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Préface

p. 9-14


Texte intégral

1Qui prend les décisions éducatives ? La citation ci-dessus, issue d’un essai sur la pertinence de l’éducation et écrite par une élève britannique, suggère que les jeunes prennent eux-mêmes les décisions. Ils semblent tout à fait conscients des enjeux malgré le stress et l’incertitude considérables que cela engendre. La citation induit également qu’ils se sentent assez seuls face à ce fardeau, passant de « avoir entendu », « avoir entendu dire », « penser », « espérer » : et ne paraissent pas à même de distinguer entre ce qui leur plaît et ce qui pourrait être utile.

« Les jeunes sont confrontés à un nombre croissant de choix éducatifs. Ils doivent être accompagnés pour pouvoir prendre des décisions informées. Ils ont besoin d’information sur l’éducation et les filières et avoir une idée claire des opportunités de travail, pour pouvoir gérer leur carrière sur des bases solides » (European Commission, 2010, p. 4).

2L’apparente empathie pour les jeunes et le fait qu’ils soient confrontés à des enjeux et à la pression de prendre des décisions informées, se révèlent cependant plus ambivalents si l’on examine la phrase d’attaque du même document :

« Il y a un vrai besoin en termes de niveaux d’investissement mieux ciblés, plus stables et plus élevés dans les domaines de l’éducation et de l’apprentissage pour atteindre la meilleure qualité en la matière ainsi qu’en éducation tout au long de la vie et dans le développement des compétences » (ibid.).

3On voit donc que le besoin n’est pas reconnu comme intrinsèque aux jeunes – par exemple en termes d’intérêt subjectif pour leur carrière qui leur permettrait de se réaliser ou d’éprouver du plaisir (ce qui est équivalent pour la plupart des jeunes) mais de leur instiller des attentes extérieures en matière de contribution économique à la société. Il n’est pas besoin de rappeler aux lecteurs que la société dont il est question est une société capitaliste, dans le présent ouvrage on évoque même une société néolibérale, au sein de laquelle les bénéfices ne sont pas vraiment partagés de manière équitable entre l’économie et le capital humain.

4La citation, issue de Jeunesse en mouvement, est surtout exemplaire d’une tendance actuelle des politiques éducatives à travers l’Europe. Cette tendance hésite entre le niveau transnational de l’Union européenne, les niveaux des États-nations, des administrations régionales, des municipalités, des établissements et des organisations extra-scolaires, des jeunes et de leur famille.

5Cette tendance place les jeunes au centre des demandes sociétales en termes de capital humain et consiste à attendre de leur part qu’ils suivent des parcours d’éducation et d’apprentissage tout en faisant leurs propres choix ; choix qu’ils sont supposés faire seuls et dont ils sont tenus responsables bien que la pertinence de ceux-ci soit plus évaluée en termes économiques qu’en relation avec leur propre vie.

6Alors que ce discours semble largement répandu et partagé à travers l’Europe, la multiplicité des acteurs, des contextes, des niveaux et des perspectives suggère plutôt l’existence d’une grande variété de demandes, attentes, intérêts et décisions dans l’organisation et la coordination des trajectoires éducatives individuelles et lie ces dernières avec différents processus et structures sociales.

7Qui prend les décisions en éducation – ou mieux : qui prend en compte les trajectoires éducatives des jeunes ? Cette question était la question centrale du projet de recherche européen « Gouvernance des trajectoires éducatives en Europe » (GOETE) dont les résultats font l’objet du présent livre. La citation introductive est issue d’essais d’élèves auxquels il était demandé d’écrire dans le cadre de nos études de cas. Ce projet était financé par le 7e Programme cadre de recherche et de technologie de la Commission européenne et concernait huit pays – l’Allemagne, la Finlande, la France, l’Italie, les Pays-Bas, la Pologne, la Slovénie et le Royaume-Uni – afin de comprendre dans quelle mesure les structures de gouvernance caractérisent à la fois des discours apparemment universels et des modèles nationaux spécifiques à travers les différents contextes. Nous entendions plus particulièrement analyser la manière dont les structures nationales des systèmes d’éducation et d’apprentissage, d’une part, et les aides sociales, d’autre part, influencent les façons d’interpréter des notions comme la société de la connaissance, l’apprentissage tout au long de la vie ou l’orientation professionnelle.

8L’analyse comparative implique d’avoir une vision « par le haut » c’est-à-dire une position distante et abstraite de manière à identifier des différences et des similarités entre les unités qui sont comparées, en l’occurrence la manière dont les trajectoires éducatives des jeunes sont gouvernées. En d’autres termes, nous avons analysé l’éducation des jeunes d’un double point de vue : la perspective de gouvernance et la perspective des parcours de vie.

9La perspective des parcours de vie s’intéresse à la vie que les jeunes mènent dans leurs liens avec l’école et au rôle que joue l’éducation dans cette vie pendant et après la scolarité. Une perspective en termes de parcours de vie induit une dialectique à la fois entre les trajectoires et attentes institutionnelles et les histoires et les identités subjectives dans leur évolution dans le temps.

10L’articulation entre parcours de vie et gouvernance était opérationnalisée à partir de trois dimensions : comment l’accès à l’éducation est-il régulé par les organisations institutionnelles, comment est-il interprété par les jeunes et leurs parents ? Comment les jeunes font-ils face aux demandes éducatives qui ne sont pas seulement de l’ordre des savoirs et des programmes mais – ainsi que nous l’avons montré plus haut – se traduisent aussi par de l’orientation et des conséquences sociales ? Quels soutiens peuvent-ils mobiliser de ce point à la fois formellement et informellement ? Qu’est-ce qui fait que l’éducation leur semble pertinente et comment leurs représentations subjectives de cette question sont-elles liées et négociées avec les attentes des autres acteurs sociaux de ce domaine ?

11La recherche GOETE a permis d’élaborer et de produire des résultats de grande ampleur sur ces questions (Cuconato et Walther, 2015 ; Parreira do Amaral, Stauber et Barberis, 2015 ; Walther et al., 2016). Cependant, les analyses comparatives et les publications restent nécessairement abstraites et les références aux études de cas sont utilisées plutôt de manière illustrative. C’est le mérite du présent ouvrage d’avoir fait l’effort de contextualiser les résultats généraux et comparatifs du point de vue d’un des contextes nationaux, en l’espèce le cas de la France. Alors que la perspective comparative nous aide à identifier des structures générales, la re-contextualisation est nécessaire pour comprendre comment les structures générales fonctionnent, ce qu’elles signifient et comment elles peuvent être changées – si tant est que l’on considère cet aspect comme un des objectifs de la recherche. Dans le cas du présent ouvrage, l’analyse comparative donne à la vision locale, ou nationale, une approche extérieure à ce qui, par ailleurs, pourrait sembler normal, allant de soi ou même naturel et permet ainsi de révéler l’existence de contingences et de constructions sociales.

12En lisant les interprétations avancées par les collègues françaises à partir de notre recherche commune, quatre points clés ont retenu mon attention, points dont nous avions discuté à de nombreuses reprises pendant les réunions du projet et qui apparaissent ici sous un nouveau jour.

13Le premier est académique : en recherche internationale en éducation, les travaux de Boudon et Bourdieu – et les explications divergentes qu’ils ont données sur les décisions prises dans les trajectoires éducatives – ont été largement reprises et citées. Néanmoins, leur réception est rarement contextualisée et leurs conclusions sont considérées comme universellement valides par leurs « disciplines » à travers le globe. Pourtant, il est frappant de constater combien cette opposition entre les perspectives de reproduction et de choix rationnel – malgré leurs mérites incontestables – a aussi contribué à « geler » un débat académique national concernant les particularités des modes de sélection de chaque système éducatif ; un débat caractérisé par une dichotomie entre vision individualiste et structuraliste ; un débat qui semble attendre une sorte de « fusion » pour ouvrir vers une approche plus dynamique sur la relation dans la prise de décision éducative et la reproduction sociale. Parfois c’est une vision depuis l’extérieur qui est nécessaire pour abandonner des présupposés et des normes figées.

14Le deuxième point est lié à la traduction des discours universels en pratiques locales dans le contexte français, celui de l’état-nation encore le plus centralisé d’Europe. D’un point de vue général, les discours politiques sur la participation accrue dans le secondaire, sur la réduction du décrochage scolaire, sur le soutien et l’orientation jouent un rôle central. De fait, les responsables politiques français semblent faire écho aux discours européens. Néanmoins, dans le processus descendant de mise en œuvre, cet écho paraît perdre en intensité – et en ressources. Dans le cas français, les enseignants apparaissent comme les acteurs centraux du soutien et de l’orientation. Pourtant, ils ne reçoivent aucune formation, ne bénéficient d’aucun temps dédié dans la classe, ce qui semble loin d’être approprié. En conséquence, la relation entre les objectifs politiques (idéologiques) et les pratiques réelles est marquée par un net décalage.

15Le même décalage a été identifié du point de vue de l’influence que les jeunes et leurs parents peuvent exercer à l’école en général et au regard des trajectoires éducatives des jeunes en particulier. Cette influence est labellisée sous le vocable participation au sens de codétermination, ce qui constitue mon troisième point. Même si au niveau individuel, les jeunes et les parents vivent des expériences différentes en fonction des établissements, la plupart d’entre eux considèrent in fine que « ce sont les enseignants qui ont raison et nous qui avons tort ». Cette expérience contraste de manière frappante avec les attentes en termes de prise de responsabilité individuelle dans les parcours et les résultats éducatifs – même si ceux-ci sont limités par des facteurs institutionnels comme les choix entre les parcours et les passages en lycées généraux. Les données présentées ici confirment bien ce qui est mentionné dans le projet GOETE comme un « jeu de blaming » entre l’école et la famille, les enseignants et les parents à propos de responsabilités défaillantes et de méfiance mutuelle.

16Quatrième et dernier point, l’analyse des processus d’orientation et de décision des jeunes à la fin du collège confirme le fardeau, le stress et l’incertitude que les jeunes expérimentent. Elle révèle également à quel point les jeunes sont confrontés à ce que nous avons appelé des formes de « cooling out » : ils sont tout d’abord encouragés à s’engager et à s’investir dans l’éducation : « Si tu le veux vraiment, tu vas y arriver. » Puis, ils sont détournés de leurs intérêts et aspirations et canalisés pour correspondre à ce que les professionnels – enseignants, conseillers, travailleurs sociaux – considèrent comme plus « réaliste » pour eux. Ce qui veut dire que pour ces professionnels tous les parcours éducatifs ne sont pas accessibles à tous les jeunes, notamment pour ceux qui ont les résultats les moins élevés, ceux qui sont issus d’une minorité ou de l’immigration, ceux qui viennent de familles défavorisées. De manière à sécuriser des transitions faciles, les pratiques d’orientation et de conseil ne se limitent pas à informer les jeunes sur les prérequis de telle et telle carrière mais ont pour objectif de faire en sorte que ceux-ci les acceptent et internalisent ces directions dans leur propre intérêt, comme étant les meilleures et les plus appropriées pour eux.

17La mise en évidence de ces récits révèle l’ampleur de l’individualisation dans la société de la connaissance. Ce sont les jeunes qui sont rendus responsables de la formation adéquate de la main d’œuvre dans un marché du travail compétitif et flexible. Même les mécanismes de soutien s’adressant aux jeunes labellisés comme désavantagés tendent à reproduire ce mécanisme, pas nécessairement de manière intentionnelle mais du fait du manque d’options alternatives et de ressources.

18Le mérite du présent ouvrage est d’être passé de résultats généraux issus de l’analyse comparative à un ancrage par le bas, dans l’espace social concret – en fait, ce que dans le contexte du projet GOETE nous nommions les espaces scolaires locaux – et ainsi de discuter ces résultats en relation avec les réalités concrètes.

19Dans le contexte de la recherche sociale et éducative, la combinaison des perspectives en termes de parcours de vie et de gouvernance nous donne l’opportunité de sortir du dilemme des approches structuralistes et individualistes alors que le double terme « structure et agentivité » constitue dans de nombreux cas une boîte noire.

20Dans le contexte de la politique éducative, un œil extérieur perçoit dans ce livre une approche informée et précise et permet donc d’identifier un certain nombre de points aveugles négligés par les discours et les réformes en cours. Par exemple, une thèse que nous pouvons tirer de nos résultats – qui n’est en fait pas complètement neuve – est que l’éducation ne brise pas les cycles de la reproduction – en tout cas quand ils ne sont pas contrebalancés par des réformes sociales qui permettent à la fois de compenser les effets de statuts des résultats des collégiens et de déployer des mesures de soutien pour l’enseignement et l’accomplissement des volets éducatifs. Un soutien accessible qui reconnaît la pertinence subjective de l’éducation ainsi que les aspirations individuelles sans stigmatiser ceux qui y recourent.

21J’espère que ce livre sera accueilli par un large lectorat et une importante réception à tous les nouveaux. Dans les domaines de la recherche en éducation, de la politique et de la pratique éducative, je ne lui souhaite pas nécessairement une réception « amicale ». Je souhaite plutôt que les auteures de ce livre soient prises au sérieux et qu’elles irritent les lecteurs quant à la manière dont les trajectoires éducatives en France sont perçues, conceptualisées et critiquées.

Notes de bas de page

1  Traduction par Patricia Loncle.

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