Introduction à la quatrième partie
p. 219-221
Texte intégral
1La sociologie de l’action collective et des mobilisations est sans doute un des domaines qui en France a le plus activement recouru aux travaux de Michel Dobry. Il y a sans doute une conjonction entre la parution et la diffusion de Sociologie des crises politiques (1986), d’un article sur les émeutes de février 19341 et d’un chapitre sur les manifestations étudiantes de 19862, l’intérêt accru porté par Michel Dobry aux mobilisations qui en Europe de l’Est allaient être interrogés par d’autres sous l’angle de la transitologie, et le renouveau, mâtiné d’importations de nombre de travaux états-uniens, des théories de l’action collective et des mobilisations, en France pendant la décennie 90.
2La raison n’en est pas seulement que les crises analysées par Michel Dobry sont, comme le rappelait le sous-titre de Sociologie des crises politiques, des mobilisations multisectorielles correspondant à de grands cas historiques (février 1934, 1947, mai 1968, ou dans un travail ultérieur décembre 1986). Elle n’est pas seulement non plus que ce dernier proposait un réexamen, en particulier, de la sociologie des révolutions et rébellions (Courbe en J de Davies, dynamiques de la frustration relative chez Ted Gurr, etc.).
3Sociologie des crises politiques s’est vite avérée une mine pour prendre au sérieux les dynamiques de l’action collective, qu’il s’agisse de se pencher sur le temps court, de se placer au début et non à la fin de l’histoire en évitant toute rétrodiction, de restituer les perceptions des protagonistes, de comprendre ce qui fait qu’une mobilisation prend, etc. Ce que permettaient les travaux de Michel Dobry à qui voulait s’intéresser à l’action collective, c’était de prendre au sérieux les calculs des acteurs quand ils calculent (c’est-à-dire pas toujours), mais d’une façon qui ne relève pas d’une conception étriquée et mécaniste des calculs, ou du choix rationnel. Michel Dobry fut aussi un de ceux qui portèrent attention aux travaux de Thomas Schelling et plus généralement à l’interactionnisme stratégique, en gardant à l’esprit que ce n’était pas forcément la dimension la plus formaliste de ces travaux qui importait, mais plutôt la prise en compte de l’interdépendance tactique des acteurs.
4Une conception sociologisée des calculs, une attention à leur ancrage social, à la sectorisation comme à la désectorisation sociale : voilà ce qui permettait une appropriation sélective de la sociologie des mobilisations alors importée des États-Unis en majorité. Dobry a de ce fait été particulièrement utile à qui voulait se prémunir des routines de cette nouvelle sociologie de l’action collective. En effet, des routines se sont vite installées. Frédéric Vairel montre dans la contribution qui suit combien ce secteur d’analyses s’est parfois autonomisé de la sociologie générale au point de réintroduire des clivages binaires dont celle dernière visait à se défaire (comme l’opposition entre individu et contexte à laquelle ramène par exemple le concept de structure des opportunités politiques). C’est d’ailleurs cette orientation qui explique que les usages de Michel Dobry dans la sociologie de l’action collective aillent souvent de pair avec ceux d’un historien et d’un sociologue eux aussi attentifs à la restitution du temps court et des logiques processuelles et interactionnelles qui s’y déploient : Timothy Tackett3 et Ivan Ermakoff4, qui comme Michel Dobry donnent des outils pour ne pas opposer individu et contexte.
5Les trois chapitres de cette partie mobilisent chacun à leur compte une part du legs de Michel Dobry à l’analyse de l’action collective. Le texte d’Annie Collovald sur les relations du CID-Unati au poujadisme reprend ses travaux connus sur le populisme et le poujadisme comme labels. Mais il montre aussi ce que la filiation si souvent évoquée entre le poujadisme des années 1950 et le mouvement des petits commerçants organisé par le CIDUNATI dans les années 1970 doit à des qualifications extérieures plus qu’à des affiliations subjectivement ressenties au sein du mouvement. Se retrouver assigné à une position comparable ne signifie pas qu’il y a filiation – d’où l’attention à porter aux labellisations croisées, particulièrement expéditives avec les perdants de l’histoire. L’article montre en particulier que ces deux groupes avaient des rapports très différents aux classes populaires voire aux modes d’action protestataires qui leur sont associés. Ce faisant, la question se pose de ce qui fait la construction d’un répertoire d’action : précisément, pas toujours la filiation mais la gamme des moyens mobilisés par d’autres au même moment. Qu’un monde patronal ait pu emprunter à des modes d’action ouvriers (voire gauchistes comme dans le cas de la grève de la faim) est aussi la trace de futurs non advenus.
6Lilian Mathieu ne se limite pas quant à lui à rappeler les vertus du point de vue relationnel – certes très présent chez Dobry mais qui relève plutôt d’un fonds commun des sciences sociales (telles qu’on les souhaite en tout cas). À partir du cas de l’extrême droite radicale contemporaine, il montre l’intérêt d’échapper aux tentations classificatoires, pour à l’inverse penser les relations et différenciations dans un espace spécifique – l’espace des mouvements sociaux5. Il ne se limite pas davantage à rappeler l’importance du temps court des mobilisations, mais insiste sur la dimension autoréférentielle de ces univers et sur le travail de bornage et de démarcation à l’égard de leurs concurrents, qui les occupe considérablement – quand bien même ces occurrences se doublent de formes d’isomorphisme à l’égard de leurs adversaires d’extrême gauche. Il s’agit là, en suivant Michel Dobry, de rappeler que la prise en compte des interactions des acteurs ne consiste pas à les décontextualiser, mais au contraire à saisir la consistance des espaces sociaux qui orientent et contraignent leurs calculs.
7Prendre au sérieux les contraintes auxquels font face les protestataires, les mouvements en apparence ratés et limités – sans, à l’inverse, supposer une continuité entre résistances, textes cachés et mobilisations – c’est ce à quoi s’emploie Frédéric Vairel dans son chapitre sur le déploiement des protestations dans le Maroc contemporain. Reprenant à son compte les réflexions de Michel Dobry sur la question de l’autolimitation protestataire6, Frédéric Vairel ne se pose qu’à la marge la question des conditions de leur surgissement, mais se donne comme programme de recherche l’étude des formes autolimitées de l’action collective. Qu’est-ce que retenir ses coups et craindre le dérapage ? Pourquoi un mouvement ne se produit-il pas ? Loin de survaloriser des grands mouvements (devenus) révolutionnaires, Vairel propose une lecture décapante de nombre de routines de l’analyse de la protestation, dans le monde arabe et ailleurs. Il s’attache à saisir le situationnel, le micro, ce qui ne suppose pas d’inférer des résistances d’hier les protestations d’aujourd’hui. La question de la circulation des travaux de Dobry sur d’autres terrains que les sociétés fortement différenciées ne semble pas être un problème dès lors qu’il s’agit moins de se mettre en quête de « lois de l’histoire » que de « lois dans l’histoire », d’une façon qui sache saisir l’ancrage structurel des logiques de situation.
Notes de bas de page
1 Dobry Michel, « Février 1934 et la découverte de l’“allergie” de la société française à la Révolution fasciste », Revue Française de Sociologie, vol. XXX, no 3-4 (« Sociologie de la Révolution »), juillet-décembre 1989, p. 511-533.
2 Dobry Michel, « Calcul, concurrence et gestion du sens. Quelques réflexions à propos des manifestations étudiantes de novembre-décembre 1986 », in Favre Pierre (dir.), La Manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 1990, p. 357-386.
3 Tackett Timothy, Par la volonté du peuple : comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, 1997.
4 Ermakoff Ivan, Ruling oneself out : a theory of collective abdications, Durham, Duke University Press, 2008.
5 Mathieu Lilian, L’Espace des mouvements sociaux, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2012.
6 « La fragilité d’un mouvement auto-limité. Un entretien avec Michel Dobry », Politix, no 1, hiver 1988, p. 35-40 et Dobry Michel, « Calcul, concurrence et gestion du sens. Quelques réflexions à propos des manifestations étudiantes de novembre-décembre 1986 », in Favre Pierre (dir.), La Manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 1990, p. 357-386.
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