Gouvernance des trajectoires éducatives en France et en Europe
p. 43-74
Texte intégral
Introduction
1Les questions de gouvernance et de lutte contre les inégalités constituent le fil conducteur de la recherche puisqu’il s’agit de comprendre à la fois comment les politiques et les systèmes éducatifs européens organisent les trajectoires éducatives des élèves et comment ils bâtissent des dispositifs de soutien pour permettre à ces derniers de répondre aux demandes en matière d’éducation et de formation tout au long de la vie. Les questions de gouvernance nous apparaissent en effet profondément influencer les pratiques de tous les acteurs éducatifs.
2Nous avons souhaité développer cette contribution comparative au début du présent ouvrage dans la mesure où elle apporte des éléments de contexte importants de compréhension des débats et pratiques qui pèsent sur les trajectoires éducatives des élèves européens et plus particulièrement des élèves français.
3La question de la gouvernance est travaillée à partir des différentes échelles et niveaux d’analyse mobilisés dans la recherche : l’influence des institutions européennes ou transnationales comme l’OCDE sur la structuration des systèmes éducatifs nationaux ; l’organisation nationale des systèmes éducatifs ; leur mise en œuvre au niveau local – avec une prise en compte de la diversité des échelles d’administration en fonction des pays étudiés.
4La recherche embrasse aussi les questions de valeurs et d’interactions entre acteurs et leurs effets sur les formulations des problèmes publics éducatifs notamment du point de vue de la construction des trajectoires éducatives. Elle intègre également l’étude des rôles des acteurs publics des systèmes éducatifs mais également le poids d’autres acteurs comme les syndicats de professionnels, les associations de parents, les parents et les élèves. Elle s’intéresse particulièrement à l’influence des systèmes de gouvernance et de leurs valeurs sur la structuration des trajectoires éducatives individuelles et aux capacités des individus, y compris les plus défavorisés à construire leur propre parcours malgré des « rails » institutionnels plus ou moins rigides (Van de Velde, 2008).
5La présente contribution vise donc à comprendre comment les politiques nationales et européennes d’éducation interagissent, notamment sous l’effet de l’évolution d’un certain nombre de normes en vigueur et comment ces interactions influencent les trajectoires éducatives. Nous nous plaçons dans une perspective d’analyse déjà amorcée par un certain nombre de chercheurs (voir notamment Turner et Yolcu, 2014 ; Felouzis, Maroy et Van Zanten, 2013 ; Dubet, Duru-Bellat et Vérétout, 2010 ; Maroy, 2008 ; Maroy et Van Zanten, 2007 ; Delvaux et Van Zanten, 2006).
6Ce faisant, la question centrale de la contribution est la suivante : dans quelle mesure les instances européennes et leurs valeurs influencent-elles la conception des politiques éducatives nationales et, par conséquent, la structuration des trajectoires éducatives ?
7Pour répondre à cette interrogation, trois points organisent le propos et opèrent des allers-retours pour comprendre les interactions entre niveau national et niveau européen en matière de politiques éducatives : un premier point présente les principales caractéristiques structurelles des politiques éducatives des différents pays étudiés, un deuxième point est consacré à l’influence des institutions européennes sur les normes des politiques éducatives, un troisième point s’intéresse plus spécifiquement à l’analyse comparée des modes de gouvernance nationaux des systèmes éducatifs et à leur manière d’aborder les trajectoires éducatives. La conclusion revient sur ce qui fonde la singularité de la situation française vis-à-vis des sept autres pays étudiés.
Principales caractéristiques structurelles des politiques éducatives des pays étudiés
8Avant d’examiner les tendances générales de la nouvelle gouvernance éducative européenne, il s’agit ici d’analyser les différences nationales qui traversent les politiques éducatives et les manières dont ces disparités affectent les trajectoires individuelles des jeunes, en particulier en termes d’accès, d’adaptation et d’adéquation à l’enseignement. Pour ce faire, nous développons trois éléments dans la présente section : une présentation synthétique des systèmes éducatifs des huit pays, un tour d’horizon des structurations nationales des parcours scolaires, une étude des perspectives d’insertion professionnelle en fonction des pays.
Les systèmes éducatifs dans les huit pays impliqués dans la recherche GOETE
9Dans le courant des xixe et xxe siècles, les systèmes éducatifs se sont constitués dans les différents pays en lien avec la situation sociale, économique, politique et religieuse. Malgré les différences entre les pays étudiés (certains sont des systèmes décentralisés tels le Royaume-Uni et l’Allemagne, certains sont centralisés telles la France et l’Italie), la plupart des pays européens ont développé à différents degrés une régulation institutionnelle du système éducatif basé sur « le modèle bureaucratico-professionnel » (Maroy, 2008). Christian Maroy a analysé ce modèle qui combine la dimension bureaucratique d’un état-nation responsable de l’enseignement avec la dimension professionnelle. Sa principale caractéristique est que l’état est devenu un état éducateur pour intégrer par la socialisation scolaire les jeunes générations à la nation, indépendamment de leur appartenance sociale. Ainsi, cette forme organisationnelle basée sur la standardisation de règles vise à créer un état-nation capable de garantir l’universalité, le traitement égal et un accès similaire à l’enseignement. Ce modèle « bureaucratico-professionnel » va de pair avec une régulation basée sur le contrôle du respect des règles par les agents, sur la socialisation et la diffusion de normes, de valeurs et sur les compétences de professeurs. Dans tous les pays, l’éducation publique a été mise en œuvre par le pouvoir central et a connu ensuite un processus de décentralisation, notamment en matière d’autonomie des établissements, et ce de façon particulièrement marquée aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, avec en même temps, de nouvelles formes de contrôle de l’état. Le modèle bureaucratico-professionnel, présent dans tous les pays européens du fait de la massification de l’enseignement, mais aussi du fait des processus d’emprunts institutionnels (Meyer et al., 1997), est désormais modifié par les politiques d’éducation vers un nouveau modèle de quasi-marché ou de modèle de l’état évaluateur, et ce à un rythme et dans des formes propres à chaque pays (Maroy, 2008).
10Le graphique page suivante présente les principaux repères historiques des systèmes éducatifs concernés par notre recherche. L’obligation scolaire s’est instituée à différentes périodes selon les pays mais l’introduction de systèmes compréhensifs1 date des années 1960 dans presque tous les pays, tout comme les transformations des pays d’Europe centrale et de l’Est.
11Comme souligné dans la première contribution, l’un de nos instruments d’analyse comparatifs des organisations scolaires était la typologie d’Allmendinger (1989) combinant les critères de la stratification et de la standardisation (Dantec et Loncle, supra). Nous avons également largement eu recours à la typologie élaborée par Andreas Walther sur les régimes de transition vers l’âge adulte (2006). De plus, nous avons considéré que les éléments suivants étaient essentiels pour comprendre les différences nationales : les types de transition du primaire vers le secondaire (en prenant en compte les sélections opérées ou pas à ces niveaux), la durée des scolarités obligatoires, la marge de choix des parents pour choisir les établissements scolaires, la part de l’enseignement privé, la décentralisation versus la centralisation des systèmes, le lien entre politiques éducatives et politiques sociales, le poids de la filière générale versus le poids des formations professionnelles, les politiques de transition à destination des jeunes les moins favorisés et les différentes formes de soutien scolaire. Tous ces éléments sont recensés dans le tableau page suivante.
12Ces différences structurelles ont des impacts certains sur la manière de définir les orientations des politiques éducatives (qui en retour influent sur les fonctionnements structurels). Par exemple, selon les résultats de PISA 2009 et 20122, certains systèmes nationaux apparaissent plus égalitaires du point de vue de l’appartenance sociale (la Finlande se distingue nettement) alors que d’autres contribuent à creuser les inégalités sociales (l’Allemagne et la France) ; que certains pays semblent faciliter la place des migrants et de leurs enfants dans la société (la Grande-Bretagne)3 alors que d’autres paraissent moins à même de lutter contre les inégalités scolaires (l’Italie, la Finlande et la France). Huddleston et al. (2011) ont souligné que certaines politiques nationales étaient plus défavorables aux jeunes migrants en Slovénie, en France et en Pologne. De plus, les données d’Eurydice (2009) permettent de montrer que certains pays (l’Italie et la Pologne) n’ont pas de politique substantielle en matière de lutte contre les discriminations liées au genre. Certains pays permettent de plus grandes égalités de performance entre les filles et les garçons (les Pays-Bas et la Grande-Bretagne) alors que d’autres laissent subsister des différences.
13Malgré ces profondes différences, l’examen des systèmes scolaires des huit pays révèle la persistance de leur caractère plus ou moins sélectif et des désavantages que subissent les élèves défavorisés et ce malgré les dissemblances qui séparent le système égalitaire finnois du système plutôt élitiste anglais. Même dans les systèmes les plus compréhensifs, la probabilité pour les élèves défavorisés d’accéder à l’enseignement secondaire le plus valorisé est moins élevée que celles des élèves dont les familles sont les plus aisées. Au sein des établissements scolaires, ils ont plus de risque de se trouver orientés vers les filières professionnelles que vers les filières générales et également plus de probabilité d’être les victimes du décrochage scolaire et donc de se trouver confrontés au chômage. Ces éléments d’analyse nous permettent donc de relativiser le poids de l’organisation structurelle des systèmes éducatifs sur les transitions scolaires du point de vue de la lutte contre les inégalités sociales.
Structuration et organisation des trajectoires scolaires dans les huit pays
14La structuration des trajectoires scolaires diffère d’un pays à l’autre par la constitution des systèmes scolaires, leurs voies, les transitions et les passerelles possibles et cette structuration cadre les parcours scolaires potentiels. Cette partie vise à présenter cette organisation de la scolarité, les régulations en matière d’affectation, de progression et d’orientation pour les élèves dans les huit pays aux niveaux primaire, secondaire et tertiaire, en révélant les points communs et les différences. Notons que cet exposé synthétique ne peut pas rendre compte de la complexité de chaque appareil scolaire et implique une relative simplification.
15Soulignons également que deux des pays étudiés présentent un système scolaire non homogène au niveau infranational : chaque région d’Allemagne, et chaque nation du Royaume-Uni (Angleterre, écosse, pays de Galle, Irlande du Nord) ont développé un appareil scolaire distinct.
16Une autre différence majeure entre pays est la part de l’enseignement privé. Celle-ci est la plus forte aux Pays-Bas (avec 77 % des élèves de entre 4 et 8 ans en école privée – Eurostat, 2008). Cependant, dans ce pays, la part d’écoles privées fonctionnant sur des fonds non publics se situe seulement autour de 5 %, ce qui signifie que tous les établissements scolaires, publics et privés, sont financés sur fonds publics. En France et au Royaume-Uni, environ 20 % des élèves fréquentent les écoles privées. Au Royaume-Uni, et en particulier en Angleterre, il existe un système de quasi-marché avec une forte compétition entre écoles.
17L’âge légal de l’obligation scolaire primaire peut varier légèrement dans les pays considérés en fonction de la relation entre l’école primaire et l’école pré-primaire. En conséquence, des pays comme les Pays-Bas et le Royaume-Uni ont une obligation scolaire plus longue que les autres pays. Certains pays favorisent le développement de la préscolarisation, avec de fortes variations du financement selon qu’elle est envisagée comme préparation à la scolarité ou comme réduction des inégalités socio-économiques familiales. En termes de transition entre primaire et secondaire, les systèmes varient fortement : alors qu’en Finlande et en Slovénie, il n’y a pas de transition car la scolarité obligatoire est conçue d’un seul tenant ; dans les autres pays, les enfants passent du niveau primaire au niveau secondaire, même en l’absence de sélection à l’entrée, un processus sélectif et une compétition entre les établissements existant de fait. En Allemagne et aux Pays-Bas, comme en Irlande du Nord, l’accès au secondaire premier degré est explicitement sélectif : après le primaire, les élèves sont dirigés vers des formations menant à des diplômes distincts qui n’ouvrent pas les mêmes voies ultérieures. La fin de la scolarité obligatoire ne coïncide pas toujours avec la fin du secondaire premier niveau, et en France, en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas et en écosse, la scolarité obligatoire couvre la première année du secondaire second niveau.
18Dans le secondaire second niveau, différentes filières sont proposées dans tous les pays, relevant soit de la formation générale qui prépare à poursuivre dans le supérieur, soit de la formation professionnelle qui prépare à entrer dans la vie active ou à continuer la formation. Partout en Europe, le minimum requis pour accéder au supérieur est le diplôme de fin de secondaire deuxième degré. Les frais des études supérieures varient fortement d’un pays à un autre.
19Le tableau page précédente synthétise ces informations et présente la durée de l’obligation scolaire, l’âge de la première transition et l’éventualité d’une transition au cours du secondaire. Le degré de sélectivité de la transition entre primaire et secondaire est également présenté en référence au type de transition (transition plus ou moins formalisée avec changement d’établissement, voire avec une sélection basée sur les résultats scolaires ou sur la recommandation de l’école) et en référence au ressenti de cette transition par les élèves tel qu’ils l’expriment en entretien.
20La sortie du primaire est davantage diversifiée et la transition est régulée différemment selon les pays. L’importance des résultats scolaires varie : alors qu’en France, en Finlande, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, il n’y a pas de certification de fin de primaire, les autres pays en ont une, avec des organisations propres. L’Italie réalise à la fois des contrôles continus et finaux. Aux Pays-Bas, la formule la plus courante consiste en tests de compréhension et de connaissance en fin de primaire. En Pologne, il y a une évaluation de fin de primaire qui n’a pas de fonction de sélection pour entrer dans le secondaire. La Slovénie effectue un contrôle continu et un rapport annuel et les élèves obtiennent un certificat quand ils ont réalisé le programme entier. En Allemagne, chaque région a son organisation ; par exemple dans le Bade Wurtemberg, une recommandation de l’école primaire est délivrée et les parents soumettent leur candidature à l’école secondaire qu’ils choisissent, alors qu’en Rhénanie du Nord Westphalie, la décision d’orientation est prise par l’école et si les parents s’y opposent, un test est réalisé auprès de l’enfant.
21En fin de primaire, la transition vers le premier niveau du secondaire est plus ou moins marquée. Le tableau page suivante résume les conditions, les durées et les certifications des transitions entre primaire et premier niveau du secondaire.
22Dans la plupart des huit pays, la fin de l’obligation scolaire coïncide avec la transition du secondaire premier niveau vers le second niveau. Cependant, en France et aux Pays-Bas, cette transition s’opère un ou deux ans avant la fin de la scolarité obligatoire.
23Dans le secondaire deuxième niveau, plusieurs voies s’offrent aux jeunes : la filière générale qui vise la poursuite en études supérieures, et la filière professionnelle qui prépare à poursuivre la spécialisation choisie ou à entrer dans la vie professionnelle. Selon les pays, ces formations peuvent être séparées, et les élèves doivent effectuer un choix, ou elles sont proposées dans la même structure. Habituellement, l’entrée dans le secondaire second niveau est une transition soumise à l’atteinte d’un niveau scolaire. Dans tous les pays, ce recrutement suit une procédure formelle, sauf en France et en Italie ou une procédure sélective existe néanmoins.
24De façon remarquable dans tous les pays, les bons élèves poursuivent en filière générale, alors que les élèves faibles se dirigent vers la filière professionnelle et l’apprentissage, et ce dans tous les pays de notre recherche. Ceci produit une considérable dévalorisation et une stigmatisation des lycées professionnels (voir Cuconato et Walther, 2013). Selon les pays, la formation professionnelle se réalise en établissements scolaires (Italie, Slovénie, Finlande, France, Pologne) ou en système mixte combinant scolarité et stage en entreprise (Allemagne, Royaume-Uni, Pays-Bas). Tous les systèmes ont un examen national diplômant à l’issue du secondaire second niveau, examen qui est requis pour poursuivre les études à l’université ou dans des formations supérieures académiques ou professionnelles. Le cas échéant, les jeunes arrêtent la formation à ce stade et cherchent un emploi. Le tableau suivant résume les conditions d’entrée dans les études supérieures et la difficulté d’accès, évaluée par le type de transition, le niveau de sélection et le ressenti des jeunes tel qu’exprimé dans nos entretiens.
25Tous les pays de notre enquête conditionnent l’accès à l’enseignement supérieur par un diplôme du secondaire, auquel s’ajoute pour certaines formations une sélection d’entrée par examen, sur dossier ou sur entretien. Les principaux types de régulation de l’accès à l’enseignement supérieur sont les numerus clausus nationaux ou régionaux, les règles d’admission des établissements et l’accès libre – ces différents types pouvant se combiner dans un même pays. De surcroît, certains systèmes scolaires ne permettent pas l’accès à l’enseignement supérieur pour les diplômés de formation professionnelle, par exemple en Allemagne où l’accès direct n’est pas possible. Ceci amène à pointer deux caractéristiques majeures du fait de leur poids sur les carrières scolaires : l’âge des choix et l’organisation du secondaire (tronc commun ou « tuyaux d’orgue »). Ainsi, les élèves doivent choisir leur filière à un âge précoce en Allemagne et aux Pays-Bas, et à un moindre degré dans d’autres pays. Cependant, les décisions sont réversibles aux Pays-Bas, ce qui n’est pas le cas en Allemagne. Dans ces deux pays, certaines formations sont décrites par les enquêtés, et notamment par les jeunes, comme des « voies sans issues » (par exemple, les établissements professionnels aux Pays-Bas et les Hauptschule en Allemagne).
26Les trajectoires des jeunes sont donc structurées différemment en Europe avec ou sans transitions entre les étapes, avec une plus ou moins grande perméabilité et hiérarchisation entre les niveaux. Le moment crucial pour le parcours de vie est la transition de la formation à l’emploi.
Les perspectives d’insertion professionnelle à l’issue des parcours scolaires
27Les régulations du passage de la formation à l’emploi dans les différents pays de notre enquête créent les perspectives d’insertion professionnelle des jeunes et pèsent de ce fait sur leurs projections et leurs choix.
28Les transitions de la formation à l’emploi concernent les trajectoires éducatives des jeunes de deux façons. Premièrement, elles suivent un objectif particulier de l’éducation d’insérer professionnellement et socialement les jeunes. Ceci implique que l’adéquation de l’éducation aux attentes du marché du travail dans nos sociétés post-modernes, désormais désignées comme « sociétés de la connaissance », est de première importance (cf. « Structuration et organisation… » supra). Deuxièmement, le passage de la formation à l’emploi n’est pas seulement le but ultime mais aussi une part intégrante des parcours de la formation, en particulier lorsque ces transitions s’appuient sur une formation professionnelle ou sur de l’apprentissage.
29Dans cette sous-partie, nous décrivons les principales voies de passage entre la scolarité et le marché de l’emploi dans les pays étudiés. Les données disponibles montrent des différences majeures dans l’intégration professionnelle des jeunes entre les pays.
30La figure 2 montre, par exemple, que le nombre de jeunes en emploi aux Pays-Bas est le triple de celui de l’Italie et plus du double de celui de la Pologne.
31Cependant, il est important de prendre en compte les structurations des marchés de l’emploi dans ces pays. En Allemagne, en Finlande, aux Pays-Bas, en Slovénie, une large population d’étudiants du supérieur occupe un emploi parallèlement à leurs études. En Allemagne et aux Pays-Bas, les jeunes qui sont en apprentissage sont comptés comme « en emploi » contrairement aux jeunes impliqués dans la formation scolaire professionnelle qui domine dans les autres pays. En Italie, les sortants du système de formation attendent souvent de longues périodes pour accéder à un véritable emploi, souvent en s’investissant dans un travail informel de l’économie parallèle.
32Une question clé est : comment sont liés l’éducation et l’emploi ? Et comment l’investissement dans un allongement de l’éducation se traduit dans le niveau de formation de la main-d’œuvre ? Les données Eurostat relatives au niveau d’instruction des 25-29 ans en emploi présentent de fortes disparités. On constate que les 25-29 ans sont à plus de 80 % en emploi avec un diplôme du supérieur en Allemagne, en France, aux Pays-Bas, en Pologne, en Finlande et au Royaume-Uni, alors qu’en Italie, il est inférieur à 50 %. Derrière ces chiffres, il y a des caractéristiques des marchés de l’emploi nationaux qui peuvent être expliqués pour partie par les procédures de recrutement des entreprises et des parcours individuels vers l’emploi. Les recherches comparatives sur le marché de l’emploi distinguent les marchés occupationnels et les marchés organisationnels (e.g. Shavit et Müller, 1998 ; Blossfeld et al., 2005). Alors que les premiers s’appuient sur des qualifications professionnelles standardisées avec des carrières plutôt stables, le recrutement dans les secondes peut être caractérisé par la formation « sur le tas » qui donne aussi leur chance à ceux qui ont changé plusieurs fois d’emploi. La figure 3 présente les voies principales vers l’emploi pour les jeunes avec un niveau de formation bas, moyen ou haut, en vis-à-vis de la structuration de l’entrée dans le marché de l’emploi dans chaque pays.
33En matière de nature de contrat, la tendance est clairement au contrat à durée déterminée à travers l’Europe, et de ce fait, ce sont les jeunes qui assument la flexibilisation du marché du travail. Les jeunes femmes sont plus touchées par les emplois précaires dans tous les pays étudiés, sauf en Allemagne, et de façon égale entre hommes et femmes au Royaume-Uni. Des différences significatives reflètent les structures nationales du marché du travail (voir figures 3 et 4). Par exemple, les contrats à durée déterminée jouent un rôle minime au Royaume-Uni, alors qu’ils concernent plus de la moitié des jeunes en emploi en France, en Italie, en Pologne, et en Slovénie.
34Durant les trente dernières années en Europe, le chômage des jeunes s’est accru pour atteindre un taux moyen double de celui du chômage général. Cette tendance a commencé dans les pays d’Europe de l’Ouest vers les années 1980 comme un aspect de la restructuration économique postfordiste. En Europe centrale et de l’Est, le développement du chômage des jeunes est lié à la fin des États socialistes et de l’économie planifiée en 1990.
35La figure 5 montre cependant que le rapport entre le chômage général et le chômage des jeunes diffère selon les pays, avec un écart minime en Allemagne et un grand écart en Italie. Les pays se distinguent aussi par le développement du chômage des jeunes entre 2009 et 2015 : augmentation en France, Italie, Pays-Bas, Slovénie, et réduction en Allemagne et en Grande-Bretagne.
36En matière de genre, plusieurs États européens ont assisté à un déplacement du chômage des femmes vers le chômage des jeunes hommes. En Italie, les jeunes femmes restent plus exposées que les jeunes hommes, alors qu’en Pologne, la situation apparaît équilibrée (figure 6).
37En outre, la figure 7 révèle que le chômage des jeunes varie selon les niveaux d’éducation qui diffèrent fortement d’un pays à un autre. En Slovénie et en Pologne, 4 % et 4,5 % quittent précocement la formation (avec un niveau ISCED 2 au maximum) ; ils sont 14,5 % en ce cas aux Pays-Bas, la moyenne européenne, et 25 % en Italie. Dans la plupart des pays, les sortants précoces du système éducatif sont beaucoup plus affectés par le chômage que les diplômés. Cependant ce n’est pas le cas en Italie, et peu également en Allemagne, aux Pays-Bas et en Pologne alors que l’écart est important en Finlande, en France et au Royaume-Uni.
38En comparant les situations nationales, on peut noter qu’une scolarité courte est corrélée au chômage des jeunes. Néanmoins, à côté de cela, il y a des considérations spécifiques à chaque pays en matière de chômage des jeunes.
39En France, le chômage des jeunes est élevé à tous les niveaux d’éducation, du fait de la segmentation par âge du marché du travail. Cependant, les sortants précoces sont davantage atteints par le chômage. L’origine ethnique pèse également sans qu’elle soit explicitement pointée. En Allemagne, les sortants précoces qui n’ont été acceptés dans aucune formation sont considérés comme « inéducables », ce qui renvoie au système sélectif, à la discrimination institutionnelle des jeunes migrants et aux disparités régionales. En Italie, le chômage des jeunes est élevé à tous les niveaux d’éducation, du fait de la segmentation du marché de l’emploi selon l’âge et les régions. Le décalage entre éducation et emploi est un problème central.
40Aux Pays-Bas, le chômage est relativement bas, quels que soient les niveaux scolaires, même les plus bas. En Pologne, il y a de longue date un haut chômage des jeunes, en particulier parmi les jeunes détenteurs de faibles qualifications. Néanmoins, ces chiffres se sont rapprochés des moyennes européennes en 2015. En Slovénie, l’attention porte sur le chômage et la précarité de l’emploi des sortants du supérieur. Par ailleurs, le manque d’expérience de travail est considéré comme la principale cause du chômage des sortants précoces du système éducatif. En Finlande, le chômage général et le chômage des jeunes sont passés au-dessus des moyennes européennes en 2015. Les risques de chômage y sont plus élevés pour les jeunes à courte scolarité. Au Royaume-Uni, la norme d’une insertion courte et directe s’est renversée durant les deux dernières décennies. Les sortants précoces sont plus exposés au chômage.
41Différents parcours de vie et rapports aux études produisent diverses situations de chômage des jeunes. La scolarité facilite l’entrée dans la vie active et protège du chômage en Allemagne, en France, en Finlande, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. Ce n’est pas le cas en Italie, en Pologne et en Slovénie.
42Ces disparités structurelles et institutionnelles fortes entre pays contribuent à structurer notablement les trajectoires éducatives dans les espaces nationaux. Cependant, en parallèle, on peut également souligner l’existence de changements normatifs de fond qui imprègnent également largement les politiques européennes et nationales d’éducation.
Les évolutions des politiques européennes d’éducation : un néolibéralisme de plus en plus marqué
43Dans la présente section, nous souhaitons nous interroger, à la suite de Le Galès (2013) et de Castel et Duvoux (2012), sur le point de savoir comment et dans quelle mesure l’Europe construit son influence sur des États membres ayant bâti leurs politiques éducatives à partir de choix politiques spécifiques visant à établir leur autorité et leur identité nationales. La question est d’autant plus prégnante ici que le domaine éducatif ne constitue pas un domaine de compétence fort de l’Europe et que ses interventions viennent bousculer des systèmes de valeurs propres aux logiques de solidarité nationale des différents pays.
44Comme le note Duru-Bellat (2014), les États ont longtemps considéré que les questions éducatives étaient essentiellement idiosyncratiques et faisaient donc essentiellement écho aux spécificités nationales. De plus, pour ce qui concerne plus particulièrement le cas français, on peut observer une certaine réticence des responsables politiques et administratifs à admettre que l’on adopte les valeurs spécifiques au référentiel de marché dans le domaine des politiques d’éducation (Van Zanten, 2014) ou dans le domaine des politiques sociales (Hassenteufel et Palier, 2015).
45Pourtant cette influence contribue à façonner les transitions scolaires, même si les instruments utilisés pour l’exercer relèvent plus souvent de la soft law (via la publication de rapports formulant des recommandations, via le recours à la méthode de coordination ouverte) ou de la diffusion de normes néolibérales (Mousny, 2002 et Borras et Romani, 2010) que de l’imposition réglementaire. Ainsi, outre les objectifs de réduction du décrochage scolaire (Bernard, 2013), l’Europe a mis au premier plan le rallongement des parcours, l’augmentation du nombre de diplômés ainsi que l’amélioration de l’orientation (voir Danic et Hardouin, infra ; Palheta, 2015) et de la participation des usagers (voir Becquet, infra). Ces éléments ont incité les pays membres à accorder plus d’importance à ces aspects (pour l’orientation, voir Danic et Hardouin, infra).
46Pour cerner l’influence de l’Europe sur les États membres du point de vue de la structuration des trajectoires éducatives, trois points sont abordés tour à tour : l’influence croissante des institutions européennes (au premier rang desquelles la Commission européenne) dans l’orientation axiologique des politiques éducatives ; les manières dont les institutions définissent les problèmes publics relatifs aux inégalités dans les trajectoires éducatives ; les outils d’intervention en matière de lutte contre les inégalités sociales.
L’Europe et les politiques éducatives : influence croissante et perspective néolibérale
47Les questions soulevées ici dépassent de fait largement la sphère européenne et amènent à s’interroger sur les expressions que prennent les courants néolibéraux dans différents domaines de politiques publiques des pays développés et sur les influences de ces expressions sur les organisations des systèmes éducatifs4. Comme le souligne Le Galès (2013, p. 20) :
« Pour les néomarxistes comme Bob Jessop, l’état keynésien national est devenu un état schumpétérien (qui soutient l’innovation) en voie de globalisation, qui réduit l’état-providence au profit des intérêts des grandes entreprises. Pour d’autres […], les restructurations de l’état s’analysent en relation avec le changement de paradigme et le triomphe du néolibéralisme. »
48Dans un cas comme dans l’autre, on peut souligner la convergence des analyses consacrant l’importance prise par les préoccupations relatives aux intérêts du marché et l’on peut donc se demander comment ce mouvement affecte le domaine spécifique des politiques éducatives européennes.
49Selon Nathalie Mons (2009, p. 2 et suiv.), les deux dernières décennies ont été caractérisées par l’émergence de réformes profondes et d’envergure des systèmes éducatifs dans tous les pays de l’OCDE. Ces réformes ont été alimentées par trois types de critiques envers les systèmes traditionnels (qui selon nous font tout à fait écho à l’influence néolibérale) : la faiblesse du savoir académique (révélée par les évaluations nationales et internationales) ; des difficultés d’intégration des jeunes sur les marchés du travail en Europe (avec pour résultat des taux de chômage des jeunes globalement élevés) malgré des différences nationales notables ; des processus de socialisation problématiques (notamment à travers la médiatisation croissante des violences juvéniles dans et hors l’école). Au-delà de ces dénonciations, un décalage profond est apparu entre l’organisation d’un état enseignant, d’une part, et le marché économique (ses logiques et ses régulations) et les tendances sociales (individualisation, libéralisation et déclin institutionnel), d’autre part.
50L’auteure distingue six éléments transversaux dans ces réformes touchant tous les pays de l’OCDE : la reconnaissance de la nécessaire pluralité des acteurs publics, privés, centraux et locaux (notamment les collectivités locales et les parents) ; l’apparente dé-hiérarchisation des relations entre secteurs publics et privés, qui ont été longtemps dominées par le secteur public ; l’approche différenciée des besoins qui conduit à une localisation des politiques du point de vue géographique, social et pédagogique ; les processus horizontaux des politiques éducatives qui ne peuvent plus être seulement caractérisées par le vertical ; l’imposition de la régulation par les résultats ; l’importance croissante de nouvelles valeurs orientées par l’efficience et l’égalité dans les résultats (et plus par l’égalité de traitement) (Mons, 2009, p. 7).
51La sphère européenne n’échappe pas à ces mouvements globaux mais on peut s’interroger sur la manière dont elle se situe par rapport au reste de l’OCDE. L’intervention des institutions européennes en matière éducative pourrait sembler limitée si l’on s’en tenait aux dispositions obligatoires appelant seulement les États membres à contribuer au développement de la qualité éducative et à la coopération entre États (Traité de Maastricht, Union européenne, 1992, art. 165). Pourtant, elle s’avère non négligeable (Dale et Robertson, 2009 ; Lawn et Grek, 2012).
52Selon Dale (2009) et Barbier (2012), les dernières décennies ont été scandées par trois étapes successives.
53La première étape prend place après l’adoption de l’Agenda de Lisbonne en 2000 qui enjoint l’Europe à devenir, à l’horizon 2010, l’économie de la connaissance la plus dynamique du monde en améliorant la qualité des contenus éducatifs : « Les systèmes européens d’éducation et de formation doivent s’adapter tant aux besoins de la société de la connaissance qu’à la nécessité de relever le niveau d’emploi et d’en améliorer la qualité » (Parlement européen, 2000, § 25). En écho à cette demande, de nombreuses initiatives sont développées dans les États membres pour répondre aux objectifs fixés par l’Agenda de Lisbonne (en particulier sous l’angle de la compétitivité). Ce sommet donne à l’éducation un rôle clef dans la construction du modèle social européen et de la politique sociale européenne qui ont pour traits centraux « l’investissement dans la population » et « la construction de systèmes de protection sociale actifs ». Un point important à souligner est que le sommet de Lisbonne « ne reconnaît pas l’éducation comme un domaine de politique publique […] en soi mais comme un segment de la politique sociale, de la politique d’emploi et plus largement de la politique économique » (Gornitzka, 2005, p. 17). Un autre élément est que cet accent mis sur les performances éducatives provient au moins autant des domaines de la politique sociale et de l’emploi que du domaine de l’éducation lui-même, ce qui a pour conséquence que « les acteurs de l’éducation européens et nationaux […] peuvent avoir le sentiment croissant que les questions éducatives sont traitées dans le contexte plus général de la politique d’emploi » (Halász, 2003, p. 7). Durant cette étape, les impératifs sociaux, éducatifs et économiques sont donc présentés comme ayant partie liée.
54La deuxième étape suit l’évaluation à moyen terme des objectifs fixés par la Stratégie de Lisbonne en 2004 et marque une inflexion en faveur des intérêts économiques. À partir de cette période l’accent mis sur la compétitivité est encore renforcé. Selon cette logique, l’Europe doit devenir une économie de la connaissance dans une phase de dérégulation croissante, « le nouveau mantra du discours politique européen étant la croissance et l’emploi » (Degryse et Pochet, 2012, p. 86). Il y a eu cependant moins de contributions dans le domaine de l’éducation dans la mesure où « le nombre d’agents travaillant [à la Commission européenne] dans le champ de l’éducation (c’est-à-dire culture et formation) est passé de 713 à 531 » (Barbier, 2012, p. 15).
55La troisième étape fait de la question de l’emploi des jeunes l’une des préoccupations principales de la Commission européenne puisqu’il s’agit de se fixer pour objectif d’offrir un emploi pour 75 % de la population âgée de 20 à 65 ans. La Stratégie Europe 2020 fait une place importante à l’éducation avec des programmes phares comme « Jeunesse en mouvement » qui entend promouvoir l’éducation tout au long de la vie, la mobilité étudiante en Europe, l’accroissement du nombre d’étudiants dans le supérieur et qui affirme vouloir aider les étudiants dans leur transition souvent difficile vers l’emploi. Par ailleurs, l’éducation arrive au 4e rang des cinq objectifs majeurs de la Commission avec deux sous-objectifs principaux : l’abaissement du taux des sorties précoces du système scolaire à moins de 10 % et l’acquisition d’un diplôme de l’enseignement supérieur pour au moins 40 % de la population âgée de 30 à 34 ans. Enfin, la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale est la 5e priorité de la Commission avec pour objectif la réduction d’au moins 20 millions du nombre de personnes touchées ou menacées par la pauvreté et l’exclusion sociale (Commission européenne, 2010).
56Selon certains analystes, cette phase donne la priorité à « la réforme budgétaire et à la croissance, sans tirer aucune autre leçon de la crise » (Degryse et Pochet, 2012, p. 88). La crise a cependant contribué à renforcer la régulation des affaires publiques par le marché au niveau européen avec « une surveillance macroéconomique et fiscale […] progressant plus vite que la coordination sociale […] et un taux de chômage moyen des jeunes avoisinant les 21,4 % dans les pays européens en 2011 » (Natali, 2012, p. 55).
57Au-delà de ces prises de position, les institutions européennes introduisent de nouvelles normes et valeurs qui influencent largement les espaces nationaux. Selon Dale, au moins cinq grands types de discours contribuent à ces inflexions :
« – Apprendre plutôt qu’éduquer ;
– la compétence plutôt que le contenu ; – l’importance clef du numérique ;
– l’accent mis spécifiquement sur la relation à l’emploi plutôt qu’une approche large liée à la politique sociale au niveau national ;
– une offre de formation continue qui dépasse les classes d’âge, les filières éducatives ou les institutions éducatives existantes »
Dale, 2009, p. 138.
58Durut-Bellat résume clairement les conséquences de cette évolution :
« Ce qui devrait être souligné, c’est le glissement idéologique de l’égalité à l’équité et à l’égalité des chances. En fait, la notion de cohésion sociale est encastrée dans un cadre idéologique particulier : elle est conçue d’un point de vue individuel et plutôt que de chercher à réduire les inégalités sociales, les gouvernements sont appelés à implanter des “politiques permettant de” et à garantir l’égalité des opportunités individuelles. L’accès à l’éducation constitue l’une de ces opportunités et tout le monde devrait être capable de l’utiliser au mieux. Dans cette perspective, le rôle de l’état s’efface alors que les individus sont appelés de manière croissante à utiliser au mieux l’offre proposée par les systèmes. Cette tendance générale est nichée dans une évolution globale en faveur de plus d’individualisation » (2014, p. 35, traduit de l’anglais par nos soins).
59On le voit à travers cette citation, l’influence des institutions européennes joue un rôle majeur sur la construction des trajectoires scolaires dont la responsabilité est renvoyée désormais davantage aux individus qu’aux systèmes.
Le poids du néolibéralisme et les catégories d’action publique européennes dans le domaine scolaire
60Cette analyse souligne la volonté des institutions européennes de participer à la définition des enjeux éducatifs dans leur sphère d’influence et révèle leur intérêt pour les questions liées à l’économie (et donc à l’employabilité et à la lutte contre le chômage des jeunes) (Mousny, 2002). Le phénomène du chômage des jeunes et tout ce qui peut contribuer à le réduire fait en effet partie des objectifs premiers de ces institutions qui souhaitent tout mettre en œuvre pour l’amoindrir et ainsi promouvoir sans obstacle l’économie de la connaissance. C’est dans cette optique qu’elles interviennent, notamment pour soutenir le développement de politiques publiques de qualité dans les domaines de l’orientation des élèves et de la participation des usagers. Il apparaît donc particulièrement intéressant de comprendre comment les institutions européennes formulent les problèmes publics liés aux inégalités sociales des trajectoires éducatives ainsi que les solutions qu’elles préconisent pour les combattre.
61À ce sujet, les rhétoriques sur l’économie de la connaissance ont conduit à des formulations en termes de catégorie d’action publique nettement favorables à l’employabilité des jeunes d’une part et à une lecture des difficultés clairement stigmatisante relevant d’une analyse des limites individuelles des jeunes d’autre part. Prenons l’exemple du décrochage scolaire et de la notion de NEET.
62Les rhétoriques sur le décrochage scolaire font largement écho au référentiel de marché, au New Public Management (NPM) et à la nécessité de tendre vers l’efficacité (Van Zanten, 2006). Elles mettent l’accent sur la nécessité de promouvoir l’égalité des chances et de permettre aux individus de développer leur mérite individuel au-delà des difficultés sociales qui peuvent être les leurs (Dubet, 2010 ; Duru-Bellat, 2009).
63Le taux de décrochage scolaire a ainsi été identifié depuis le sommet de Lisbonne de 2000, puis dans le rapport annuel sur l’éducation de 2005, comme l’une des cinq priorités de l’Union européenne dans l’éducation avec pour objectif de réduire de 10 % la part de « décrocheurs » d’ici 2020. Dans cette perspective, plus récemment (juin 2011), la Commission a fait adopter un cadre de travail promouvant l’élaboration « de politiques basées sur les preuves, cohérentes et globales » sous la forme d’une recommandation du Conseil, le plus haut niveau d’action à la disposition de la Commission pour le domaine éducatif et qui doit entraîner une action des États membres.
« Un phénomène complexe et nécessitant une implication politique importante si l’on vise à le réduire. La présente communication analyse l’impact du décrochage scolaire sur les individus, la société et les économies ; il en identifie les causes et présente les mesures existantes et à venir du niveau européen pour le combattre »
Commission européenne, 2011, p. 1, l’italique a été ajouté par les auteurs.
64Le deuxième exemple mobilisé est celui de l’usage de catégories d’action publique qui viennent recouper le traitement du décrochage scolaire. Parmi elles, on trouve les NEET (not in employment, education or training) ou les JAMO (jeunes ayant moins d’opportunités ou young people with fewer opportunities). Ces catégories dessinent le tableau des multiples visages du déficit supposé de lien entre éducation, jeunes et emploi et irriguent les conceptions des organisations européennes.
65Un rapport récent de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail indique ainsi dans sa synthèse :
« Être NEET a de graves conséquences pour l’individu, la société et l’économie. Le fait d’appartenir à cette catégorie pendant une période plus ou moins longue peut s’accompagner d’une série d’effets négatifs sur le plan social, tels que la désaffection à l’égard de l’emploi, la relégation future dans des emplois précaires et mal rémunérés, la délinquance juvénile ou encore des troubles physiques ou mentaux »
Mascherini, 2012, p. 1.
66Cette citation éclaire à l’envi l’usage négatif (à la fois stigmatisant et relevant des paniques morales) qui peut être fait de certaines catégories d’action publique. Les jeunes sont ici avant tout qualifiés par leurs manquements (recours au fait de n’être ni en emploi, ni en formation), ils ne sont plus qualifiés par la phase de la vie dont ils relèvent mais par le seul qualificatif NEET et ils sont a priori condamnés à des formes de déviance. Avec ces affirmations, nous ne sommes pas loin des théories de l’underclass défendues par Charles Murray dans les années 1990 (Murray, 1994, voir également la critique de cette perspective, MacDonald, 1997). Cependant, alors que Charles Murray se positionnait dans une perspective particulièrement virulente à l’encontre de l’état-providence et des populations dépendantes de ces aides, au premier rang desquelles les jeunes5, les conceptions plus récentes n’en appellent pas explicitement aux valeurs néolibérales. Tout se passe comme si cette diffusion des valeurs se faisait selon un processus de rationalisation diffuse (Boudon, 2006).
67Ces évolutions normatives jouent un rôle majeur dans la façon d’interpréter ce qui peut être perçu comme un échec ou au contraire une réussite des trajectoires scolaires dans une perspective individuelle. En outre, elles ne sont pas sans influencer, en retour, les modes de gouvernance nationaux et les structurations des trajectoires éducatives, ce que nous souhaitons examiner à présent.
Influence européenne sur les modes de gouvernance nationaux et sur les trajectoires éducatives
68Les discours européens conduisent à structurer une sorte de « contexte des contextes » encadrant les différentes possibilités de mises en œuvre de la gouvernance éducative aux niveaux nationaux et infranationaux. Néanmoins, au-delà de ces mouvements d’européanisation, chaque pays développe ses propres pratiques en matière de gouvernance des politiques éducatives et de définition des parcours éducatifs. De plus, l’importance conférée à des acteurs comme les collectivités locales ou les parents varie fortement (Duru-Bellat et Meuret, 2001 ; Kazepov, 2010 ; Loncle et al., 2015).
69Pour tenter de comprendre comment s’agencent ces questions, il est possible de se référer à deux éléments : les évolutions récentes des huit systèmes éducatifs en termes de répartition des compétences et les financements des systèmes et les effets de la crise sur ces derniers. Enfin, on s’interrogera sur les effets de cette gouvernance sur les trajectoires éducatives.
Quelle influence européenne et axiologique sur les arrangements institutionnels nationaux ?
70Il faut porter une attention particulière à la manière dont des liens de causalité pourraient être établis entre les discours européens et leur interprétation dans les politiques éducatives nationales. Van Zanten évoque à cet égard l’existence de plusieurs processus concomitants : des sortes de mimétisme institutionnel, des « emprunts » d’idées ou des co-apprentissages entre pays, de la construction de communautés épistémiques entre pays sous l’influence des instances internationales et également des formes de « créolisation » (c’est-à-dire de traduction dans des catégories pertinentes pour les acteurs concernés et d’accommodation aux nouveaux contextes institutionnels et sociaux) (Van Zanten, 2014, p. 68). S’il est vrai que les instances supranationales exercent une certaine influence (par exemple dans l’apport d’éléments de cadrage conceptuels, dans la rhétorique, via PISA, etc.), les mesures concrètes qu’elles inspirent sont rarement totalement convergentes.
71Il apparaît difficile de discerner si les tendances communes que connaissent les pays sont le résultat de pressions fonctionnelles communes (celles de sociétés post-industrielles déployant des réponses à des besoins éducatifs spécifiques) ou bien si elles sont liées à des discours supranationaux sur le néolibéralisme, la démocratisation, le principe de subsidiarité ou encore plus probablement à un mélange de ces deux types de contraintes. Par exemple, on peut observer une tendance commune des différents pays à privilégier l’autonomie des établissements et à rechercher un équilibre entre centralisation et décentralisation. Or, précisément, cette tendance peut être vue aussi bien comme le signe de l’existence d’un mouvement favorable au néolibéralisme, à la démocratie participative, à la subsidiarité ou même comme répondant à un impératif fonctionnel. La réponse à ces questions réside dans les « détails » : c’est-à-dire quelles ressources les acteurs obtiennent-ils à l’occasion de ces changements ? Quels sont les rôles de chacun ? Quels sont les droits et les devoirs accordés aux différents protagonistes ? Quel est le contexte réglementaire dans lesquels ils se déploient ?…
72Conçue initialement comme un principe permettant à la fois de garantir la liberté d’enseignement, de renforcer la démocratie dans les établissements et d’achever le processus de décentralisation, l’autonomie des établissements est également envisagée dans la plupart des pays comme un instrument de renforcement de la qualité des enseignements (Eurydice, 2007). Or, on peut se demander comment combiner cette mise à l’agenda positive de l’autonomie des établissements avec des pressions et des réformes plus néolibérales (notamment les coupes budgétaires ou la « décentralisation de la pénurie ») ?
73En effet, les discours sur la « nouvelle » gouvernance dans le champ de l’éducation sont liés à ceux sur le New Public Management qui ont clairement dominé tout le débat européen sur la modernisation administrative en cours depuis plusieurs décennies et renvoient à de nouvelles manières de piloter et de manager l’éducation. Ils ont explicitement ou implicitement exercé une influence sur les politiques éducatives nationales et notamment dans les politiques d’orientation (cf. Danic et Hardouin, infra ; Borras et Romani, 2012) et de participation des usagers (cf. Becquet, infra). On trouve leur trace aussi dans les débats sur la répartition des compétences, sur l’assurance qualité, sur les formations des enseignants, et sur la tendance consistant à s’interroger sur les mesures d’impact des services publics de l’enfance et de la protection sociale, etc. De ce point de vue, le thème de l’efficience de la gouvernance des établissements scolaires est très significatif (Scheerens et Bosker, 1997 ; Van Zanten, 2014 ; Daun, 2007).
74Pourtant, du point de vue des échelles, l’interprétation des processus en faveur de l’autonomie des établissements scolaires s’avère plurielle : certains pays ont eu tendance depuis plusieurs décennies à privilégier les processus de décentralisation (en Grande-Bretagne, l’autonomie des établissements scolaires a été considérée comme un moyen de contourner le pouvoir des services publics déconcentrés de l’éducation), d’autres pourraient opter également pour cette voie (l’Italie par exemple, bien que les ressources soient limitées pour implanter le changement d’échelle). D’autres pays vont, au contraire, dessiner de nouvelles compétences pour les États (généralement, la définition des programmes, des examens et des évaluations) suivant en cela les recommandations de l’OCDE pour mettre en œuvre de nouvelles pratiques nationales et infranationales. Ces différences relèvent des « dépendances au chemin emprunté6 » par chaque contexte national (Pierson, 2000 ; Duru-Bellat et Meuret, 2001). Ces variations dépendent largement de l’architecture générale des systèmes éducatifs produisant des articulations d’échelle assez différents.
75Concrètement, l’organisation institutionnelle des pays européens est caractérisée par une assez grande diversité.
76En France, malgré l’introduction de certaines mesures de décentralisation dans la construction et la gestion des équipements scolaires en faveur des autorités publiques locales, le gouvernement central a gardé un rôle décisif en matière de politique éducative. Le ministère de l’éducation nationale continue de gérer dans le détail les programmes éducatifs dans chaque discipline et à tous les niveaux d’enseignement. En s’appuyant sur des départements administratifs déconcentrés (académies et rectorats), il administre dans le service public le recrutement, la formation et la gestion des personnels éducatifs, détermine les statuts et règlements des écoles, leur alloue leur part d’effectifs enseignants. Il organise également les examens et attribue les diplômes. La part des établissements privés est importante puisqu’elle s’élève à 21,6 % des établissements.
77En Grande-Bretagne, la plupart des éléments relatifs à l’éducation et à l’apprentissage sont placés sous la responsabilité générale des Départements de l’éducation en Angleterre et en Irlande du Nord et sous la responsabilité de l’Exécutif écossais en écosse7. L’administration locale des établissements varie selon les régions : en Angleterre et en écosse la plupart des établissements sont administrés par les autorités locales alors qu’en Irlande du Nord ils relèvent des services centraux. De plus, l’offre de services privés, caritatifs et non gouvernementaux apparaît complexe et très évolutive. Les établissements privés organisent 20,6 % de l’offre éducative pour l’ensemble de la Grande-Bretagne mais avec des répartitions territoriales très contrastées. Cela participe des inégalités de trajectoires éducatives entre les régions.
78En Italie, la gouvernance du système éducatif a été soumise à une période de réforme entamée il y a une quinzaine d’années. Avant cette période, l’état italien était plutôt centralisé et organisé de manière hiérarchique avec un système de ministères, de préfectures et de services déconcentrés qui ressemblait largement au système français. Néanmoins, l’Italie était également caractérisée par de fortes différenciations infranationales qui ont été de plus en plus reconnues par les acteurs publics et institutionnels, ce qui a suscité l’introduction de processus de décentralisation et de déconcentration. En ce qui concerne le système éducatif, un régime d’autonomie des établissements a été introduit au cours de la dernière décennie (Eurydice, 2007). Cette autonomie concerne à la fois l’organisation du système et les programmes d’enseignement ; le contrôle de ces questions par le ministère de l’Enseignement est devenu assez faible au cours des dernières années. La part du privé apparaît très limitée (5,9 % de l’ensemble des établissements).
79En Allemagne, compte tenu de l’organisation fédérale, le système éducatif apparaît complexe. Le niveau central organise le cadre légal du système éducatif. Un niveau « intermédiaire » implique conjointement le niveau national et les régions pour les tâches de planification, de financement et d’infrastructure des universités. Ce niveau est également responsable de toutes les activités d’évaluation. Les régions sont chargées de toutes les compétences légales et administratives de tous les niveaux d’éducation. Un ministre y est responsable de la planification, de la régulation, du management et des financements des enseignements. Les municipalités sont en charge des équipements et de l’emploi des personnels non éducatifs. Depuis la fin des années 1990, une tendance favorable à la décentralisation et à une plus grande autonomie des établissements peut être soulignée même si elle reste timide. Les établissements scolaires sont pour une très large part des établissements publics (93 %).
80En Pologne, depuis la réforme de l’état, seules les grandes décisions de politique éducative sont conduites centralement : cela implique que l’administration et la gestion des collèges, des écoles primaires et maternelles relèvent à présent des communes et celles des lycées relèvent des districts. Les provinces, quant à elles, sont responsables de l’inspection pédagogique. La part des établissements privés reste assez faible avec 8,5 % de l’offre.
81En Slovénie, les responsabilités administratives sont distribuées entre le niveau national, les autorités locales et les établissements scolaires. Le ministère de l’éducation et des sports est responsable du développement des politiques éducatives, des procédures d’inspection, de l’allocation des financements. Les autorités locales sont responsables de l’installation des institutions maternelles et des écoles élémentaires, elles prennent part dans leur administration et dans le financement des personnels des écoles maternelles. La part des établissements privés est extrêmement marginale (1,6 % des établissements).
82Quelques pays vont privilégier un fort niveau d’autonomie des établissements scolaires dans un cadre défini par l’état national.
83C’est le cas de la Finlande où l’éducation est placée sous la responsabilité du ministère de l’éducation qui fixe (en coopération avec le Bureau national finnois de l’éducation) les objectifs des politiques éducatives, les contenus et les méthodes d’enseignement pour tous les niveaux. L’administration locale des établissements relève de la responsabilité des municipalités qui jouent un rôle déterminant dans l’offre éducative. Le financement relève à la fois de l’état et des autorités locales. Ces dernières déterminent le degré d’autonomie conféré aux établissements. Les établissements scolaires ont le droit de mettre en œuvre des services éducatifs selon leurs propres arrangements éducatifs dans le respect de leurs fonctions de base, déterminées par la loi. Le passage d’un système fortement centralisé à un système laissant une large autonomie aux écoles s’est fait très vite et comprend des conséquences d’envergure pour tout le pays. La part des établissements privés apparaît faible (7,1 % des établissements).
84Aux Pays-Bas, au cours des dernières décennies, la tendance en matière éducative a été clairement favorable à une décentralisation accrue du système avec des transferts de compétences importants aux établissements et aux municipalités. On compte près de 70 % d’élèves scolarisés dans des écoles privées considérées statutairement de la même manière que les établissements publics (77 % des établissements sont privés). Le gouvernement central s’est progressivement focalisé sur la définition des stratégies générales en matière de politique éducative, laissant l’interprétation des textes et leur mise en œuvre aux établissements. Cette liberté laisse aux écoles la possibilité de se déterminer sur ce qui est enseigné et de quelle manière. Cependant, elle peut être encadrée d’une part par les standards de qualité imposés par la loi par le ministère de l’éducation, de la culture et des sciences et d’autre part par des décisions prises soit par les conseils d’administration des écoles privées, soit par les municipalités pour les écoles publiques.
85Ces brèves descriptions donnent des indications sur les différents modèles adoptés par les États européens en matière éducative (pour plus de détails, voir Parreira et al., 2011). Elles montrent comment s’organisent les systèmes du point de vue de la répartition des pouvoirs et du point de vue des structurations des trajectoires éducatives.
Les ressources financières consacrées aux politiques éducatives
86L’étude des choix faits en matière d’allocation de ressources peut permettre d’aller un peu plus avant dans la comparaison notamment dans la compréhension des manières dont sont traitées des questions de fond comme les inégalités sociales et scolaires des trajectoires éducatives. Les ressources financières et humaines constituent, en effet, des apports essentiels pour les institutions éducatives car elles encadrent l’action des acteurs publics et le champ des opportunités à leur disposition. De ce point de vue, ce ne sont pas seulement les montants qui doivent être considérés mais également les processus de ciblage (quels groupes sont soutenus, quelle est la capacité de formulation des difficultés au niveau local ?) et les jeux d’échelle (la sensibilité aux besoins locaux, le travail de mise à niveau ou de différenciation des effets). L’une des conséquences de la crise économique a été de propulser ces questions tout en haut des agendas des décideurs (comme un des domaines devant soit faire l’objet de coupes budgétaires soit comme nécessitant des investissements pour sortir de la crise elle-même). Avec ces réflexions, nous nous approchons des analyses conduites par Maroy et Van Zanten sur les mécanismes de quasi-marchés (2007) qu’ils constatent dans plusieurs pays européens.
87Si l’on croise les données Eurostat (disponibles jusqu’à 2010) et Eurydice (2013) qui incluent des informations sur 2011 et 2012, on peut se demander si et comment la crise économique a eu des effets : est-ce que la diminution des PIB et le poids des politiques de contrôle budgétaire ont conduit à une réduction des ressources disponibles ou à une priorisation des questions éducatives ?
88En moyenne, les dépenses publiques en matière éducative en pourcentage du PIB ont eu tendance à s’accroître au cours des toutes dernières années après une longue période de stagnation. Au cours des dix dernières années, on observe des pays dont les dépenses éducatives sont placées en dessous de la moyenne des 27 et qui ont eu tendance à continuer de diminuer (la Pologne, l’Italie), des pays, où les dépenses publiques ont eu tendance à s’accroître (la Grande-Bretagne – sauf le Pays de Galle –, les Pays-Bas et plus récemment en réponse à la crise la Finlande et l’Allemagne) et des pays où les dépenses sont restées assez stables (la France et la Slovénie).
89Ces dépenses sont également marquées par une tendance nouvelle à la privatisation du système éducatif (Felouzis et al., 2013) liée, notamment, à l’influence croissante des valeurs du néolibéralisme. Par exemple, les soutiens publics au secteur éducatif privé ont doublé jusqu’à atteindre un dixième de la dépense publique totale en éducation en Europe. Cette tendance ne touche toutefois pas tous les pays étudiés de la même manière et permet de les distinguer beaucoup plus que tous les autres indicateurs : le pays le plus touché est la Grande-Bretagne où l’on est passé de niveaux résiduels de financements privés à près de 30 % de ces derniers ; des augmentations également importantes ont été observées en Pologne, Allemagne, Pays-Bas et Italie.
90Il n’est pas possible, compte tenu des données de la recherche, de chiffrer les ressources allouées aux établissements. Cependant, l’enquête quantitative menée auprès des chefs d’établissement (Aro et al., 2012) renseigne assez largement sur leurs perceptions des contraintes budgétaires qui sont aujourd’hui les leurs. Ils ont ainsi placé le manque de ressources au premier rang de leurs préoccupations, partout sauf en Finlande. Cette tendance était la plus marquée dans les pays faiblement standardisés (avec des allocations de ressources inégales à l’intérieur même du système national public) et faiblement stratifiés (avec des orientations universalistes et peu de sélection dans le passage de l’éducation primaire vers l’éducation secondaire) : dans ces cas de figure, le principe d’égalité des chances a été clairement remis en cause par les coupes budgétaires. Soulignons également que ce n’est pas seulement la crise financière qui a conduit à cette perception des manques financiers : le problème est structurel puisque l’on voit que certains pays avaient déjà largement coupé dans leurs dépenses éducatives avant son avènement (l’Italie, la Slovénie, la Pologne, et la France dans une certaine mesure).
91Il est néanmoins intéressant d’insister sur le fait que les chefs d’établissement (984 répondants sur les huit pays) ne s’attendent pas à ce que les choses évoluent aisément : alors qu’ils sont la moitié à considérer le manque de ressources comme un problème, ils ne sont qu’un quart à estimer que l’augmentation des ressources constitue une réforme urgente. Dans les entretiens conduits dans les différents pays, de nombreux acteurs (les enseignants, les chefs d’établissement et parfois même les parents) mentionnent le retrait de l’état comme une question ayant des conséquences importantes sur les parcours scolaires, notamment pour les élèves les plus désavantagés ou les plus dans le besoin.
92En France et en Italie, les entretiens laissent apparaître des préoccupations particulières sur le contenu et la qualité des formes de soutien ou d’accompagnement à la scolarité. Les interviewés aux Pays-Bas ont pointé la mise en compétition des élèves comme une conséquence de l’attention portée à la performance et à l’efficience dans les écoles. Le besoin d’une offre éducative moins standardisée et plus « cousue mains » pour répondre aux caractéristiques individuelles contraste avec la baisse des ressources internes et externes sur lesquelles les établissements peuvent s’appuyer. Les coupes budgétaires peuvent même avoir des conséquences sur les heures d’enseignement obligatoires : certains enseignants français, néerlandais et italiens ont relevé le fait que les contraintes budgétaires rendaient de plus en plus difficiles les remplacements des enseignants absents pour cause de congé maladie.
93De fait, les coupes budgétaires peuvent laisser des problèmes en suspens, engendrer de la compétition, désavantageant ainsi ceux qui ont des ressources limitées et moins d’aptitude à développer des stratégies. Ainsi, les listes d’attente (pour l’accès à l’orientation professionnelle en France, aux services jeunesse en Finlande, aux différentes formes de thérapies en Italie), la priorisation de certains publics peuvent constituer des formes de sélection rampante et accentuer les processus de discrimination institutionnelle. Tous ces éléments concourent à renforcer le constat d’une individualisation de la responsabilité des trajectoires éducatives.
Conclusion
94La présente contribution a été l’occasion de présenter un mouvement circulaire entre, d’une part, les principales caractéristiques institutionnelles des pays étudiés, d’autre part, les influences normatives des institutions européennes sur les espaces nationaux, et, enfin, l’influence de cet échelon européen en termes de gouvernance et de définition des trajectoires éducatives. Il montre à quel point l’Europe joue un rôle de plus en plus important en matière éducative, même si elle ne s’appuie quasiment que sur des instruments à portée non obligatoire. Concernant la question des trajectoires éducatives, l’échelon européen contribue à faire émerger des problématiques, telles que l’employabilité, le décrochage, l’orientation, la participation, dans une vision de responsabilisation et d’individualisation des élèves.
95La contribution a, de fait, ouvert différentes pistes pour comprendre l’influence de ces discours européens sur la mise en œuvre des politiques éducatives dans les espaces nationaux et locaux, notamment du point de vue de leur capacité à structurer les trajectoires éducatives. Sans avoir complètement résolu la question de la rencontre entre les influences européennes, le fonctionnement des systèmes éducatifs nationaux et leurs capacités à structurer des trajectoires éducatives ajustées pour les élèves. En effet, malgré des mouvements de convergence tout à fait importants, les États interprètent les recommandations européennes de façon plurielle, renvoyant en cela à leurs histoires singulières de fonctionnement des systèmes éducatifs et de structuration des trajectoires éducatives.
96Concernant le cas français, l’Europe exerce une influence certaine sur la construction des trajectoires éducatives au travers des priorités éducatives, des réorganisations du système de formation (création du baccalauréat professionnel ; adoption de la réforme LMD – licence, maîtrise, doctorat) et par la prise en charge des jeunes : les principes d’individualisation et de responsabilisation des élèves et des parents dans l’orientation et dans le fonctionnement des établissements ont été complètement repris et réinterprétés dans l’espace national (cf. Danic et Filhon et Becquet, infra).
97En outre, nous souhaitons souligner à la fois sa position médiane du point de vue de la structuration des trajectoires éducatives et sa position singulière du point de vue de sa gouvernance. Concernant le premier point, la France apparaît occuper une situation moyenne à de nombreux égards : la construction de son système national d’enseignement est simultanée avec la plupart des autres pays étudiés, l’âge de l’orientation vers le second niveau du secondaire est médian par rapport aux autres pays, la sélection à l’entrée dans le secondaire est moyennement importante. En outre, les « performances » des jeunes français concernant l’entrée sur le marché du travail se situent plus ou moins dans la moyenne des pays étudiés, que l’on considère les données genrées ou bien les niveaux de diplômes des élèves. On peut néanmoins noter que la France dispose de plus de diplômés du supérieur que les autres pays (cf. Danic et Filhon, infra). Concernant la gouvernance du système, la France occupe, en revanche, une situation tout à fait singulière : elle apparaît comme le pays le plus centralisé, même si les lois de décentralisation successives ont laissé une place plus importante aux collectivités locales ; il n’existe aucune décentralisation sur les contenus d’enseignement, sur la formation et sur la gestion des personnels enseignants, et l’autonomie des établissements reste très faible. Bien sûr, cela n’empêche en aucun cas, on le verra dans les contributions qui suivent, l’influence du poids des acteurs sur le façonnement des trajectoires éducatives.
98Néanmoins, on peut se demander, compte tenu de ce « profil » national, quels sont les effets à la fois de cette position structurelle intermédiaire et de ce mode de gouvernance exceptionnel sur le façonnement « au plus près » des trajectoires éducatives. Nous allons revenir à présent plus en détail sur ce questionnement.
Notes de bas de page
1 Un système scolaire compréhensif (traduction de l’anglais « comprehensive ») désigne un système non sélectif, qui accueille de façon indifférenciée tous les élèves.
2 [http://www.oecd.org/pisa/keyfindings/pisa2009keyfindings.htm] et [http://www.oecd.org/pisa/keyfindings/pisa-2012-results.htm].
3 Notons cependant qu’il se pourrait que nous ayons affaire à des profils sociaux de migrants différents à l’entrée parce que notamment le filtre à l’entrée n’est pas le même. Malheureusement, nous ne disposons pas de données de ce type.
4 Ainsi que le souligne Jessop (2013, p. 67), en l’absence d’un texte fondateur qui définirait ce qu’est le néolibéralisme, force est de constater l’existence de formes multiples, toujours incomplètes, de néolibéralisation à travers les différents contextes étatiques.
5 « Si les naissances illégitimes sont un indicateur clair de l’appartenance à l’underclass et le crime violent une mesure par procuration de son développement, la preuve définitive que l’underclass est advenue tient dans le fait qu’un large nombre de jeunes hommes, en bonne santé, avec des revenus faibles, choisissent de ne pas aller travailler » (Murray, 1990, p. 17, cité par Jones, 2009).
6 La notion de dépendance au chemin emprunté ou path dependance « s’est développée en science politique au cours des années 1990 pour souligner le poids des choix effectués par le passé et celui des institutions politiques sur les décisions présentes » (Palier, 2004, p. 318).
7 Rappelons que les autres nations britanniques ne faisaient pas partie de la recherche.
Auteurs
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