16. Jacques, Michel et les autres
Sur la postérité politique de Mounier
p. 239-267
Texte intégral
1Contrairement à une réputation tenace d’indifférence sinon de mépris à l’égard du politique et loin de la posture « mystique et idéaliste1 » qu’on lui prête, la pensée d’Emmanuel Mounier traverse de part en part ce champ de réflexion et d’action2. Rien de moins surprenant quand on sait le statut central de l’incarnation et de l’engagement dans le personnalisme. S’y ajoute la force de séduction de vues réformatrices qui ont puissamment inspiré la gauche socialiste et plus particulièrement la Deuxième gauche3 d’ascendance expressément proudhonienne. Par ailleurs, les témoignages abondent de militants et responsables politiques des générations d’après-guerre exprimant leur gratitude envers un penseur qui fut, pour eux, un maître de vie et un guide dans l’action au sein de la cité.
2Faute d’une cartographie détaillée des courants qui s’en réclament, le tableau politique des héritiers de Mounier demeure imprécis quant à l’importance de leurs effectifs via des clubs, associations, partis ou à titre individuel, et quant à leur distribution sur l’échiquier. Une chose est sûre, si des gens du centre tels François Bayrou ou Jean-Pierre Rioux, mais aussi de droite voire de droite extrême4 se sont réclamés et se réclament encore de lui, l’essentiel de son influence s’est exercé sous les latitudes socialistes5 au point de faire dire à François Mitterrand en 1972, qu’« Emmanuel Mounier a joué un très grand rôle car il a incité […] les socialistes à mieux comprendre les objectifs de la société socialiste6 ». Une dette de reconnaissance probablement moins sincère, eu égard à sa piètre opinion des chrétiens de gauche, que dictée par le souci tactique de rallier ces derniers à sa cause7.
3Ce qui va suivre n’a nullement pour ambition de combler cette lacune. Nécessaire et complexe, une telle recherche devra être un jour menée par un doctorant plein d’appétit et de témérité. Le propos n’a pas non plus pour objet de cerner la manière dont la pensée politique du fondateur d’Esprit a percolé dans les choix programmatiques du type de société, d’État, d’économie, de culture, d’école, etc.8.
4L’objectif est plus modeste. Partant de l’hypothèse que le personnalisme a modelé un certain type de sensibilité, de culture9 et d’éthos politiques influant sur la représentation de la scène et de l’action politiques, il s’agit de tenter d’en saisir la texture, le grain ou simplement la musique qui relève, par son côté énigmatique, d’un « je ne sais quoi » à la fois évident et insaisissable. De se réclamer de Mounier, qu’est-ce que cela change dans la praxis non du strict point de vue des idées, mais du point de vue du comportement, des attitudes et presque des réflexes dans l’activité politique comme généralement dans le reste de l’existence. Le niveau d’attaque n’est donc pas celui de la pensée et de la théorie politique mais celui de la psychologie politique sur fond d’anthropologie, un niveau d’ordre infra-conceptuel bien que doctrinalement nourri et argumenté, infrastructurel pourrait-on dire, au sens où Mounier fait du spirituel « aussi une infrastructure ».
5On pourrait parler d’un type d’habitus ou d’un tropisme, d’un ensemble de dispositions caractéristiques d’une manière plus ou moins raisonnée d’accoster au politique et de s’y mouvoir selon une vibration originale reconnaissable à quelques marqueurs spécifiques. Un style de présence au politique lié à un certain imaginaire propre au personnalisme et, en deçà, à une certaine perception des exigences du christianisme.
6Le point de départ de cette recherche fut la lecture d’un texte intrigant de Merleau-Ponty qui devait me confirmer dans certaines de mes intuitions et m’inciter à les expliciter. Il s’agit de « Foi et bonne foi » repris dans Sens et non-sens. L’auteur y remarque à propos du comportement des catholiques que « dans la question sociale, on ne peut jamais compter sur eux jusqu’au bout10 ». Ils ne seraient donc pas fiables. Des déserteurs voire des traîtres par faiblesse de caractère, par intérêt et par peur comme on les en accusera après 1848 ? Une explication courte, selon Merleau-Ponty, qui relie plus en profondeur cette inconstance à une « équivoque » originaire. « Le paradoxe du christianisme et du catholicisme, écrit-il […] est qu’ils sont toujours entre11 l’un et l’autre », entre le Dieu intérieur et le Dieu extérieur, entre l’Esprit et l’histoire humaine commencée avec l’Incarnation, entre la Cité terrestre et la Cité céleste, dans une position toujours décalée qui rend compte de « l’ambiguïté politique du christianisme ». Il cite Claudel et Rivière qui « disaient justement que le chrétien gêne les pouvoirs établis, parce qu’il est toujours ailleurs et qu’ils ne sont pas sûrs de lui […]. Il est un mauvais conservateur et un révolutionnaire peu sûr12 ». Bref, il est voué au « va-et-vient », à la « communication des contraires » dans une dynamique d’engagement où la réserve, peut-être même la sécession ne sont jamais à exclure comme si une part d’eux-mêmes échappait statutairement à toute forme d’« embrigadement », mot central de leur lexique. Ils sont dans la non-coïncidence totale et de principe avec le politique comme l’était Mounier lui-même quand il disait, entre autres, d’une expression de tonalité augustinienne : « Nous sommes dans le politique mais nous ne sommes pas du politique. » Comme une présence non-plénière, une présence-absence affectant d’un doute la résolution dans l’action. Il est un objecteur de conscience potentiel se reconnaissant une manière de « droit de retrait » dans l’hypothèse d’un discord entre l’action collective et ses convictions.
7Pour saisir les principales facettes de ce tropisme, je m’attacherai principalement – mais non exclusivement – au parcours de deux grandes figures très représentatives de l’héritage politique de Mounier : Jacques Delors13 que j’ai entendu dire, en 2009, à Guy Coq14 : « Quand il est question de Mounier, vous le savez bien, je suis toujours prêt » et Michel Rocard15, tous deux élevés au lait d’Esprit. Deux acteurs de premier plan d’un « mouniérisme » indiscutable.
8Entre eux et dès le premier coup d’œil se dévoile un point commun : leur non-conformisme signalé par une attitude constamment en porte-à-faux avec la politique et le politique. Un mot l’exprime au plus juste, déjà à l’œuvre dans l’idée de non-coïncidence, celui de distance. Une distance qui n’est évidemment en rien celle, spéculaire, du déserteur refusant d’admettre qu’il est « embarqué » (B. Pascal). Il s’agit d’une distance inscrite au cœur même de l’engagement le plus résolu, logée en creux dans sa plénitude, en accord avec la manière dont Mounier se représentait le « devoir de présence » au monde, toujours doublé, comme une systole-diastole, d’un mouvement inverse de retrait dans l’intimité d’une conscience critique jalouse de ses droits.
9C’est précisément à identifier ce jeu de la distance fondatrice16 que ces pages seront consacrées à travers l’examen, d’abord, de la manière dont ces trois grands acteurs, et d’autres, situent la place du politique dans la constellation sociétale (I), puis de leur conception de l’action (II) et, enfin, de leur style de présence sur la scène politique (III). Une manière de voir, une manière d’agir, une manière d’être, un trinôme qui n’est pas sans rappeler le Voir, Juger, Agir des mouvements d’action catholique qu’ils ont tous trois fréquentés.
Une manière de voir : « la politique n’est pas tout »
10Bien qu’il ait donc pris très au sérieux le politique et la politique, Mounier s’est toujours refusé à toute forme de pan-politisme c’est-à-dire d’absolutisation de son rôle au détriment d’une société ramenée à une équation politique. C’est le jacobinisme dans son inspiration et ses multiples déclinaisons, de la république impériale « totalaire » aux systèmes totalitaires allant jusqu’à la complète dissolution de la société dans le politique. Sa position tient dans la formule lapidaire suivante, énoncée dans l’un de ses tout derniers textes : « Si la politique n’est pas tout, elle est en tout17 » qui, lue à rebours, devient : « Si la politique est en tout, elle n’est pas tout. »
11Autrement dit, si le politique a vocation à figurer la totalité sociale, il ne peut prétendre l’incarner. Pour reprendre l’image de Michael Walzer, il constitue une « sphère » du réel, certes plus englobante que les autres avec lesquelles il entretient des rapports de proximité mais toujours dans la distance, une distance structurelle et presque ontologique fondée, d’abord sur la certitude de l’antériorité du social sur le politique, ensuite sur la non-confusion entre le politique et le prophétique, enfin sur l’inhérence de la pluralité et donc de la distance inter-personnelle et intra-sociale au sein de la société et du politique.
12Comment ces convictions infusent-elles dans la manière dont notre trio se représente l’articulation du politique et du sociétal ?
La société contre et avec l’État
13Pas de doute : une telle représentation puise directement à la source proudhonienne d’une forte influence sur Mounier18 et sa génération. Cette pensée s’organise autour du noyau dur de la dualité fondatrice Société/État avec un privilège d’antériorité et de sens reconnu à la société. « L’État est un instrument au service des sociétés et, à travers elles, contre elles s’il le faut, au service des personnes. Instrument artificiel et subordonné, mais nécessaire19. » Un « État pluraliste » ne se pense qu’à partir de sa « base ».
14Évoquant son club Citoyens 60, Jacques Delors en souligne le rattachement à « un socialisme démocratique […] avec de larges emprunts à la tradition française du socialisme, à Proudhon et à Fourier. Il s’agissait plus d’un état d’esprit, d’un type de réaction que d’emprunts doctrinaux […]. Citoyens 60 était […] dans le droit fil d’un socialisme un peu teinté d’anarchisme, soucieux du développement des communautés de base, revendiquant contre un État qui empêche les initiatives et s’oppose à la démocratie à portée de la main20 ». C’est pourquoi il n’aura de cesse de « mettre la société en mouvement21 » comme « société de création22 » pour y faire émerger des acteurs capables de faire pièce à l’État.
15La même attention à la richesse d’un social effervescent se retrouve chez Rocard qui s’affiche ouvertement « girondin » porté à prendre « le contrepied de la gauche jacobine23 », comme le « père de l’économie sociale24 » n’hésitant pas à exprimer, en 1981, les plus expresses réserves à l’encontre des nationalisations25. Preuve de son attachement à la vitalité sociale, la rumeur le faisait membre de 17 clubs ou associations en même temps. Et lorsqu’en 1987, au congrès de Lille, Mitterrand propose au PSU l’ouverture de discussions avec le PS, la réponse cingle : « Nous sommes, au fond, des militants branchés sur la lutte sociale avant de l’être sur le jeu politique. Nous cherchons à donner à la lutte sociale une signification politique26. » À bon entendeur ! L’impulsion doit venir du bas sur un mode qui pour être déjà « politique » n’en est pas moins spécifique et en tout cas irréductible à l’étatique. Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret feront plus tard la théorie de cette société politique27. Fait remarquable : Rocard finira par convaincre Mitterrand pour qui les phénomènes de société en viendront à faire presque part égale avec la politique politicienne.
16Il serait pourtant faux d’imaginer qu’ils ne conçoivent les relations entre ces deux sphères que sur le mode de la méfiance et de la distance. Comment en irait-il autrement, sans contradiction, s’agissant de Delors et Rocard grands serviteurs de l’État ? Autant qu’elle les distingue, la distance est unitive28 et créatrice d’une dynamique d’échanges permanents. Comme le relèvent Bazin et Massé-Scaron : « Personnaliste dans l’âme et social-démocrate de cœur, Delors ne conçoit pas qu’on puisse mettre une société en mouvement sans l’appui des corps intermédiaires29. » Et pour Rocard pour l’avenir passe par l’articulation étroite de l’action entre pouvoirs publics et forces économiques et sociales à travers un dialogue permanent, marqué par des avancées contractuelles30. Tous deux partagent, au fond, un imaginaire de type institutionnel très vivace dans les milieux catholiques et dont la fonction est de permettre de penser ensemble instituant et institué non sur le mode de la simple représentation, de la conformité de l’un à l’autre mais sur celui d’un dispositif énergétique conflictuel animé d’un mouvement de constante convection31.
17Et c’est également sur cette toile de fond institutionnelle que peut se comprendre le couple Politique/Prophétique placé par Mounier au principe de l’action sensée. Le prophétique y tient simultanément le rôle d’horizon d’action et de fondement. Il est à la fois au-delà du politique comme télos, comme horizon, et en deçà comme sa plus ferme assise.
Pas de politique sans le prophétique
« L’erreur est de vouloir réaliser l’absolu dans le relatif, elle n’est jamais de penser le relatif sur fond d’absolu afin de lui maintenir une grandeur que, laissé à lui-même, il cède infailliblement32. »
18Plus Mounier a pris conscience de l’importance et de la spécificité du politique, plus il a souligné le rôle régulateur du prophétique face aux risques de dérives d’une praxis privée du lest des valeurs : opportunisme, cynisme, inconsistance, jeux d’appareils, trahison, etc. D’un côté, l’entropie inhérente à l’action et de l’autre, « la fidélité absolue aux valeurs impliquées33 » et cela dans un jeu de « tension féconde » entre la source énergétique, à elle seule frappée d’impuissance, et sa conversion en actes exposés à la dégradation. Entre le pur idéalisme sans mains34 et le brutal réalisme machiavélien, il y a place pour la posture plus risquée d’un « idéo-réalisme » (Gurvitch) où tout se joue dans un va-et-vient permanent caractéristique d’une éthique en actes. Par-delà les louvoiements de l’action, l’essentiel est de garder le cap : « un visage de l’homme comme référence constante pour nos actions et nos choix35 ».
19C’est pourquoi, explique Delors « notre socialisme sera une éthique36 », « une conception totale et cohérente du monde ». Car « le problème politique au sens le plus élevé du terme » est bien de « donner un sens à la marche de la société, [de] ne pas se laisser embarquer dans la marche aveugle du progrès scientifique et technique37 » en sorte que les « sociétés donnent souvent l’impression d’un bateau ivre ». Il faut sans cesse en revenir à la conviction fondatrice qu’« au commencement est l’homme et c’est bien ça le message profond du personnalisme […] : nous voulons le progrès de l’homme, nous croyons au progrès de l’homme et ce progrès sera réalisé avec l’adhésion de l’homme38 ». Même musique chez Rocard : « Toute finalité réside dans l’homme et non dans le système même si l’organisation peut aider l’homme à se perfectionner […] ce qui fait de lui, selon les mots de Pivot, “un politicien pas comme les autres”39 ».
20D’où l’insistance sur l’urgence de se donner une « utopie directrice » sous la forme d’un projet de société qui « implique un immense effort de création personnelle dans les relations de l’homme avec l’homme et dans les relations de l’homme avec la nature, et aussi, si vous le permettez, dans les relations de l’homme avec Dieu40 ». Un projet collectif appelant « au dépassement de soi » et capable de « polariser les énergies41 ». Même musique chez Rocard dont Hamon et Rotman diront qu’il a décidé d’être « responsable parmi les prophètes et prophètes parmi les responsables42 ».
21Cette structure de l’action en permanence greffée sur une réflexion questionnante, oblige à de permanents ajustements qui donnent, dira Delors :
d’abord, le sentiment d’approcher du vrai par l’abord des problèmes à leur juste niveau politique et méta-politique. Ainsi quand il évoque la « crise intellectuelle et spirituelle43 » révélée par l’épisode de mai 68 et en conclut que « si l’homme d’aujourd’hui souhaite acquérir les biens matériels indispensables, il n’est pas moins affamé de dignité, d’amour, d’amitié et de fraternité. “Personnaliser” a encore un sens aujourd’hui44 ». Le prophétique fonctionne comme l’opérateur d’une vérité en constant réexamen.
et ensuite, le droit de se dire sans trop d’inconséquence « réformiste révolutionnaire » : révolutionnaire par l’objectif ambitieux, idéal, de transformation profonde des modes et style de vie ; réformiste par la démarche sociale-démocrate de parfait respect des règles démocratiques. Olivier Todd identifiera chez Rocard le même assemblage baroque : « Il a deux profils : un droit, réformiste, et presque social-démocrate et un gauche, plus révolutionnaire45. »
22Le singulier est que, comme nous le verrons, ces « idéalistes » en politique se révèlent en même temps d’un réalisme militant dans l’abord des problèmes, combattant avec vigueur les travers de l’idéologie et du doctrinarisme si prompts à plaquer leurs schémas préconçus sur le réel. Double jeu ? Non. Mais plutôt effort de tenir en permanence les deux bouts de la chaîne avec résolution et modestie. Telle est la clé de la séduction qu’ils exercent à l’instar de Mendès-France, si présent à leur esprit, capable, dira Delors, « de concilier Cléon et Antigone, le prophétisme et l’action pratique, de faire de la politique comme on la rêve46 ». Telle est aussi l’explication de l’irritation qu’ils suscitent chez Mitterrand. Au fond, il les admire et les envie, lui le catholique de culture qui a depuis longtemps renoncé à la prétention « prophétique » et plié ses choix aux événements. La politique fonctionne selon d’autres lois que la morale et les bons sentiments ! Quand il lit, dans une tribune du Monde sous la signature d’un nommé P. Stibbe, que « l’action politique doit être la mise en application, dans le domaine de la vie publique, d’une certaine morale. Trop d’hommes politiques ont trop contribué à déprécier la politique par opportunisme, arrivisme, goût de l’intrigue ou des affaires, pour que les militants de gauche ne se montrent pas farouchement intransigeants sur la valeur morale de l’homme appelé à les représenter47 », il se sent visé et ne manque aucune occasion de manifester son agacement à l’égard de ces trouble-fête :
« Le vieux maître de l’Élysée n’arrivera jamais, notent des observateurs, à comprendre les états d’âme de ceux qu’il appelle “les démocrates-chrétiens” et ce goût de l’introspection stérile qui caractérise, à ses yeux, les hommes de la deuxième gauche48. »
23Quoi d’étonnant à ce que lui et Rocard n’aient jamais pu s’entendre ! « Rocard incarnait tout ce que Mitterrand détestait : chrétien de gauche, donneur de leçons, économiste, moderniste49. » Un constat confirmé par Antoine Veil : « Michel est un homme de rigueur et de morale. Qu’il en ait exaspéré un autre qui ne croyait à rien est évident. Mitterrand était un homme de sac et de corde » et par Jacques Attali : « Le président le prenait pour un grand naïf, un peu confus […] et qui plus est inculte50. » Une irritation d’autant plus vive que Rocard avait le culot de se proclamer urbi et orbi « successeur de Mendès51 ».
24Côté Delors, les sentiments sont plus partagés. Si certains remarquent que « quand le président parle de Delors, il y a parfois des traces d’un mépris que ses émissaires n’ont aucune peine à percevoir », mépris « à l’encontre de tout ce qui sort des sentiers habituels de la politique52 », d’autres, tel Michel Vauzelle, estiment au contraire que « Mitterrand a une haute idée de Jacques Delors. Il respecte ses idéaux chrétiens et ne le considère pas seulement comme un homme utile et compétent » mais en ajoutant aussitôt, qu’il « agace le président » et que « le Florentin a roulé le petit curé53 ».
25Mais la double binarité évoquée à l’instant se complète d’une troisième manifestation de la pluralité sous la forme d’un pluralisme immanent à la société elle-même.
Un pluralisme immanent à la société
26Toujours comme Proudhon au xixe siècle et comme Gurvitch son contemporain, Mounier se fait de la démocratie une conception intrinsèquement « libérale » au sens où la liberté y constitue un bien premier indexé sur un pluralisme d’intérêts et d’opinions en quête de compromis assurant la durée démocratique. C’est au sein de la société même, dans les intervalles foisonnants entre les individus et les groupes que se dessine un « vivre ensemble54 » figuré et préservé par l’État démocratique. Là où sont assemblées deux personnes, dira plus tard Hannah Arendt, il y déjà du politique naissant55 dans une indétermination fondatrice à la fois de ce régime et du combat contre le totalitarisme. Car, écrira Mounier au spectacle de la dérive soviétique, « si la Révolution ne doit apporter que la terreur ou le conformisme académique au foisonnement des forces qu’elle devrait lier en gerbe vers l’avenir, à quoi bon parler encore de socialisme56 ? » Personnalisme « ce nom répond à l’épanouissement de la poussée totalitaire, il est né d’elle, contre elle, il accentue la défense de la personne contre l’oppression des appareils57 ».
27Au commencement donc est le pluralisme comme fait social primaire et antérieur à l’État, ainsi que le souligne Mounier dans Le Personnalisme58. Mais pas n’importe quel fait : un « fait normatif » selon l’expression de Gurvitch, c’est-à-dire un fait porteur d’une valeur référentielle.
28Pour les chrétiens que sont Mounier et ceux que nous considérons ici, ce pluralisme trouve même son ancrage encore plus profond que dans le réel : dans la surréalité du divin en tant que trinitaire59, structurellement pluriel. « La conception même de la Trinité […] apporte l’idée étonnante d’un Être Suprême où dialoguent intimement des personnes [libres] et qui est, déjà par lui-même la négation de la solitude [amour et solidarité]60. » Il y a un rapport généalogique, largement voilé, entre ce pluralisme radical, originaire et la définition du socialisme démocratique proposée par Rocard : « Un modèle de développement et de vie qui allie la liberté, le pluralisme, la solidarité61. »
29De là procèdent au moins trois traits caractéristiques de la manière d’être personnaliste dans l’action : la conviction d’une vérité partagée, l’allergie au manichéisme, l’attachement à la laïcité.
Une vérité partagée
30La conviction d’une vérité éclatée et partagée si joliment exprimée par le poète soufi Rumi : « La vérité est un grand miroir tombé du ciel qui s’est brisé en mille morceaux. Chacun en possède un mais pense à lui seul détenir toute la vérité » alors qu’elle ne produit ses effets de sens que dans une confrontation visant la conversion d’une négativité toujours affleurante, sous forme de violence potentiellement destructrice, en positivité. Nulle occasion ne doit être manquée car, comme le dira Delors, « nous savons que nous nous enrichissons dans le dialogue avec les autres. Il ne peut donc y avoir pour nous de socialisme sans pluralisme62 ». Et il prouve son attachement jusque dans le détail. À son arrivée rue de Rivoli en 1981, il modifie en profondeur le mode de fonctionnement du ministère en faisant
« d’une administration ouatée une ruche bourdonnante. On discute, on discute, on débat, on débat. De tout. En bousculant les certitudes héritées du passé pour introduire le pour et le contre dans chaque processus de décision. Cela prend du temps, cela laisse parfois une impression de confusion, cela donne le sentiment qu’on ne sait pas toujours ce qu’on veut (et cela est parfois vrai car l’autodidacte a souvent peur de se tromper) mais cela permet de démontrer que l’on sait de quoi l’on parle et cela transforme un militant présumé en patron63 ».
31Dans le même esprit, il a précédemment suscité au Plan de riches confrontations dans l’un de ces « endroits où l’on puisse faire une pause, ou l’on puisse respirer et consulter d’une manière calme et à l’abri des turbulences et des émotions ».
32Mais c’est dans le monde du travail et de l’entreprise que les uns et les autres, Delors s’attachera à transcrire cette conviction spécialement par la politique contractuelle jugée seule apte à vaincre l’ankylose de la société française et érigée, grâce à Delors, en « clé de voûte de la politique sociale64 » renforcée par le « droit des salariés à la négociation collective » à tous les niveaux, introduit par la loi du 13 juillet 1971. « À Jacques Chancel qui lui demandera en 1974, quels cadeaux il a fait à la France, l’ancien conseiller de Chaban-Delmas répondra sans hésiter : avoir réussi à changer de manière décisive le système des relations sociales. » Il osera même avancer l’idée de « pacte social65 » à l’origine de bien des grincements de dents au PS.
33Le compromis est le corrélat de ce partage de vérité autour d’un point d’équilibre. C’était déjà la conviction des catholiques sociaux plus enclins au rapprochement entre patrons et ouvriers qu’à la lutte des classes. De même, « Delors conciliateur né, rêve de dialogue, d’un lieu de réconciliation66 » permettant d’en finir avec la guerre civile froide au profit d’une confrontation institutionnalisée. Place à l’affrontement verbal maîtrisé, régulé et porté par le souci de convaincre, mot fétiche. Delors participera d’ailleurs à la création des Clubs Convaincre. Chez Rocard, on relève un sens inné du dialogue qui fera dire à Julliard : « On peut facilement dialoguer avec Rocard, tandis qu’avec Mitterrand, c’est plus difficile, et l’on obtient plutôt des audiences que des interviews67. » Et, relèvera un autre, au Congrès de Metz de 1979, « Mitterrand voulait gagner, Rocard voulait convaincre68 ».
34Tout les porte vers l’entre-deux, vers la médiété aristotélicienne, vers les solutions de type Troisième voie. Delors n’en fait pas mystère lorsqu’il évoque le « réformiste que j’ai toujours été69 ». Lors de la Semaine sociale d’Orléans, en juillet 1968, « à contre-courant de l’opinion qui vient de manifester son manichéisme dans les urnes, il plaide à nouveau pour la recherche d’une 3e voie70 ». Il croit au passage d’une phase de lutte dans l’histoire de l’humanité « à une phase où les humains devront s’associer en vue d’obtenir un supplément de vie71 ». Une perspective un peu irénique qui ne doit pas conduire à conclure à quelque penchant harmoniste. Pour eux, il n’y a pas d’harmonie ; seulement de la coexistence sur fond d’irréductible conflit. Ce qu’illustre aussi la vision de Maire d’un conflit dans l’entreprise entre deux logiques d’intérêt qui pour être divergentes ne s’en inscrivent pas moins dans « un lieu où coopèrent, opèrent ensemble et se confrontent, chacun avec sa légitimité et ses intérêts, un chef d’entreprise et des salariés, une hiérarchie et des syndicats […]. Et, ajoute-t-il, il reste encore dans la tête de certains que la classe ouvrière campe dans l’entreprise72 ».
35Mais coopération et compromis impliquent, comme préalable, l’abandon de tout manichéisme.
L’allergie au manichéisme
36C’est la conviction de Mounier dès son Refaire la renaissance (1932) et plus nettement encore dans son Court traité de la mythique de gauche (1938).
37Elle se retrouve dans le rocardisme défini comme « l’adieu au grand soir ». Julliard note à ce propos qu’il marque l’abandon de la conception du combat social comme « combat du jour et de la nuit, du Bien contre le Mal » dans lequel
« le but est d’écraser l’adversaire, politiquement mais aussi socialement, c’est le discours de la guerre. L’homme politique révolutionnaire dans cette optique est une sorte de chirurgien de la société qui la remodèle […]. De quel droit l’homme politique prétendrait-il transformer le corps social de façon brutale73 ? »
38Le totalitarisme puise sa légitimité dans cette représentation binaire du monde. Rocard y oppose le compromis sur fond de conciliation entre justice et liberté selon des vues qui ne sont pas sans évoquer celles de John Rawls.
39Et dès 1958, Delors récuse également tout manichéisme en voyant dans l’arrivée de De Gaulle un « moindre mal ». Sur un autre plan, toute son analyse de l’articulation nécessaire de l’économique et du social, analyse qu’il finira par faire partager, reposera sur le même refus de diaboliser l’économique associé au « sale », à l’anal et au « mal », le social se voyant revêtu d’un statut d’innocence. Car, au contraire, la grande question de la démocratie du xxie siècle est de savoir « comment résoudre le problème de la liaison entre l’économique et le social et comment reconstituer le lien social ? Est-ce trop demander74 ? »
40Ce refus du manichéisme est par définition rejet d’un angélisme fondé ultimement, comme le dit Delors, sur la conviction que le mal « n’est pas dans la politique, il est dans la société75 » et en chacun. Nul ne peut prétendre s’en exonérer. Le contraire conduit inéluctablement aux pires folies du pouvoir. Sur ce chapitre, Mounier s’est toujours montré d’un pascalisme conséquent. « Ne faisons pas les malins, dit-il en substance. Tout un chacun est vulnérable et exposé au pire. » Car « qui veut faire l’ange… ». Et donc, d’admettre l’impossibilité d’expulser le mal hors de soi, à titre individuel ou collectif, constitue la meilleure des garanties contre la « tentation de l’innocence76 ». Il faut relire sur cet aspect du débat, les pages admirables qu’y consacre Jacques Julliard dans Le choix de Pascal. Pour lui, l’oubli du péché originel serait… le péché originel d’une gauche imprégnée de rousseauisme77.
« Je pense, écrit-il, que l’effacement du christianisme de la politique contemporaine aboutit à une immense frustration chez les chrétiens, bien sûr, mais aussi chez les non-chrétiens […]. Seule une anthropologie qui voit dans l’homme un être également capable du bien et du mal, un être social, collectif mais aussi profondément individualiste, peut nous aider à une lecture approfondie : c’est celle du christianisme. »
41Et celle du personnalisme dont le réalisme « nous met à l’abri des tentations de l’autorité, de la “tentation de faire du bien” comme disait Duméry78 ». Et l’auteur va si loin dans la conviction d’une symbiose fondatrice entre christianisme et démocratie qu’il n’hésite pas à partager les interrogations de Dominique Schnapper sur la capacité de la République à survivre à l’effondrement du christianisme.
L’attachement à la laïcité
42Un christianisme qui fait, on le redécouvre, toute sa part à la laïcité en tant que condition de manifestation du pluralisme et de garantie de la liberté politique. Mounier s’en est fait l’un des plus ardents défenseurs au point de suggérer en 1949 dans des Propositions de paix scolaire l’intégration de l’enseignement privé dans un service national de l’éducation chargé de la « formation de l’homme total, également offerte à tous, laissant chacun libre de ses perspectives dernières, et préparant […] au métier d’homme79 ».
43De même, « le protestant Rocard est viscéralement attaché à l’idéologie laïque en ce qu’elle préserve la société civile de toute intrusion qui ne soit séculière80 ». Et, pour lui, la laïcité n’est pas éviction du religieux de la scène politique mais confrontation à armes égales. C’est ainsi qu’on le verra militer lors des rencontres entre la Convention des institutions républicaines de Mitterrand et le PSU, en 1967, pour « une vraie mixité entre laïques et catholiques au sein de la gauche » alors que la CIR était à dominante très agnostique et franc-maçonne.
44Et Delors est sur la même ligne de pensée, celle de la distinction, il dit même « séparation » des plans politique et religieux. Il veut agir non « en tant que chrétien » mais « en chrétien » avec à la fois discrétion quant aux mobiles et pudeur quant aux manifestations. Ce qu’il appréciera beaucoup aux Compagnons de France81 « rassemblement hétérogène où chacun gardait ses conceptions quitte à être pudique dans son expression extérieure82 ». Et comme Descamps et Maire, il estimera nécessaire d’aller vers la déconfessionnalisation de la CFTC parce que c’est, à ses yeux, la seule façon d’accueillir dans le syndicat aux côtés des chrétiens les socialistes et les humanistes, le seul moyen de détruire les barrières entre les chrétiens et les laïques.
45Pas étonnant, dans ces conditions, que cette représentation de la société et du politique si puissamment adossée à de fortes convictions, influe très directement sur la manière d’agir.
Une manière d’agir : « réconcilier action et réflexion »
46« Une théorie de l’action n’est pas un appendice au personnalisme, elle y occupe une place centrale83. » Mounier insiste d’autant plus sur ce point qu’il veut en finir avec la réputation tenace dont on l’affuble d’un Sirius aux mains blanches, d’un doux rêveur de style sulpicien et cela contre l’évidence même d’une existence entièrement placée sous le signe de cet engagement qui l’a conduit, entre autres, à renoncer à une carrière universitaire qui s’annonçait brillante84.
« Que l’existence soit action et l’existence la plus parfaite, action plus parfaite mais action encore, c’est l’une des intuitions maîtresses de la pensée contemporaine. Si certains répugnent à introduire l’action dans la pensée et dans la plus haute vie spirituelle, c’est qu’ils s’en donnent implicitement une notion étriquée, la réduisant à l’impulsion vitale, à l’utilité ou au devenir. »
47alors, dit-il, qu’elle est l’« expérience spirituelle intégrale85 ». Et lorsque Mounier parle d’« action » c’est dans le sens le plus extensif incluant l’action politique.
48On n’est donc pas surpris de retrouver dans le feu de l’action et « le cœur à l’ouvrage86 », des militants attachés à « réconcilier les deux niveaux de l’action et de la réflexion87 » dans un style d’engagement reconnaissable à trois traits : 1. une vraie connaissance de la réalité des choses, 2. la patience de l’œuvre de changement et 3. la recherche du bien commun, trois exigences fortes de nature à garder de l’ivresse du pouvoir et des jeux délicieux du politique. La règle est simple : garder en toutes circonstances la tête froide et l’œil rivé sur le cap choisi sans crainte de payer de sa personne.
« Je ne conçois d’action, dira Delors, qu’au coude à coude, comme un élément de compagnonnage collectif. Que cet engagement soit contraire à mes intérêts personnels, à mon aisance, à ma capacité d’expression, à ma possibilité d’être accueilli dans tous les milieux, c’est certain88. »
49Le sacrifice chrétien n’est jamais très loin même si les leçons sont également recueillies chez Mendès dont la méthode de gouvernement a si fortement impressionné la génération d’après-guerre. Cette même exigence inspirera non moins le Club Jean-Moulin créé en 1958 en vue d’une « modernisation » de l’action politique engluée dans les marais de la IVe République89.
Connaître le « terrain »
50La plus banale des tentations en politique est de vouloir forcer le réel dans le schéma programmatique. La réalité doit céder au désir et à la volonté d’autant plus légitimes que censés suivre les lois du social et de l’histoire.
51À la fois vrais intellectuels effervescent et attentif à la réalité de terrain, les disciples de Mounier s’écartent du constructivisme sans pour autant rejeter une certaine forme de volontarisme lesté par la connaissance exhaustive et fine du théâtre d’action. Chez eux, pas de prétention à l’omniscience inductrice d’omnipotence. Ils optent plutôt pour un postulat d’ignorance initiale, pour un doute méthodique face aux problèmes de la société et aux dossiers abordés avec cette modestie qui fera Michel Crozier, si proche d’Esprit, parler d’« État modeste ». Se méfier des idées préconçues, fuir la cage d’acier des vulgates politiques, est perçu comme condition élémentaire de pertinence et d’efficacité de l’action : savoir de quoi l’on parle, si l’on veut éviter les discours creux où la passion éclipse la compétence. C’était déjà la conviction des républicains, dans les années 1870- 1890, pour qui la pacification de la société passait par le refroidissement du regard porté sur la réalité sociale. D’où les dispositifs d’analyse et d’étude du type Office du travail et de débat éclairé comme le Conseil supérieur du travail. Une mise en pratique de l’intuition comtienne d’un « âge positif » qui va largement inspirer le monde catholique.
52Un souvenir illustratif de la démarche. Lors d’une réunion du CERC (Centre d’étude et de recherche sur les coûts), j’interviens sur la précarisation du travail et je cite le cas anglais. Jacques Delors m’interrompt sur-le-champ par la question : « En êtes-vous si sûr ? ». Tout est dit de ce souci d’asseoir le discours sur le socle ferme de la connaissance concrète et certaine de la situation.
53Intraitable sur ce chapitre, Delors ne cessera d’objecter à tous les bavards et sophistes : « Les faits sont les faits ! »« Il est nécessaire d’échapper aux idéologies afin de contourner l’obstacle des idées toutes faites et de s’habituer à aborder les problèmes en partant des données réelles qui, généralement, ne sont pas celles qu’on croit90. » Sans qu’il s’en réclame, il y a du Bergson et du Péguy dans cette dénonciation des « idées toutes faites » si préjudiciables à l’action. Dans son œuvre à la CFTC, puis à la CFDT, à la tête du Plan ou du ministère de l’économie, il restera fidèle à ce pragmatisme foncier placé sous le signe de l’« effort constant pour se soumettre au réel sans être dupe des mythes qui renaissent continuellement dans la vie sociale91 ».
54Sans abus de mots, on pourrait parler d’un positivisme catholique qui puise à une double source : traditionaliste avec l’école de la Réforme sociale conduite par Le Play dont on connaît l’intérêt pour l’enquête de terrain ; progressiste avec les catholiques sociaux si attachés à la découverte du monde du travail dans son épaisseur la plus concrète (cf. les Semaines sociales à partir de 1905)92. Ce qui fait, entre eux, trait d’union c’est le thomisme et son parti pris de réalisme spiritualiste à l’œuvre, entre autres, dans la réflexion d’Hauriou et de Georges Renard.
55De ce réalisme, découlent trois règles dans la conduite de l’action : compétence, prudence, pédagogie.
Compétence indiscutable
« On ne commande pas avec des leçons de morale » aimait à dire Delors. Ce n’est pas avec des bons sentiments et de belles idées qu’on fait une bonne politique. Il faut être à hauteur des enjeux. « Contrairement aux autres spécialistes sociaux qui venaient solliciter, la main sur le cœur, des hommes qui avaient la main sur le portefeuille, moi je parlais rentabilité sociale, équilibre économique et modernisation93. »
56Mais ne confondons pas. L’impératif de compétence n’est pas « l’idéologie de la compétence » où elle en vient à se suffire à elle-même. Pas de vraie compétence sans l’épreuve du terrain, au plus près des problèmes dans une attitude d’atten- tion patiente à la nouveauté et à la complexité du réel. Comme le dira un directeur du travail de Martine Aubry alors directrice adjointe du cabinet d’Auroux :
« Elle a toujours eu le besoin de frotter ses convictions à la réalité du terrain. Son leitmotiv c’était de toujours voir ce qu’on peut faire pour que les choses marchent mieux, ici et maintenant. C’est une énarque qui a imposé une démarche totalement inhabituelle au ministère94. »
57Le Club Jean-Moulin95 dont Delors est membre, comme plus tard la Fondation Saint-Simon animée par Pierre Rosanvallon, sont sur cette même ligne de conciliation de l’intelligence, de la conviction et des réalités les plus concrètes dans la figure de l’ingénieur social ou du technocrate éclairé.
« Il avait un côté très technocrate, dira quelqu’un à propos de Delors. C’était même le plus technocrate de tous. Il avait des vues très catégoriques sur chaque chose. Il savait ce qu’il fallait faire, la manière de le faire. Les aspects proprement politiques qu’il fallait pourtant prendre en compte ne l’effleuraient pas96. »
58Où se retrouve la réserve de principe à l’égard de la politique selon une tonalité assez comtienne.
59Pour autant, Delors répétera à qui veut l’entendre, non sans une pointe de coquetterie souvent relevée, la phrase : « Je ne suis pas un intellectuel ! » moins synonyme de modestie que de méfiance à l’égard de la propension à l’abstraction des universitaires et technocrates.
60Si Michel Rocard a apporté un air neuf à la gauche, c’est pour la même raison, à l’origine du report sur lui du préjugé favorable à Mendès-France : sa capacité à allier le combat pour l’intelligence et le combat pour la justice non sans faire preuve d’une certaine prudence.
Prudence audacieuse
61Elle ne passe pas spécialement pour une valeur de gauche. Lorsqu’on dit « prudence » affluent des images peu flatteuses : frilosité, manque d’audace, calcul voire mesquinerie pour éviter de s’exposer. La prudence comme vertu de petits-bourgeois précautionneux.
62C’est une vision fausse. Car la prudence au sens aristotélicien, la phronesis, n’est en rien dérobade mais affrontement à la difficulté avec le souci de tenir compte de la complexité des choses et des risques attachés aux meilleures intentions. Ainsi du politique mais aussi du juge, du médecin, du chercheur, des parents, des travailleurs sociaux et de tout un chacun à l’instant de décider dans l’incertitude. Elle est synonyme de sagesse dynamique et Hans Jonas a raison de la présenter comme la « meilleure part du courage ».
63Dans l’action politique, il ne s’agit donc pas de plaire et de se faire plaisir par des mesures dans le sens du poil. Le rebrousse-poil doit prévaloir quand nécessaire. C’est ainsi que Delors imposera la rigueur en 1983 après s’être opposé à la taxation des hauts revenus par souci de ne « pas décourager les généraux et les capitaines de notre industrie ». En 1982, Martine Aubry contestera, elle, le projet de veto du comité d’entreprise promis par le candidat Mitterrand et à ses yeux, comme à ceux d’Auroux, déraisonnable. Et elle le dira d’ailleurs sans détours au président de la République en réplique à un reproche plus amusé que convaincu : « Ainsi, vous n’avez pas voulu appliquer mes propositions ? – Et j’ai eu raison. Il y a parfois des inepties dans vos propositions97 ! » Où la prudence prend figure d’audace !
64Nouveau paradoxe. Alors que la soumission aux faits pourrait incliner au conservatisme, elle est ici le plus solide des tremplins pour une action transformatrice, modernisatrice animée par la passion d’un changement non pas incantatoire mais effectif à partir d’un diagnostic très précis de la situation. En sorte que le couple empirisme/convictions fortes génère un pragmatisme d’autant plus réformateur que leur indépendance de pensée les conduit à ne pas redouter la prise de risque, l’exploration de voies nouvelles mais en connaissance de cause ce qui fait toute la différence avec la logomachie « révolutionnaire ». Où se retrouve d’ailleurs un profil commun aux militants de mouvements d’action catholique dont on sait la contribution éminente au changement technique, économique et social à travers des actions d’éducation, de formation, de « conscientisation ».
65Expliquer plutôt que plaire et tenter de convaincre. Tous partagent une vraie passion pédagogique.
Passion pédagogique
66Intervenant dans les sessions syndicales, à Paris-Dauphine, à l’ENA, Delors n’a jamais cessé d’enseigner. « Dès que je sais quelque chose, j’ai envie de le transmettre. J’ai la passion d’enseigner ». Autant qu’à un goût personnel, cette passion correspond : d’abord à une forme de dette vis-à-vis des moins instruits (« il fallait faire quelque chose de plus98 »), dette également à la base de la grande politique de formation impulsée par lui au début des années 1970 avec cette belle idée d’« école de la seconde chance » ; ensuite, au souci constant dans le socialisme français et spécialement dans sa version proudhonienne (Proudhon parlait de « démopédie ») d’amener la société au plus haut niveau possible d’instruction en vue de son association à la gestion commune et de la « conversion » de ses pratiques par un travail sur les valeurs. Changer la société, on le verra, passe par là.
67Rocard n’est pas en reste qui s’amuse de sa « tentation pédagogique permanente » car dit-il « pour moi, l’explication est le fondement de la démocratie99 ». « Il se considérait, dira Olivier Chevrillon, comme une sorte d’instituteur, de pédagogue et m’affirmait que c’était là sa vocation100. »
68Le changement passe par là, par cette pédagogie car la conviction partagée est qu’« on doit conduire les gens à changer et non pas leur imposer le changement101 ».
Passion du changement et esprit modernisateur
69S’il y a chez eux une passion du changement – l’un des principaux livres de Delors ne s’intitule-t-il pas Changer102 ? – il ne s’agit pas de n’importe lequel.
70Leur conviction est fondamentalement plus réformiste que réformatrice si l’on vise par-là la préoccupation de modifier les choses sans enracinement dans les profondeurs de la société. Ils sont à leur manière marxistes à cela près que l’infrastructure est pour eux, comme pour Mounier, spirituelle au sens large du terme (valeurs, esprit public, opinions, etc.). Le changement excède les seules structures fussent-elles juridiques et politiques. Or il n’y a pas, à gauche, de véritable théorie du changement pour penser tout cela.
« Tout ce que la gauche sait faire, écrivent Hamon et Rotman, c’est promettre que l’accession de ses spécialistes (ses experts, ses permanents) au pouvoir va répandre sur les masses éperdues la manne des lendemains qui chantent. Mais il y a un hic : cela ne se passe jamais ainsi103. »
71Le mérite des Delors et Rocard est de le penser à nouveaux frais, sans esbroufe sur les trois axes de l’espace, du temps long et de la méthode, avec la conviction que tout changement doit garantir, c’est son critère de vérité, la compatibilité entre justice, égalité et liberté alliée à la solidarité et à la responsabilité.
Penser global
72Compte tenu de la complexité de la société, il est devenu impossible de penser le tout sans considération des parties et inversement de penser la partie hors l’horizon du tout. C’est déjà ce que disait Pascal et ce qu’Edgar Morin, si proche de la pensée de Mounier à bien des égards, développera dans sa théorie de la société.
73D’où l’abandon de la perspective révolutionnaire, en contexte démocratique, pour la raison qu’elle provoque dans la réalité des courts-circuits au profit du politique sans gain substantiel pour la société. Mieux vaut agir plus modestement mais en profondeur dans l’espoir d’un déplacement et d’une conversion des pratiques et comportements. Et toujours avec le souci d’intégrer les contraintes de la réalité pour mieux s’en émanciper à la manière du judoka. L’objectif visé est de constante « adaptation » un mot totem sous leur plume. À propos de l’école, Delors notera avec regret : « Il a manqué un ingénieur social au système éducatif français pour l’adapter au choc de l’éducation et le relier à la vie économique104. » Et, ajoute-t-il : « Le monde moderne est une réalité ambiguë où, si bien des choses changent, rien n’est définitivement joué, ni le sort de la démocratie, ni celui de l’homme et de sa liberté. Le prix d’une étude réaliste de notre société c’est justement de nous permettre d’adapter, puis d’enrichir notre action au service d’un humanisme qui, lui, survivra à toutes les métamorphoses de l’humanité105. »
Dans le temps long du politique
74Ce qui suppose du temps, beaucoup de temps et une audacieuse modestie pour explorer les voies du possible. Olivier Chevrillon dira de Rocard qu’« il travaillait sur 20 ans » sans attendre la gratification de résultats immédiatement tangibles. Et Maire dira apprécier le fait que Descamps se soit, en mai 68, « courageusement battu pour les droits syndicaux » sans parvenir à en obtenir immédiatement la reconnaissance légale. « On aurait souhaité aller au-delà, mais le pouvait-on ? » Il était « hostile à l’idée de sauter les étapes… » et à juste raison.
75Au fond, ils sont tous à leur manière des possibilistes au sens de Paul Brousse. En 1981, dira Charles Josselin, « le discours de Rocard me paraissait plus proche du possible voire du souhaitable que celui des mitterrandistes ». Un discours réaliste y compris dans la folle audace des projets autogestionnaires toujours d’actualité à cette date. Comme on l’a déjà souligné, la prudence n’exclut en rien le goût du risque et de l’invention de tonalité utopique. C’est dire l’irréductibilité du réformisme à de la tiédeur politique !
76Il y a dans cette démarche alliance d’un vrai sens de la durée, auquel Mounier avait été sensibilisé par Bergson106, et de l’événement, de l’inattendu à l’origine d’inflexions et de réajustements selon une méthode de type incrémental. « L’intelligence de Delors, notera E. Descamps, c’est de savoir saisir l’opportunité107. »
Selon la méthode incrémentale
77Rien ne l’exprime plus fidèlement que le titre de Crozier On ne change pas la société par décret ! un livre très apprécié par notre trio et par Rocard, en particulier, dont le sociologue fut très proche au point que, dira Olivier Chevrillon, « Rocard me paraît dix fois plus marqué par Michel Crozier que par Marx, Guesde ou même Jaurès108 ».
78Et cela se traduit par deux convictions fortes.
79Selon la première, ici exprimée par Delors, « ce qui importe pour faire changer la société [il dit bien « faire changer »], ce ne sont pas les grandes idées, c’est la manière de procéder » en préférant aux projets grandioses « les avancées par petites touches, les constructions pierre à pierre109… » qui parviennent à infuser un nouvel ethos social selon l’idée de « greffe cellulaire » chère à Mounier. Car « il s’agit pour nous de montrer par des expériences que les choses peuvent changer […]. Nous souhaitons qu’à l’occasion d’actions précises et de propositions concrètes, chacun sorte de sa ligne Maginot idéologique et prenne position sur des données objectives nouvelles110 ». Ce qui veut dire, sur la base d’une bonne connaissance de la réalité de terrain, tester des idées nouvelles, risquer des solutions originales (« Il n’est pas de problème que ne puisse trouver sa solution » aimait à répéter Delors) et, selon une intuition porteuse d’avenir, y compris dans la loi, expérimenter. On peut rappeler que suite à la grande crise des Houillères en 1963, Delors sera chargé de formuler des propositions. Son Rapport sur les revenus impressionnera De Gaulle au point de l’inciter à le faire distribuer à l’ensemble de ses ministres.
« Ainsi, commente G. Milési, pendant que ses amis des partis de gauche discutent des mérites respectifs du “réformisme hardi” et de la “rupture révolutionnaire” au cours de nuits enfiévrées et enfumées, lui, Jacques Delors commence à tester quelques idées… C’est le saut dans la réalité et l’expérience concrète111. »
80Et cela s’inscrit parfaitement dans le cadre de son action syndicale plus efficace à son sens que les péroraisons politiques. « J’étais plus attaché à changer la société par le syndicalisme que par la politique. Tous mes choix jusqu’en 1974 s’expliquent de cette manière112. » Proudhon et Mounier partageaient le même point de vue.
81La seconde conviction concerne la méthode. « Le plus important pour faire changer la société, ce ne sont pas les grandes idées, c’est la manière de procéder113 » non seulement par les transformations à la base, au sein de la société civile via les syndicats et associations, mais aussi par des techniques qui se révèlent aussi importantes que le résultat poursuivi. L’un des exemples les plus significatifs est sans doute la négociation collective dont tous deux se déclarent fervents partisans. Delors rappelle dans les années 1970 que « le devoir de tout gouvernement est de faire vivre ensemble tous les citoyens, notamment par la création de règles du jeu acceptables par tous114 ». Et parmi ces « règles du jeu » la négociation occupe la belle part non plus à titre de simple technique ou d’échafaudage appelé à disparition après conclusion, mais comme objet central d’une politique alternative au jacobinisme dominant : la politique contractuelle comme prise en charge par les acteurs sociaux, à tous les niveaux de la société, de la gestion de leurs intérêts en vue « d’aboutir à un équilibre dynamique entre les exigences sociales et les contraintes économiques115 ». En sorte que le « faire » rivalise d’importance avec le « fait », le moyen ou la démarche avec le résultat, « le contenant [devenant] aussi important que le contenu116 ». Jacques Delors ne se dissimule pas la difficulté de « cette tentative en profondeur pour changer les relations sociales ». Mais il n’est d’autre voie pour arracher la société française à ses blocages que d’ériger le conflit social maîtrisé, garant de démocratie, en principe de régénérescence sociétale117. Il procédera de même en matière de formation permanente l’un de ses immenses chantiers.
82Il y a dans tout cela quelque chose qui relève d’une conception oblative de la politique opposant la patience, la modestie et le réalisme à une grandiloquence plus tournée vers les résultats tangibles, gratifiants et électoralement plus rentables au risque du spectacle, du faux-semblant et de l’éphémère. Rocard parlera d’un « devoir de grisaille » et commentera : « J’ai fait beaucoup de choses qui ne se voient pas118. » On se souvient des risées que lui vaudra l’intérêt un jour porté à l’état des boîtes aux lettres dans les immeubles des cités. « Indigne d’un premier ministre » s’exclameront certains, alors qu’il ne s’agissait que du symbole très éloquent de l’attention portée à la vie des gens dans un ordinaire voué, lui, à la grisaille des tours. Quant à Delors, pour avoir prôné la rigueur et la patience en 1983, il se verra taxé de « produit aberrant de la pensée bourgeoise ».
83Tout cela prend son plein sens sous l’horizon de leur intérêt, voire leur passion, pour le service du bien commun.
Service du bien commun
84« Le monde politique se divise en deux tempéraments : ceux pour lesquels l’action publique consiste à changer les choses. Et ceux qui tirent leur jouissance de l’exercice du pouvoir. À nommer, décorer, brimer, humilier119. » Le clivage opéré par Michel Rocard est excessif. Dans la réalité, les choses sont plus mêlées. Oserait-il soutenir qu’il n’a jamais cédé aux charmes du pouvoir et que les représentants de la seconde catégorie ont abdiqué le souci de l’intérêt général ? Sa distinction vaut néanmoins comme signalement des deux grands types d’attitudes qui structurent le champ de l’action politique.
85On peut le croire lorsqu’il défend « le pouvoir comme service120 » et son action authentifie son approche. On peut aussi faire crédit à Delors lorsqu’il déclare : « Je n’avais pas plus qu’aujourd’hui le goût de la vie politique. Ma passion était pour le service public parce que mon idée était que dans le service public on pouvait changer les choses121. »« Le pouvoir, pour moi, n’est fait que pour être utile aux autres. Jamais il ne faut avoir la jouissance du pouvoir. Il faut se méfier de la fascination pour le pouvoir, pour les faveurs122. » Et en accédant au Plan en 1962, à 36 ans, il dira être « devenu ce que je voulais être : grand commis de l’État123 ». Et cela pour servir le bien commun qui, dans la perspective institutionnelle si nourrie de l’inspiration chrétienne et personnaliste, constitue le fondement et la visée de l’État.
86Plus qu’une manière de faire, cette préoccupation du bien commun est déjà le point d’affleurement d’une manière d’être qui livre ultimement le sens de leur démarche.
Une manière d’être libre et vraie
« En matière historique, le service de l’absolu est une manière plus qu’un système ne varietur de principes ou de solutions124 »
87« Le personnalisme dicte moins une politique qu’il n’indique une attitude en politique ». Ce propos de Mounier n’est au fond que la transcription dans sa pensée du « Rendez à César » de l’Évangile. Dans les deux cas, nulle politique en tant que programme d’action gouvernementale ne peut être inférée du corpus doctrinal qui exclut certes des choix, incline vers d’autres mais sans jamais se laisser arraisonner par un camp quelconque.
88S’il a, dans un premier temps, cédé à la tentation de croire à la possibilité d’une politique en total accord avec les exigences du spirituel (cf. son plaidoyer « Pour une technique des moyens spirituels125 » de 1933-1934), il n’a pas tardé à abandonner cette position intégraliste126 pour admettre la spécificité d’une action politique irréductible au spirituel. On pourrait presque parler d’une « conversion » au politique mais non sans réticences puisque le directeur d’Esprit maintiendra jusqu’au bout une distance méthodique à son endroit.
« Allez-y, dit-il en substance, engagez-vous dans le combat politique mais ne perdez jamais de vue ses sortilèges, ne cédez pas à sa danse des sept voiles, gardez la tête froide en conservant à l’esprit que si important soit-il, le politique n’est jamais qu’un moyen au service de fins métapolitiques qui constituent sa seule raison d’être et dont la teneur ne relève pas entièrement du choix et de l’invention humaine. Où que vous soyez, gardez donc vos distances critiques. »
89Ce qui impose une vigilance introspective frisant le dédoublement de personnalité. « Nous découvrions la politique [dans les années 1960] mais, dira René Pucheu responsable du secteur politique à LVN, nous avions perpétuellement peur de lui vendre notre âme. »
90D’où l’impossibilité pour le personnaliste d’une absorption par le jeu politique, d’une totale coïncidence avec la praxis partisane. C’est le sens du mot discuté de Mounier : « Prenez parti sans être partisan. » Il est naturellement dans l’inconfort parce que placé dans une situation d’ambiguïté presque statutaire passant, aux yeux des inconditionnels, pour équivoque. C’est par sa manière d’être en politique, plus encore que par sa manière de voir et d’agir, qu’il dévoile le plus clairement le spécifique d’une démarche qui porte haut les valeurs de liberté, de vérité et d’authenticité.
Liberté : « Un pied dedans, un pied dehors »
91Rien de plus emblématique de cette ambiguïté que son rapport à toute institution qu’elle soit ou non politique. S’y mêlent dans une forte tension, un puissant attachement attesté par des itinéraires qui ont pour cadre l’administration, les syndicats, les partis, l’État et, à des titres divers, la religion127, et, simultanément, un mouvement de recul et de retrait face au risque d’emprise excessive, d’absorption et dilution dans la masse et la contingence. Paul Ricœur a souvent exprimé, dans un sourire espiègle, ce paradoxe : « Je suis à la fois hégélien par mon sens de l’institution (il le prouvera en acceptant de devenir Doyen de Nanterre dans un contexte très dur) et proudhonien par ma passion de la liberté. »
92Jacques Delors l’homme du Plan, le ministre, le président de la Commission européenne, exprimera ainsi sa « morale de vie » : « La valeur à laquelle je tiens le plus, c’est l’indépendance128 » et « [m]es rapports avec le président de la République [ont été] marqués par mon souci indéracinable d’indépendance129 ». Vingt ans plus tôt, en 1965, Mitterrand alors président de la FGDS lui avait proposé de représenter les chrétiens dans son équipe.
« Delors consulte, écrit Alain Rollat. Le destin lui offre une carrière politique. Mais cette perspective lui fait peur. Peut-on entrer en politique sans perdre son âme ? Il refuse ce pari et décline la proposition. Le technocrate en lui, rejette le politique, le chrétien de gauche fuit la crainte des inévitables compromissions, le haut fonctionnaire préfère la sécurité du service public aux incertitudes électorales130. »
93Lorsqu’Eugène Descamps lui propose de représenter la CFDT au Conseil économique et social, à la grande surprise de tous, il refuse alors même qu’il connaît fort bien l’institution pour y avoir tenu le rôle de conseiller. « Il dit non, commente Milési. Un non clair, net et précis qui ne sera pas le dernier de sa carrière et qui explique déjà son attitude future. Il veut bien travailler pour la confédération mais il n’est pas question pour lui de perdre son indépendance131. » Il veut pouvoir reprendre sa liberté à tout moment. D’où par la suite, le double refus du poste de Premier ministre, le refus de la mairie de Créteil en 1977 puis d’une candidature à Roanne aux législatives de 1978132 avant de se retirer de la bataille pour l’Élysée en 1995133. « La politique, en réalité, lui fait peur » conclut justement le même auteur. « Devant tant de merde, j’ai renoncé134. »
94Il éprouve, en réalité, un « profond dégoût des querelles intestines et des rivalités personnelles au contact desquelles il perd son temps et a parfois l’impression de se salir les mains. Il fuit les intrigues et les manigances comme la peste. Y prendre part serait à ses yeux déchoir135 ». Dès 1956, lorsqu’il a adhéré à l’Union de la gauche socialiste, il s’est trouvé mal à l’aise dans un climat éloigné de celui du syndicalisme avec sa chaude fraternité.
95Et lorsqu’il s’engage politiquement, c’est toujours en gardant un pied dehors. Ainsi au moment de rejoindre la Convention des institutions républicaines où il représente, à la demande de Mitterrand, la sensibilité chrétienne, il reste membre du syndicat et de nombreuse association et en particulier de Citoyens 60 qu’il a créée, « ce qui lui permet d’être partout et nulle part, le militant, généreux de son temps mais jaloux de sa liberté, apport[ant] ses forces tout en gardant ses distances136 ».
96Pour l’essentiel, Rocard est dans les mêmes dispositions avec cependant une fibre politique plus affirmée. Pourtant, dans son cas, comme le notera Jacques Julliard « ce qui est en jeu, c’est son rapport à la politique. Je dirais presque que moins on est dans la rubrique politique, plus on a de sympathie pour Rocard137 ». Il s’est montré très tôt indisposé par le décalage entre la grandeur des objectifs et la grisaille des appareils.
« Il est révélateur que l’équipe qui prend l’UNEF ait un pied dans l’institution politique (Burgelin, Danton, Delpy, Rocard… sèment la contestation chez les étudiants socialistes) et un pied dehors (les jécistes). Ce jeu interne-externe traduit une méfiance envers la “politique professionnelle” qui a été théorisée138 depuis139. »
97Pas étonnant, dès lors, qu’il séduise et « donne l’impression de sortir des sentiers rebattus de la politique politicienne tant décriée140 ». Ce que confirme Gilles Martinet : « Rocard était protestant mais le visage moral qu’il a donné à la gauche lui a rallié les cathos de base et les militants CFDT hostiles à la politicaillerie socialiste traditionnelle ».
98D’où un sentiment d’étrangeté dans ce curieux univers. « Il y a des aspects tactiques, manœuvriers auxquels je ne comprends pas grand-chose […]. Il m’arrive de me demander si je suis fait pour ce métier-là141. » Et lorsqu’on l’invite à discuter l’assertion de Freud : « Gouverner, métier impossible », Rocard répond, dans les Carnets de psychanalyse : « Freud avait raison142. »
99Dedans-dehors. C’est aussi le prix de l’attachement à une conception exigeante de la vérité.
Vérité
100Vérité et justice vont, on le sait, de pair au point de se confondre. Un être vrai sonne juste et on dira volontiers de lui comme de Mendès-France qu’il « fut un juste ». On comprend mieux pourquoi Delors avait fait de la devise de Jean Monnet : « Il vaut mieux faire que paraître » la sienne propre. Car pour lui comme pour Rocard le devoir de vérité relève du socle fondateur de l’engagement. Il impose d’être vrai et de parler vrai.
Être vrai
101Delors est sur la même ligne. Je ne suis pas dupe du politique, dit-il mais « il n’empêche qu’en France l’écart entre les professions de foi affirmées et la réalité des conduites est si grand qu’aucune vie démocratique n’est possible et qu’aucun système de relations n’est viable143 ». Il faut que certains s’attachent à le diminuer. Ce qu’il fera très tôt puisqu’un an après son adhésion au MRP, en 1946, il le quittera « scandalisé par l’écart entre les déclarations de principe et les pratiques, entre ce qu’ils disaient et ce qu’ils faisaient144 ». Mais l’intensification de son engagement, par la suite, lui créera bien des cas de conscience. À propos de telle décision, il dira qu’
« elle était difficile à prendre car je m’éloignais de mes bases, de ma sécurité morale […]. Il fallait choisir entre une certaine fidélité à ce que je suis et l’efficacité. Par moments, je fais des entorses à la fidélité qui me coûtent beaucoup […]. Mais j’ai toujours l’impression d’être fidèle à moi-même, quoi qu’il en coûte145 ».
102De même chez Rocard, il y avait comme chez Mendès « une rigueur, un rejet du mensonge politique146 » et un souci d’authenticité qui dès la fin des années 1970 fera dire à l’excellent observateur de la vie politique que fut Ivan Levaï : « Il y a en un qui dégage une forme de sincérité qui m’a touché, c’est Rocard. Il m’a paru plus authentique que les autres. Les autres sont des professionnels147. » Spontanéité, franchise sont des mots qui reviennent constamment pour évoquer l’ancien leader du PSU dont le comportement dans le quotidien authentifiait ses choix.
« Il était tellement scrupuleux, rapporte R. Cayrol, qu’il répondait lui-même au courrier en rédigeant les réponses à la main ». Et lorsqu’il se rendait dans les studios de la télévision, « il pensait à des choses simples que les grands professionnels oublient. Par exemple, dire bonjour aux techniciens : cela n’a l’air de rien148… »
103Accord parfait, une nouvelle fois, avec Mounier dont toute l’existence atteste une exigence d’authenticité dont il faisait l’un des grands critères de l’agir.
Parler vrai : honnêteté intellectuelle
104Être vrai prédispose à dire la vérité en toutes circonstances et surtout lorsqu’elle risque de déplaire, le Parler vrai149 constituant l’un des piliers de l’éthique politique de la démocratie.
105Si nos deux figures s’y sont tenues pour l’essentiel – appelons le discours de Rocard sur les retraites ou sur la RTT non crédible sans réduction modulée des rémunérations, et celui de Delors sur la rigueur – c’est Edmond Maire, si proche de cette inspiration, qui y a le plus insisté dans ses livres et discours. Car pour changer l’esprit du syndicalisme dans un sens constructif, il lui fallait refuser à la fois la démagogie et le manichéisme.
106La démagogie syndicale si bien analysée par Daniel Mothé150 se plie à la loi du désir. Maire ne l’entend pas ainsi.
« Le syndicalisme […] c’est dur. Il est facile de flatter les salariés […], de laisser s’installer dans leur esprit l’espoir ou l’illusion qu’il suffit de revendiquer pour obtenir satisfaction. Nous ne l’avons jamais fait et nous ne voulons pas le faire. Nous préférons dire la vérité aux salariés151. »
107Et d’ailleurs, « n’est-il pas temps de dépasser la maladie infantile du mouvement ouvrier français qui donne d’autant plus dans le radicalisme verbal et dans l’anticapitalisme à toutes les sauces qu’il n’arrive pas dans les faits à traduire ces belles proclamations152 ». Même allergie chez Delors dont un ami écrira : « Il déteste les petites phrases qui empoisonnent, peuvent ravir nos adversaires mais ne font en aucun cas avancer le débat. »
108Mais il n’y a pas de démagogie sans une forme de manichéisme rejetant à l’extérieur de soi toutes les causes du malheur. La victime d’un côté, le diable de l’autre. Les choses sont claires, simples. Trop pour Maire qui ne le supporte pas : « Cessons de renvoyer à l’extérieur les causes premières de nos difficultés […]. Ne vaut-il pas mieux s’interroger sur les insuffisances de la démarche et du projet ? Ne convient-il pas de trouver en nous-mêmes l’origine de nos difficultés153 ? » Il ne suffit pas d’accuser le patronat, « la solution passe aussi par un formidable effort sur nous-mêmes154 ». Et il n’hésitera pas à secouer rudement les troupes lorsqu’il lancera au fameux congrès de Brest, celui du recentrage, aux trotskystes : « Camarades, sortez de vos sarcophages ! » Il fallait oser ! Mieux que d’autres, il a pressenti à quel point la conquête des droits sociaux pouvait perdre de vue le principe de solidarité et alimenter puissamment l’individualisme dominant.
Conclusion
109Parvenu au terme de ce parcours, on peut s’interroger sur la pertinence de l’hypothèse d’un tropisme personnaliste en politique, d’un commun « état d’esprit, d’un type de réaction155 » (J. Delors). Elle ne manquera pas de susciter discussion et objections. Peut-on vraiment rattacher à la pensée de Mounier un type de comportement et de sensibilité spécifique et reconnaissable entre tous ? Je continue de le penser156 tout en comprenant les arguments qui pourraient m’être opposés et, en particulier, le fait que pris isolément, pratiquement aucun des marqueurs retenus n’est propre à cette démarche. L’esprit d’indépendance, par exemple, et l’allergie à l’égard des appareils politiques qui fera dire à Delors : « J’échappe aux normes, je suis difficile à classer. » Il caractérise aussi bien les intellectuels et écrivains157 qui, exception faite des renonçants à la liberté jusqu’à l’aveuglement, Sartre en tête, se montrent généralement jaloux de leur indépendance d’esprit. Comme le dira Jacques Attali à Rémi Rieffel, « les intellectuels ont toujours gardé une distance à l’égard du politique. S’ils sont de gauche, ils considèrent le pouvoir comme malsain158 ». De la même manière, le refus du manichéisme se révèle commun non seulement à la plupart des chrétiens en politique, de droite comme de gauche, mais aussi aux libéraux portés à une modération de tonalité centriste. Ou bien encore, le souci de réalisme dans l’abord des problèmes. Il anime au moins autant les républicains préoccupés depuis les débuts de la IIIe République de refroidir le social et le politique en les purgeant des passions délétères. Et le constat pourrait être étendu à d’autres aspects du comportement. D’où une perplexité tout à fait légitime.
110Il faut pourtant se convaincre que, comme dans tout portrait, ce ne sont pas les traits pris un à un qui ont un effet de vérité. C’est leur composition d’ensemble d’où se dégage précisément une physionomie qui pour en évoquer d’autres n’en est pas moins singulière et unique.
111De ce point de vue, le plus remarquable dans la démarche personnaliste est, sans nul doute, le fait qu’elle tire sa force de vérité et d’authenticité du jeu des tensions qui la maintient dans un état de vigilance interrogative, de questionnement critique, de réexamen au point de jointure d’ordres de réalité dont la distance séparative et unitive n’est jamais abolie. Tout se joue, non dans la coïncidence parfaite de l’Un si menaçant mais dans l’écart et l’intervalle où se dessinent entre eux des alliances provisoires, des équilibres précaires en constante recomposition. De là, un fort sentiment d’inquiétude frisant le scrupule excessif générateur d’hésitation, de doute et d’une certaine impuissance. Ainsi, lorsque Delors pose en principe que « faire de la politique, c’est aussi une attitude morale », il donne du même coup l’avantage à ceux qui, comme Mitterrand et tant d’autres convaincus que la politique est une technique et un art se suffisant à eux-mêmes. Ce qui fait sa grandeur fait aussi sa faiblesse, probable cause de son incapacité à aller jusqu’au bout du parcours triomphal menant à l’Élysée.
112Quand Mounier disait du personnalisme qu’il est un « optimisme tragique », il signalait cette dramatique de l’action, y compris politique, constamment prise en tenaille entre des polarités de signes contraires. « La condition humaine, a-t-il écrit, c’est l’ambiguïté créatrice […]. Exister, c’est se contester perpétuellement en s’engageant sans cesse. » Tout est dit de l’inconfort structurel autant que salutaire de cette situation où se dévoile son irréductible singularité.
113Bien que son regard ait évolué vers une vision moins idéaliste, il a toujours maintenu le regard sur un horizon utopique159 – l’avènement de la cité personnaliste – tout en accordant une place croissante à ses conditions de réalisation, au souci du concret, du réel dans son épaisseur la plus contingente et triviale. Aucun de nos trois témoins ne sacrifiera cette perspective ainsi réactivée par Delors à propos des grands projets sociaux : « Est-ce trop utopiste ? Est-ce que la gauche ne doit pas être un peu utopiste ? Je me dis que si l’on laisse la politique à ceux qui ne se posent pas ces questions, on déserte. Le jour où j’accepterai l’ordre établi, je ne serai plus moi-même160. » Tension de l’idéo-réalisme. Et quoi qu’il en soit de la prise au sérieux du politique, elle n’est jamais parvenue à faire taire le droit à l’objection, au risque bien souvent d’une certaine naïveté et d’une forme de solitude qui fera dire à Delors « J’éprouve ce sentiment de solitude qui n’est pas de l’orgueil mais la difficulté pour moi d’adhérer totalement à une doctrine161. » On dira, de même, de Rocard qu’il « a des copains partout mais pas de réseau162 » et que le PSU « ne fait pas sérieux163 ». Tension éthico-politique. Avec simultanément un souci des personnes qui a fait obstacle à l’identification à un rôle social et politique avec ce que cela comporte d’impersonnalité et d’indifférence méthodique. D’où, chez Delors en particulier, un fort attachement à la fraternité vécue (« Toute fraternité me touche ») et ce besoin d’être aimé (« Le ministre de l’économie et des finances a besoin d’être aimé et il faut le lui dire » remarquera Thierry Pfister) qui expose à la vulnérabilité. Tension humaine redoublée par des déchirements intimes entre des identités contradictoires qu’on ne cherche pas à se dissimuler. « Je serai toujours la droite de la gauche et la gauche de la droite, refusé par les uns et par les autres. Le mal-aimé. Ma voie est sans doute un peu irréaliste. Mais il faut aussi des gens comme moi164. » Et Delors ajoute « il faut culpabiliser » tout en assumant ses contradictions comme lorsqu’il dénonce, en tant que membre du PS où il se sent par ailleurs si mal à l’aise, le consensus entre sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens en clamant, contre l’évidence, qu’il n’est pas un adepte de la 3e voie165… avant d’avouer un soir à Bernard Stasi : « Qu’est-ce que tu fais ce soir ? Je n’ai pas envie de dîner avec les socialistes, ils m’emmerdent. Je préfère dîner avec mes copains démocrates-chrétiens166. » Julliard ne cachera pas pour sa part que « tout mon problème politique est de concilier une idéologie de gauche avec une anthropologie de droite167 ». Tension intra-politique.
114Mais c’est précisément cet inconfort qui entretient un état de veille prémunissant, en principe, contre les accommodements de l’action. Laissons le dernier mot à Jacques Julliard si près de l’inspiration de Mounier : « Autant je crois que la contradiction peut être désastreuse dans la pratique, autant intellectuellement, elle est nécessaire et c’est surtout le cas pour la contradiction interne168. » N’est-ce pas la meilleure disposition pour mener une politique au moins conséquente à défaut d’être toujours aussi efficace qu’on le souhaiterait ? Mounier n’avait-il pas dit, dès le début, que toute politique doit viser au témoignage autant qu’à l’efficacité ? Il s’est tenu à cette conviction attestataire et ses vrais continuateurs non moins.
Notes de bas de page
1 Pour reprendre, entre autres, les termes de la Pravda du 29 septembre 1951 (Esprit, janvier 1952, p. 68).
2 Cf. Le Goff J., « Penser politique avec Mounier », in L’actualité d’un grand témoin, Colloque UNESCO, tome 1, Les Plans sur Bex, Éditions Parole et silence, 2003.
3 Hamon H. et Rotman P., La Deuxième Gauche. Histoire intellectuelle et politique de la CFDT, Paris, Le Seuil, 1984.
4 Pensons à Charles Millon.
5 En accord avec ses prises de position nettes en faveur de l’option socialiste, spécialement après 1945. Ainsi lit-on dans Qu’est-ce que le personnalisme ? de 1947 : « Le personnalisme ne vise pas à l’édification des socialistes mais à l’édification de la cité socialiste ». « Il faut dire […] avènement des structures socialistes » et encore : la « révolution spirituelle » suppose une « révolution politique et économique » (Œuvres, tome 3, Paris, Le Seuil, p. 233, 238 et 244).
6 Le poing et la rose, 22 décembre 1972, p. 4.
7 Ils représentent, estime-t-on, le quart des militants du nouveau Parti socialiste.
8 Cf. le classique Winock M., Histoire politique de la revue Esprit, 1930-1950, Paris, Le Seuil, 1975.
9 Cf. Bernstein S. (dir.), Les Cultures politiques en France, Paris, Le Seuil, 1999.
10 Merleau-Ponty M., Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1966, p. 306. Dans un commentaire de la pièce de Sartre Le diable et le bon dieu, H. Duméry note dans le même sens que « le croyant se présente comme un citoyen du ciel, pour qui l’appartenance à la terre est surtout une épreuve et un danger. L’incroyant flaire là je ne sais quel double jeu. Les besogneux de l’au-delà, pense Sartre, ne peuvent que reculer devant les tâches de ce monde hostile et précaire […]. Le croyant lâche le monde et crie “Sauve qui peut !” Les autres se salissent les mains, lui pas […]. Un croyant dans ce sens, c’est celui qui se définit moins par ses protestations de concours intégral que par ses réticences qui ont nom : foi, pureté, salut » (Esprit, janvier 1952, p. 119).
11 Souligné par l’auteur.
12 Ibid., p. 315.
13 Sur sa découverte de Mounier « mon seul maître à penser », cf. Delors J., Changer, Entretien avec Claude Glayman, Paris, Stock, 1975, p. 32 sq.
14 Alors président de l’Association des Amis d’Emmanuel Mounier, fonction dans laquelle je lui ai succédé.
15 « Mon histoire ? Elle s’inscrit dans celle du catholicisme de gauche ! », in Santini S., Michel Rocard. Un certain regret, Paris, Stock, 2004, p. 50.
16 Cf. Le Goff J., « Totalité et distance. Spirituel et politique dans la réflexion d’Emmanuel Mounier », Esprit, janvier 1983.
17 Mounier E., Le Personnalisme, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1re édition, 1949, p. 126.
18 Voir, en particulier, Anarchie et personnalisme (1937), in Œuvres, tome 1, Paris, Le Seuil, p. 653 sq.
19 Manifeste au service du personnalisme, in ibidem, p. 615 et suiv.
20 Rollat A., Delors, Paris, Flammarion, 1993, p. 68.
21 Milési G., Jacques Delors, l’homme qui dit non, Paris, Éditions n° 1, 1995, p. 13.
22 Rollat A., Delors, op. cit., p. 124.
23 Santini S., Michel Rocard, op. cit., p. 186.
24 Ibid., p. 131.
25 Ibid., p. 165.
26 Liégeois J.-P., Bédéï J.-P., Le Feu et l’eau. Mitterrand-Rocard : histoire d’une longue rivalité, Paris, Grasset, 1990, p. 178.
27 Rosanvallon P. et Viveret P., Pour une nouvelle culture politique, Paris, Le Seuil, 1977.
28 Cf. Le Goff J., « La distance unitive », La Croix, 1er juin 2000.
29 Bazin F. et Macé-Scaron J., Le Rendez-vous manqué. Les fantastiques aventures du candidat Delors, Paris, Grasset, 1995, p. 283.
30 Liégeois J.-P., Bédéï J.-P., Le Feu et l’eau, op. cit., p. 219.
31 Cf. sur ce point Le Goff J., Georges Gurvitch, Le pluralisme créateur, Paris, Michalon, 2012, p. 67 sq.
32 Mounier E., Qu’est-ce que le personnalisme ?, tome 3, op. cit., p. 186.
33 Mounier E., Le Personnalisme, op. cit., p. 112.
34 Tentation de Delors qui saura gré aux Compagnons de France [Mouvement de jeunesse créé en août 1940] de lui avoir fait découvrir « une manière d’appréhender les problèmes politiques et sociaux. Ce fut un choc pour moi. Ma démarche était jusqu’alors purement idéaliste, voire sentimentale. Eux parlaient de réalités économiques et sociales concrètes, du combat militant. Lorsque j’y ai réfléchi plus tard, j’ai réalisé que l’un de mes plus gros défauts, que je devrais toujours combattre, était une tendance à l’idéalisme, avec sa part de normativité excessive et de sous-estimation des obstacles » (Rollat A., Delors, op. cit., p. 28).
35 Rollat A., Delors, op. cit., p. 75.
36 Ibid., p. 72.
37 Ibid., p. 110.
38 Ibid., p. 75.
39 Liégeois J.-P., Bédéï J.-P., Le Feu et l’eau, op. cit., p. 329.
40 Rollat A., Delors, op. cit., p. 125.
41 Ibid., p. 102.
42 Hamon H. et Rotman P., L’Effet Rocard, Paris, Stock, 1980, p. 66.
43 Rollat A., Delors, op. cit., p. 152.
44 Ibid., p. 176.
45 Hamon H. et Rotman P., L’Effet Rocard, op. cit., p. 19.
46 Rollat A., Delors, op. cit., p. 52.
47 Stibbe P., « Le candidat de la gauche », 9 septembre 1965.
48 Bazin F. et Macé-Scaron J., Le Rendez-vous manqué, op. cit., p. 179.
49 Michel Castagnet cité in Santini S., Michel Rocard, op. cit., p 130.
50 Idem.
51 Ibid., p. 186.
52 Bazin F. et Macé-Scaron J., Le Rendez-vous manqué, op. cit., p. 179.
53 Milési G., Jacques Delors, op. cit., p. 166. « Il retrouve Delors, au pied du mur, tel qu’il l’a toujours connu ou deviné. Hésitant, compliqué, timoré » (Bazin F. et Macé-Scaron J., Le Rendez-vous manqué, op. cit., p. 179).
54 Delors J., Le Monde, 25 mai 1977.
55 Le Goff J., « Contre la domination, penser l’intervalle (Hannah Arendt) », Politeia, novembre 1997.
56 Œuvres, tome IV, op. cit., p. 155.
57 Mounier E., Qu’est-ce que le personnalisme ?, tome 3, op. cit., p. 181.
58 Mounier E., Le Personnalisme, op. cit, p. 126.
59 On relève également chez Proudhon, anticlérical très religieux, un vif intérêt pour la Trinité.
60 Parmi bien des références, souvent allusives, à la Trinité, cf. Mounier E., Le personnalisme, op. cit., p. 12.
61 Liégeois J.-P., Bédéï J.-P., Le Feu et l’eau, op. cit., p. 376.
62 Rollat A., Delors, op. cit., p. 76.
63 Ibid., p. 208.
64 Rapport Assemblée nationale, 1971, n° 1704, p. 3. Cf. Le Goff J., Du silence à la parole, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 423 sq., ainsi que Le Goff J., Droit du travail et société, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 365 sq.
65 Rollat A., Delors, op. cit., p. 174.
66 Milési G., Jacques Delors, op. cit., p. 79.
67 Jacques Julliard cité in Hamon H. et Rotman P., L’Effet Rocard, op. cit., p. 22.
68 Liégeois J.-P., Bédéï J.-P., Le Feu et l’eau, op. cit., p. 239.
69 Rollat A., Delors, op. cit., p. 70.
70 Ibid., p. 121.
71 Ibid., p. 74.
72 Nouvelles frontières pour le syndicalisme, Paris, Syros, 1987, p. 143.
73 Hamon H. et Rotman P., L’Effet Rocard, op. cit., p. 338.
74 Rollat A., Delors, op. cit., p. 11.
75 Bazin F. et Macé-Scaron J., Le Rendez-vous manqué, op. cit, p. 189.
76 Bruckner P., La Tentation de l’innocence, Paris, Grasset, 1995.
77 Cf. Julliard J., La Faute à Rousseau, Paris, Le Seuil, 1985.
78 Julliard J., Le choix de Pascal, Paris, Le Seuil, 2003, p. 287.
79 Mounier E., Qu’est-ce que le personnalisme ?, tome 3, op. cit., p. 243.
80 Hamon H. et Rotman P., L’Effet Rocard, op. cit., p. 64.
81 Organisation de tonalité professionnelle créée en 1941 et censée encadrer la jeunesse et en renforcer l’adhésion au chef de l’État français.
82 Rollat A., Delors, op. cit., p. 27.
83 Mounier E., Le Personnalisme, op. cit., p. 102.
84 Il avait terminé 2e à l’agrégation de Philosophie en 1928, après Raymond Aron, et sans être passé par Normale Sup.
85 Mounier E., Le Personnalisme, op. cit., p. 102.
86 Rocard M., Le Cœur à l’ouvrage, Paris, O. Jacob, 1987.
87 Milési G., Jacques Delors, op. cit., p. 58.
88 Ibid., p. 149.
89 Voir la belle étude de Andrieu C., Pour l’amour de la République. Le Club Jean-Moulin 1958-1970, Paris, Fayard, 2002.
90 Rollat A., Delors, op. cit., p. 102.
91 Idem.
92 Sur ces convergences, cf. Nisbet R. A., La tradition sociologique, Paris, PUF, 1993.
93 Milési G., Jacques Delors, op. cit., p. 339.
94 Le Goff J. (dir.), Les Lois Auroux, 25 ans après, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 21.
95 Cf. Andrieu C., Pour l’amour de la République, op. cit., p. 420.
96 Milési G., Jacques Delors, op. cit., p. 106.
97 Burel P. et Tatu N., Martine Aubry. Enquête sur une énigme politique, Paris, Calmann-Lévy, 1997, p. 89.
98 Milési G., Jacques Delors, op. cit., p. 41.
99 Hamon H. et Rotman P., L’Effet Rocard, op. cit., p. 35.
100 Ibid., p. 74.
101 Rollat A., Delors, op. cit., p. 297.
102 Delors J., Changer, op. cit.
103 Hamon H. et Rotman P., L’Effet Rocard, op. cit., p. 344.
104 Rollat A., Delors, op. cit., p. 297.
105 Ibid., p. 61.
106 Et son ami Ricœur écrira sur le sujet Temps et récit, Paris, Le Seuil, 1983-1984.
107 Milési G., Jacques Delors, op. cit., p. 77.
108 Hamon H. et Rotman P., L’Effet Rocard, op. cit., p. 75.
109 Milési G., Jacques Delors, op. cit., p. 119.
110 Ibid., p. 102.
111 Ibid., p. 71.
112 Ibid., p. 49.
113 Ibid., p. 119.
114 Delors J., Changer, op. cit., p. 193.
115 « Échanges et projets – La négociation sociale. Pourquoi ? Comment ? », Droit social, novembre 1978.
116 Ibid., p. 393.
117 J. Delors y insiste : « Le système des relations professionnelles tel que je le conçois, est parfaitement compatible avec une société idéologiquement divisée et avec la pluralité des projets des parties en présence. Au surplus, il accepte la grève comme un élément indispensable, une sorte de clignotant qui s’allume… » (Changer, op. cit., p. 191).
118 Santini S., Michel Rocard, op. cit., p. 192.
119 Ibid., p. 195.
120 Idem.
121 Rollat A., Delors, op. cit., p. 70.
122 Ibid., p. 11.
123 On peut même se demander s’il n’a pas renoncé à la candidature suprême en 1995 par crainte des vertiges du pouvoir.
124 Mounier E., Qu’est-ce que le personnalisme ?, tome 3, op. cit., p. 186.
125 Révolution personnaliste et communautaire, in Œuvres, tome 1, op. cit., p. 314 sq.
126 Qui place le temporel sous le contrôle du spirituel ou du religieux sur un mode de pure subordination.
127 « Le delorisme a quelque chose d’une Église qui aurait abandonné le principe de l’infaillibilité pontificale, avec sa curie bruxelloise dirigée par Pascal Lamy puis par Jean-Pierre Jouyet, ses clercs emmenés par Jérôme Vignon, la boîte à idées du président, son épiscopat géré par Jean-Yves Le Drian en liaison étroite avec les élus et son petit séminaire dont François Hollande assure le recrutement » (Bazin F. et Macé-Scaron J., Le Rendez-vous manqué, op. cit., p. 83).
128 Bazin F. et Macé-Scaron J., Le Rendez-vous manqué, op. cit, p. 87.
129 Rollat A., Delors, op. cit., p. 297.
130 Ibid., p. 107.
131 Milési G., Jacques Delors, op. cit., p. 49.
132 Fin 1977 après avoir renoncé, il s’explique : « Ce n’est pas d’aller devant les électeurs qui me gêne, c’est d’entrer dans les batailles internes entre camarades. Autant je suis à l’aise pour tourner une ronéo, écrire un programme, coller des affiches… autant je ne supporte pas le jeu politique. J’ai sans doute tort car c’est un point de passage obligé » (ibidem, p. 154).
133 Giscard avait bien anticipé son choix : « Votre père, dira-t-il à M. Aubry, a de bonnes chances d’être élu s’il se présente, mais je sais qu’il n’ira pas. »
134 Rollat A., Delors, op. cit., p. 186.
135 Ibid., p. 181.
136 Milési G., Jacques Delors, op. cit., p. 62.
137 Hamon H. et Rotman P., L’Effet Rocard, op. cit., p. 22.
138 Cf. Julliard J., Contre la politique professionnelle, Paris, Le Seuil, 1977.
139 Hamon H. et Rotman P., L’Effet Rocard, op. cit., p. 48-49.
140 Ibid., p. 18.
141 Santini S., Michel Rocard. Un certain regret, op. cit., p. 145.
142 Carnets de psychanalyse, n° 15/16, 2004.
143 Rollat A., Delors, op. cit., p. 154.
144 Milési G., Jacques Delors, op. cit., p. 40.
145 Ibid., p. 92.
146 Jacques Julliard cité in Hamon H. et Rotman P., L’Effet Rocard, op. cit., p. 68.
147 Hamon H. et Rotman P., L’Effet Rocard, op. cit., p. 18.
148 Ibid., p. 28.
149 Titre d’un ouvrage de Michel Rocard, Parler vrai, Paris, Le Seuil, 1979.
150 Mothé D., Le Métier de militant, Paris, Le Seuil, 1973.
151 Helvig J s.-M., Edmond Maire. Une histoire de la CFDT, Paris, Le Seuil, 2013, p. 52.
152 Maire E., Reconstruire l’espoir, Paris, Le Seuil, 1980, p. 86.
153 Ibid., p. 117.
154 Ibid., p. 177.
155 Rollat A., Delors, op. cit., p. 68.
156 Et la lecture, postérieure à cet article, de l’ouvrage du journaliste à La Croix Alain Rémond (Que sont tes rêves devenus ?, Paris, Le Seuil, 2015), m’a confirmé dans ma conviction. On retrouve chez cet auteur formé dans le giron catholique et lecteur de Mounier, tous les marqueurs ici identifiés : en finir avec le cynisme et le machiavélisme (p. 111 et 112), parler vrai (p. 183), éloge de la modestie de Rocard (p. 115), liberté à l’égard du politique (p. 142), intérêt pour l’ordinaire des jours (p. 146), le sens de la complexité des choses (p. 167) et le refus des solutions simples des « marchands de bonheur » (p. 166-167), l’éloge de la beauté du monde et de la poésie (p. 177), etc. Vraiment étonnant.
157 À propos desquels Merleau-Ponty remarque qu’« il y a en fait une solitude de l’écrivain, il y a, dans l’expression littéraire et artistique, une mise en question de soi-même, une humeur rêveuse qui font de l’écrivain un mauvais partisan… » (Merleau-Ponty M., « La réalité et son ombre » in Parcours 1, 1935- 1951, Lagrasse, Verdier, 1997, p. 122).
158 Rieffel R., La Tribu des clercs, Paris, Calmann-Lévy, 1993, p. 148.
159 « Je crois qu’il y a, dira Paul Ricœur en 1965, une fonction historique de l’utopie dans l’ordre social : seule l’utopie peut donner à l’action économique, sociale et politique, une visée humaine et, à mon sens, une double visée : d’une part, vouloir l’humanité comme une totalité ; d’autre part, vouloir la personne comme une singularité » (Ricœur P., Lectures 1, Autour du politique, Paris, Le Seuil, 1991, p. 252).
160 Rollat A., Delors, op. cit., p. 11.
161 Milési G., Jacques Delors, op. cit., p. 87.
162 Santini S., Michel Rocard, op. cit., p. 147.
163 Liégeois J.-P., Bédéï J.-P., Le Feu et l’eau. p. 178.
164 Milési G., Jacques Delors, op. cit., p. 128.
165 Bazin F. et Macé-Scaron J., Le Rendez-vous manqué, op. cit., p. 170.
166 Ibid., p. 212.
167 Le choix de Pascal, op. cit., p. 296. Ajoutant : « J’ai écrit quelque part que j’étais à la fois social-démocrate, réactionnaire et anarchiste et que dans mon conseil d’administration intérieur, la social-démocratie dispose de la majorité de blocage (52 %) cependant que l’anarchisme et la réaction figurent chacun à 24 % ».
168 Ibid., p. 204.
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