« Je n’ai pas un rapport entièrement détendu à l’histoire… », entretien avec Michel Dobry1
p. 289-321
Texte intégral
J. S. : On peut commencer d’abord par le contexte intellectuel de tes études et de ta thèse, comment ça se passe, qu’est-ce que tu lis ?
M. D. : Il peut être utile, je crois, pour répondre à cette question, d’évoquer au préalable un contexte plus large, biographique, qui n’est pas spécifiquement intellectuel, et sur lequel je ne souhaite pas m’étendre dans cet entretien, mais qui a probablement compté pour l’orientation de ma curiosité. Je n’ai pas un rapport entièrement détendu à l’histoire. Pas à l’histoire en tant que discipline. Il s’agit de l’histoire « réelle », et cette histoire, pour moi, ne se limitait pas à mai 1968. Alors comment cela s’est-il traduit ? Deux brèves illustrations. Mon premier article porte sur la guerre2. Il s’agit d’une étude critique sur Penser la guerre, Clausewitz d’Aron, qui est publiée en 1976. Vous n’ignorez pas que j’ai également travaillé sur le fascisme, en particulier sur le cas de la France, mais pas seulement sur ce cas3. Mais ce rapport personnel, et, de diverses manières, vécu, à l’histoire, à l’histoire du xxe siècle, aurait pu déboucher sur tout autre chose que ce que j’en ai fait. Un exemple de ce que je veux dire : j’ai une solide répulsion pour certains des objets historiques que cette curiosité m’a fait aborder. Cela a contribué, je pense, à une posture intellectuelle que j’ai dégagée et systématisée, c’est la posture de la normalisation méthodologique. Sans doute, justement, au moins en partie, pour me brider moi-même, au sens du contrôle intellectuel de ma démarche, vis-à-vis de ces objets. Pour décrire cette posture, je vais faire un détour par un cas historique d’une certaine manière idéal-typique, ou si l’on veut limite, mais auquel je me suis un peu confronté dans certains de mes travaux : pour moi, dès le départ, normalisation méthodologique, cela a signifié que la clé, l’explication, du nazisme et de ses succès, n’était pas à rechercher dans la pathologie individuelle d’un Hitler ou dans une pathologie collective des Allemands, ni davantage dans les particularités de l’« habitus national » ou de la « culture » qu’on leur prête. Cette posture de recherche, vous le savez, a en particulier structuré, de part en part, mes travaux sur les conjonctures critiques : c’est là le versant méthodologique de ce que j’ai appelé l’hypothèse de continuité.
Deuxième point, lui aussi d’ordre biographique. Je commence ma thèse à un âge auquel vous avez déjà soutenu les vôtres. Ce qui signifie en particulier qu’au moment où je commence ma thèse, je suis plutôt armé, vertébré, je sais en gros où je veux aller. Auparavant, j’avais fait des études de sociologie, qui ont été interrompues par les « événements » de mai 1968…
B. G : Où ça ?
M. D. : À Paris.
B. G : À Nanterre ?
M. D. : Non, à Censier, à la Sorbonne. Je ne découvre Nanterre qu’en 1986, en tant que professeur. J’ai également fait des études de droit et des études de science politique. Mais je ne suis arrivé à Paris 1 en science politique qu’au niveau du DES, qui était l’ancêtre du DEA. Et puis j’ai pas mal vagabondé dans de nombreux séminaires, un peu partout, notamment à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
J. S. : tu as fait un DES à la Sorbonne et après tu arrives à Sciences Po pour la thèse ?
M. D. : Non, pas tout à fait, je ne suis pas allé à Sciences Po directement, j’ai cherché un directeur de thèse à même – comment dire ? – de ne pas être trop effrayé par ce que je voulais faire, par les discussions et explorations que je voulais engager dans ma thèse. J’ai un peu tâtonné à cet égard, cela a pris du temps. Et Jean Leca, que je suis allé voir à Grenoble, était probablement le seul, en France, ou l’un des très rares, à pouvoir le faire… En science politique, sans doute le seul. C’est quelqu’un qui ne me regardait pas comme un extraterrestre lorsque je lui parlais de tel problème de recherche ou de tel auteur. Jean Leca a une culture immense et un immense appétit de connaissances. C’est quelqu’un, aussi, d’une très grande gentillesse. Il a été parfait. Lorsque j’ai développé mes idées initiales, il a annoté chacune des quarante ou cinquante pages manuscrites que je lui avais données à lire. Il m’a toujours laissé une entière liberté, alors que je pense qu’il n’adhérait pas toujours, au moins à l’époque, à la perspective que je développais.
B. G. : Je peux savoir sur quoi tu as fait ton DES, il y avait bien un mémoire ? Si tu l’as fait ?
M. D. : J’ai fait mon mémoire de DES sur Clausewitz, plus précisément sur sa démarche intellectuelle et sur ses lecteurs. Comme je l’ai dit au début de l’entretien, je me suis beaucoup intéressé à la guerre.
J. S. : Et dans le sujet que tu déposes à Sciences Po, est-ce qu’il y a le terme de crise, le sujet qu’on dépose au début et qui n’a rien à voir avec le titre à la fin ?
M.D. : En fait, je ne me souviens pas bien… je ne crois pas que le mot y soit, mais je n’en suis pas absolument certain. Je pense que je me référais aux conjonctures fluides, je crois que c’est le même intitulé4.
J. S. : Qu’est-ce que tu dis à Jean Leca, tu dis que tu vas travailler sur…
M. D. : En fait, je commence par lui envoyer – il ne me connaissait pas – une huitaine ou une dizaine de pages, je crois, pour lui demander si ça l’intéresse. Et la réponse est quasi immédiate : oui, venez me voir à Grenoble. Et je me suis retrouvé à Sciences Po parce que Jean Leca, entre-temps, était allé à Sciences Po. Donc j’inscris ma thèse à Sciences Po.
B. G. et J. S. : Pourquoi les crises politiques ? Le mot crise… on se demandait si tu l’avais employé dès le départ ?
M. D. : Ce sont deux questions distinctes. Le mot « crise », dès le départ ? Je l’utilise, mais je l’utilise entre guillemets. Au moment de la publication de Sociologie des crises politiques, on m’a demandé de supprimer un certain nombre de guillemets, pas tous, c’est une concession que j’ai plus ou moins faite. J’utilise aussi le mot « crise » lorsqu’il s’agit d’indiquer, en gros et rapidement, à des gens qui ne sont pas nécessairement des spécialistes des sciences sociales, ce sur quoi je travaille. En réalité, dans mes travaux, j’essaie de l’éviter au maximum. Mon problème avec ce mot, l’un de mes problèmes, était celui que j’expose dans mon petit papier sur la « crisologie5 » : le danger qu’il y a à déduire des multiples usages d’un mot l’idée que les objets que désigne ce mot ont nécessairement quelque chose en commun. Ce qui, dans la tradition de Wittgenstein, se traduit de la manière suivante : a-t-on le droit de déduire d’un substantif une substance ? Dans ma Sociologie des crises, tout comme dans ma thèse dont le livre est issu – il n’y a eu aucune modification de fond entre les deux –, je donne du mot « crise » une définition provisoire, et destinée à rester provisoire, et à laquelle je substitue progressivement la notion de conjoncture fluide… et ce n’est pas du tout la même chose, ce n’est plus du tout le même objet (rires). Cela concerne un point important, évidemment. Le langage ordinaire sépare et oppose une série d’objets : « émeutes », « révolutions », « crises politiques », « rébellions », « transitions », « coups d’État », etc. Et le langage ordinaire conduit les chercheurs qui s’appuient sur ces découpages, sur ces catégories, à assigner aux phénomènes, aux objets que désigne tel mot, telle catégorie, une essence, une « nature » particulière. C’était très exactement avec cela que j’avais pour objectif de rompre. Cela veut dire que l’un des enjeux de ma démarche consistait aussi, dès le départ, à construire une perspective qui rapproche des phénomènes et des processus que les découpages des catégories du sens commun et leurs reprises savantes tendent à opposer et à figer dans des essences différentes, et à « expliquer » par ces essences différentes. Ma thèse était d’ailleurs intitulée, vous le savez peut-être, « Éléments pour une théorie des conjonctures politiques fluides ». Mais dans le titre du premier article qui présente les éléments centraux de ce travail, en 1983, le mot « crise » apparaît6. En revanche, le titre du livre, Sociologie des crises politiques, n’était pas de moi, mais du directeur des Presses de la FNSP, qui m’avait expliqué qu’il avait envie de vendre le livre à plus de cinquante ou soixante exemplaires…
Maintenant, pourquoi les « crises politiques » ? Lorsque je me suis lancé dans la thèse, les objets, certains des objets que désigne de manière extrêmement floue cette expression avaient déjà été pensés, mais dans mon esprit ils l’avaient été de façon extrêmement insatisfaisante. Plusieurs facteurs se sont combinés, je crois, dans mon choix. Les phénomènes critiques, les processus critiques, ces objets historiques me passionnaient, pour diverses raisons, et il est possible que mon rapport à l’histoire, que j’ai déjà mentionné, ait également un peu contribué à cela. Et puis, il y avait un autre aspect, très important, qui constituait aussi, mais d’une manière différente, un problème d’intérêt : ce sujet présentait des difficultés, de réelles difficultés, et, pour que cela m’intéresse, pour que je m’investisse à fond dans une telle entreprise, je crois qu’il fallait que ce soit difficile, vraiment difficile.
B. G. : En quelle année exactement que tu t’inscris en thèse, tu te souviens ?
M. D. : Je m’inscris en thèse… je crois que c’est en 1977. Je peux essayer de le vérifier7.
B. G. : C’est ton mémoire que tu publies sur Clausewitz ?
M. D. : Non, mais le mémoire m’a servi, il m’a donné des ressources qui ont beaucoup facilité ma discussion d’Aron8. Et sa lecture. Aron écrit d’habitude avec une grande clarté, mais là on a affaire à 800 pages difficiles, torturées parfois, sinueuses. Il y a deux volumes qui supposent souvent chez le lecteur la connaissance de Clausewitz, mais aussi de toute une série d’autres auteurs. Il se trouve que j’ai souvent pris Aron pour cible, plus tard également, j’ai souvent été très sévère, mais des gens aussi ouverts en termes de réflexion et de curiosité intellectuelle, c’est rare.
Pour en revenir à la question du contexte, je crois que, pour vos générations, ce n’est pas facile d’imaginer le paysage intellectuel auquel j’étais confronté dans les années 1970. Par exemple, la fascination que pouvaient exercer alors Althusser et le « structuro-marxisme ». Althusser ne comprenait pas grand-chose, je crois, à la politique, et pas beaucoup plus probablement aux sciences sociales. En tout cas c’est l’impression que ses travaux m’ont donnée. Je n’en dirai pas davantage… Si : il est l’auteur d’un bon livre, parfois même remarquable, Montesquieu, la politique et l’histoire, dans lequel il s’appuie sur l’interprétation d’un juriste, Eisenmann, et c’est plutôt intelligent. L’auteur qui dans ce courant de pensée avait une réelle culture en sociologie politique, c’était Nicos Poulantzas. Je me suis confronté longuement aux travaux de Poulantzas9. Mes conceptions de la forme de la différenciation propre à nos sociétés se sont dégagées en partie, je pense, contre une image étagée de la « structure » de ces sociétés, la métaphore des « niveaux » : le niveau économique, le niveau politique, le niveau idéologique. Je me suis également heurté au postulat, posé par Poulantzas, et par bien d’autres auteurs d’ailleurs, selon lequel ce sont les « structures » qui produisent les pratiques. Il y avait aussi dans le paysage Foucault, et un temps, pas très longtemps, j’ai été passionné par Foucault : il avait pris au sérieux quelque chose d’important à mes yeux, ce que j’ai analysé comme des technologies institutionnelles. Et, ceci ne vous surprendra pas, c’est sa focalisation sur le discours qui a fini, assez rapidement, par me paraître problématique. À l’époque, je lisais strictement tout, cela m’a manqué par la suite de ne pas avoir cette liberté, c’est-à-dire avoir le temps de lire, de lire de tout. Il y avait Bourdieu aussi dans le paysage. Dès cette époque-là. Ce qui m’avait particulièrement intéressé chez Bourdieu, c’est d’abord quelque chose de très précis, c’est sa mise en cause des biais objectivistes du structuralisme, des structuralismes au pluriel, ceux auxquels j’étais alors confronté. Et sa mise en cause radicale de l’objectivisme tout court. Il y avait aussi autre chose qui m’avait intéressé chez lui, c’est son projet d’arracher, de soustraire, la démarche des sciences sociales à la polarité objectivisme-subjectivisme, et à toutes ses déclinaisons. C’est la raison pour laquelle je considère que l’Esquisse d’une théorie de la pratique est, de très loin, l’ouvrage le plus important de Bourdieu ; et un ouvrage – en dépit de toute une série de réserves que j’ai formulées sur certains aspects de la démarche du livre – qui, à mes yeux, est un des monuments des sciences sociales du xxe siècle10…, enfin, des sciences sociales en général. Sous ce rapport, j’ai une chance, c’est de n’avoir pas été élève de Bourdieu, ni un proche de Bourdieu. Parce que, d’une part, j’ai pu l’utiliser entièrement à ma guise. J’ai été probablement, sur toute une série de questions, l’un des tout premiers critiques de certains aspects, à dire vrai des aspects centraux, de la démarche de Bourdieu : il ne s’agissait de rien de moins que, par exemple, de ses conceptions du « champ » et des fondements de son projet d’une théorie générale des champs, ou encore de sa conception de l’habitus. Et, en même temps, j’avais cette très grande liberté qui me permettait de ne pas être contre Bourdieu non plus : l’Esquisse m’avait considérablement aidé à dégager ma propre perspective. Et, même si par la suite j’ai été stigmatisé comme « bourdieusien », il y avait de bonnes raisons pour cela, celles que je viens d’indiquer, mais aussi quelques autres, j’ai eu donc la chance de ne pas en dépendre. Et celle surtout de ne pas avoir de comptes à régler avec lui : il y a quelque chose de très troublant, et parfois de très gênant, dans le ressentiment qui se manifeste à son égard parmi nombre de ses anciens collaborateurs.
Cela dit, j’avoue être toujours très mal à l’aise, aujourd’hui encore – c’est vraisemblablement le cas de beaucoup d’intellectuels – lorsque je suis confronté à ce type de catégorisations, en particulier, des catégorisations qui me concernent… Et je suis également mal à l’aise lorsque je suis confronté aux rapports sociaux constitutifs d’écoles ou de sectes intellectuelles. Cela est d’autant plus vrai que ma formation intellectuelle – le fait par exemple que je me suis beaucoup intéressé, dans un premier temps, à la guerre – m’a amené à puiser des ressources chez des auteurs aussi différents que Thomas Schelling11, Erving Goffman, et bien, bien d’autres… La seule question qui m’importait était celle de la fécondité, celle du profit, en termes aussi bien empiriques que théoriques, que je pouvais tirer de mes bricolages. Plus exactement, je m’étais donné plusieurs contraintes ou critères. J’en mentionnerai deux. D’abord la contrainte de la cohérence interne des propositions théoriques. Les fréquentes reconfigurations de concepts que vous pouvez observer dans mon travail sont l’une des manifestations, l’un des effets, de cette contrainte. Mais ce qui m’a semblé décisif, c’est une position que j’ai faite mienne dès le départ, ce qui est absolument décisif dans la démarche de connaissance, c’est le critère, ou la contrainte de, pour ainsi dire, faire « avancer le schmilblick », c’est-à-dire l’exigence que mon bricolage débouche sur ce que Lakatos appelait un « excédent de contenu empirique ». Excédent de contenu empirique : cela veut dire notamment ce par quoi ce bricolage théorique permet d’aller au-delà du terrain initial, de faire voir, de faire émerger, de découvrir des « faits », des phénomènes non vus, ou mal vus, jusque-là. Et d’expliquer à la fois ce qui était déjà connu, les faits qui avaient déjà été identifiés et ce qui n’était pas encore connu. Et de faire apparaître de nouveaux problèmes, de nouvelles questions.
Je dois confesser que ma répugnance à être classé, catégorisé – on a affaire ici à quelque chose qui relève de la pratique, c’est fait d’incohérence – a souffert d’une transgression au moins. À un moment, plus tard en fait, je me suis déclaré « constructiviste », mais à ce moment j’étais déjà catalogué comme tel : c’était pour réagir à quelque chose en quoi j’ai vu, et je vois toujours, un danger pour les sciences sociales. Il s’agit de toute une série de courants, d’approches, que je pense être des dérives nées ou associées au linguistic turn intervenu dans les sciences sociales. Ces dérives – auxquelles justement je n’accepte pas de concéder le monopole du label « constructivisme » – forment une sorte de constructivisme que j’ai appelé discursif et qui consiste à donner aux catégories, aux mots, aux discours, un primat causal et ontologique dans la « construction de la réalité sociale »
J. S. : Mais qui arrive plus tard le paysage ?
M. D. : C’était déjà là, mais j’en avais sous-estimé le danger.
B. G. : Tu le vois où, dans les années 1980 ?
M. D. : Il est déjà là, au début des années 1980, et même avant, dans les années 1970. Mais, à l’époque, j’en sous-estime le danger. J’ai pu le pointer déjà, par exemple, dans certains aspects d’un livre qui m’avait passionné en dépit de son côté « manuel » : Berger et Luckmann12, sur lequel je fais une note, une sorte de compte-rendu, c’est peut-être le premier compte rendu de ce livre paru en France, peu importe13. J’avais relevé en particulier le danger de l’opposition, de la distinction que font Berger et Luckmann entre la face « objective » et la face « subjective » de la société. D’une certaine manière, je me sens un peu coupable de n’avoir pas anticipé davantage, à cette époque, l’importance que cela allait prendre, alors même que je l’avais identifié. Ce danger concerne les sciences sociales en général. En science politique, plus spécifiquement, cela cheminait déjà, par exemple, par des voies un peu différentes, dans la perspective, qui était alors méconnue en France, de la « politique symbolique » de Murray Edelman14. Mais c’est vrai que le constructivisme discursif ne s’affirmera pleinement que vers la fin des années 1980 et le début des années 1990.
Et puis il y a aussi un autre aspect du contexte, du paysage intellectuel : il se trouve que je débarque un peu par hasard, pas entièrement par hasard sans doute, je débarque donc en science politique. J’aurais pu être sociologue, j’aurais pu être anthropologue, ethnologue ou économiste : la science économique, l’économie politique me passionnaient. Il se trouve donc que je débarque dans la science politique. Et c’est en France une discipline, à l’époque, marginale ; et d’une certaine manière dominée, ou même méprisée – sur cette question, sur les effets de l’ancienneté des disciplines, Bourdieu a entièrement raison. Et, en science politique, j’étais confronté à des « paradigmes » ou des manières de penser que les générations de politistes qui ont suivi ont probablement du mal à imaginer. Il y avait par exemple le courant « systémiste » d’Easton, un dérivé de la « théorie générale des systèmes ». En fait, c’est beaucoup plus intéressant que ce qu’on en a souvent dit et, d’une certaine manière, intellectuellement, c’est très audacieux. Audacieux, parce qu’il faut un sacré culot intellectuel, lorsqu’on étudie la politique ou les systèmes politiques, de dire : « par décision de méthode, je ne m’intéresse pas aux institutions, au système politique, et je m’attaque aux systèmes politiques, à la politique, à travers les échanges entre ce que je vais traiter comme une « boîte noire », à savoir le système politique, et ses environnements ». Bon, il ne suffit pas d’être audacieux, il faut aussi avoir une bonne idée… À mes yeux ce fut un échec.
D’un autre côté, la science politique, en France, en tant que discipline académique, avait aussi certaines caractéristiques qui, disons, me convenaient bien. Une de ces caractéristiques, qui ne m’a pas déplu du tout, c’est que dans cette discipline jeune et faible, au moins en France, il n’y avait pas d’autorité intellectuelle qui en imposait : il n’y avait pas l’équivalent d’un Bourdieu, d’un Crozier ou d’un Boudon en sociologie. Surtout, il n’y avait personne qui m’en imposait. À mes yeux, Duverger, à cette époque, n’était, avant tout, qu’un éditorialiste du Monde. Il y aurait un tas d’autres choses à dire sur la science politique… Initialement vous me posiez aussi une question sur mes lectures. Cela prendrait les heures.
J. S. : Et qu’est-ce qui faisait par exemple que Schelling, l’interactionnisme stratégique t’a tapé dans l’œil ? Tu as fait une note sur la théorie de l’interaction stratégique15…
M. D. : La note sur l’interaction stratégique était déjà un travail qui participait de ma thèse, parallèle à ma thèse, issu de l’appropriation que j’avais faite de Schelling et de Goffman pour les besoins de ma démarche. C’est-à-dire, en particulier, pour la compréhension de la manière dont l’action, les mobilisations, prennent : les anticipations sur le comportement des autres, qui, eux aussi, anticipent mon action. Et il s’agit aussi d’anticipations sur les anticipations, c’est cela l’interaction stratégique, en partie. Cela m’a permis de m’attaquer à toute une série de problèmes liés à la manière dont j’ai conçu les conjonctures de fluidité politique. Ça m’a servi aussi, autre exemple, à réorienter assez radicalement, je crois, l’analyse des phénomènes charismatiques par l’utilisation de l’idée de point focal, quelque chose de génial chez Schelling. Or Schelling, dans les milieux intellectuels dans lesquels je baignais, avait tout contre lui : il était économiste, il utilisait – en fait, dans le détail, c’est bien plus compliqué – la théorie des jeux. Pour toute une série de segments intellectuels, c’est le diable, ce sera le diable. En fait, à cette époque, ses travaux n’étaient pas encore vraiment connus en France, même par les économistes. C’est quelqu’un qui est un individualiste méthodologique, en tout cas il accepte ce label, et surtout il sera présenté comme tel. Et pourtant je l’ai trouvé pertinent pour ma démarche, et cela a été d’une très grande fécondité, théorique et surtout empirique. Et quand j’ai eu ensuite besoin, parfois, de légitimer ma démarche, lorsqu’il me fallait légitimer l’usage d’un « méchant »…
B. G. : C’est utilisé par Boudon ? La théorie des jeux, non ?
M. D. : J’ai sans doute découvert Schelling avant Boudon, en tout cas indépendamment de lui. J’ai découvert Schelling parce que je m’étais intéressé à la guerre. La question dont part Schelling, c’est comment limiter la guerre nucléaire, comment limiter la guerre nucléaire une fois qu’elle a commencé, c’est-à-dire comment éviter l’escalade vers le suicide commun. Seulement c’est quelqu’un d’assez futé, de diablement futé, il a substitué à ce point de départ un questionnement très décalé, un problème qui relève des sciences sociales. Et il avait parfaitement compris que son problème était semblable à celui qu’affrontait de son côté Goffman pour rendre raison des interactions de la vie quotidienne : « comment séduire la fille qui est assise en face de moi, dans le compartiment de train, sans m’exposer à perdre la face, à faire un plat, un bide public discréditant ». Et Goffman, lui aussi, avait compris16. Les deux savaient qu’ils étaient sur le même terrain, face au même type de problème. Et ils ont eu des échanges intellectuels relativement sérieux. C’est ça qui me permettait, en exhibant Goffman, de légitimer Schelling parce que Goffman, lui, était légitime : il était publié dans la collection de Bourdieu aux éditions de Minuit.
J. S. : Schelling effectivement dans Stratégie du conflit cite un échange qu’il a eu avec Goffman.
M. D. : Et il y en a eu d’autres. En outre, ce n’est peut-être pas sans intérêt, Goffman a passé pas loin d’une année, je crois, au Center for International Studies de Harvard. Et je considère, alors que j’ai une très grande admiration pour l’œuvre de Goffman, que, s’agissant de l’interaction stratégique, le livre de Schelling est supérieur à Strategic Interaction de Goffman. Mais Goffman ne se réduit pas à Strategic Interaction…
J. S. : Tu fais du blanchiment de références !
M. D. : En ce sens, oui… Quand il a fallu légitimer mon usage de Schelling dans un univers intellectuel peu disposé à l’accueillir… Le fait significatif est que cela a été efficace.
J. S. : Et Luhmann par rapport à Bourdieu, quel est ton usage et ta découverte de Luhmann, un peu la même façon…
M. D. : Je ne me souviens plus comment j’étais tombé sur Luhmann17… Mais pas du tout de la même manière. C’était bien plus tardif et cela n’avait pas eu pour moi la même importance. Ce qui m’intéressait d’abord chez Luhmann, c’était la question de la différenciation des sociétés que j’ai appelées complexes, c’est-à-dire des sociétés hautement différenciées. Plus précisément, l’idée d’« autoréférence », je l’ai, je crois, accommodée un peu à ma sauce. Mais sa conception de la complexité, de la différenciation de ces sociétés était pour moi bien trop loin de ce que j’avais choisi de faire.
J. S. : Et à quel moment intervient la question de la différenciation, parce qu’on pourrait très bien se poser la question des révolutions, des crises, sans forcément avoir une théorie des différenciations sociales… À quel moment tu as connecté une théorie des différenciations sociales à ta théorie des crises dans ton parcours de thèse ?
M. D. Quand j’ai proposé le sujet de thèse, j’avais cela en tête depuis déjà pas mal de temps, cela cheminait depuis plusieurs années. Je situerais cela autour de 1974, 1974 ou 1975. Je vous l’ai dit, j’arrivais en thèse assez bien armé. Quant à dater cela avec plus de précision, il faudrait que je retrouve des notes, des documents qui, s’ils existent encore, doivent être dans un garde-meuble… Mais, je le signale d’ailleurs dans Sociologie des crises politiques, sur la question de la différenciation, il y avait quelque chose qui, pour moi, était beaucoup plus important que Luhmann, un petit article de Bourdieu – dont lui-même semble parfois avoir, hélas, oublié l’importance – intitulé « Les modes de domination18 », dans lequel il contrastait les sociétés élémentaires et les sociétés hautement différenciées, et qui m’avait semblé alors converger avec mes idées. Je pense qu’il y a eu par la suite chez Bourdieu des dérives dans l’usage de toute une série de catégories, notamment la catégorie de « champ », mais là, ça m’entraînerait trop loin de vos questions… De mon point de vue, un point crucial en ce qui concerne la différenciation était de la penser en termes de sous-espaces sociaux habités chacun par une logique sociale qui lui est spécifique, une logique contraignante pour les acteurs sociaux, c’était à maints égards plus proche de ce que Weber avait en tête lorsqu’il parlait de « sphères sociales », même s’il était resté encore assez flou sur cette question et sur cette catégorie, que de Durkheim. Et un autre point décisif résidait dans mon choix de mettre à distance, en fait de rejeter entièrement, l’ensemble des conceptions fonctionnalistes ou « structuro-fonctionnalistes » de la différenciation, l’observation ne vaut d’ailleurs pas seulement pour Luhmann…
J’ai donc énormément lu. Et, très tôt, j’ai trouvé qu’on avait tort de ne pas aller voir davantage ce qui se faisait ailleurs qu’en France. Par exemple il y a un sociologue américain méconnu en France, Arthur Stinchcombe19, que j’ai trouvé extrêmement stimulant. Bailey20, quand je m’en suis emparé, n’était pas vraiment connu et il était peu utilisé, mais il était déjà traduit. Et pas mal d’auteurs que j’ai lus alors étaient, et ils le demeurent, entièrement ignorés. Je pense par exemple à James Wright, qui, parallèlement à Bourdieu, mais indépendamment de lui, a écrit des choses très intéressantes sur la distance, le désintérêt d’un tas de gens et de groupes sociaux d’« en bas » vis-à-vis de la politique. Son livre, The Dissent of the Governed, date je crois de 197621. À propos de mes lectures, un fait curieux : au début, je n’aimais pas Elias. Il y a peut-être des traces de la chose, je me méfie de mes rationalisations. Elias était déjà publié en français, je connaissais certains de ses travaux non traduits…
J. S. : Peut-être que tu étais gêné par l’historicisme, la question du sens de l’histoire chez Elias ?…
M. D. : Oui, mais en même temps j’avais trouvé remarquable Barrington Moore qui, pour moi, est historiciste22. Non, il n’y avait pas que l’historicisme. J’étais mal à l’aise aussi avec la conception de l’« économie psychique » de l’individu sur laquelle il s’appuyait. J’étais même gêné par sa manière de concevoir l’interdépendance. J’ai très rapidement pensé que l’intelligibilité des phénomènes et processus auxquels je m’attaquais supposait la distinction de différentes formes d’interdépendance, les secteurs tels que je les ai définis se caractérisent par une forme forte et socialement délimitée d’interdépendance. Et j’étais également gêné par bien d’autres points, par exemple, mais en fait cela viendra plus tard, par l’idée d’un « habitus national ».
B.G. : Juste, tu lis en quelle langue ?
M. D. : Je lis principalement en anglais. En allemand, je lis plutôt pour contrôler. Lorsque j’ai des soupçons de traduction défectueuse, je contrôle. Sur Weber, j’ai souvent contrôlé, sur Clausewitz, je l’ai également fait. Mais quand je peux m’appuyer sur de bonnes traductions, comme la plupart d’entre nous, je le fais.
J. S. : Est-ce que ta lecture de Weber peut être liée au fait que tu as peut-être davantage que d’autres contrôlé la traduction ?
M. D. : Je ne le pense pas… mais c’est possible. J’ai moi-même commis, une fois, une bourde dans l’interprétation de Weber, en fait une bourde indépendante de tout problème ou enjeu de traduction. J’avais certes lu Weber, mais j’avais lu également un auteur qui, sur un point particulier, me semblait dire quelque chose de très intelligent, il proposait sur ce point une interprétation de Weber que je trouvais séduisante… J’ai rectifié la bourde par la suite : dans un papier ultérieur, je signale que, sur ce point, je m’étais trompé.
J. S. : Dans les « Complications23 » ?
M. D. : Oui, la rectification se trouve dans le papier sur les « complications ». Il s’agissait d’une erreur concernant les relations entre revendications de légitimité et croyances en la légitimité d’une domination subie. L’erreur était liée au fait que nous avons parfois du mal – c’est vrai pour nous tous – à nous débarrasser des surcharges interprétatives des « grands auteurs » lorsque nous les abordons. Weber pour moi été une sorte de lecture… il n’y a pas eu une lecture, cela s’étend sur des années. Mais je n’ai pas fait une lecture systématique de l’ensemble de son œuvre. Je ne suis pas un exégète de Weber, et je ne veux pas l’être. Ce qui m’intéresse avant tout, ce n’est pas tant ce que tel auteur, en l’occurrence Weber, a vraiment dit ou a voulu dire. Mais en quoi cela peut me servir pour rendre perceptible, intelligible, explicable tel ou tel aspect de la réalité ou tel ou tel problème que soulève cet aspect de la réalité. Sinon, vous prenez Economie et société, ça se présente au premier abord comme un catalogue de définitions, d’ailleurs assez barbant pour dire les choses honnêtement… Au moins tant que vous n’avez pas identifié un problème de recherche ou une difficulté au regard de la réalité empirique. En ce sens, j’avais un rapport instrumental à Weber. Et Weber, d’une certaine manière, en particulier les « complications » qui trahissent ce à quoi il se heurte, cela m’a servi de levier pour identifier certaines difficultés, certains problèmes dans l’exploration de la réalité. C’est cela avant tout qui m’a permis, je crois, de trouver des choses que d’autres gens ont eu du mal à identifier ou comprendre chez Weber, notamment parmi les spécialistes de Weber et les introducteurs de Weber en France, tel Aron. Et c’est exclusivement de ce point de vue qu’un effort pour reconstruire sa pensée, pour tester sa cohérence, pour voir où se situe cette cohérence, et pour repérer les complications, les failles de cette pensée, ses problèmes, m’a été utile. Je l’ai fait notamment à partir de développements que la plupart de ses exégètes avaient oubliés ou négligés – et qui alors n’étaient pas traduits en français – sur l’aspect particulier de la réalité qui m’intéressait. En l’occurrence, il s’agissait de la légitimité et de la domination, celle-ci dans les deux sens que j’ai dégagés chez Weber. L’enjeu en était, et il le demeure, que la manière dont on aborde d’ordinaire la légitimité, la légitimation et la domination conduit tout simplement à passer à côté de la réalité empirique. Le « on » renvoie à un nombre considérable d’auteurs, j’ai appelé cela le « paradigme standard » de la légitimité et de la légitimation.
En ce qui concerne les lectures, je lisais dans tous les domaines, dans toutes les directions, sans tabous. Ainsi j’ai lu aussi, par exemple, des psychologues sociaux. Festinger m’avait passionné, When prophecy fails24. J’ai lu des économistes connus, et parfois un peu moins connus. Il y a quelque chose d’intellectuellement important dans l’idée d’un équilibre de sous-emploi, d’un équilibre économique de sous-emploi, chez Keynes. Et dans la foulée, j’ai lu des auteurs qui réfléchissent à ce type de problème qui m’ont, je ne pourrais pas tous les citer, énormément apporté. Un économiste autrichien, Fritz Machlup25, m’a été très utile pour penser les problèmes que soulève justement le recours à la notion ou à l’image de l’équilibre ; c’est un mode de pensée, s’agissant des phénomènes critiques auxquels je me suis attaqué, que j’ai délibérément écarté de ma démarche. Des auteurs comme Schumpeter, mais aussi le Schumpeter de l’Impérialisme, qui est passionnant26. Et puis j’ai lu énormément d’historiens et d’anthropologues. Il y a un livre avec lequel je suis souvent en désaccord, mais qui est une merveille, c’est Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie de Leach27.
J. S. : Sur les Kachin de Birmanie qui sont plus ou moins clairs dans leurs catégories mais ambigus par rapport à ces catégories dans leurs pratiques ?
M. D. : Oui. Mais, sur ce point précis, ce que suggère Leach soulève à mes yeux des problèmes qui ont une portée qui va bien au-delà de ce terrain particulier. J’ai lu aussi pas mal de philosophes, des philosophes des sciences aussi, des épistémologues, Kuhn, Popper, Bachelard, ça va de soi, Canguilhem, Hempel, Gilles Gaston Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme28… Oui, Granger me fait penser à quelqu’un qui a beaucoup compté pour moi : Paul Veyne. Pas seulement Comment on écrit l’histoire… Pendant longtemps j’expliquais dans mes cours que le meilleur manuel de sociologie politique c’était Le pain et le cirque, la thèse de Paul Veyne sur l’évergétisme. Pourquoi ? Parce que pour comprendre les institutions de l’évergétisme dans la Rome et dans la Grèce antique, il convoquait toute la sociologie politique, et bien au-delà, de son époque. Je peux être en désaccord sur son interprétation de tel ou tel auteur, mais, au lieu de faire ce que font les manuels – je déteste les manuels – il les convoque pour faire travailler la sociologie politique sur ses objets. C’est-à-dire qu’il a largement, me semble-t-il, le même usage que celui que j’ai des auteurs que je lis, un usage si l’on veut instrumental : à quoi ça me sert dans mon travail ?
J. S. : juste, qu’est-ce que tu lis en groupe et qu’est-ce que tu lis seul… Il y a un moment où il y a un espace de sociabilité…
M. D. : L’essentiel de ce que j’ai lu, de ce que j’ai lu d’important, je l’ai lu seul. Mais il y a eu également des « espaces de sociabilité », de discussion, plusieurs espaces. Je pense par exemple à un groupe très discret, et très agréable, dont peu de gens ont entendu parler, autour de Gérard Duprat, quelqu’un de très attachant, qui était à Strasbourg et dont les membres, souvent plus âgés que moi, venaient de traditions et d’horizons intellectuels très différents. Il y avait par exemple des gens aussi dissemblables, et peut-être un peu oubliés aujourd’hui, que Charles Roig, Jean-Marie Vincent, François Chazel ou Pierre Ansart. Dans ce groupe, il n’y avait pas d’autres enjeux que la discussion, une discussion très libre et parfois inattendue, surprenante. Je l’ai beaucoup apprécié, pour cette raison. Il y en a des traces par plusieurs publications qui en sont issues, j’ai participé, je crois, à trois d’entre elles29. Juste une parenthèse, j’ai un peu l’esprit d’escalier : toute cette période, la période de la réalisation de ma thèse, a été une période d’enchantement. J’avais alors un rapport absolument enchanté à la recherche, à la pensée. Je suis en train de redécouvrir un peu la même sensation depuis quelque temps…
B. G. : Pourquoi maintenant ? (rires)
M. D. : Pourquoi maintenant ? Parce que j’ai un peu plus de temps. Je suis retraité. Je me suis longtemps laissé… encombrer, envahir, submerger même, par les contraintes et les routines, par l’ordinaire, peu glorieux, de l’univers académique. On va oublier ça… Il y a eu aussi un groupe très différent, dont il y a également des traces, dans un numéro pas très ancien de Politix30.
B. G. : Michel Offerlé en parle ?
M. D. : Oui, c’est celui qu’il évoque dans son témoignage. Ce témoignage comporte un certain nombre d’inexactitudes, en particulier sur ce groupe, mais je sais qu’elles sont parfaitement involontaires, cela concerne une époque très lointaine. On était quelques-uns à avoir senti qu’on avait des proximités. Il y avait en particulier dans ce groupe tous ceux que Philippe Corcuff appellera ultérieurement les « pères fondateurs » de la nouvelle sociologie politique : outre Michel Offerlé et moi-même, il y avait Daniel Gaxie et Bernard Lacroix – avec ce dernier on a été pendant pas mal de temps très proches, on avait alors beaucoup d’échanges, et plus tard je l’ai fait venir à mes côtés à Nanterre. Et a été coopté aussi dans le groupe, dès le début, quelqu’un qu’à l’époque je ne connaissais pas encore, d’une autre génération, et qui était d’une certaine manière un converti de fraiche date aux orientations que nous souhaitions promouvoir, Jacques Lagroye. En fait, si je reviens à la question posée par Johanna, celle des lectures, au moment où le groupe se crée, vers 1982, l’ensemble de ma perspective est déjà entièrement stabilisé et systématisé, et il en va de même de son univers de références. C’est précisément dans l’été 1982 que je présente publiquement les thèses majeures de la théorie des conjonctures fluides au congrès de l’AISP à Rio de Janeiro – cette communication sera publiée l’année suivante dans la Revue Française de Sociologie31. Donc, de ce point de vue, dans le groupe, je ne suis pas sûr d’avoir énormément appris. En revanche, avec ce groupe, il y avait je crois un autre type d’enjeu : il s’agissait de dynamiter la vieille science politique, telle qu’elle était à l’époque. Pour moi, il s’agissait avant tout d’un enjeu de connaissance. Et à cet égard j’étais celui qui était le plus optimiste. Quoi qu’on en ait dit après, sous ce rapport, je pense que ça été un succès, même s’il est difficile d’imputer ce succès à l’activité du groupe. La vieille science politique a été dynamitée. Et, contrairement à d’autres, moi j’étais très heureux de voir surgir peu après des jeunes qui avaient de l’initiative, qui créaient des revues, etc. En fait, le groupe n’a pas duré très longtemps, en raison de très fortes concurrences internes… Bien plus tard, un des membres du groupe m’a dit que chacun voulait être « le Duverger de demain ». Il s’agissait du pouvoir, de positions de pouvoir, dans l’univers académique, et du pouvoir sur les doctorants. Bon, moi, je n’avais pas ce type d’ambition. J’en avais d’autres, plus enchantées, plus naïves si l’on veut. Ou peut-être plus ambitieuses… Dans ce petit groupe, j’étais aussi, je dois dire, de très loin le plus distancié vis-à-vis de toute orthodoxie, c’est-à-dire vis-à-vis, en particulier, de l’orthodoxie de la pensée de Pierre Bourdieu. Et le plus distancié vis-à-vis du culte, des rituels qui émergeaient alors autour de sa personne, je trouvais cela un peu ridicule, mais bon… Après la disparition de ce groupe, j’ai tenté, avec l’aide de Jacqueline Blondel, qui y avait également participé, de faire vivre, selon des principes différents, un regroupement bien plus large, le « séminaire Max Weber » ; il y avait déjà en son sein, par exemple, plusieurs des futurs animateurs de Politix. Mais là encore, rapidement, j’ai fini par baisser les bras devant l’intensité des rivalités.
Il y a eu encore bien d’autres convergences ; je voudrais en mentionner une, d’un autre ordre, plus paisible, et sans doute plus féconde. Ce n’était pas un groupe, mais quelqu’un dont la proximité intellectuelle a été alors importante pour moi, c’est Luc Boltanski. J’ai une très grande admiration pour son imagination sociologique et son inventivité empirique. Plus tard, j’ai eu un peu de mal à adhérer à l’inflexion qu’il a donné à ses réflexions, avec notamment Les Économies de la grandeur…
J. S. : Dans quel cadre ?
M. D. : Il n’y avait pas de cadre. Ce n’était pas institutionnalisé du tout, c’étaient de simples rapports et échanges personnels.
B.G. : Tu nous as dit que tu veux travailler sur les crises, que tu as un rapport peu détendu à l’histoire… Tu commences par la guerre, mais dans Sociologie des crises, ce n’est pas tellement la guerre qui t’intéresse, c’est d’autres…
J. S. : Est-ce qu’il y avait des objets historiques que tu avais envie d’affronter dès le début ? Est-ce que tu te dis je voudrais que telle révolution, tels soulèvements, telles émeutes fassent partie de ce dont je parle ?
M. D. : Au début de notre entretien, j’ai évoqué mon rapport personnel, intime si vous préférez, à l’histoire du xxe siècle. De façon sans doute trop allusive… Il y avait donc mai 1968, que j’ai vécu, disons, de manière intense. Mais ce n’était pas tout, il y avait pas mal d’autres épisodes historiques. Il y avait par exemple les événements de 1956 en Europe de l’Est, en Pologne et en Hongrie notamment. Il se trouve que j’arrive en France en 1956 justement, à l’âge de dix ans, sans parler un seul mot de français… Il y avait aussi, pour moi, au début des années 1960, en 1961 et 1962, les mobilisations et les épisodes critiques liés à la guerre d’Algérie – tel le putsch d’Alger – auxquels j’avais déjà un rapport réflexif ; cela a été aussi l’occasion, au lycée, de mon premier engagement, au sein de ce qui s’appelait le « comité anti-fasciste » du lycée. Il y avait encore les processus critiques dans l’Allemagne de l’entre-deux guerres. Et j’en passe… Tous ces cas, ces « objets » historiques m’avaient de diverses manières marqué, ils ont je crois façonné, un peu, ma sensibilité. Plus tard, ils m’ont passionné, je pense qu’ils ont contribué aussi à orienter ma curiosité. Tout cela était bel et bien présent à mon esprit, à l’orée de mon travail. Comme d’ailleurs les phénomènes révolutionnaires. Cependant le point important, comme je l’ai déjà un peu suggéré, je crois, réside dans ce que j’ai fait de tout cela, de cette curiosité, dans la démarche que j’ai construite, et qui a transformé tout cela en autre chose, en particulier en un ensemble de cas historiques qui a obéi d’autres principes de sélection. Ce qui m’a obsédé dans ces processus historiques, ce n’est pas quelque fragilité ou incertitude intrinsèque des rapports sociaux, ce à quoi je n’ai jamais cru, c’est quelque chose de différent, d’un peu plus compliqué : c’est que cette fragilité, cette vulnérabilité pouvait affecter des rapports sociaux, des configurations institutionnelles et plus globalement des sociétés qui sont d’ordinaire extrêmement solides, c’est-à-dire, dans notre jargon, des rapports sociaux et des configurations institutionnelles qui bénéficient d’un très haut degré d’« objectivation ». C’est l’effritement, l’effondrement de ce qui est solide, de ce qui va de soi, qui s’est d’emblée installé comme matrice de mes questionnements : la manière dont un monde social solide, souvent extrêmement solide, peut, dans certaines circonstances, s’effondrer, se défaire, et parfois se défaire très brutalement. Et cela a été lourd d’implications. Par exemple : de ce point de vue, les guerres, disons, pour aller très vite, les guerres classiques ou, si vous voulez, les guerres interétatiques, étaient d’une certaine manière infiniment moins intéressantes, moins problématiques. Donc, pour résumer, il y a une série d’événements historiques qui ont, je crois, contribué à orienter ma curiosité, il y a, en ce sens aussi, un point de départ entièrement enraciné dans la réalité historique brute. Et à partir de là, il y a la direction dans laquelle je vais élaborer mon questionnement, et cela fut une tout autre affaire. Et la démarche que j’ai fabriquée, que j’ai construite, a débouché sur quelque chose qui est très loin de ce qui a pu façonner, pour une part, ma curiosité. Et aussi, en retour en quelque sorte, il y a la manière dont je vais questionner ces cas, ces objets historiques. Aussi bien que la manière dont, justement, je vais sélectionner les cas sur lesquels je vais décider de travailler. Cette sélection va obéir à une tout autre logique. Cela signifie, par exemple, que je vais rapprocher des cas, des objets historiques, des événements critiques comme ceux que j’ai mentionnés il y a quelques instants, d’une série de processus ou cas historiques que le sens commun, et le sens commun savant, séparent et opposent – c’est une question que j’ai déjà évoquée – parce qu’ils sont désignés d’ordinaire par d’autres mots : « émeutes », « crises », « révolutions », « transitions », certains « coups d’État » et « scandales politiques », etc. ; et cela aussi parce que ces processus ont abouti à des résultats différents.
Autre aspect de la question. Si les « événements » de mai 1968 me passionnaient, par décision de méthode, dès le départ j’avais écarté l’idée de me lancer dans une monographie. Les matériaux empiriques pour faire une monographie, par exemple sur mai 1968 (c’est d’ailleurs également vrai pour plusieurs autres cas historiques), sont là, mobilisés, dans Sociologie des crises politiques, dispersés sans doute, mais ils sont là. Et, pour peu qu’on y prête attention, nombreux sont ceux qui ont par la suite travaillé sur ces « événements » et qui y ont beaucoup puisé… Ce refus de la monographie est un point souvent incompris, tant celle-ci, que l’on appelle souvent « étude de cas » – mais de « cas » de quoi au juste ? – est hautement valorisée dans nos routines académiques. Cela a certainement son charme et on m’a souvent reproché de ne pas m’être attaché à la description, de bout en bout, d’un cas historique particulier, par exemple en allant des « causes » proches et lointaines d’une « crise » à son « dénouement ». Je me suis longuement expliqué sur cette question ailleurs, je n’y reviendrai pas aujourd’hui32. Ce qui importe, c’est que, très vite, pratiquement d’emblée, la construction de mon questionnement et mon ambition se soient déployées dans une tout autre direction. Et cela, ce n’était pas du tout inscrit, je pense, dans ce qui était au point de départ de ma curiosité, de mon intérêt pour les événements historiques auxquels j’ai fait allusion.
Et il y avait aussi quelque chose que je sentais bien, et qui a également joué dans la définition de ce que je voulais faire. En ce qui concerne les objets historiques que j’avais en tête, j’avais assez vite repéré, c’est une expression de Bachelard – Bachelard ce n’est pas dépassé du tout, malgré ce qu’on dit parfois aujourd’hui – qu’il y avait « un tissu d’erreurs » dans la façon dont on pensait ces objets. Je pense que la pente épistémologique sur laquelle j’étais dès le départ dans mon travail était celle d’une priorité donnée à l’erreur, à la faillibilité, mais aussi aux cas « anormaux », c’est-à-dire anormaux en regard de ce que les explications savantes ordinaires donnent de toute une série de phénomènes sociaux.
B. G. : Un cas anormal par exemple, ou plusieurs cas anormaux ?
M. D. : Je vais faire un détour par un auteur que je n’ai pas suivi mais que je trouve passionnant et trop peu connu, même s’il est loin d’être inconnu. C’est Barrington Moore. Ce qui est exemplaire dans Les Origines sociales de la dictature et de la démocratie33, c’est le chapitre le plus long, celui qui est consacré à l’Inde, qui a priori ne « colle » pas du tout avec l’explication – avec laquelle je suis en désaccord, mais ça, c’est un autre problème – que Barrington Moore propose des trajectoires historiques conduisant respectivement au fascisme, à la démocratie et au communisme. C’est un ouvrage admirable. Il est discutable, mais, à maints égards, il est exemplaire. Il l’est notamment en termes de probité intellectuelle, il va là où gît la difficulté, il s’attache à ce qui ne va pas, à ce qui ne colle pas. Exemplaire aussi à un autre point de vue, parce qu’il contient probablement l’une des critiques les plus radicales, les plus solides, les plus argumentées du culturalisme, des culturalismes en général.
Mais « anormal » a eu dans ma démarche un autre sens encore, très différent. Ce que je sentais bien avec mon projet, c’était qu’il me fallait rejeter l’explication des phénomènes supposés « anormaux », des phénomènes de rupture, de « crise », en termes de pathologie, d’anormalité, de frustration, d’aliénation, de déséquilibre, etc. etc. J’étais confronté, par exemple, à l’époque, il s’agit des années 1970, à deux explications différentes, mais convergentes de ce point de vue-là, de mai 68 ; celle de Pierre Bourdieu et celle de Raymond Boudon qui, toutes deux, mettaient l’accent sur la frustration des étudiants comme explication de mai 68. Vous trouverez les références précises dans Sociologie des crises politiques. En fait, dans les deux cas il ne s’agissait pas seulement de la prégnance de l’illusion étiologique, mais aussi de l’un de ses effets, la méconnaissance, assez grossière je pense, de la réalité empirique.
B. G. : Comment ton corpus historique arrive, parce qu’on voit bien qu’il y a six ou sept gros cas qui sont traités dans la Sociologie des crises, ça vient petit à petit, en lisant, comment ça s’articule ?
M. D. : Il s’agit effectivement d’une démarche particulière. Elle consiste en des usages multiples, différents les uns des autres par leur fonction dans la démarche, des cas historiques. Il y a un premier usage, d’une certaine manière banal : j’utilise une série de cas historiques, des aspects particuliers de ces cas historiques, pour donner simplement à voir ce dont je parle, pour permettre au lecteur de disposer de référents empiriques. Mais ce qui m’intéresse surtout ce sont les autres usages des cas historiques. Ainsi, dans tel cas historique que je mobilise, ce qui m’intéresse c’est ce par quoi il me permet d’identifier, explorer, travailler, et éventuellement de résoudre, un problème, c’est un autre type d’usage des cas historiques. Par exemple, avec la Révolution bolivienne de 1952, on a affaire à une révolution cataloguée d’ordinaire comme une « Révolution inachevée », c’est-à-dire, pour ses analystes, historiens comme political scientists, une révolution dans laquelle on trouve toutes les phases initiales des « grandes révolutions » que les historiens et les théoriciens de l’« histoire naturelle des révolutions » ont décrites et pourtant cet épisode historique ne se termine pas du tout de la même manière. Et je me souviens avoir écrit qu’un cas négatif importe beaucoup plus pour la démarche de connaissance, pour l’intelligibilité de la réalité historique, que dix cas qui confirment. Donc, si au départ j’avais bien à l’esprit le type d’événements critiques que j’ai évoqués il y a quelques instants, c’est cette logique-là, les difficultés, les problèmes, qui ont commandé les usages que j’ai fait de ces cas historiques, mais aussi leur sélection. Par exemple, si je me suis souvent attaché à plusieurs « crises » françaises, celles notamment 1934, 1947, 1958 ou 1968, si je les ai choisies en tant que « cas », c’est souvent parce que j’avais à affronter des problèmes de recherche pour lesquels j’avais besoin de contrôler « factuellement », dans le détail, au jour le jour, et éventuellement heure par heure, « ce qui se passe », ce dont ces « événements » étaient faits, le déroulement, si vous voulez, de ces épisodes historiques. Cela m’était plus facile à réaliser au plan empirique sur ces cas. Et cela, j’étais hors d’état de le faire avec la même précision clinique pour la révolution bolivienne ou même pour 1923 en Allemagne. 1923 en Allemagne, c’est une merveille, c’est une « expérimentation » extraordinaire ! Si je devais choisir un cas « typique » en général, ce qui en fait n’a pour moi que peu de sens, ce ne serait pas mai 1968, ce serait 1923 en Allemagne. Donc les cas historiques ne m’intéressent pas de manière uniforme ou homogène, ni chacun dans sa totalité, mais d’abord par les aspects par lesquels ils peuvent me donner prise sur tel ou tel problème de recherche.
Et pour certains problèmes de recherche, par exemple pour ceux qui ont trait à la question de la « validation » – le terme est en fait impropre – tel de ces cas historiques peut se révéler discriminant, et, en ce sens, stratégique. Il s’agit là d’un usage encore différent des cas historiques. Je vais reprendre l’exemple de mai 1968. La dynamique de mon travail m’avait conduit à remettre en cause frontalement les conceptions traditionnelles de la légitimation et de la délégitimation, et leurs assises, ce que représentait parfaitement la conceptualisation d’Easton. Le cas de mai 1968 était pour moi stratégique. Au plan empirique, j’ai pu montrer que, de quelque manière que l’on s’y prenne, il n’était pas possible d’entrevoir, en amont de mai 1968, avant le 3 mai 1968, quelque processus de délégitimation que ce soit, qu’il s’agisse de la délégitimation des autorités, du régime ou du système politique, etc. Et cela quel que soit l’indicateur choisi, et même quelle que soit la conception particulière de la légitimité et de la légitimation que l’on ait en tête. En cela, ce cas permettait de conclure que j’avais raison contre ces conceptions traditionnelles, contre Easton, cela ne pouvait en aucun cas « coller » avec ces conceptions traditionnelles, mais cela « collait » parfaitement avec les miennes. Si je prends par exemple le cas de la « crise » de mai 1958, il n’est pas possible de faire la même chose, car il y a des processus de délégitimation qui s’observent avant l’événement lui-même, et il m’était impossible de parvenir, et personne d’autre n’y parviendra, à séparer ces processus de délégitimation en amont de l’événement de la délégitimation produite par la « crise » elle-même, c’est-à-dire par les processus qui, dans ma perspective, en sont constitutifs. Faire ce tri est empiriquement impossible. La difficulté, c’est que des cas historiques discriminants, en ce sens des cas ou des tests « critiques », ce n’est pas toujours aussi facile que cela à trouver. Et pour qu’ils soient discriminants, il faut avoir à l’esprit au moins deux conceptions théoriques, deux conceptions théoriques minimalement solides, cohérentes, s’exposant à un démenti empirique. Et un cas est discriminant parce qu’il permet d’aboutir à une disqualification, à un démenti empirique pour l’une des deux conceptions. Je pense que c’est ce que j’ai plus ou moins dit tout à l’heure sur la primauté, le privilège, que j’ai tendance à donner – je suis très loin d’être le premier à le faire – à l’erreur, à ce qui est problématique, à la faillibilité. Que telle ou telle « crise », telle vague de révoltes, de grèves, ou telle révolution corrobore, confirme mes conceptions, c’est moins important, moins décisif que les cas critiques qui confrontent ces conceptions à une autre ou à d’autres perspectives théoriques. La confirmation seule est une forme sensiblement plus faible de démonstration ou de « validation ».
J. S. : ça rejoint ce que dit Passeron sur l’impératif de délimiter les conditions de validité, d’application d’un concept et d’en délimiter le périmètre34…
M. D. : Oui… En réalité, je suis un peu hésitant. Il est possible que sur le point que soulève ta question, ce que dit Passeron puisse être rapproché de ma démarche. Mais ce qui importe ce n’est pas, bien entendu, le domaine de « validité » d’un concept, à l’état isolé, mais celui d’un système de propositions portant sur tel aspect de la réalité, un système de propositions permettant de l’expliquer, ce que je préfère appeler son domaine de pertinence. En fait, il y a, par ailleurs, entre ce que dit Passeron et ma démarche de très grandes différences. La première tient à ce que Passeron tente de disqualifier toute visée nomologique pour les sciences sociales et il le fait, il tente de le faire, d’une manière – dans mes catégories, il y en a une qui correspond à cela – « olé olé », c’est-à-dire excessivement désinvolte. Par exemple, pour aller au plus simple, il croit pouvoir régler cette question en assimilant le critère de discrimination de Popper, le critère de falsification, à la réitération d’une expérimentation. Cela ne tient pas, cela, Popper ne l’a strictement jamais pensé. Chez Popper, le critère de falsification renvoie à la structure logique des propositions, il faut que l’on puisse dire, ou déduire de ces propositions, à quelles conditions un système théorique, ou au moins une proposition qui en est déduite, qui en est une implication, peuvent être déclarés faux. Pour Passeron, cela devient autre chose : il croit pouvoir disqualifier les sciences sociales par le simple constat de l’incapacité dans laquelle nous sommes, dans les sciences sociales – et sur cette incapacité on ne peut bien entendu qu’être d’accord avec lui, mais c’est en fait un truisme, une platitude – de réitérer des expérimentations obéissant exactement aux mêmes conditions qu’une expérimentation faite dans le passé. Et vous savez en outre quelles sont les « expérimentations » historiques qui m’intéressent… Mais Popper lui-même – et cela rejoint mon argument – dit explicitement que cette interprétation de son critère est absurde, qu’elle constitue un contresens majeur, on appelle cela « falsificationnisme dogmatique ». Popper ajoute, je le cite dans le papier dans lequel j’aborde cette question, à peu près ceci : le critère de falsification que j’introduis est absolument indépendant de toute possibilité pratique de réaliser une falsification, c’est-à-dire une expérimentation35. En outre, à mes yeux, le « critère » poppérien lui-même, c’est-à-dire dans sa version non dogmatique, est loin d’être pleinement satisfaisant, ce qui compte à mes yeux davantage, je l’ai déjà évoqué au cours de notre entretien, c’est l’« excédent de contenu empirique ». Mes désaccords avec Passeron portent aussi sur pas mal d’autres points, je ne peux y revenir maintenant dans le détail, je renvoie à mon papier… Ils portent aussi un peu, je crois, sur la possibilité d’identifier des régularités, qu’on appelle souvent, d’ordinaire, « lois » ; or des régularités, nous en avons, et parfois des régularités extrêmement solides. Et même lorsqu’on ne cherche pas à en identifier, ou même quand on ne croit pas en la possibilité d’en découvrir, il arrive qu’on en note la présence. Mais le jeu des sciences sociales, de mon point de vue, ce n’est pas seulement celui de la découverte, de l’identification de régularités, son cœur réside dans l’explication de ces régularités. Or ce que je viens d’évoquer se combine chez Passeron avec quelque chose qui, à mes yeux, constitue une véritable régression : il est conduit à promouvoir, explicitement, le retour des sciences sociales aux objectifs de ce que j’ai appelé la logique classificatoire36, c’est-à-dire le retour à des typologies consistant, en définitive, en une reprise, par les sciences sociales, des taxinomies et des catégories de la vie quotidienne et du langage ordinaire, les unes et les autres élevées ainsi à la dignité de concepts sociologiques. C’est une sorte de renonciation, de rejet de l’idée que pour comprendre ou expliquer la réalité on gagne à mettre à distance le sens commun, les interprétations immédiates de cette réalité, et notamment les interprétations indigènes qui sont inscrites, portées, ou soutenues par les catégorisations indigènes. Tout cela n’est pas anodin, et je pense aussi qu’il y a là comme une rationalisation par le chercheur de ses propres échecs ou découragements…
Mais il y a bien plus grave. Indépendamment des errements de Passeron, ce qui me préoccupe ce sont les effets de ce type de posture sur les sciences sociales dans leur ensemble : j’y vois une sorte de « défaitisme », qui est en fait quelque chose d’excessivement banal. La question est celle de ce qui se passe lorsque le chercheur renonce à se donner comme horizon de la recherche les explications de type nomologique. Cela tend à fonctionner, comme je l’ai relevé naguère, à la manière d’une self-defeating prophecy. En outre, dès que l’on abandonne cette orientation ou exigence normative, alors c’est vrai que tout est permis. Et cela conduit à la justification de ce qui est le plus incontrôlé, le plus mou, le plus fantaisiste dans les pratiques des sciences sociales, y compris ce qu’on pourrait appeler le « mafésolisme » et qui n’est pas propre à la France. Cela sert même à justifier le relativisme le plus plat et le plus sot, tout comme les multiples variantes du culturalisme. Et cela sert à justifier, dans la foulée, le rejet pratique de toute démarche critique. Face à la formulation d’une critique, d’une objection, cela sert à justifier la réponse suivante : « Michel, j’ai mon récit, tu as ton récit, et il n’y a aucune raison pour qu’un récit ait une supériorité quelconque sur un autre récit ». C’est quelque chose que j’ai vécu… « Tout est permis », cela veut dire aussi que, dès lors, rien n’interdit d’« expliquer » le singulier par le singulier. Or expliquer le singulier par le singulier, c’est toujours expliquer par des arguments causaux ad hoc, de forme : « et alors Lénine arrive sur son cheval blanc ». Bien sûr, mes critiques diront que Lénine n’est pas arrivé sur un cheval blanc… L’historien peut se permettre ce type d’« explication ». L’historien peut le faire de manière plus ou moins sophistiquée, par exemple en saupoudrant éventuellement son récit, son « intrigue », de concepts venus des sciences sociales, mais souvent, très souvent, des concepts orphelins, qui se baladent seuls… Paul Veyne, sur ce point, a raison et cela permet de comprendre les crispations de nombre d’historiens à son égard. L’historien, parce qu’il construit une « intrigue » historique singulière, peut se permettre de convoquer des facteurs explicatifs, des causes, sur ce mode ad hoc – par chance il y a aussi pas mal d’historiens qui essayent d’échapper à cela. Mais les sciences sociales, qui, même si, elles aussi, se confrontent à des objets de part en part historiques, ont tout à perdre à ne pas se soumettre à la contrainte normative qui consiste à tenter de s’arracher à l’explication du singulier par le singulier. Et, pour en revenir à Passeron, l’entreprise qui consiste à additionner un par un, un après l’autre, les cas, en espérant qu’un jour cela débouchera sur les prolégomènes de la possibilité d’une esquisse d’un début de « généralisation », est une entreprise infinie, vaine et futile. C’est quelque chose qui relève aussi, par ailleurs, d’une tentation que je m’amuse souvent à pointer, celle de l’épuisement du réel, de l’explication totale d’un phénomène comme une « crise » ou une « révolution ». Une de mes petites frustrations, à propos de Sociologie des crises politiques, c’est qu’on n’ait pas attaché davantage d’intérêt à la citation de Borgès que j’avais placée en exergue du livre37.
J. S. : Mais ça t’isole pas mal en fait dans la science politique française actuelle, parce que les gens avec qui tu pourrais être épistémologiquement d’accord ne sont pas les gens qui auraient la même pratique des sciences sociales que toi, et les gens avec qui tu serais épistémologiquement en désaccord sont ceux avec qui tu serais en accord malgré tout sur le type de pratique, une bibliothèque plus commune…
M. D. : Disons que cela me singularise. Je ne me sens pas dramatiquement isolé. D’abord parce qu’on a tellement d’autres convergences, l’épistémologie n’est pas tout, elle tient probablement beaucoup moins de place dans les pratiques effectives des chercheurs que ce qu’ils peuvent en dire a posteriori. Mais aussi, parce que, sur ce point précis, il y a des chercheurs qui, souvent malgré eux, à l’encontre de leurs propres préjugés ou dogmes épistémologiques, et parfois sans le savoir, sont amenés en pratique, par la dynamique de leur recherche, lorsque celle-ci est fructueuse, à aller au-delà de la singularité. Et puis, pourquoi ne pas le dire, je me retrouve sur cette question en excellente compagnie : prenez Goffman, le Goffman d’Asiles, mais en fait aussi, c’est sans doute moins facile à voir, celui qui s’attaque à l’« ordre de l’interaction ». Ou prenez Bourdieu, par exemple le Bourdieu visant à rendre raison de la structuration des « champs ». Il ne s’agit pas d’autre chose que de systèmes de propositions qui affichent, plus ou moins ouvertement sans doute, leur visée, leur prétention nomologique. Ou encore Merton, qu’on a souvent mal compris sur cette question. Et bien, bien d’autres…
En fait, cette question met le doigt exactement là où ça fait mal, elle met en cause frontalement, me semble-t-il, le pesant conformisme intellectuel qui tend à prévaloir dans nos disciplines. Une des composantes de ce conformisme réside, je crois, dans le ralliement multiforme à une définition extrêmement relâchée, peu exigeante, rachitique, molle, des ambitions des sciences sociales, réduites à l’« interprétation », la description, fut-elle « dense », la « narration », le « récit », etc. C’est en particulier ce relâchement qui rend les sciences sociales extrêmement vulnérables aux assauts des perspectives du rational choice. Surtout s’investit dans ce conformisme autre chose encore, il s’agit d’une forme honteuse, subreptice, de positivisme. Ça, c’est un point important. Notamment lorsqu’on parle des catégories indigènes, c’est là, aussi, pour une part, la signification du retour prôné par Passeron aux catégories du sens commun. Le positivisme c’est, avant tout, la croyance suivante : l’explication, la théorie, doit ressembler, être le miroir, en tout point, de la réalité empirique telle que nous la percevons, telle qu’elle nous est sensuellement accessible, telle qu’elle est sensuellement perçue, c’est-à-dire aussi, telle qu’elle se présente à nous au travers des catégorisations indigènes. C’est ce même positivisme qui se traduit par l’incompréhension ordinaire de la place dans la démarche de connaissance du détour par l’idéalisation, par l’abstraction, par la mise à distance provisoire de l’empirie. Et il conviendrait d’ajouter, si on devait compléter le tableau, que le positivisme est marqué aussi par le postulat d’une « continuité entre la théorie et la pratique », c’est-à-dire de la continuité, d’une part, entre la connaissance et l’explication scientifique et, d’autre part, les problèmes de la société, les « problèmes sociaux », et les problèmes concrets que rencontrent les acteurs sociaux dans leur vie ordinaire. Cela signifie aussi que l’équivalence posée par nombre de chercheurs en sciences sociales entre le positivisme et l’idée d’une parenté des sciences sociales et des sciences « dures », les sciences physiques, les sciences de la nature, est d’abord, presque toujours – mais sans doute pas toujours – l’indice de l’ignorance de ces chercheurs ou, mais les deux se cumulent souvent, l’indice de leur propre adhésion à une conception étroitement positiviste des sciences « dures ». Et l’un des avatars du positivisme dans les sciences sociales se situe précisément dans la reprise par le chercheur de la réalité sociale telle qu’elle se présente à lui spontanément, c’est-à-dire, en particulier, dans la reprise des catégories indigènes et dans celle des explications spontanées des acteurs sociaux.
B. G. : Là tu fais référence à ce que font les pragmatistes, à considérer qu’il n’y pas de rupture…
M. D. : Non, pas seulement les pragmatistes, c’est infiniment plus massif justement. Par ailleurs, je crois qu’il y a aussi beaucoup de choses intéressantes chez les pragmatistes. En réalité, sous le label « pragmatisme » coexistent des perspectives extrêmement hétérogènes, extrêmement différentes les unes des autres, c’est là une discussion qui prendrait des heures. Et, d’une certaine manière, le type de science sociale que je fais est sensiblement plus « pragmatiste », et pragmatique aussi, que ce que font les pragmatistes. Cette idée, ce postulat de continuité entre démarche de connaissance et perceptions immédiates et catégories indigènes, cela revient en somme à l’idée que les « faits parlent ». Le problème, « la malédiction » des sciences sociales, c’est d’avoir affaire justement à des objets qui parlent et qui incitent le chercheur à abdiquer toute « prétention » face à ce que l’objet dit ainsi de lui-même. C’est aussi là, un peu, l’enjeu de la réduction des sciences sociales à une pure activité interprétative. L’idée commune est la suivante : si vous voulez comprendre, comprendre et éventuellement expliquer, le vote pour le Front National, ou pour les Verts, bien entendu, eh bien… il suffit de demander aux électeurs les « raisons » ou les « motivations » de leurs choix. Et il y a une superbe caricature de tout cela, ou, si vous voulez, un idéal-type. Cela se passe en Europe centrale juste après 1989 : il y a d’immenses enquêtes, avec des financements gigantesques, où les chercheurs posent aux acteurs sociaux, aux indigènes, la question qu’ils se posent à eux-mêmes : « pour quelles raisons les systèmes de type soviétique se sont-ils effondrés ? ». Et nos braves chercheurs attendent des indigènes la réponse définitive à leurs propres questions…
J. S. : Une autre question : est-ce qu’on ne peut pas dire que très souvent tu formules des lois, mais des lois négatives, que le type de généralisation que tu opères est une généralisation du type : « telle généralisation ne tient pas » ? Autrement dit : as-tu formulé des lois sur un mode positif ou est-ce que ton rapport aux lois n’est pas plutôt de l’ordre de la déflation sur les lois affirmatives des autres ?
M. D. : S’il ne s’agissait que de « lois négatives », je pense que ce ne serait déjà pas si mal que cela. Mais c’est très loin d’être le cas. Lorsque je dissèque le « tissu d’erreurs » que j’ai évoqué tout à l’heure, et ces « lois négatives » participent de cette dissection, il ne s’agit jamais de développer, pour ainsi dire, la « critique pour la critique ». Les illusions, les erreurs que je pointe ne sont pas là gratuitement. L’identification de ces erreurs a été en permanence solidaire de l’identification, et parfois la découverte, des propriétés récurrentes, des régularités, des « lois » si on y tient, qui caractérisent les conjonctures fluides. Et solidaire aussi de leur explication. Deux exemples : pointer ce que j’ai appelé l’illusion héroïque m’a permis de mettre en évidence la plasticité des sociétés complexes, la plasticité de leurs « structures », leur vulnérabilité aux mobilisations multisectorielles et à leurs multiples effets, etc., etc. Et, de même, l’identification de l’illusion étiologique a été cruciale en ce qu’elle m’a conduit à déplacer le regard, le questionnement, vers « ce qui se passe » dans l’« événement » critique lui-même, c’est-à-dire vers ce que font ses acteurs, vers leurs dilemmes tactiques, leurs perceptions, anticipations, et vers les contraintes situationnelles qui façonnent tout cela. En fait, au plan empirique, les régularités qui habitent les conjonctures fluides sont très fortes, ou, si vous voulez, robustes. Autrement dit, à côté des « lois négatives », il y a un ensemble très conséquent de propriétés ou de régularités empiriques caractérisant les conjonctures fluides. En voici, dans le désordre, quelques-unes parmi les plus importantes : la désectorisation de l’espace social et ce que cela subsume, en particulier la réduction de l’autonomie des secteurs, des sphères sociales différenciées, ou le désenclavement des arènes de confrontation et de compétition internes à ces sphères différenciées ; la perte d’emprise des logiques sectorielles et l’évasion des calculs des acteurs ; ce que j’ai appelé l’incertitude structurelle, qui est faite pour une large part d’effondrements des définitions routinières des situations et de fluctuations brusques et erratiques de l’efficacité ou de la « valeur » des ressources comme des lignes d’action ouvertes aux acteurs ; la très grande mobilité des enjeux ; l’interdépendance tactique élargie ; la tendance à la désobjectivation des rapports sociaux, et propriété partiellement liée, les processus brusques de délégitimation politique ; l’ampleur que prennent alors les activités de définition de la situation et la nécessité dans laquelle se trouvent les acteurs de marchander le contenu, si l’on peut dire, des rapports sociaux institutionnalisés ; la tendance à l’unidimensionnalisation de l’identité des individus ; la régression vers les habitus ; ou encore les transformations radicales, et sur le court terme, de la division sociale du travail politique… Et il y en a bien d’autres. Je voudrais ajouter deux ou trois observations sur ces régularités. Si elles sont, comme je l’ai dit, très fortes, je les ai qualifiées par ailleurs de régularités tendancielles. « Tendancielles », cela veut dire non pas qu’il faut s’attendre à ce qu’il y ait des « exceptions », mais simplement à ce qu’elles ne se retrouvent pas dans tous les cas historiques de conjoncture fluide avec la même intensité. Ces propriétés sont aussi, pour la plupart, pas toutes, assez aisément observables. Ce sont aussi des régularités très particulières, en ceci notamment elles ne nous permettent pas de dire, de prévoir, quelle action précise, quel coup précis sera joué par tel acteur à tel moment. Elles correspondent à d’autres types de questionnements. Celles que je viens d’évoquer permettent de saisir quelque chose de très différent : les facteurs, les conditions, les contraintes typiques qui façonnent les perceptions, interprétations, anticipations, calculs et, ultimement, les actions des individus dans ce type de conjonctures. C’est là un point de vue sans doute peu conventionnel sur les régularités, c’est celui de l’analyse des logiques de situation, telle du moins que je l’ai conçue. Il ne s’agit pas davantage de régularités qui restitueraient des relations constantes – c’est une vision courante des relations causales – entre ces facteurs, conditions ou contraintes et les résultats auxquels peuvent aboutir les actions des acteurs ou les processus critiques dont ces actions participent. C’est dire aussi que, a fortiori, ces régularités n’ont strictement rien à voir avec des lois de développement historique, c’est-à-dire des processus récurrents partant de telles conditions, pré-conditions ou de tel état initial pour aboutir à tel résultat spécifique ou particulier, comme le communisme, le fascisme, la démocratie, etc. Il n’y a pas de « lois de l’histoire », et d’ailleurs cela aussi constitue une « loi négative ». C’est le problème que j’ai avec Barrington Moore que, comme je l’ai dit, j’admire par ailleurs. C’est aussi le cas du marxisme, un des aspects de Marx. C’est le cas tout autant des théories du « développement politique », qui se veulent souvent non marxistes ou anti-marxistes, et qui font aboutir les processus historiques à un stade ultime : la démocratie à l’anglaise ou à l’américaine. C’est là également la tradition de l’« histoire naturelle », celle-ci ayant pour spécificité de placer entre les conditions initiales des processus et leurs points d’aboutissement ou résultats une séquence d’étapes typiques, une séquence ordonnée d’étapes. Il n’est pas nécessaire que je développe davantage ce point, je l’ai fait à propos de l’histoire naturelle des révolutions et, plus tard, des processus de « transition » à la démocratie38, mais on peut observer des schèmes historicistes analogues sur bien d’autres terrains et à propos de bien d’autres processus. Cet aspect de la question touche à la distinction que j’ai avancée entre « lois de l’histoire », c’est-à-dire précisément les lois de développement historique et qui relèvent de l’historicisme, et les « lois dans l’histoire ». Le principe de cette distinction entre « lois de l’histoire » et « lois dans l’histoire » réside dans la place décisive qu’il convient, je pense, d’attribuer à la contingence dans la « marche de l’histoire ». C’est cette contingence qui fait que les lois de développement historique ne sont pas à la portée des sciences historiques et des sciences sociales. La spécificité de la démarche que j’ai construite est précisément de conjuguer cette place centrale reconnue à la contingence avec un effort pour arracher à l’historicité des objets historiques – au sens de leur contingence, de leur caractère non nécessaire, au sens du chaos historique – des bouts de connaissance, des fragments de connaissances, de type nomologique. Les régularités comme celles qui caractérisent les conjonctures fluides, celles que j’ai évoquées il y a quelques instants, sont une excellente illustration de cette démarche. Et cela permet de rendre raison d’une masse considérable de phénomènes observables dans ce type de processus critiques. À l’opposé, c’est cela qui me semble difficile, sinon impossible à atteindre avec, par exemple, les phénomènes que nous nommons « fascismes » ou ceux que nous nommons « transitions ». Il nous faut accepter que, dans le chaos historique, tout ne puisse donner prise à une connaissance d’ordre nomologique.
J.S. : Pourrais-tu revenir sur ton rapport à la question des conditions de production sociale des idées ?
M.D. : Je suis tout sauf indifférent aux conditions sociales de production des idées. Je pense que cette question est une allusion à un reproche qui m’a été adressé par un historien, Gérard Noiriel, lors d’un entretien pour la revue Genèses39, à propos de ma critique de la thèse défendue en particulier par un groupe d’historiens français autour de René Rémond, celle de l’« allergie » ou de l’« immunité » de la société française au fascisme. Le reproche manifestait une sérieuse confusion. Il va de soi pour moi que nos idées quotidiennes, celles de la vie quotidienne, et nos idées scientifiques – deux choses que je vais devoir pour la suite de mon argument distinguer – sont les unes comme les autres façonnées entièrement par des processus sociaux, par les univers sociaux dans lesquels nous agissons, par les rapports sociaux, par les conditions sociales, etc., etc. Et cela de part en part. Mais dans les débats des sciences sociales, une confusion est souvent faite. Nous pouvons nous intéresser à l’émergence et à l’éventuel succès des idées des sciences sociales et dans ce cas-là nous regardons les facteurs sociaux de divers ordres, et d’ailleurs pas seulement les origines sociales des individus, leur appartenance de classe, etc. Je pense qu’on gagne aussi, par exemple lorsqu’on travaille sur la production des idées scientifiques, à remettre les individus dans les contraintes des espaces sociaux dans lesquels ils travaillent, et qu’on a entièrement tort de ne pas tenir compte des logiques sociales spécifiques aux univers sociaux où l’on produit des idées, des connaissances scientifiques – ce qui ne veut pas dire que ces univers, ces secteurs sociaux sont des isolats sociaux.
Maintenant, il y a une autre question, qui ne doit justement pas être confondue avec celle-là, c’est la question de la portée explicative ou heuristique de ces idées. Supposons qu’un chercheur, historien, sociologue ou économiste soit un « bourgeois » ou ait des origines « bourgeoises », ou qu’il appartienne à une institution académique élitiste, ou que ses idées aient été socialement façonnées de telle ou telle manière – et cela, je l’ai dit, nous pouvons le montrer. Est-ce que ce constat suffit, lorsque nous nous posons la question de la pertinence de ces idées, est-ce que cela nous dispense d’envisager la portée explicative de ses idées indépendamment de leur mode de production, leur mode social de production ? Et mes travaux sur la prétendue « immunité » française au fascisme dans l’entre-deux-guerres40 relevaient explicitement du second type de questionnement : la question était de savoir si cette thèse explique, ou n’explique pas, ce qui s’est passé en France dans cette période. Et je pense avoir démoli la thèse « immunitaire » – et plusieurs autres qui lui sont associées, parce que cette thèse a connu plusieurs variantes – sur ce terrain-là. Je suis absolument convaincu qu’on ne pouvait pas démolir cette thèse en s’en tenant aux propriétés sociales du groupe d’historiens qui l’a produite, ou a fortiori à la dénonciation de ces propriétés.
Je dois ajouter que, malheureusement, un pur salaud, une crapule authentique au plan moral, peut fort bien avoir raison dans son explication de tel ou tel aspect de la réalité sociale ou de la réalité physique – les exemples ne manquent pas. Je veux dire que dans les débats scientifiques, dans les débats des sciences sociales, il ne suffit pas, pour mettre en cause une explication, de remonter aux conditions sociales de sa production. Ou à ses conditions « psychologiques » : une erreur de même ordre consisterait à expliquer, par exemple, la sociologie de Max Weber, et ses difficultés, par ses troubles sexuels. Maintenant, en partant de cet argument, je vais déplacer un peu la question. Je pense que, au-delà du problème des facteurs sociaux de production des idées scientifiques, etc., il n’est jamais satisfaisant, pour disqualifier une explication savante du monde social ou même du monde physique, de mettre en cause les seuls présupposés de l’explication, par exemple, les présupposés « individualistes », ou « holistes », de tel ou tel auteur. Tout simplement parce que l’explication peut tenir, en dépit de ses présupposés de départ, elle peut être productive. Et à un moment donné, il faut se débrouiller pour s’affronter à ce dont est faite l’explication et à ses rapports avec l’empirie, et pas seulement aux présupposés de l’auteur ou à ce qu’il « est » ou supposé être socialement.
J. S. : Si je peux enchaîner sur une autre question, tu es arrivé un peu sur le tard dans le champ des relations internationales et, là encore, tu t’es approprié, de façon peut-être contre-intuitive par rapport à la façon dont tu pouvais être perçu, des auteurs qui n’étaient pas forcément en odeur de sainteté pour qui aurait revendiqué une posture critique. Est-ce que tu pourrais revenir sur cette lecture que tu as faite des théories des relations internationales, sur les auteurs que tu as utilisés éventuellement en contrebande, et sur peut-être aussi la question du constructivisme discursif que tu rencontres une nouvelle fois dans ce champ-là ?
M. D. : C’est le constructivisme discursif, en réalité, le problème. Tout d’abord, une petite rectification : m’étant passionné autrefois pour la guerre, je m’étais aussi intéressé, un peu, par la force des choses, aux relations internationales. Mais il est vrai que pendant une assez longue période, c’était devenu un intérêt plus ou moins lointain. Quand l’occasion s’est présentée à la Sorbonne de prendre un enseignement dans ce domaine, pour un tas de raisons, cela m’a intéressé. Pour sortir un peu des routines sans doute, mais pas seulement pour cette raison. Les circonstances ont voulu que mes travaux, sur ce terrain, au moins pour l’instant, n’ont pas pu avancer suffisamment à mon goût et n’ont pas donné lieu à des publications. Ce qui m’intéressait en particulier tient à ce que le domaine de l’analyse des relations internationales a un avantage, plutôt plusieurs avantages. D’abord parce que pas mal de problèmes y sont plus difficiles. Mais aussi parce qu’on est souvent amené à mieux voir, à mieux cerner ces problèmes dans ce domaine de la recherche que dans d’autres domaines, du fait de leur accentuation. Plus précisément, ce à quoi j’étais confronté, ce n’est pas tant le « réalisme » – les auteurs « réalistes », pour la plupart, ne m’intéressent pas vraiment, il n’y en a que quelques-uns seulement qui sont intéressants. Ce à quoi j’étais confronté, c’était bien l’emprise massive, qui pourrait paraître dans ce domaine un peu surprenante, de ce que j’ai appelé le constructivisme discursif. Voici ce que j’entends par accentuation : est-ce que la guerre a, pour « conditions de possibilité », rien de moins, et, pour beaucoup d’auteurs, pour « causes » – les deux propositions ne sont pas identiques – le discours sur la guerre, la catégorie « guerre », les énoncés produits par les stratèges, ou encore les textes des auteurs qui ont écrit sur la guerre ? Est-ce que la guerre est le produit des catégorisations et des discours ? Voilà ce à quoi j’étais confronté. C’est assez grossier, mais du coup on le voit mieux. Surtout cela, cette forme de pensée, traverse et imprègne aujourd’hui l’ensemble des sciences sociales. Alors, comme je vous l’ai dit, si j’ai très tôt identifié la difficulté, je n’en avais pas soupçonné l’impact, l’impact à venir. Mais ça avait pris par la suite une ampleur gigantesque. Et cela a produit de très sérieux dégâts dans les sciences sociales dans leur ensemble. Plus tard, dans les années 1980, j’ai tenté de me colleter à cette question, notamment avec les théories de l’action collective. Par exemple, lorsque j’ai mis en cause l’idée que les pré-conditions du succès des mobilisations ou de leur émergence ce serait l’« alignement des cadres41 », des schèmes interprétatifs. Avec les relations internationales, j’ai été confronté à quelque chose de beaucoup plus systématique. L’avantage donc est que les choses y sont souvent plus crues, et cela d’ailleurs de diverses manières, pas seulement en ce qui concerne le constructivisme discursif. Par exemple, la violence, que j’ai évoquée : en sociologie politique, celle des systèmes politiques « internes » aux sociétés, on se débarrasse facilement du problème en n’interrogeant pratiquement jamais le « monopole de la violence organisée légitime », la revendication de monopole qui rencontre le succès etc., on se débarrasse de la chose en se référant quasi rituellement à la définition wébérienne de l’État, et rien de plus. On a tort de faire çà. Et ce n’est pas aussi facile que cela de le faire pour l’analyse de l’espace des relations internationales : c’est en ce sens-là aussi que les problèmes apparaissent grossis. Une autre illustration encore de ce grossissement, d’un autre ordre : la question de la structuration de l’espace international. Les relations internationales m’ont permis une sorte de retour sur les problèmes de la différenciation des sociétés complexes, des sociétés hautement différenciées. C’est sous cet angle que j’ai rapproché notamment les conceptions – et les difficultés qu’elles soulèvent – d’un auteur « réaliste », Kenneth Waltz, de la conceptualisation du « champ » par Pierre Bourdieu. C’est sans doute un rapprochement un peu iconoclaste. Mais cela m’a permis de mieux faire ressortir certains angles morts, certaines faiblesses, des conceptions qui semblent souvent prévaloir dans nos débats sur ce que sont les sous-espaces différenciés dans une société complexe. Car, en définitive, l’espace international, pour un auteur comme Waltz42, c’est avant tout un champ de forces. Or nous ne pouvons pas nous contenter, lorsqu’il s’agit d’appréhender les sociétés hautement différenciées, de cette caractérisation. Ça ne veut pas dire que nous n’avons pas affaire aussi à des champs de forces, mais rien n’est plus coûteux que l’indifférence au degré et aux formes d’objectivation, en particulier de l’objectivation des sous-espaces sociaux différenciés, des secteurs, « champs », peu importe ici comment on les nomme… Parce que si on conçoit le secteur, le « champ », la sphère sociale différenciée, primordialement en tant que champ de forces, en oubliant par exemple les formes et les degrés d’institutionnalisation et d’objectivation des rapports sociaux internes à cet espace, alors on peut trouver du « champ » partout. On peut parler du « champ du pouvoir », du « champ des goûts socialement produits », du « champ des luttes de classe », etc. On peut parler de « champ » à l’état isolé, et même de la famille en tant que « champ ». Et surtout on peut parler de « champ » dans les sociétés les moins différenciées, les sociétés les plus élémentaires… C’est ce type de problèmes que j’ai à l’esprit lorsque je rapproche tout cela de l’espace international. Je ne suis pas du tout convaincu par les explications de Waltz, j’ai un petit projet dont l’un des points de départ concerne ce en quoi Waltz s’est trompé sur l’espace international, en particulier : Waltz le suppose justement – il s’agit pour lui d’un postulat – non différencié. Ce serait pourtant une erreur de délaisser ce qui à mes yeux était important dans le questionnement de Waltz, à savoir, pour le formuler sommairement, l’objectif d’identifier les contraintes exercées par le système international, par sa structuration, sur les perceptions, les anticipations et les conduites des acteurs sociaux. Et, pour ma part, pas seulement de ceux qui revendiquent de parler au nom des États, et faire cela, en outre, sans réifier le système international. Et, de ce point de vue, il n’est pas raisonnable, je crois, il est contre-productif de réduire la structuration de l’espace international au seul jeu des catégorisations de ses acteurs : « amis », « rivaux » et « ennemis ». C’est à mes yeux une sorte d’impasse, de court-circuit intellectuel, un bavardage qui rappelle les niaiseries de Carl Schmitt sur la supposée « essence du politique » qui m’ont toujours gêné, tout à fait indépendamment de la trajectoire personnelle assez abjecte de cet auteur. Je reprends le fil mon propos : ce détour par les relations internationales nous permet donc de réinterroger la manière dont nous concevons les espaces différenciés des systèmes sociaux hautement différenciés. Et cela nous permet de nous interroger sur l’usage que l’on peut faire de la notion de secteur ou de celle de « champ » pour des sociétés qui, de diverses manières, sont sensiblement moins différenciées. Bourdieu a élaboré sa conception du « champ » en large partie à partir du Judaïsme antique de Weber. Est-ce que les formes de différenciation des sociétés sur lesquelles réfléchit Weber, les formes sociales auxquelles se réfère le Judaïsme antique, ont beaucoup de choses en commun avec celles des sociétés complexes ? Vous le savez, je suis un ferme partisan, depuis toujours, de l’opération qui consiste à comparer l’« incomparable », ce que d’ordinaire on considère comme incomparable. Mais comparer l’incomparable, c’est aussi saisir les différences, et c’est aussi comprendre par les différences ! Est-ce qu’un « champ », dans un univers social qui n’est pas saturé de « champs » ou, plus exactement, dont l’architecture n’est pas faite de rapports entre des « champs », entre une multiplicité de secteurs plus ou moins autonomes les uns des autres et fortement institutionnalisés, c’est la même chose que dans une société hautement différenciée ? Le détour par les relations internationales permet donc de revisiter à nouveaux frais un tas de questions. Ce que je formule là touche aussi à une autre question, que j’exprimais, de manière un peu programmatique peut-être, depuis le milieu des années 1970 – mais qui se retrouve, par exemple, cette fois de manière non programmatique, dans les analyses de Sociologie des crises politiques – c’est le refus d’accorder toute forme d’extraterritorialité méthodologique, épistémologique, et même ontologique, à l’analyse des relations internationales par rapport au reste des sciences sociales. C’est-à-dire que nous avons les mêmes problèmes, mais il se trouve que, par ce bout-là, on peut saisir certains de ces problèmes de recherche avec plus de netteté…
J. S. : Est-ce qu’il y a un domaine dans lequel tu aurais souhaité réviser Sociologie des crises politiques ?
B. G. : Est-ce que tu as bougé ? Qu’est-ce que tu raturerais ?
M. D. : Ai-je bougé ? Si je fais le bilan… Je dois constater d’abord que la théorie des conjonctures fluides a tenu, a solidement tenu. Elle a tenu bien mieux que les autres perspectives. Elle a eu droit en particulier à deux « expérimentations » historiques à une échelle exceptionnelle : 1989, disons autour de 1989, en Europe centrale et de l’Est. Et, plus récemment, avec les « révoltes », les « révolutions », voilà à nouveau le problème des catégories, appelons-ça comme on voudra, de « l’aire arabo-musulmane ». Ça a tenu, ça a merveilleusement tenu ! Donc je pourrais me satisfaire de cette réponse, mais je vais aller un peu plus loin. Depuis longtemps, je discerne, je découvre progressivement, en permanence en fait, des nouvelles implications, des prolongements possibles, c’est-à-dire des possibilités d’approfondir et d’étendre les questionnements et les résultats. Et d’étendre ces questionnements et résultats au-delà, parfois, du domaine de pertinence de la théorie des conjonctures fluides. Tout cela, je l’ai un peu fait, mais pas suffisamment. Il y a une masse assez importante d’implications et de prolongements de ce type. Je vais en donner une ou deux illustrations. Ainsi, j’avais été amené, à un moment donné, dans Sociologie des crises politiques, à pointer rapidement, en passant, l’erreur qu’il y a à considérer qu’un secteur, ou si on y tient un « champ », cela nécessite, pour « fonctionner », une sorte de « consensus » minimal sur la valeur du jeu, sur le fait que le jeu vaut la peine d’être joué. J’y avais vu, dans cette idée de Bourdieu, l’effet – mais je crois que je ne l’avais pas énoncé initialement sous cette forme-là – d’un authentique ethnocentrisme. Il s’agit de la vision de quelqu’un qui, lui, est valorisé par le jeu dans lequel il joue, et qui ne s’aperçoit pas à quel point il y a un tas de « loosers », des gens qui sont là parce qu’ils se sont retrouvés là, et qui se tireraient de là s’ils en avaient la possibilité. Et le fait qu’ils défendent leur petit pré-carré face aux nouveaux entrants ne signifie pas qu’ils valorisent le jeu, simplement ils tiennent à leur petit bout de gras, rien de plus. Et ils en sont prisonniers. Pour moi, cela était acquis depuis longtemps, pratiquement dès le départ. J’ai publié aussi, peu de temps après, un papier un peu plus développé sur le consensus, mais il porte sur un tout autre terrain empirique43. Tout cela m’a conduit à réfléchir, à soumettre à examen, et à remettre en cause, tout ce que le sens commun, et surtout le sens commun savant, affirme sur le consensus en tant qu’accord sur le sens ou accord sur les valeurs. Et sur le consensus en tant que « voûte idéelle » surplombant la société, tenant ensemble ses diverses composantes, ou en tant que « condition de possibilité » de la société en tant que société ou encore en tant que facteur d’« intégration » de la société. Et plus largement même, à remettre en cause l’idée d’une « domination symbolique » opérant à l’échelle d’une société. Voilà donc quelque chose que je n’ai pas suffisamment développé, j’y pense depuis longtemps, je ne sais pas si j’aurai le temps de m’y attaquer. Autre exemple d’implications ou prolongements que j’ai clairement énoncés, mais sans m’y attacher autant qu’ils le méritaient : ce que j’ai analysé comme un arrachement des processus critiques aux conditions sociales et aux déterminants de leur naissance, eh bien ce schème de l’arrachement est pertinent sur d’autres terrains, par exemple sur celui des institutions, pour l’intelligibilité d’autres types de processus, très différents par leurs formes et leur durée, des micro-processus pratiquement invisibles et insensibles au jour le jour, « incrémentaux » si l’on veut, mais qui font que, sur la longue période, des institutions, de fait, s’arrachent elles aussi aux enjeux, conflits, clivages, compétitions, déterminants, etc. qui leur ont donné naissance44. Mais, point décisif, le tempo des processus d’arrachement compte, c’est là l’une des implications de la théorie des conjonctures fluides : que cet arrachement soit brusque, soudain, comme c’est le cas avec la majeure partie des processus critiques que j’ai disséqués, ou qu’il prenne l’allure de ce que je viens d’évoquer, qu’il s’étire sur une longue période, cela compte, cela a des effets. Cela a notamment des effets radicalement différents sur la condition existentielle des acteurs sociaux et sur leur appréhension, leur définition de la situation, de « ce qui se passe ». L’observation vaut entièrement pour certains processus critiques, ceux qui peuvent s’installer sur une certaine durée, en particulier en ce qui concerne ce que j’ai appelé le travail de « reconstruction » du monde social de leurs protagonistes. Et l’on doit se garder d’oublier, que du point de vue de l’irruption, de la présence et de l’intensité de la fluidité politique, comme je l’ai relevé en particulier à propos des « transitions » en Europe centrale et de l’Est45, les trajectoires historiques de ces processus ne sont jamais homogènes.
Il y a en revanche des problèmes, des prolongements ou extensions, que j’ai entièrement laissés en friche. Par exemple, la question des liens entre ce que « sont » les groupes sociaux et la forme de différenciation caractéristique des sociétés complexes, des sociétés hautement différenciées : comment donc cette forme de différenciation contribue à la structuration des groupes sociaux ? Est-ce qu’il est pensable, une fois qu’on a dit ça, de penser les groupes sociaux, ce qu’ils « sont », en faisant l’économie de cette question…? Bien sûr, cette question bouscule l’idée que les groupes sociaux, les classes sociales, cela résulte de la place des individus dans les rapports sociaux de production ou encore celle qui fait de la classe sociale une « communauté d’habitus ». Les groupes sociaux sont travaillés, façonnés en partie, par la « sectorisation » de nos sociétés, pour reprendre les formulations de certains des chercheurs qui utilisent mes travaux. Ce n’est là qu’un exemple des pistes que j’ai laissées en friche. Il y en a beaucoup d’autres… Il y en a aussi d’autres types d’insatisfactions que je corrige peu à peu. Celles par exemple de ne pas avoir donné de développement systématique à tel résultat ou telle découverte empirique, telle percée théorique… Cela dit, je ne pouvais pas tout faire en même temps. Une illustration de quelque chose qui n’était pas suffisamment développé dans son explicitation, c’était ce que je disais des transactions collusives, lesquelles, méconnues au plan empirique, constituent pourtant des « faits », des phénomènes diablement importants ; j’ai eu l’occasion de le compléter dans un article publié plus tard46. Et ce fut également le cas, il s’agit d’un exemple très différent, pour la manière dont j’ai été amené, pour les besoins de mon travail, à reformuler plusieurs aspects importants des conceptions dominantes de l’action collective ; là encore j’ai pu prolonger ce que j’en avais dit initialement dans des publications intervenues ultérieurement, et à propos d’autres terrains empiriques47. Et il me reste encore un bon stock d’insatisfactions de cet ordre. C’est-à-dire, en somme, pour répondre à votre question : des révisions au sens strict, non. Je pense que ça tient, que ça tient très bien. Mais je vois énormément, énormément, de prolongements, d’extensions possibles… Et à un moment j’ai pu, aussi, avoir envie de passer à autre chose… voilà ! Mais il y avait aussi, par ailleurs, de points insuffisamment explicités, des formulations dont je n’étais pas satisfait, des formulations un peu bâclées, beaucoup de points… Et il en reste encore pas mal. Et des tas de choses, d’insatisfactions de cet ordre. Si on avait encore quelques heures supplémentaires pour aborder ce point, j’ajouterais qu’il pourrait y avoir une reformulation d’ensemble, qui aurait peut-être donné au tout une allure un peu différente. Ainsi, j’en étais parfaitement conscient au moment où j’ai travaillé sur là-dessus, sur ces conjonctures, et il y a des discussions récentes qui sont revenues sur ce point48 : pour penser les conjonctures fluides, les conjonctures critiques, j’avais été amené à penser simultanément…
B. G. : … les conjonctures ordinaires.
M. D. : Voilà ! Et du coup, évidemment, il y a de la place pour un ensemble théorique qui subsume, c’est un terme peut être un peu technique, les résultats déjà acquis et toute une série de prolongements esquissés, et de prolongements possibles, en particulier sur ce terrain-là.
J.S. : Ta réflexion sur la régression vers les habitus ?
M. D. : Pas seulement, il y a beaucoup, beaucoup d’autres choses…
J. S. : … l’illusion, la participation au jeu, etc.
M. D. : … et les jeux politiques routiniers, et les formes de différenciation notamment.
B. G. : c’est ça que tu fais un petit peu, au départ, sur les systèmes différenciés ?
M. D. : Oui, et en fait cela s’est révélé décisif. Mais il y a probablement moyen de subsumer tout ça, toutes les implications, tous les prolongements et extensions que j’entrevois ou que d’autres ont entrevus, sous quelque chose de plus général, mais qui ne serait plus seulement une théorie des conjonctures fluides, et qui pourrait impliquer un tas d’autres choses encore. Mais bon… on verra si je parviendrai à le faire, si j’aurai le temps pour le faire. Mais il ne s’agit pas d’une révision au sens de votre question. Il s’agit du passage d’une théorie en quelque sorte restreinte à quelque chose de sensiblement plus étendu et de plus systématique, et concernant un univers de pertinence empirique également beaucoup plus étendu. Et je suis convaincu qu’un tel passage me conduirait nécessairement à des reformulations.
Notes de bas de page
1 Cet entretien a été réalisé en juin 2014 par Brigitte Gaïti et Johanna Siméant, retranscrit par Elsa Rambaud et revu par Michel Dobry.
2 Dobry Michel, « Clausewitz et l’“entre-deux”, ou de quelques difficultés d’une recherche de paternité légitime », Revue française de sociologie, vol. XVII, no 4, 1976, p. 652-664.
3 Voir en particulier : Dobry Michel, « Février 1934 et la découverte de l’“allergie” de la société française à la Révolution fasciste », Revue Française de Sociologie, vol. XXX, no 3-4 (« Sociologie de la Révolution »), juillet-décembre 1989, p. 511-533 ; Dobry Michel, « La thèse immunitaire face aux fascismes. Pour une critique de la logique classificatoire », in Dobry Michel (dir.), Le Mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, p. 17-67 ; Dobry Michel, « Charisme et rationalité : le “phénomène nazi” dans l’histoire », in Lagroye Jacques (dir.), La Politisation, Paris, Belin, 2003, p. 301-324 ; Dobry Michel, « Desesperately seeking “generic fascism” : some discordant thoughts on the academic recycling of indigenous categories », in Costa Pinto Antonio (ed.), The Nature of Fascism, London, Palgrave-Macmillan, 2011, p. 53-84.
4 L’intitulé de la thèse au moment de son inscription était effectivement Éléments pour une théorie des conjonctures politiques fluides.
5 Dobry Michel, « Brève note sur les turpitudes de la “crisologie” : que sommes-nous en droit de déduire des multiples usages du mot “crise” ? », Cahiers de la sécurité intérieure (IHESI), no 7, janvier 1992, p. 289-294.
6 Dobry Michel, « Mobilisations multisectorielles et dynamique des crises politiques. Un point de vue heuristique », Revue Française de Sociologie, vol. XXIV, no 3, juillet-septembre 1983, p. 395-419.
7 La thèse a été inscrite en octobre 1978 et soutenue en janvier 1984 devant un jury composé, en sus de Jean Leca, de François Chazel, Serge Hurtig, Bernard Lacroix, Jacques Lagroye, Marcel Merle.
8 Dobry Michel, « Clausewitz et l’“entre-deux”… », art. cité.
9 Poulantzas Nicos, Pouvoir politique et classes sociales, Paris, Maspero, 1968.
10 Bourdieu Pierre, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1972.
11 Schelling Thomas, The Strategy of Conflict, New York, Oxford University Press, 1970, 1re édition : 1960 (Stratégie du conflit, Paris, PUF, 1986).
12 Berger Peter L., Luckmann Thomas, The social construction of reality : a treatise in the sociology of knowledge, London, The Penguin Press, 1969, 1re édition : 1966 (La construction sociale de la réalité, Paris, Meridiens Klincksieck, 1986).
13 Dobry Michel, « L’apport de l’école néo-phénoménologique », in Gérard Duprat (dir.), Analyse de l’idéologie, tome 2, Paris, Galilée (Centre d’analyse de la pensée politique), 1982, p. 103-110.
14 Edelman Murray, Politics as Symbolic Action, 1971 ; Political Language : Words that Succeed and Policies that Fail, 1977 ; Constructing the Political Spectacle, Chicago, University of Chicago Press, 1988.
15 Dobry Michel, « Note sur la théorie de l’interaction stratégique », Annuaire Arès. Sécurité et défense, vol. I, 1978, p. 43-64.
16 Goffman Erving, Strategic Interaction, Oxford, Basil Blackwell, 1970.
17 Luhmann Niklas, The Differentiation of Society, New York, Columbia University Press, 1982 ; Luhmann Niklas, Legitimation durch Verfahren, Darmstadt, Luchterhand 1969.
18 Bourdieu Pierre, « Les modes de domination », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 2, no 2-3, juin 1976, p. 122-132.
19 Stinchcombe Arthur L., Constructing Social Theories, New York, Harcourt, Brace & World, 1968.
20 Bailey Frederick G., Les Règles du jeu politique. Étude anthropologique, Paris, PUF, 1971 (Spoils and Stratagems. A Social Anthropology of Politics, Oxford, Basil Blackwell, 1969).
21 Wright James, The Dissent of the Governed. Alienation and Democracy in America, New York, Academic Press, 1976.
22 Moore Barrington, Les Origines sociales de la dictature de la démocratie, Paris, F. Maspero, 1979.
23 Dobry Michel, « Légitimité et calcul rationnel. Remarques sur quelques “complications” de la sociologie de Max Weber », in Favre Pierre, Hayward Jack et Schemeil Yves (dir.), Être Gouverné. Hommages à Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 127-147.
24 Festinger Leon, Riecken Henry. W. et Schachter Stanley, When Prophecy Fails, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1956 (L’Échec d’une prophétie : psychologie sociale d’un groupe de fidèles qui prédisaient la fin du monde, Paris, PUF, 1993).
25 Machlup Fritz, Essays in Economic Semantics, New York, Prentice-Hall, 1963 (trad. française : 1971).
26 Schumpeter Joseph A., Imperialism and Social Classes : two essays, New York, World Pub. Co., 1972 [1919 & 1927].
27 Leach Edmund R., Les Systèmes politiques des hautes terres de Birmanie : analyse des structures sociales kachin, Paris, F. Maspero, 1972 (Political systems of Highland Burma : a Study of Kachin Social Structure, London, G. Bell and Sons, 1954).
28 Granger Gilles-Gaston, Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris, Aubier-Montaigne, 1960.
29 Cf. en particulier Duprat Gérard (dir.), Analyse de l’idéologie, Paris, Galilée, 1980.
30 Offerlé Michel, « En r’venant d’la r’vue », Politix, 2012, vol. 100, no 4, p. 63-81.
31 Dobry Michel, « Mobilisations multisectorielles et dynamique des crises politiques… », art. cité.
32 Dobry Michel, « Préface à l’édition de 2009 », in Dobry Michel, Sociologie des crises politiques (3e édition), Paris, Presses de Sciences-po, 2009.
33 Moore Barrington, Les Origines sociales de la dictature de la démocratie, op. cit.
34 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique : l’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.
35 Dobry Michel, « Ce dont sont faites les logiques de situation », in Favre Pierre, Fillieule Olivier et Jobard Fabien (dir.), L’Atelier du politiste. Théories, actions, représentations, Paris, La Découverte, 2007, p. 119-148.
36 Dobry Michel, « La thèse immunitaire face aux fascismes. Pour une critique de la logique classificatoire », in Dobry Michel (dir.), Le Mythe de l’allergie française au fascisme, op. cit, p. 17-67 ; Dobry Michel, « Desesperately seeking “generic fascism” : some discordant thoughts on the academic recycling of indigenous categories », in Costa Pinto Antonio (ed.), The Nature of Fascism, London, Palgrave-Macmillan, 2011, p. 53-84.
37 « Locke, au xviie siècle, postula (et réprouva) une langue impossible dans laquelle chaque chose individuelle, chaque pierre, chaque oiseau et chaque branche eût un nom propre ; Funes projeta une fois une langue analogue mais il la rejeta parce qu’elle lui semblait trop générale, trop ambigüe. En effet, non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu’il l’avait vue ou imaginée. Il décida de réduire chacune de ses journées à quelque soixante-dix mille souvenirs, qu’il définirait ensuite par des chiffres. Il en fut dissuadé par deux considérations : la conscience que la besogne était interminable, la conscience qu’elle était inutile. Il pensa qu’à l’heure de sa mort il n’aurait pas fini de classer tous ses souvenirs d’enfance. » Borges Jorge Luis, Funes ou la mémoire.
38 Dobry Michel, « Les voies incertaines de la transitologie : choix stratégiques, séquences historiques, bifurcations et processus de path dependence », Revue Française de Science Politique, vol. 50, no 4-5, août-octobre 2000, p. 585-614.
39 « Michel Dobry : “Penser = classer ?” Entretien avec André Loez, Gérard Noiriel et Philippe Olivera », Genèses, 2005, no 59, p. 151-165.
40 Dobry Michel, « Février 1934 et la découverte de l’« allergie » de la société française à la Révolution fasciste », art. cité ; Dobry Michel (dir.), Le Mythe de l’allergie française au fascisme, op. cit.
41 Snow David A., Rochford E. Burke, Worden Steven K. and Benford Robert D., « Frame Alignment Processes, Micromobilization, and Movement Participation », American Sociological Review 1986, 51 : 464-481.
42 Waltz Kenneth N., Theory of International Politics, New York, McGraw-Hill, 1979.
43 Dobry Michel, « Le jeu du consensus », Pouvoirs, no 38, 1986, p. 47-66.
44 Notamment dans Dobry Michel, « Ce dont sont faites les logiques de situation », art. cité, p. 128-129.
45 Dobry Michel, « Les voies incertaines de la transitologie : choix stratégiques, séquences historique bifurcations et processus de path dependence », Revue Française de Science Politique, vol. 50, no 4-5, aoû octobre 2000, p. 585-614.
46 Dobry Michel, « Valeurs, croyances et transactions collusives. Notes pour une réorientation de l’analyse de la légitimation des systèmes démocratiques », in Santiso Javier (dir.), À la recherche de la démocratie. Mélanges offerts à Guy Hermet, Paris, Karthala, 2002, p. 103-120.
47 Par exemple, Dobry Michel, « Les causalités de l’improbable et du probable : notes à propos des manifestations de 1989 en Europe centrale et orientale », Cultures et Conflits, no 17, printemps 1995, p. 111-136.
48 Aït-Aoudia Myriam, Roger Antoine (dir.), La Logique du désordre. Relire la sociologie de Michel Dobry, Paris, Presses de Sciences-Po, 2015.
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