou professionnelle (31 %), et ce en lien avec leurs milieux sociaux2 ? On sait que ces orientations sont corrélées à l’origine sociale par les inégalités de performance mais tout autant par les inégalités d’orientation (Duru-Bellat et Mingat, 1988). À partir de notre enquête où nous ne traitons pas des inégalités de performance, nous pouvons souligner les inégalités d’orientation qui combinent l’indexation des projections sur le niveau d’instruction parental et sur les normes de l’établissement (projections moindres pour les élèves de collèges populaires), avec des pratiques et décisions d’orientation socialement différenciées de la part des professionnels. Les orientations en formation courte et professionnelle des élèves d’origine modeste résultent moins d’une autolimitation de la part des familles que d’une co-construction limitative entre professionnels dévaluatifs et parents davantage soumis aux avis professionnels. L’interprétation théorique retient de Boudon (1973) la part de stratégies des jeunes et de leurs parents dans la prise en compte de l’importance d’un diplôme pour l’insertion professionnelle, du coût de la formation, et de leurs chances de réussite. Sur ce dernier point, les parents modestes accordent néanmoins leur confiance aux avis formulés par les enseignants, ce qui renvoie au rapport de domination symbolique analysé par Bourdieu. Les différences sociales de projections peuvent par contre difficilement être lues comme intériorisation des chances objectives, tant elles en sont éloignées (surévaluation globale des niveaux anticipés, en particulier chez les garçons). Le fonctionnement institutionnel et les pratiques des professionnels peuvent plus aisément être analysés en termes de reproduction sociale, avec des orientations différenciées socialement à niveau scolaire similaire. Compte tenu des projections des élèves d’une part, et des orientations effectives d’autre part, il apparaît que la transition entre le collège et le lycée est plus sélective qu’on ne le pense. Avec un niveau d’aspiration bien inférieure et un moindre soutien familial, le Royaume-Uni produit quasiment autant de jeunes diplômés du supérieur que la France. La différenciation sociale des parcours à cette étape est fortement liée au fonctionnement des collèges et à l’accompagnement de la transition.
7Avec l’hypothèse que l’orientation serait plus ajustée dans un système prenant en compte la parole des élèves et des familles, la cinquième contribution examine l’articulation des processus d’orientation et de participation institutionnelle en présentant dans un premier temps un panorama des dispositifs institutionnels de la participation des élèves et des parents à la gouvernance des établissements dans les huit pays, afin de saisir les choix techniques opérés pour la favoriser. Les proximités entre les pays témoignent d’une relative homogénéité des types d’outils mobilisés, mais des variations entre les pays en matière de degrés d’institutionnalisation et de généralisation des outils ressortent également. Cette première comparaison est complétée par l’analyse des données portant sur la possibilité de s’exprimer et l’influence sur les décisions des élèves et des parents dans les huit pays issus des trois enquêtes quantitatives. Apparaissent des écarts importants entre les pays, mais aussi, en leur sein, entre les élèves et les parents qui n’ont pas la même légitimité ni la même influence. Le cas de la France est examiné dans la deuxième partie. Dans les trois collèges étudiés, la participation des élèves et des parents aux dispositifs de représentation y apparaît faible, ce qui converge avec leur faible poids dans la procédure d’orientation. Néanmoins, la participation peut aussi se jouer au niveau des relatiwons interindividuelles dans les établissements et celles-ci peuvent être déterminantes dans la construction des trajectoires éducatives, notamment du point de vue des pratiques d’orientation.
8En référence à la typologie d’Allmendinger, la confrontation de différents types de systèmes éducatifs (hautement standardisés et stratifiés/hautement standardisés et faiblement stratifiés/faiblement standardisés et stratifiés) aboutit au constat que ces caractéristiques ne permettent pas d’expliquer les différences constatées. Sur les aspects investigués (niveaux d’ambition des élèves et des parents, points de vue et pratiques des professionnels, participation des usagers), les disparités sont fortes entre des systèmes éducatifs de même type et au final, les différences nationales prévalent sur des tendances liées aux types3. Plus largement, l’approche comparée à huit pays, compte tenu de la très grande ampleur des matériaux mobilisés, malgré son grand intérêt, contribue à écrêter quelque peu les spécificités nationales et empêche d’approfondir certains éléments de compréhension pourtant très importants pour l’analyse. Par exemple, du fait de sa particularité, il nous a été difficile de développer le propos sur le poids des groupes professionnels dans le système français et de montrer quels rôles ils pouvaient jouer en matière de concertation avec le ministère de l’éducation nationale sur le système éducatif. Il nous a également été difficile, du fait de nos spécificités, de rejoindre les autres pays dans le traitement comparé des mises à l’agenda et des dispositifs publics réservés aux élèves issus de l’immigration. Le fait d’avoir laissé ici la place au développement de la situation française permet de conserver une analyse fine de notre situation tout en la mettant en perspective avec des éléments semblables dans les autres pays.
9Cependant, pouvoir situer la situation française par rapport à celles des autres pays étudiés permet de se référer aux méthodes et attendus plus classiques de la comparaison : il s’agit bien de sortir des faux-semblants, des évidences trompeuses (par exemple, la prétendue « vertu » du système allemand et de ses filières professionnelles ; les résultats de la recherche montrent que, même dans ce système, les élèves souhaitent avant tout accéder aux filières générales et que l’orientation très précoce contribue à une mise à l’écart des élèves les moins favorisés) et de prendre du recul par rapport à notre situation nationale souvent vilipendée, en soulignant certes les difficultés mais en modérant également les critiques sur un certain nombre de points. Ainsi, la centralisation du système éducatif semble-t-elle, par exemple, constituer dans une certaine mesure un frein au développement encore plus profond des inégalités territoriales, à la fois dans les contenus des programmes scolaires et dans les interprétations des trajectoires éducatives comme devant répondre essentiellement aux impératifs du marché du travail. Ce faisant, nous nous sommes situés dans un courant comparatif encore peu développé mais tout de même de plus en plus important ainsi que nous l’avons souligné en introduction. Il faut insister ici sur l’influence des PCRDT en matière de développement de la connaissance comparée en sociologie de l’éducation et de la jeunesse. Malgré les difficultés liées à l’ampleur des projets, l’existence des financements de ce type permet aux chercheurs de travailler de concert et d’avoir les moyens de faire apparaître les éléments de continuité et les spécificités nationales que des présentations juxtaposées ne peuvent en aucun cas venir concurrencer. Le fait de se doter des mêmes outils de comparaison, de s’acculturer autour d’une thématique commune, de produire les résultats comparables représente assurément un atout du point de vue de la connaissance.
10Par ailleurs, la situation française, malgré sa relative exceptionnalité, ne peut plus être considérée isolément du reste de l’Europe (ni du monde). Plus que jamais son sort est partie liée avec ce qui se déroule ailleurs dans le champ de l’éducation certes, mais aussi au-delà dans les champs du social, de l’économique, du politique comme nous l’avons évoqué. Les événements des deux dernières années ont permis d’enclencher des réflexions sur le poids de l’exclusion sociale, des inégalités dans les trajectoires éducatives et ont conduit à s’interroger sur les rôles des différentes institutions dans l’accompagnement des jeunes, au premier chef desquelles l’école. On comprend à la lecture de l’ouvrage combien les éléments de compréhension du contexte éducatif français font écho à des mouvements plus larges qui soulèvent des questions sur les traitements des inégalités sociales de tous types.
Notes de bas de page
1 Les Pays-Bas font exception avec des projections proches quel que soit le milieu social (cf. Danic et Hardouin).
2 Sur les données 2012 du ministère de l’éducation nationale, les distinctions sociales sont fortes entre filières parmi les bacheliers. 31 % des enfants d’ouvriers ayant eu leur bac l’ont eu dans une filière générale en 2012, 23 % dans une filière technologique et 46 % dans une filière professionnelle. Parmi les enfants de cadres supérieurs ayant eu leur bac, les trois quarts ont eu un bac général, 14 % un bac technologique et 10 % un bac professionnel.
3 Cette typologie est vraisemblablement à retravailler et à affiner et le travail réalisé dans la recherche GOETE peut y contribuer. Ce n’était toutefois pas un objectif de cet ouvrage.
Auteurs
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'école et ses stratèges
Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures
Philippe Gombert
2012
Le passage à l'écriture
Mutation culturelle et devenir des savoirs dans une société de l'oralité
Geoffroy A. Dominique Botoyiyê
2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011