7. Thomas More et Le Prince
Un chapitre inédit de L’Utopie
p. 101-111
Texte intégral
1La fortune peut s’offrir à qui ne le mérite pas. C’est de manière fortuite que nous avons trouvé au sein des archives entreposées au Shambles Museum de Chelsea (Londres) ce texte inédit de Thomas More. Comment ce texte a échoué là, ignoré pendant cinq siècles, reste une énigme. Mais comme on sait l’histoire des manuscrits est souvent tissée d’invraisemblances. Quoi qu’il en soit, l’authenticité de ce texte, un temps contestée, ne fait plus guère de doute. La question a été tranchée lors des journées d’études organisées en juin 2014 par l’Institute for Utopian Studies à Abraxa (Ut). Grâces soient rendues à nos éminents collègues, le professeur D. Moonstruck et le professeur R. Hellish1. Nous donnons le texte intégral, traduit par nos soins. La version originale, en latin, est disponible sur le site de l’IUS.
Supplément aux voyages de Raphaël
Donc Raphaël venait d’achever son étonnant récit sur la République des Utopiens. J’avais mille questions sur le bout de la langue, mais comme je le voyais fatigué d’avoir tant parlé et échauffé par son discours contre l’orgueil, je lui fis les compliments qu’il attendait et le menai dans la salle à manger. Mais au cours du dîner, je ne pus me retenir de le questionner derechef sur ses voyages extraordinaires :
– Vous avez appris tant de choses, mon cher Raphaël, que nous avons de quoi méditer pendant des lustres ; mais, pardonnez notre curiosité insatiable, avez-vous vu encore d’autres peuples dans ces immenses contrées ?
– Voilà bien des désirs insatiables ! Pourtant ce que je vous ai dit sur la meilleure des Républiques, la plus sage et la plus heureuse, a tout pour vous combler. Songez que je n’ai quitté cette île des bienheureux que pour la faire connaître.
– Oui, certes, nous comprenons fort bien et nous ferons de notre mieux pour vous seconder. Mais puisque nous allons nous quitter, nous voudrions ne rien perdre de votre expérience sans pareille dans ces nouveaux mondes.
– Je vous ai dit tout ce que j’ai vu. Mais puisque vous insistez et qu’il nous reste un moment, je puis vous raconter autre chose. Il s’agit d’une île disparue dont on m’a raconté la terrible histoire. Je la tiens d’un Utopien qui a recopié le récit d’un homme de là-bas transmis par un marin d’ici qui en revenait d’une traite. L’histoire est digne de considération, même si celui qui la raconte n’a rien d’un philosophe. Vous verrez combien cette île fut peu utopienne. J’ai le papier dans mes bagages, je vous le lirai après dîner.
Un moment plus tard, Raphaël nous fit la lecture promise. Je la donne de mémoire comme pour les récits précédents. Mais j’ai déjà dit tous mes soins à lever les doutes en colorant mes oublis. Car mon principal souci est qu’il n’y ait dans cet écrit aucune imposture et que la vérité effective de la chose y éclate toute pure.
Mémoire sur la vie du Magnifique Atécratos d’Atécratie, le plus grand Prince du monde et le plus vertueux, et sur ses œuvres immortelles, accomplies à la lumière de la profonde et sage Méthode de Maître Niccolò, par le très fidèle et très ingénieux Thalassopote [mer-à-boire], natif de l’île et marin de son état
Cette histoire que je vais raconter, on peut assurément la tenir pour vraie, véridique et véritable. Car tout ce que je dis, je l’ai vu par les yeux et les oreilles. Je dis aussi que toutes les choses dites, pensées ou notées par le Prince, je les tiens de mon compagnon d’enfance Onos Thynnocéphale [âne, tête-de-thon] qui était l’exécuteur des basses et sublimes besognes et qui, comme son maître, ne se fiait à personne. Et si quelqu’un a encore des doutes sur la manière dont j’ai pu savoir tout ce que je raconte, je dis qu’il n’entend rien de rien.
[1] Donc je commence. L’île d’Atécratie, autrefois appelée Cénotopie [lieu vide], se trouvait au sud-ouest de la grande île d’Utopie. Cette île, elle était belle comme l’île de Calypso dont on dit qu’elle est la plus belle du monde. D’après des traditions, que confirment les propos des Anciens, elle était jadis florissante avant d’être acquise par le Superbe Atécratos. Et il devint son Prince, lui donna son nom, et avec son peuple ingrat, il fit ces choses glorieuses et mémorables que je vais dire.
Mais je dois d’abord raconter comment Atécratos prit la barre de l’État ; et auparavant comment il apprit cette science des choses de la politique qui ne lui fit jamais défaut. Donc, Atécratos était natif d’une île voisine de même langue et de mêmes coutumes. À peine sorti des langes, il fut abandonné par ceux qui l’avaient fait et recueilli par un renard et une lionne. Et, comme on a dit, c’était un bon début.
Un jour donc, vint un vaisseau qui était conduit par le capitaine Vespucci dont on raconte qu’il a découvert quatre mondes. Un lieutenant de l’équipage prit langue avec Atécratos, encore dans son jeune âge. Il lui parla d’une île appelée Florence où chacun a le verbe haut et un masque sur la figure, il lui parla d’un paradis nommé Italie où les démons ont élu domicile ; il lui parla aussi de l’art de conduire les États aussi sûrement que Vespucci pilotait ses caravelles. Et pour ce faire, il fallait prendre pour compas le discours de celui qui s’appelle Maître Niccolò ou le Philosophe. Et le livre qu’il a fait, on l’appelle le Livre. Le Magnifique Atécratos a dit plus tard qu’il avait plus appris dans ce discours que tous les marins du monde dans leurs voyages. Et aussitôt, il avait pensé : Je sais mon cap, je serai le César Borgia des mers du sud. Que les vents de la fortune soufflent comme il faut et le monde est dans ma poche.
[2] Donc, je continue. Quelques années plus tard, Atécratos descendit sur l’île où j’étais. Il mit seul pied à terre, laissant sur le vaisseau ses armes, de fidèles soldats de sac et de corde. Il venait en ami, disait-il, au retour d’une expédition auprès de féroces pirates. Il fit mille caresses à tous, distribua des cadeaux et retint ferme ses soldats à bord par ces instruments qui font la discipline des équipages : le fouet, le rhum et les plaisirs de Sodome.
L’île était alors gouvernée de la sorte : un Prince qui était une chiffe, un peuple mou qui était accoutumé à lui et à sa lignée, des Grands chatouilleux qui se chamaillaient au Sénat. Atécratos se disait : voici ma Romagne. Et comme il faisait le renard à merveille, il se gagna tout le monde. Un jour, il annonça son départ et donna une fête. À la nuit, il fit débarquer ses hommes d’armes, prit le Prince et la Princesse à part et donna dans la nécessité le couteau à la main. Aussitôt, il occupa le palais, fit chercher les sénateurs, en sabra quelques-uns, se fit élire par les autres, jeta le tout dans un cul de basse fosse. Et il fit proclamer partout que l’ancien Prince conspirait contre le peuple, qu’un Prince nouveau était désormais sur le trône et qu’il ne cherchait que l’amitié de son nouveau peuple.
Le sage Atécratos entreprit alors d’établir ses fondements. Il consulta le Livre. La première chose, Maître Niccolò y insiste, est de saigner la descendance du vaincu. Atécratos fit chercher les frères et sœurs, fils et filles, neveux et nièces, beaux-frères et belles-sœurs et autres semblables ; et il en fit ce qu’il fallait On lui amena les arrière-petits cousins qui étaient encore à la mamelle. Il balança avec mesure. Quel est le terme où s’estimer content ? Le divin Machiavel ne s’arrête pas à ces détails. Mais en reprenant le Livre, il vit que le duc César était digne de louange pour avoir presque atteint son but qui était « d’éteindre toute la lignée des Seigneurs qu’il avait dépouillés ». Trêve de parcimonie, dit-il, mettez-les dans la fosse avec les autres !
Au nord, des méchants firent des troubles. Le Prince ne fut pas long à barguigner. Il y envoya son capitaine le plus sanguin avec l’ordre de faire de belles et bonnes cruautés. Le calme revint. Alors, il fit empoigner le capitaine, le fit châtier en bonne forme et couper en deux au bon endroit. Morbleu ! Voilà qui est bien, dit Atécratos, le peuple doit être satisfait et stupide. Que faire maintenant ? Il faut renouveler les ordres, j’entends bien, mais dans quel sens ? Il faut se faire craindre et aimer du peuple, sans doute, sans doute, mais sacrebleu ! comment s’y prendre ? Il me faut une milice fidèle, oui da, mes soudards sont trop peu, mais où recruter des hommes d’armes qui soient bien à moi ? Et puis ces pendards réclament des récompenses, faut-il que je dépouille mes sujets ? Maître Niccolò n’est pas de cet avis. Alors il reprit le Livre et le relut ligne à ligne. Il en ressortit avec un peu d’embarras. On le vit replié sur lui-même, tel le marin au moment de fixer sa route. Soudain, il s’éclaira : Je vais convoquer tous les savants en la matière pour débrouiller les choses. Voilà la solution, foutre de foutre ! un Concile de Nicologues ; ils me diront comment appliquer les maximes du divin Machiavel.
[3] Alors le subtil Atécratos fit appel à tous les savants dans la science en question, et il le fit tout bas avec grandes prières et grandes assurances. Et ils vinrent avec leur savoir pointu et leurs bonnets carrés de toutes les facultés de Nicologie. Atécratos les reçut avec tendresse et les mit en quarantaine. Après quoi, il ouvrit le Concile :
– Éminentissimes Docteurs, les plus savants sur le plus savantissime des hommes, celui qui éclaire les princes sages, celui qui est digne de conseiller Moïse et Alexandre dans les pays du nord et moi dans les pays du sud, je vous ai réunis pour voir encore plus clair dans son enseignement. Voici, je suis Prince et Prince nouveau, j’ai acquis cette principauté avec la force et la ruse de qui vous savez. Maintenant, pour faire les grandes choses que je suis appelé à faire, je veux éclairer avec vous certains points. Et la première question que je veux vous poser est celle-ci : comment avoir la canaille à ma main ? Oui, je veux dire, comment m’assurer du peuple ? Faut-il le soumettre ? Le gagner ? Se faire craindre et aimer à la fois ? Le rendre satisfait et stupide ? Débrouillez-moi tout cela. Que dit exactement le Philosophe ? J’ai mes idées là-dessus mais j’aimerais vous entendre sur ce point.
– Pour répondre à ta question, Seigneur Atécratos, commença le Docteur Morosophos [sage-fou], il faut bien respecter les réquisits de la petite logique, autrement appelée logique formelle, et bien distinguer l’antécédent du conséquent. Car sur la question susdite de savoir comment s’assurer du peuple, la position du Philosophe est ferme, pourvu qu’on sache l’entendre en toute rigueur et conformément aux principes. Donc, pour éclairer la chose, je la traiterai en cinq points, commençant par la nature du peuple, puisque, pour s’en assurer, il faut bien le connaître.
Premièrement, le fait que tu sois un Prince nouveau ne doit pas t’alarmer car, comme il est dit au début du chapitre III, « les hommes changent volontiers de seigneur en croyant aller vers le mieux ». Et on en déduit que tu peux tabler sur ce désir de choses nouvelles.
Deuxièmement, le peuple est aisé à contenter car, comme il est démontré au chapitre IX, il ne demande qu’à n’être point opprimé. Item, au début du chapitre XIX, d’où il suit que le Prince, pourvu qu’il ne porte atteinte ni aux biens de leurs sujets ni à leurs femmes, pourra aisément gagner l’amitié du peuple.
Troisièmement, cette amitié donne à ton pouvoir de solides fondements. Car le peuple, traité comme il faut, reste fidèle à l’heure de l’adversité. C’est en ce sens qu’il est dit au chapitre IX que si le Prince sait commander, a du cœur, en donne au peuple, « jamais il ne sera trompé par celui-ci et il verra bien qu’il a posé de bons fondements ».
Quatrièmement, ces fondements te sont nécessaires. Car, ainsi que l’écrit le Philosophe dans ce même chapitre, « avec un peuple hostile, un Prince ne peut jamais être en sûreté, parce qu’ils sont trop ». De plus : « À un Prince, il est nécessaire d’avoir l’amitié du peuple ; autrement, il n’a dans l’adversité point de remède ».
Cinquièmement et conséquemment, on conclut que gagner l’amitié du peuple est chose possible, chose aisée, chose solide et chose nécessaire. En outre, concernant les manières de gagner le peuple, elles sont en grand nombre, Magister dixit au chapitre IX, et elles varient suivant les cas. On doit donc sur ce point suivre le Philosophe et passer outre.
– Que non, que non, jeta alors Atécratos. Voilà une belle démonstration si tu ne dis mot des instruments. Dis-moi, dis-moi, comment faire ?
– La pratique doit se déduire des considérations susdites adaptées aux caractères des temps. Tu les trouveras sans peine, Seigneur Atécratos.
– Nego, nego, interrompit le Docteur Cholésophos [sage bilieux] qui avait des rougeurs. Tout ceci est artificieux et extravagant. Permets-moi, Auguste Prince, de rendre justice au Philosophe, au peuple et à ta Grandeur. Car l’enseignement vrai est tout autre et je le prouve en cinq points.
Premièrement, un Prince nouveau doit surmonter sa nouveauté même. Car, comme il est expliqué par raison démonstrative au chapitre II, il n’a pas pour lui cette disposition favorable du peuple que donnent dans les principats héréditaires l’ancienneté et la continuité du pouvoir. De plus, il a contre lui « l’incrédulité des hommes qui ne croient pas vraiment aux choses nouvelles avant d’en avoir vu paraître une ferme expérience » [VI]. D’où il suit que l’amitié du peuple ne t’est pas donnée.
Deuxièmement, le peuple n’est pas aisé à contenter car il est composé d’hommes méchants, ingrats changeants, avides, comme il est dit au chapitre XVII. Item : « les hommes avec toi se montreront toujours mauvais si une nécessité ne les rend pas bons » [XXIII].
Troisièmement et corrélativement, le Prince sage ne saurait mettre ses fondements dans l’amitié du peuple. Car, dixit le Philosophe au chapitre XVII, les hommes, « tant que tu leur fais du bien, ils sont tout à toi, t’offrent leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants […], quand le besoin est éloigné, mais quand il s’approche de toi, ils font volte-face ».
Quatrièmement, l’amitié du peuple n’est pas un fondement nécessaire. La raison est que la crainte y supplée et avec plus de sûreté. Car, ainsi qu’il est dit, « il est beaucoup plus sûr d’être craint qu’aimé ; […] car l’amour tient par un lien d’obligation qui, parce que les hommes sont méchants, est rompu par toute occasion de profit particulier ; mais la crainte tient par la peur d’être puni qui ne t’abandonne jamais » [XVII].
Cinquièmement et conséquemment, on doit conclure que l’amitié du peuple est chose malaisée, chose fragile et chose non nécessaire. Et que seule la crainte te permet de poser les fondements nécessaires et des fondements solides. S’agissant des modalités, il ne t’est pas malaisé de les voir en suivant l’exemple de César Borgia et les maximes du Livre sur le bon usage des cruautés.
– Concedo et nego à la fois, dit alors le Docteur Pachysophos [sage épais], vous avez, chers et estimés collègues, tous deux tort et raison. Car, selon le divin Machiavel, les hommes sont à la fois ingrats et capables de gratitude, rétifs aux choses nouvelles et avides de nouveautés, crédules et incrédules, changeants et le contraire. Voilà ce qui fait la profondeur et la richesse de la Nicologie. C’est pourquoi le Prince doit jouer à la fois sur l’amour et la crainte. Tout ceci est aussi limpide que les rivières d’Atécratie.
Le Prince fonçait de plus en plus ses sourcils qu’il avait fort abondants.
– Mais, comment diable puis-je à la fois me faire craindre et aimer ? Je puis sans doute être cruel au détail pour faire peur en gros sans me faire haïr. Mais, si je suis cruel, puis-je me faire aimer ? Et si je ne le suis pas assez, puis-je me faire craindre ?
– Je ne peux en dire plus sur la foi du texte immortel, dit le Professeur Pachysophos. Mais quand la pratique est fixée dans ses principes, le pratico-pratique suit sans difficultés.
– Mais enfin, reprit le Prince, si le peuple est à la fois ceci et cela, y a-t-il un point où il n’est que ceci et sur quoi s’appuyer ? Vous voyez quelque chose qui permette de le saisir et qui dépende de moi ?
– Il n’y en a qu’un et un seul, dit le Docteur Cholésophos, la peur.
– Voilà qui va bien, c’est un bon point, dit Atécratos. Maintenant passons aux armes, à ces armes propres, à ces bonnes armes dont parle si souvent Maître Niccolò. Comment voyez-vous la chose ? Parlez serré, je vous prie, considérez ce point de près. Ce n’est pas là matière à spéculation ou à ratiocination, c’est une question sérieuse, la question, vous voyez, qui permet de trancher tout le reste.
Le Docteur Morosophos reprit la parole :
– La solution se déduit aisément des propositions du Philosophe. Et elle est qu’il faut armer le peuple. Et je le prouve par deux raisons. La première est que les autres armes te sont nuisibles. Ces autres armes, ce sont les armes mercenaires et auxiliaires dont il est démontré aux chapitres XII et XIII qu’« elles sont inutiles et dangereuses ». La seconde raison est qu’il est dit au chapitre XX : « Il n’arriva donc jamais qu’un Prince nouveau désarmât ses sujets : mieux, quand il les a trouvés désarmés, il les a toujours armés, car, s’ils sont armés, ces armes deviennent tiennes, ceux qui te sont suspects te deviennent fidèles, ceux qui étaient fidèles le restent, et tous, de sujets se font tes partisans ». D’où on doit déduire que les bonnes armes du Prince sont ses sujets en armes.
– Mais, dit le Prince, si j’arme le peuple, il ne me craindra plus. Comment le tenir ? Je serai à sa merci.
– Vous voyez bien qu’il vous faut l’amitié du peuple.
– Permettez, permettez, objecta le Docteur Cholésophos, le sens véritable est ailleurs. Les bonnes armes, ce sont les armes propres, celles qui sont tiennes, celles qui font que, tel César Borgia, tu ne dépendes que de toi-même. Sur ce point, chacun s’accordera, il n’est pas disputé en Nicologie. Or, de ces armes propres, il est dit au chapitre XIII qu’elles « sont celles qui sont composées ou de sujets ou de citoyens ou de tes créatures ». S’agissant des citoyens, je passe outre puisque nous parlons du Principat et non de la République. Je prends donc les sujets, comment faire pour que leurs armes deviennent tiennes ? Grâce à leur amitié, comme le veut le Docteur Morosophos ? Mais il a été établi que l’amitié te fait dépendre d’autrui et que seule la crainte est à ta discrétion. Alors par le fait de la crainte ? Mais face à la multitude armée, le Prince est désarmé et « le fait d’être désarmé te rend méprisable » et te met en péril [XIV]. On en déduit que le seul remède est que tu tables sur tes créatures armées et par là tiennes le peuple.
– Mes créatures, tu as raison, mes créatures, voilà le point. Mais dis-moi, dis-moi vite, comment les vois-tu, mes créatures armées ?
– Ce sont les hommes dont tu seras sûr parce qu’ils dépendront entièrement de toi.
– Certes, certes, mais qui sont-ils exactement ?
– Exactement ?
– Exactement – le ton d’Atécratos avait changé, on sentit un coup de froid. Je n’aime pas les à-peu-près qui mettent ma tête en balance. Je vais t’aider, illustre savant. Vois-tu, j’ai déjà ma bande, des gens qui sont à moi parce qu’ils savent que leur fortune est collée à la mienne. Quoique… Enfin, ils sont trop peu, il me faut des troupes et des troupes sûres. Et morbleu ! Où les trouver. J’ai songé à des mercenaires mais Maître Niccolò ne veut pas de ce remède et je ne doute pas de sa sagesse. Mais alors où trouver mes armes propres ? Veillez à bien me conseiller, c’est un conseil de Prince.
Le silence se fit. Puis le Docteur Pachysophos reprit bravement la parole :
– Magnifique Seigneur, le Philosophe ne traite pas précisément ce point et, assurément, il ne saurait tout traiter. Mais la réponse que tu cherches est dans les exemples qu’il donne au chapitre XIII et dont il dit qu’à les examiner « la façon d’organiser les forces propres sera facile à trouver ». Et les exemples sont le terrible Hiéron de Syracuse, le jeune David lors de son combat contre Goliath, le roi Charles VII de France et le Superbe César Borgia dont tu égales la vertu. Nous ne doutons pas qu’à méditer ces exemples, tu ne trouves la réponse que tu cherches.
– Par les cornes du diable, je ne vous ai pas convoqués pour que vous me donniez à faire votre besogne. Et puis, j’ai lu de près ce qui concerne César, j’ai bien vu les principes, mais, pour l’exécution, on voit que Maître Niccolò, gloire à son nom, n’était pas sur le terrain. Le Duc « fit une milice nouvelle », « se tourna vers les armes propres », fort bien, mais, dieux du ciel, où les a-t-il trouvés ces soldats qui sont à lui et ne sont pas à vendre ? Qu’en dites-vous, Messires les savants ?
– Nous disons que nous ne pouvons en dire plus que ne le dit le Livre. Que ta Grandeur veuille bien souffrir ce qui fait la grandeur de la Nicologie.
– Oui, certes, la belle grandeur que voilà ! Je vois quelle lumière votre science peut m’apporter. J’avais quelques autres questions, comme j’ai dit, mais nous remettrons cela à une autre fois.
Atécratos se tut un moment puis il reprit sur un ton plus doux :
– Enfin, je ne veux pas clore cette session qui a tant apporté à l’intelligence du Livre sans vous soumettre, illustres Docteurs, une matière qui me chiffonne présentement. Voici, j’ai déjà accompli une action mémorable digne de ce qu’a accompli en Romagne le grand César. Mais le peuple n’est pas encore suffisamment satisfait et stupide. Quelle autre action d’éclat du même tonneau me conseillez-vous ?
– Tue ton Général, dit l’un – Ou tes ministres, dit l’autre – Fais exécuter tes conseillers – Décapite tous les Grands ou ce qu’il en reste.
– Certes, ce sont des idées dignes d’éloges. Mais je songe à autre chose, je vais commencer par vous faire pendre.
Aussitôt, les savants s’agitèrent comme des moulins par grand vent. – Mais, tu avais promis notre sûreté – Et des bienfaits – Ce serait une trahison – Une violation de la parole donnée – Une cruauté sans nom – Pire que tout, un outrage à la science !
– Vous me faites rire, Messires les Nicologues, n’avez-vous pas lu ce que dit Maître Niccolò sur la simulation, la dissimulation et la bonne manière de garder sa foi ?
– Distinguo, distinguo, Seigneur, le Philosophe parle de l’art de duper les hommes, non pas les hommes de science.
– Mais les hommes de science ne sont-ils pas des hommes ?
– Certes, sans doute, assurément, mais ce sont des hommes à part et qui ne sauraient être l’objet du Livre quand ils sont ses exégètes. Amplius, nous ne sommes pas assez importants aux yeux du vulgaire pour que l’action soit mémorable. Crois-moi, Magnifique Seigneur, la raison s’y oppose, ce serait du gaspillage.
– Sur ce dernier point, je pourrais te suivre, éminent Docteur. Mais il ne s’agit que d’un hors-d’œuvre. Et puis, j’ai une autre raison, tout à fait démonstrative : je dois vous détruire car sinon vous allez me trahir et divulguer ce que nous avons dit et qui ne doit pas l’être.
– Non, non, de grâce, tu peux nous faire confiance, Sérénissime Atécratos.
– Qui me l’assure, profondissime Docteur ?
– Nous l’assurons, nous le jurons, nous le promettons, nous prenons le Philosophe à témoin.
– Mais le Philosophe recommande la défiance afin de ne pas dépendre d’autrui.
– Il faut distinguer à nouveau, Sublime Atécratos, la maxime est vraie in generalibus, elle ne l’est pas dans ce cas particulier.
– Et la raison ?
– La raison est que nous sommes Docteurs.
– Qui m’assure que les Docteurs ne trompent pas ?
– Parce que les hommes de science disent nécessairement la vérité.
– Mais Maître Niccolò dit que tous les hommes sont menteurs.
– Certes, mais en disant cela, il dit aussi que certains hommes ne sont pas menteurs. Car, quand le Philosophe dit la généralité du mensonge, il dit vrai, s’excepte de la règle et nous à sa suite. La science a un point de vue supérieur.
– Je vois, je vois ; à te suivre, il y a deux types d’hommes, la racaille ordinaire qui ment comme elle respire et les savants qui disent toujours la vérité.
– Assurément, assurément, tu as saisi le vif de la chose et qui nous innocente.
– Mais dis-moi, un menteur ordinaire ne peut-il jouer au savant ? Ou un savant trahir la science ?
– Je ne sais, mais certainement pas dans notre compagnie.
– Quelle est la raison ?
– Je le saurai, sans nul doute.
– Et si c’est toi le menteur ?
– Non, non, nullement, en aucun cas, surtout en l’espèce, nego absolutive, peut-être le Docteur Colésophos, mais pas moi, je le jure sur le Livre.
Alors, ils s’accusèrent les uns les autres et commencèrent à échanger des beignes plutôt que des raisons. Atécratos les apaisa en sonnant les geôliers : Quels foutriquets vous faites ! Vous n’avez rien compris, il y a bien deux types d’hommes, mais ce sont les princes nouveaux et les pigeons.
Atécratos pensa : ces Docteurs ne sont que du menu fretin, il me faut un beau châtiment. Alors, il fit venir du pays des Turcs un savant dans l’art de tourmenter. Et il les fit empaler sur la grand place. Ils mirent trois ou quatre jours à trépasser, tendus comme des voiles par grand vent, râlant comme une carène dans la tempête. Le spectacle fit grande impression, les parents amenèrent leurs enfants.
Atécratos se réjouit, mais on voyait qu’il nicologisait sans relâche. Et comme mes sources sont sûres, je peux dire comment allait sa pensée :
– Décidément, être Prince, ce n’est pas un métier. Je suis tenu par tous ces marauds de gens du peuple. Leur nombre fait ma puissance, fort bien, mais leur nombre fait aussi ma faiblesse. Pourquoi faut-il, sacrebleu ! qu’étant leur maître je sois également leur obligé ? Car enfin, qu’il s’agisse de me faire aimer ou de me faire craindre, je dois toujours me soucier d’eux. Dans un monde bien fait, le Prince devrait pouvoir se passer du peuple.
Diantre, je cède aux imaginations qu’en termes décisifs condamne Niccolò. Reprenons-nous et voyons les nécessités. La première est de régler sur le champ cette question des armes propres. Des créatures, mes créatures, voilà le remède. À moins assurément que la populace ne se donne à moi comme elle s’était donnée à cette femmelette que j’ai dépossédée. Foutre de foutre ! Qu’avait-il donc, ce mollasson, ce couard, cette loche, ce bande-mou, qu’avait-il donc que je n’ai pas ? J’ai la vertu qu’il faut, que me manque-t-il ? Il y a quelque chose qui cloche.
[4] Le Grand Atécratos relut le Livre, le relut encore, l’apprit par cœur. Après des nuits sans sommeil, il prit à part Thynnocéphale :
– J’ai bien compris les nécessités et la manière d’être à la fois un lion très féroce et un renard très astucieux. Voilà, le peuple, il s’agit d’abord de lui flanquer la frousse. Ce n’est pas trop difficile. Mais cette racaille, il s’agit aussi de ne pas s’en faire haïr et, si la chose est possible, de le satisfaire. Voici la manœuvre : je lui offre d’abord quelques supplices pour le terrifier et le purger ; je lui donne ensuite ce que je ne lui prends pas, car je force mes créatures à se priver de voleries et de femmes honnêtes, et le peuple, quitte pour sa frayeur, s’en trouvera bien ; enfin je lui donne de belles paroles d’humanité, de droiture, de miséricorde, de religion, de quoi duper tous ces nigauds. Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas généreux en diable et fidèle au divin Maître ?
Maintenant, je dois régler la question des armes propres, je veux dire celles de mes créatures. Elles doivent être à moi sans barguigner et tenues très ferme. Comment veux-tu, si elles ne sont pas sûres et aux ordres, que j’empêche les pilleries et la suite, cette récréation des gens d’armes qui est dans tous les usages ? Pour cela, il me faudra faire quelques inhumaines cruautés qui me rendent, tel Septime Sévère, terrible et vénérable. Et il me faudra aussi de quoi les récompenser. Si je ne peux pressurer le peuple, il n’y a qu’un moyen, il me faut du butin. Voilà ce que ces ânes de Nicologues n’ont pas su me dire. Il suffit pourtant de bien lire. Le salut comme la gloire est dans la conquête. Et pour ce faire, je vais armer la fraction du peuple la plus appropriée avec les précautions qu’il faut. Béni soit Niccolò.
Alors, Atécratos fit enrôler, bon gré mal gré, les plus vertueux des brigands de l’île, les malandrins, les coupe-jarrets, les flibustiers, les routiers, les écumeurs, les crocheteurs, les écorcheurs et autres semblables. Et il leur fit grandes promesses de butin et grandes menaces de cruautés. Il y plaça certains de sa bande comme espions, et en prit quelques-uns pour espionner sa bande.
Il fit ainsi une armée superbe qui bavait de vaillance et de cupidité. Et il la mena à la conquête des îles voisines. Alors il se montra grand chef de guerre, culbutant les ennemis, prenant les peuples, donnant les villes ouvertes à ses soldats qui en firent bon usage. Les conquêtes faites, il vit que dans ses nouveaux États, on avait pris de fâcheuses manières de liberté. Aussi, il fit ce que l’on doit faire en cette occasion : les habitants dispersés, les richesses confisquées, les hommes enchaînés dès qu’ils pipaient mot, roués s’ils maugréaient. Un silence épais et magnifique s’étendit sur ces contrées. On n’entendit plus que le fouet du surveillant et le murmure du délateur. La gloire d’Atécratos rayonnait comme le soleil de midi sur une mer soumise.
[5] J’en viens maintenant à ces moments terribles où l’inconstante fortune se montra jalouse et ennemie de la gloire d’Atécratos. Au-dehors, les peuples conquis se piquaient de mauvais esprit. Ils rechignaient au labeur, traînaient les pieds, négligeaient les bêtes, volaient les outils, ou pire encore. Le grand Atécratos punit, punit derechef, mais ceux qui restaient manquaient toujours d’une volonté droite et bonne. Il fallut doubler les gardes, les vigiles, les bourreaux, et tout cela pour un bénéfice qui n’était pas à la mesure de tous ces soins. Atécratos fut chagriné.
Au-dedans, le peuple chantait sa gratitude au jour dit ; mais on signalait que des mauvaises gens murmuraient, surtout quand la nécessité des armes propres fit augmenter les taxes. La prudence du Prince s’alarmait. Parmi tous ceux-là, dit-il à Thynnocéphale, je vois des criminels. Tu sais ce que dit Maître Niccolò, le soupçon est toujours de mise. Alors veille, surveille, contrôle, espionne, épie, enfin fais ce qu’il faut. Penses-y, quelle misère ! tant de grandeur à la merci d’un simple couteau.
Mais des gardiens, le sage Atécratos savait qu’il devait se garder. Il songeait : comment m’assurer que mes armes propres ne passent pas à autrui ? Qu’elles ne vont pas me trahir ? Qui me donnera des hommes fidèles ? Les misérables sont partout. Méfiance, méfiance, voilà la règle. Alors, il fit doubler la garde suprême par une garde spéciale chargée de la surveiller. Puis, il créa la garde magnifique pour surveiller la seconde. Suivirent la garde terrible puis la garde redoutable. Tous les matins, il les passait en revue et scrutait les yeux. Foutre de foutre ! Pourquoi faut-il que la ruse se cache aussi chez les autres ?
Et comme je veux dire, comme j’ai dit, la vérité vraie, je dirai que le Grand Atécratos eut alors un moment de faiblesse. Et il consigna dans ses carnets :
« Je suis le Maître et je suis seul, plus seul que le plus misérable de mes misérables sujets. Je ne peux parler librement avec personne, ils sont tous dangereux. Quelle injustice ! Tant de peines, tant d’efforts, tant de vertu, tant de cadavres, et je dois vivre entouré de renards et de vautours. Pas un ami à mes côtés, pas un homme de cœur à mon service. Qu’ai-je fait pour que la fortune se venge ainsi ? Si j’ai tant maltraité les autres, c’est pour moi, pour ma gloire et le contentement qui doit suivre. Et, mille diables ! je ne suis pas content. Serait-ce que je me suis trompé ? Que Maître Niccolò m’a trompé ? Foutre ! où est l’erreur ? »
Il lui revint en mémoire ce libelle factieux dont il n’avait pas décoléré pendant des lustres et qui crachait outrage sur outrage :
« Quel titre as-tu pour gouverner, pauvre fou ? La puissance est un fondement débile, toujours à assurer, à colmater, à renforcer. Jamais, tu ne seras notre Roi, jamais tu n’auras ce crédit du peuple qui fait l’obéissance consentie et l’autorité de l’État. Sot que tu es, c’est le sort des tyrans, toujours sur la brèche, toujours sur le fil. Tu as allumé un feu où tu te brûleras. Prends garde, tes ennemis sont partout ».
Mais Atécratos se ressaisit très vite. Foutaises, foutaises ! Ma gloire est hors d’atteinte ! Alors, il reprit sa raison et ses forces. Et on le vit jusqu’au bout égal à lui-même et plus encore.
[6] Cependant l’impudente mort approchait. Un décret la bannit de la Principauté mais la camarde rôdait toujours. On mit sa tête à prix, on multiplia les gardes, on tendit des pièges, la perfide s’échappait encore. Jamais Atécratos ne fut plus magnifique que dans ce combat sans merci contre un ennemi déloyal. Ses yeux lançaient des boulets, sa bouche écumait, son odeur se répandait sur tout l’État. À chaque minute, il rameutait ses troupes : que font mes putains d’armes propres ? Qu’elles mettent la main sur cette charogne ou je les étripe !
Il mourut dans ce combat, sublime et enragé. Très vite son trépas fut connu de tous. Chacun fut interdit. Le silence se fit. Le temps semblait figé. Soudain on entendit en un grand fracas la pluie tomber. C’était comme si le ciel avait crevé. Mais ce n’était pas la pluie, c’étaient les larmes des mères, ces femmes ignorantes des grandes choses de la politique, qui giclaient des yeux, fissuraient les visages, coulaient comme des torrents. Elles pleuraient niaisement sur leurs hommes disparus, leurs fils tourmentés, toutes ces vies broyées. Elles pleurèrent tant et tant qu’à la fin l’île fut engloutie2.
Notes de bas de page
1 V. Moonstruck D. (ed.), Proceedings of the Institute for Utopian Studies, vol. 666, Abraxa University Press, 2015.
2 Sous des formes différentes, More et Machiavel aimaient la plaisanterie. On nous pardonnera de s’être mis à leur école. Ceci dit, ce pastiche de More ne prend aucune liberté avec le texte de Machiavel.
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