12. La place des référendums dans l’édification de l’Union européenne
Une construction sans les peuples ?
p. 185-193
Texte intégral
1Aucun des six pays qui, en 1957, ont jeté les bases de ce qui allait devenir l’Union européenne, n’a éprouvé le besoin de recueillir le consentement explicite des peuples à cette ambitieuse entreprise. Le traité de Rome a fait l’objet de simples ratifications parlementaires. A posteriori, cette attitude peut surprendre en raison de l’importance évidente de l’enjeu. D’autant plus qu’à l’époque, aucun des gouvernants ne pouvait redouter un désaveu éclatant comme ce sera le cas en 2005 lorsque deux référendums négatifs, en France et aux Pays Bas, feront échouer l’adoption d’une Constitution pour l’Europe. De plus, on ne saurait dire qu’en 1957 les Parlements, surtout en France mais aussi en Italie et en Belgique, étaient auréolés d’un prestige et d’une légitimité indiscutables, rongés qu’ils étaient par des formes diverses d’incohérence ou d’instabilité. Cependant la construction européenne bénéficiait d’un soutien de principe indiscutable dans l’opinion publique, fondé moins sur des arguments d’ordre économique que sur une aspiration forte à la réconciliation entre pays qui s’étaient cruellement affrontés moins de quinze ans plus tôt.
2L’exigence de participation populaire au processus de légitimation de l’entreprise européenne s’est donc manifestée plus tard, progressivement, non sans paradoxes initiaux et quelques remarquables ratés. L’année 1972 a inauguré cette pratique dans cinq pays. En France, le président Pompidou a souhaité une consultation que personne ne demandait vraiment, sur l’acceptation de quatre candidatures dont celle de la Grande-Bretagne. La participation populaire s’est révélée décevante, surtout au regard des normes de l’époque (39,76 % d’abstentions). Du côté des postulants, le recours au référendum était « une première » en Grande-Bretagne, un pays dont la culture constitutionnelle était totalement étrangère à ce type de consultation. Elle se tint d’ailleurs après l’adhésion, suite à la victoire du Labour aux élections législatives qui suivirent la ratification parlementaire du traité de Bruxelles. Enfin, si les résultats des urnes ont été clairement positifs dans trois d’entre eux (Royaume Uni, Irlande et Danemark), la Norvège a inauguré le cauchemar des votes négatifs.
3Malgré ces débuts ambigus la pratique de la consultation populaire s’est largement répandue, du moins jusqu’au coup d’arrêt qui a suivi l’échec de la Constitution européenne en 2005. Un seul pays sur 27 osera soumettre à référendum le traité de Lisbonne signé en 2007, lequel reprenait pourtant, fut-ce sous forme atténuée, l’essentiel des dispositions rejetées trois ans plus tôt. Il s’agissait de l’Irlande dont la Constitution était formelle sur la nécessité de tenir cette consultation, ce qui n’ira d’ailleurs pas sans péripéties puisqu’un premier référendum fut négatif et qu’un second dut se tenir seize mois plus tard avec un résultat enfin positif. Cette évolution des gouvernants vers la circonspection (pour ne pas dire davantage), à l’égard des référendums, ne manque pas d’interroger sur le soutien populaire à l’Union européenne, soixante ans ou presque après le traité fondateur. Le Peuple fait-il peur à ses dirigeants ? Indifférence ou hostilité mettent-elles en péril cette originale aventure institutionnelle, économique et politique ? La pratique décevante du référendum, suivie de sa marginalisation récente, est-elle une illustration particulière du fameux « déficit démocratique » sur lequel se lamentent tant d’observateurs ? Pour répondre à ces questions, on passera d’abord en revue les conditions dans lesquelles se sont déroulées ces consultations avant de formuler quelques commentaires et conclusions tirées de ces observations.
Des pratiques référendaires plurielles
4Trois types de référendums ont été tenus, et un quatrième envisagé, depuis les débuts de la construction européenne : référendums d’adhésion dans les pays candidats, référendums d’acceptation de nouveaux candidats dans les pays déjà membres, référendums de révision des institutions de l’Union, enfin référendums portant sur un éventuel retrait.
Les référendums relatifs à une adhésion à l’Union
5Ils relèvent clairement d’une stratégie visant à protéger les gouvernants d’un choc en retour susceptible de les déstabiliser. En effet l’entrée dans l’Union européenne provoque de profonds changements sur le plan économique : au sein de la population, il y aura bien sûr des gagnants, mais aussi des perdants, et ce sont eux qui risquent de se manifester bruyamment, le moment venu. Surtout l’appartenance à l’Union va impliquer de progressifs abandons de souveraineté qui risquent d’être fort mal perçus un peu partout, mais plus particulièrement en Grande-Bretagne qui a toujours cultivé sa différence à l’égard du Continent, et dans ces pays qui viennent à peine de reconquérir leur indépendance et veulent en savourer encore le prix : les États baltes qui avaient été intégrés dans l’Union soviétique et ceux d’Europe centrale et orientale qui avaient été satellisés par elle. Enfin, la législation européenne bouscule un certain nombre de (mauvaises) pratiques lorsqu’elle insiste sur le respect des Droits de l’Homme, l’indépendance de la Justice, l’élimination de la corruption ou la fin des chasses gardées professionnelles, pratiques encore largement répandues au moment de l’adhésion des pays méditerranéens et des anciens régimes socialistes mais jamais totalement éliminées dans les autres pays.
6On ne s’étonnera donc pas de constater que la majorité des pays candidats, lors des élargissements successifs, ont pris la précaution de tenir des référendums autorisant l’adhésion à l’Union, soit 17 pays sur 23. La Norvège s’est singularisée en votant deux fois NON : en 1972 et en 1995. Parmi les 22 qui ont effectivement adhéré, seuls la Grèce en 1981, l’Espagne et le Portugal en 1986, Chypre en 2004, la Roumanie et la Bulgarie en 2007 ont ignoré cette étape. L’absence d’euroscepticisme dans les années 1980 et la quasi-unanimité de la classe politique suffisent à expliquer l’attitudes des trois pays méditerranéens qui ont jugé l’exercice inutile. Chypre dont une partie du territoire est occupée par la Turquie a souhaité éviter une consultation susceptible d’entraîner des complications diplomatiques. C’est seulement dans le cas des deux pays riverains de la Mer noire que l’absence de recours au référendum s’explique, au moins en partie, par la conscience d’un risque politique de rejet.
Tableau 1. Les référendums d’adhésion (par ordre décroissant de votes positifs)
Pays | Année | Votes Oui | Participation |
Slovaquie | 2003 | 92.5 % | 52.1 % |
Lituanie | 2003 | 91.1 % | 63.4 % |
Slovénie | 2003 | 89.6 % | 60.2 % |
Hongrie | 2003 | 83.7 % | 45.6 % |
Irlande | 1972 | 83.1 % | |
Pologne | 2003 | 77.6 % | 58.9 % |
Rép. tchèque | 2003 | 77.3 % | 55.2 % |
Royaume-Uni | 1975 | 67.2 % | 64.5 % |
Lettonie | 2003 | 67.0 % | 71.5 % |
Estonie | 2003 | 66.8 % | 64.1 % |
Autriche | 1994 | 66.6 % | 82.3 % |
Croatie | 2012 | 66.2 % | 43.5 % |
Danemark | 1972 | 63.3 % | 90.0 % |
Finlande | 1994 | 56.9 % | 82.3 % |
Malte | 2004 | 53.6 % | 90.9 % |
Suède | 1994 | 52.8 % | 83.3 % |
Norvège | 1972 | 46.5 % | 79.1 % |
Norvège | 1994 | 47.8 % | 88.6 % |
7Les résultats de ces consultations ont clairement conforté, dans la plupart des pays, la proposition d’adhésion formulée par leurs gouvernants. Néanmoins il convient de noter le taux relativement faible de participation dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale, nonobstant l’importance historique du pas à franchir. Malaise ? Indifférence ? Méconnaissance ? Ce sont aussi des pays où l’euroscepticisme va bientôt se manifester avec vigueur. Dans un certain nombre de cas également, la majorité parlementaire qui soutenait l’adhésion est beaucoup plus large que la majorité d’électeurs qui s’est dégagée des urnes. Une situation typique dans les pays scandinaves, comme le montre notamment l’exemple du Danemark. En 1972, 80 % des parlementaires ont voté oui à l’adhésion contre à peine plus de 60 % des électeurs. Une configuration qui se retrouvera d’ailleurs dans les six autres référendums tenus au Danemark sur des enjeux européens.
Les référendums relatifs à l’acceptation de nouveaux candidats
8Ils s’inscrivent dans la logique des institutions européennes qui postulent la règle de l’unanimité des États membres pour l’accueil de nouveaux partenaires. Néanmoins ils ont été rares, la ratification parlementaire des nouveaux traités étant la règle. C’est Georges Pompidou, on l’a vu, qui a inauguré cette pratique en 1972 pour des raisons bien particulières. Après les deux vetos opposés par de Gaulle à de précédentes tentatives de la Grande-Bretagne, il lui fallait se protéger contre les réactions de la vieille garde gaulliste qui nourrissait contre lui le grief majeur d’avoir indirectement contribué au départ de l’ancien chef de l’État en 1969. Il espérait également tirer de l’usage du référendum un renforcement de sa légitimité présidentielle, une tactique gaullienne qui s’était révélée efficace lors du premier septennat du Général. La faible participation a éveillé des doutes durables sur le recours à ce type de référendum comme moyen de se re-légitimer sur la scène intérieure. Les enjeux de la consultation de 1972 ont paru trop lointains pour mobiliser les électeurs. Cependant la situation a changé du tout au tout depuis les successifs élargissements de l’Union, surtout à partir de 2003. Des réserves croissantes se sont manifestées, dans l’opinion publique de nombre d’États européens, devant la perspective d’élargissements supplémentaires. Elles se sont essentiellement cristallisées autour de la candidature de la Turquie, un pays musulman de 77 millions d’habitants. Candidate depuis 1963, reconnue officiellement comme telle par l’UE en 1999, elle a vu enfin, en 2005, s’ouvrir des négociations sur le fond, qui ont alors déclenché des manifestations visibles d’hostilité dans nombre de pays. Si, en public, aucun des gouvernants des États de l’Union ne s’oppose clairement à cette candidature, il est clair que beaucoup sont extrêmement réservés mais veulent éviter une crise diplomatique que provoquerait un refus explicite. L’Allemagne a proposé un « partenariat privilégié », immédiatement rejeté par le gouvernement turc. Deux pays sont allés plus loin, l’Autriche et la France, en déclarant que l’acceptation de cette adhésion (de toute nouvelle adhésion) serait soumise à référendum. Compte tenu de l’évolution de l’opinion publique dans ces deux pays, il s’agit d’un verrou qu’il sera difficile de faire sauter, dans l’hypothèse, d’ailleurs improbable à moyen terme, où les négociations d’adhésion, actuellement au point mort, aboutiraient avec Ankara
Les référendums relatifs à une nouvelle étape d’intégration
9L’Union européenne s’est placée, dès le départ, dans une dynamique d’intégration croissante. Les signataires se déclaraient dans le Préambule du traité de Rome « déterminés à établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens », en d’autres termes décidés à s’orienter vers une intégration toujours plus poussée. Cette perspective avait pour conséquence de rendre inévitables de nouveaux traités impliquant une révision des institutions européennes et des abandons croissants de souveraineté étatique. L’Acte unique européen, entré en vigueur le 1er juillet 1987, ouvrira un cycle de réformes institutionnelles de plus en plus substantielles. En écartant en certaines matières la règle de l’unanimité au profit de la majorité qualifiée, dans les décisions du Conseil des ministres européens, l’Acte Unique conduisait indirectement à priver un État, mis en minorité, de son pouvoir de veto, manifestation ultime de souveraineté. Mais les transferts ultérieurs se sont révélés plus visibles et plus décisifs : abolition des frontières internes avec le traité de Maastricht en 1992, abandon du pouvoir de battre monnaie avec la mise en place de l’euro à partir de 1999, et pour couronner le tout, projet de Constitution européenne, un titre qui soulignait symboliquement le caractère tendanciellement fédéral de l’Union européenne. Les traités de ce type exigeaient, dans la plupart des États, une révision constitutionnelle préalable qui puisse autoriser des abandons partiels de souveraineté. Deux options étaient possibles : soit une révision constitutionnelle chaque fois qu’un nouveau traité prévoyait une extension des compétences européennes, soit l’insertion dans la Constitution étatique d’une clause générale autorisant par avance les transferts de souveraineté. C’est cette deuxième solution qui a été choisie par l’Allemagne avec le nouvel article 23 de sa Loi fondamentale ; exemple suivi par l’Italie, l’Espagne et le Portugal. La France et la majorité des autres pays ont choisi de réviser leur Constitution chaque fois que la ratification d’un nouveau traité pouvait se révéler incompatible avec elle. En réalité, du point de vue du recours au référendum, la distinction n’a d’importance que dans les pays où la révision constitutionnelle peut (le cas de la France) ou doit (le cas de l’Irlande) passer par une approbation populaire, alors que souvent suffit une simple approbation parlementaire avec une majorité qualifiée.
10La contrainte juridique n’existe en fait que dans un seul pays de l’Union (l’Irlande) mais la contrainte politique s’est faite plus pressante à mesure que montait un euroscepticisme alimenté par des crispations nationales. Un tournant s’opère avec la mise en œuvre des accords de Schengen, à partir des années 1990, accord qui visualise l’effacement des frontières. L’Acte Unique négocié en 1985 n’avait suscité l’organisation d’une consultation populaire que dans deux États : le Danemark (un pays qui n’avait jusqu’ici à peu près aucune tradition de recours à cette forme de démocratie directe) et l’Irlande. Au Danemark, l’autorisation de ratification sera obtenue sans difficulté particulière, puisque la participation a été de 74,8 % avec un OUI à 56,2 %. En Irlande, la situation était plus complexe en raison d’une disposition de sa Loi fondamentale bannissant alors le divorce. Le traité instituant l’Acte Unique ayant été déclaré contraire à la Constitution de Dublin, un premier référendum tendant à la modifier se tiendra le 26 juin 1986 mais avec un résultat négatif (63,5 % de NON contre 36,5 % de OUI). L’opposition se manifestait moins contre le texte européen que contre l’abandon de l’interdiction de divorcer ; elle n’en avait pas moins pour effet de rendre impossible la ratification irlandaise de l’Acte Unique et, en raison de la règle de l’unanimité, elle en bloquait la mise en vigueur dans l’ensemble européen. Un second référendum sera organisé le 26 mai 1987 qui autorise expressément cette ratification, surmontant ainsi le dernier obstacle à la mise en vigueur du Traité. Mais si le OUI a été acquis à une large majorité (69,9 %) la faible participation, au regard des normes habituelles du pays (44,09 %) traduisait un certain malaise.
11Ultérieurement les référendums de ce type ont connu des aléas plus importants. Certains n’ont donné un résultat positif qu’avec une très faible marge, d’autres ont été tenus pour corriger un précédent rejet, plus nombreux encore ont été les référendums négatifs. Le traité de Maastricht qui jetait les bases d’une union monétaire et créait un espace de libre circulation entre pays membres abolissant les frontières, a fait l’objet de référendums dans trois pays : l’Irlande, le Danemark et la France. S’il n’y eut cette fois aucun problème en Irlande (participation à 57,3 % et 68,7 % de OUI), en France, contre toute attente, la confortable majorité initiale a fondu en cours de campagne, faisant même craindre, à un moment, le rejet du traité (51,1 % de OUI). La participation assez forte (69,7 %) révélait, pour la première fois, un important clivage au sein de l’opinion publique. Au Danemark, la situation s’est révélée encore plus difficile puisque le référendum tenu le 2 juin 1992 a mis le OUI en minorité : 49,3 %. Les Danois rejetaient l’abandon de leur monnaie au profit de l’euro à naître, et s’opposaient à diverses politiques européennes en matière de circulation des personnes. Ce n’est qu’après une renégociation avec l’Union, qui leur accordera quatre clauses dites d’opting out, que le peuple, consulté une seconde fois, autorisera le 18 mai 1993 la ratification avec une majorité claire de 56,8 %. La mobilisation massive de l’opinion attestait une forte sensibilisation à l’enjeu de l’intégration européenne mais sur une base très clivante : 85,5 % des électeurs se sont déplacés aux urnes et 43,5 % se déclaraient (fermement) opposés.
12Un répit suivra avec le traité d’Amsterdam, signé en 1998, où les deux pays spécialement abonnés au référendum : l’Irlande et le Danemark, ont été les seuls à procéder à cette consultation, votant sans accroc en faveur de la ratification : respectivement 61,2 % et 55,1 % de OUI avec un taux de participation encore très honorable, surtout au Danemark (76,2 % contre 56,2 % en Irlande). Il est vrai que le traité abordait des questions plus consensuelles telles que le renforcement des pouvoirs du Parlement européen et la création d’un « espace de liberté, sécurité et justice », un domaine où s’exerçait d’ailleurs une clause d’opting out en faveur du Danemark. Les difficultés réapparaissent avec le traité de Nice signé en 2001, puisque l’Irlande, seul pays à procéder à une consultation populaire, rejette la ratification. Seuls 34,8 % des électeurs se sont rendus aux urnes, témoignage d’une indiscutable « fatigue référendaire », et 53,9 % d’entre eux ont voté NON à la nécessaire modification de la Loi fondamentale. Selon une pratique qui exaspérera plus d’un eurosceptique, les Irlandais seront de nouveau convoqués aux urnes un an plus tard pour se prononcer sur un texte constitutionnel légèrement amendé. Cette fois-ci, la participation est meilleure, mais rien moins que triomphale (49,5 %), et le OUI l’emporte avec 62,9 % des suffrages.
13En 2000 et 2003, nouvelle alerte avec deux référendums tenus au Danemark et en Suède. L’euro venant d’être mis en place avec succès dans douze États membres de l’Union, les gouvernants de ces deux pays ont appelé les électeurs à rejoindre la monnaie unique. Une campagne acharnée des partisans du rejet a facilité une forte participation (87,6 % au Danemark et 81,2 % en Suède) mais dans l’un et l’autre cas, le NON l’emporte, respectivement avec 53,2 % et 56,1 %. Ces résultats, décevants pour les pro-européens, annonçaient des turbulences encore plus importantes.
14C’est avec la procédure de ratification de la Constitution européenne, signée par tous les États membres de l’époque, que le référendum révélera tous ses dangers pour l’approfondissement de l’intégration. En raison de son enjeu symbolique particulièrement puissant mais aussi des modifications substantielles apportées au fonctionnement des institutions européennes, beaucoup de pays ont décidé de recourir à une consultation populaire dans l’espoir de se prémunir contre tout effet de choc en retour dû à la montée de l’euroscepticisme. Dix pays, un nombre jamais atteint, ont prévu d’interroger l’ensemble de leurs citoyens. Le processus démarré sans encombre en février 2005 avec l’Espagne (76,7 % de OUI) déraille dès la fin du mois de mai avec deux résultats négatifs : les 54,9 % de NON en France le 29 mai, et trois jours plus tard, les 61,5 % de NON aux Pays Bas. Si, le 10 juillet, le Luxembourg voit 56,5 % des électeurs voter OUI, ce résultat isolé ne pouvait suffire à éviter le blocage total de la réforme, en raison de la règle de l’unanimité nécessaire à la mise en œuvre du nouveau traité. C’est pourquoi les consultations prévues au Royaume Uni, en Irlande, en République tchèque, en Pologne au Danemark et au Portugal, sont annulées. Dans trois pays au moins, ils promettaient d’ailleurs d’être lourdement négatifs.
15Ainsi le référendum change-t-il définitivement de sens dans la vie politique européenne. Il devient l’arme décisive des eurosceptiques qui souhaitent s’opposer à tout nouveau transfert de souveraineté, voire organiser une sortie de l’Union. On comprend dès lors qu’avec la signature du traité de Lisbonne en 2008, un seul pays, l’Irlande, ait crû bon d’organiser un référendum de ratification (positif d’ailleurs, mais avec une relativement faible marge [53,2 %]), les gouvernants de tous les autres pays jugeant plus prudent de s’en tenir désormais à une ratification parlementaire. Conséquence imprévue de cette « inquiétude référendaire » chez les dirigeants de l’Union, elle renforce la détermination de la grande majorité des gouvernements à résister aux demandes du Royaume-Uni de négocier une révision des traités européens pour permettre un « rapatriement de compétences ».
Les référendums relatifs à un éventuel retrait
16La montée des sentiments antieuropéens en Grande-Bretagne, attestée par des sondages convergents depuis une dizaine d’années et finalement matérialisée par les succès électoraux de UKIP, avait placé le Premier ministre conservateur sur la défensive. Le 23 janvier 2013 David Cameron s’engage solennellement, s’il sort vainqueur des élections de 2015 à la Chambre des communes, à tenir un référendum sur le maintien dans l’Union européenne, mais après avoir négocié de nouveaux accords qui tiendraient davantage compte des intérêts britanniques et du souci de son pays de rester souverain sur des questions telles que l’immigration, la régulation des banques, la protection sociale, etc. Réélu largement en 2015 il négocie avec l’Union un accord qui comporte en fait de maigres concessions de la part de l’Union européenne attentive à ne pas ouvrir la boîte de Pandore d’une révision des traités. Le référendum organisé le 23 juin 2016 voit le triomphe du Leave par 51,9 % contre 48,1 %, en dépit des prises de position favorables au Remain, du Premier ministre et de la grande majorité des dirigeants conservateurs. La vague populiste (et nationaliste) a balayé les arguments « économistes » de l’establishment.
17Paradoxalement, le Brexit semble devoir renforcer plutôt qu’ébranler la cohésion de l’Union européenne. Contrairement à ce qui était redouté, aucun des 27 autres pays membres ne s’est montré tenté de suivre l’exemple britannique. Au contraire, dans ce pays les premières conséquences d’ordre économique et monétaire, sans parler de l’ébranlement politique du pays (Écosse et Ulster ont voté différemment de l’Angleterre proprement dite), mettent lourdement en difficulté le Royaume Uni sur la scène intérieure comme sur la scène internationale. Un exemple plutôt dissuasif pour les populismes antieuropéens.
Commentaires conclusifs
18La construction européenne a garanti aux États européens plus d’un demi-siècle de paix après qu’ils se soient combattus presque sans interruption pendant un millénaire. Elle a permis en longue période un développement spectaculaire du niveau de vie des peuples. Pourtant un eurobaromètre (2014, 81) montre que, en moyenne, 31 % seulement des citoyens de l’Union lui font confiance tandis que 56 % ne lui font pas confiance et 12 % « ne savent pas ». Déjà, en 2001, lorsqu’était posée aux enquêtés la question de savoir quelle serait leur réaction s’ils apprenaient que l’UE a disparu, 28 % se déclareraient « très déçus », 45 % « indifférents » et 14 % « soulagés », le reste se réfugiant dans les « Don’t know ». Ces enseignements fournis par tant de sondages d’opinion signifient-ils une mise en échec des principes démocratiques ? Rien n’est moins sûr. Il faudrait d’abord observer que la confiance exprimée dans les institutions nationales est encore plus médiocre. Au sein des pays membres de l’Union, le gouvernement national recueille en moyenne un indice de confiance qui n’est que de 27 % contre 68 %, et le Parlement 28 % contre 65 %. Est-ce à dire que ces gouvernants sont illégitimes d’un point de vue démocratique ? Et lorsqu’un eurobaromètre de 2012 posait la question de savoir quel était le degré d’acquiescement à la question : « Votre pays ferait-il mieux pour faire face au futur s’il était en dehors de l’Union ? », 58 % des répondants, en moyenne, se disaient « Pas d’accord » contre 32 % d’accord et 10 % qui « ne savent pas ». Seule la Grande-Bretagne donnait la majorité aux « D’accord ».
19Néanmoins, de toute évidence il existe un fossé certain entre les positions des peuples et celles de leurs gouvernants lesquels, jusqu’au traité de Lisbonne inclus, ont toujours œuvré dans le sens d’une intégration croissante. Un fossé tout à fait explicable. Les gouvernants et les experts qui les entourent, prennent bien mieux la mesure des conséquences économiques et politiques d’une désintégration de l’Union, ou même d’une simple sortie de la monnaie unique (pour les pays qui ont déjà adopté l’euro). Ils savent que la plupart des dysfonctionnements ou des crises ne peuvent être résolus que par un nouveau bond en avant dans l’harmonisation des législations. Or les citoyens ordinaires ne sont capables de bien percevoir la gravité de ces risques que s’ils se matérialisent, alors que les gouvernants ne peuvent se permettre de les laisser se matérialiser. La critique schumpétérienne du suffrage universel conserve quelque pertinence lorsqu’elle insiste sur le degré d’inévitable ignorance dans lequel demeurent les individus qui n’ont ni les moyens, ni même souvent le désir, d’approfondir leur connaissance des enjeux complexes soumis à leur « délibération ». Il leur est non seulement impossible de percevoir avec de solides arguments rationnels ce que serait « l’intérêt général », mais impossible aussi de peser avec précision la crédibilité des programmes qui leur sont présentés lors des campagnes électorales. En fait, pour l’essentiel, les électeurs font un choix de confiance ou/et de méfiance ; ils s’en remettent à un parti ou à une personnalité qui leur semblent comprendre leurs aspirations, se disent « proches d’eux », ou se voient crédités par eux d’énergie, de compétence, de dévouement à la chose publique ; et cela sous l’influence de déterminants plus ou moins obscurs même à eux-mêmes. En réalité la fonction majeure du suffrage universel ne peut pas être d’opérer les choix de fond en matière de politiques publiques. Si cela était, les conséquences en seraient souvent très malheureuses, parfois désastreuses. Elle est d’abord de légitimer des gouvernants. Éclairés par des experts, ceux sont eux qui devront, en lieu et place du peuple, opérer les choix pertinents pour l’intérêt collectif.
20De ces considérations résulte une conséquence importante. Rien n’est plus dangereux que de proposer aux peuples de se prononcer sur le fond d’une politique : qu’en savent-ils ? Le suffrage universel doit essentiellement servir à confirmer ou désavouer, à dates régulières, les personnalités qui les représentent. Subsidiairement, à protéger ex post ces gouvernants contre un éventuel backlash, lorsqu’il leur a fallu opérer un choix aux conséquences imprévisibles, voire lourdes de ressentiments dans une fraction de leur population. Il s’ensuit qu’on établira une distinction entre les diverses catégories de référendums européens. Autant les référendums portant sur l’adhésion (ou le retrait) peuvent se révéler nécessaires pour légitimer les gouvernants qui les ont invités à sauter ce pas, autant les référendums portant sur des questions institutionnelles ou techniques sont d’une nécessité hautement discutable.
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