4. L’extrême gauche après 1989
p. 69-78
Texte intégral
« L’idée du communisme n’a cessé de protéger à toutes ses époques l’histoire du communisme, jusqu’à ce moment ultime où la seconde, par l’arrêt pur et simple de son cours, a entraîné la première dans sa disparition, puisqu’elle l’avait si longtemps incarnée. Mais la fin du monde soviétique ne change rien à la demande démocratique d’une autre société, et pour cette raison même, il y a fort à parier que cette vaste faillite continuera à jouir dans l’opinion du monde de circonstances atténuantes, et connaîtra même un renouveau d’admirations Bref, le communisme est mort mais pas le besoin d’un monde postérieur à la bourgeoisie et au Capital, où pourrait s’épanouir une véritable communauté humaine. »
François Furet, Le passé d’une illusion, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, p. 572.
1Dans la situation de crise larvée qui caractérise la scène politique française depuis quelques années, il y a un paradoxe qui n’a sans doute pas été assez analysé1. La France se distingue de tous les grands pays développés et de la plupart des pays émergents par un pessimisme extrême sur l’avenir qui est étroitement lié à un manque de confiance de la majorité des Français dans le modèle économique libéral (et libre-échangiste) qui s’est imposé avec une « mondialisation » dont l’image s’est rapidement dégradée depuis quelques années. Comme elle passe également pour le laboratoire des nouvelles idées radicales et comme le seul pays développé où l’idée de révolution conserve un certain prestige, on aurait pu s’attendre à ce que la crise économique de 2008, suivie par la généralisation en Europe de politiques de rigueur ou d’austérité, se traduise par le retour massif d’une contestation radicale du « capitalisme », qui aurait mis en danger la stabilisation du système en faisant renaître des aspirations révolutionnaires. Or, tout montre au contraire la stagnation de l’extrême gauche. La transformation de la « Ligue communiste révolutionnaire » en « Nouveau parti anticapitaliste » ne s’est nullement traduite par un élargissement de son influence, bien au contraire, les mobilisations « altermondialistes » sont plutôt en déclin et les résultats électoraux des différents mouvements qui militent pour une alternative anticapitaliste sont en baisse à peu près régulière depuis 2008. Il n’en reste pas moins que la crise a redonné un certain écho aux discours radicaux dans les différentes strates de l’intelligentsia, avec du reste un certain succès médiatique, dont témoigne notamment la reconnaissance dont jouit aujourd’hui une œuvre longtemps assez confidentielle comme celle d’Alain Badiou. Ce succès avait en fait commencé avant la crise de 2008, dès l’élection de Nicolas Sarkozy, qu’il était assez facile de présenter en croquemitaine néo-conservateur, capable – coupable – à la fois de réactiver un nationalisme régressif de nature évidemment « pétainiste » et de plonger la société française dans la « marchandisation » de toutes les activités humaines. il s’est évidemment accentué après la crise, avec des traits apparemment nouveaux : Marx redevient un auteur important, le capitalisme en tant que tel est attaqué, et non plus simplement l’« ultra-libéralisme », on présente à nouveau le communisme comme le spectre qui hante l’Europe (et même la planète), et, dès lors que l’on récuse la notion de totalitarisme, il n’est pas surprenant que certains ne craignent plus de trouver quelques vertus au « mouvement communiste » et même au « socialisme réel » d’autrefois et à ses grands hommes2. Le décalage entre l’influence des thèmes radicaux dans la société et la faible adhésion des électeurs aux organisations qui les défendent n’est certes pas en lui-même une nouveauté : on a déjà vu des choses comparables après les crises révolutionnaires de 1848, de 1871 et de mai-juin 1968. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est la montée d’un parti issu de l’extrême droite dans un contexte de faible mobilisation sociale, et le fait que ce parti réussit à capter les voix d’une partie importante des classes populaires en reprenant de manière tout à fait explicite des thèmes qui sont visiblement empruntés au répertoire classique de la gauche radicale et notamment du Parti communiste, alors même que ceux-ci ne cessent depuis des années de le dénoncer comme leur pire ennemi. Pour comprendre ce paradoxe, il faut remonter à l’effondrement du communisme européen en 1989, qui a obligé les forces anti-système à une révision profonde de leur stratégie et même de leur « théorie », mais qui a également contribué à une recomposition profonde du champ politique, en ébranlant l’ancien système de partis fondé sur l’opposition droite/gauche sans pour autant déboucher sur l’émergence de la France « centriste » que de bons esprits, dont les espoirs semblaient confirmés par la chute du mur de Berlin, attendent toujours depuis les années 1980.
L’extrême gauche après la chute du Mur : de la révolution sociale à la démocratie radicale
2La chute du communisme en 1989 a été à juste titre perçue comme un événement considérable, qui aurait dû influencer positivement la vie politique des démocraties elles-mêmes, puisque leurs principes de légitimité se trouvés apparemment renforcés par l’effondrement de leur principal adversaire déclaré. Il était néanmoins prématuré, comme l’avait parfaitement vu François Furet, de conclure de la fin du communisme à la disparition prochaine de toute critique radicale du « système », y compris dans sa nature capitaliste. La « fin de l’histoire » annoncée par Francis Fukuyama était une illusion, comme elle l’était déjà à l’époque de Hegel et de Guizot ou, plus récemment, de Kojève.
3En fait, la critique radicale de la société moderne est inscrite dans la nature même de la démocratie moderne, pour deux raisons complémentaires et permanentes qui expliquent d’ailleurs à la fois la rémanence périodique de l’illusion de la fin de l’histoire et le fait que ce soit précisément une illusion. La première raison tient à la nature du régime représentatif, forme moderne de la démocratie, mais qui a une forte composante « aristocratique » ou « oligarchique ». D’un côté la démocratie représentative a besoin de citoyens informés, rationnels et dévoués à l’intérêt général, car le vote est le fondement ultime de la légitimité mais, d’un autre côté, la représentation suppose une certaine dépossession du citoyen qui est la contrepartie de ce que Benjamin Constant appelait la « liberté des modernes » ; de là vient une insatisfaction permanente qui nourrit l’aspiration à l’abolition de la distance entre représentant et représenté et qui se trouve au cœur de toutes les grandes contestations de la démocratie libérale : la démocratie représentative est sans doute la seule manière de réconcilier le « citoyen » et le « bourgeois », mais elle entretient en permanence la nostalgie « utopique » d’une autre démocratie, qui serait la seule vraie. À l’extrême droite, cette nostalgie s’exprime par la demande d’homogénéité ethnique ou raciale du « peuple » ou par l’identification entre le chef et les masses, à gauche, elle se traduit par l’aspiration à la démocratie directe. La deuxième raison de l’instabilité structurelle des démocraties modernes tient à la logique de ce que Tocqueville appelle l’« égalité des conditions », qui est davantage que l’égalité des droits et qui ne s’arrête pas aux revendications d’égalité politique ou même économique. La démocratie moderne étend la revendication égalitaire à toutes les sphères de l’action humaine : la promesse d’égalité qui définit la modernité est donc elle-même indéterminée et indéfinie, et c’est pourquoi elle apparaît comme une promesse jamais tenue.
4L’ambiguïté de la représentation et l’insuffisance de l’égalité « formelle » font donc que l’homme moderne ne sera jamais réconcilié avec lui-même, et cela explique la rémanence de deux types de critiques radicales qui se sont incarnées au xxe siècle dans les mouvements fascistes et communistes : là où l’extrême droite refuse ouvertement la promesse démocratique de l’égalité en la dénonçant comme un mensonge, les courants révolutionnaires « de gauche » prétendent la réaliser au prix de l’abandon du formalisme libéral. La question est donc de comprendre les formes que prend la contestation anti-libérale dans la période présente, qui commence avec la chute du communisme soviétique et avec la ruine apparente de la principale alternative historique au monde libéral mais qui s’accompagne aussi de transformations profondes des démocraties représentatives sous l’effet des crises conjointes de l’État redistributif et de l’État-nation.
Le destin du marxisme après 1989 : révolution sociale ou démocratie radicale
5Même si l’extrême-gauche a toujours eu une posture critique à l’égard du parti communiste ou de l’Union soviétique (« stalinienne » pour les trotskystes, « révisionniste » pour les maoïstes), il n’en reste pas moins qu’elle s’alimentait en partie de l’existence du communisme officiel : l’existence d’un « camp socialiste », même défiguré, donnait un sens à la critique général du « capitalisme » et les prétentions révolutionnaires d’un Parti communiste devenu « réformiste » ou « révisionniste » semblaient au moins montrer que l’idée de révolution conservait un certain crédit dans les masses. La chute de l’URSS semblait donc pouvoir déboucher sur deux scénarios. Les conservateurs, les libéraux et la gauche réformiste espéraient un ralliement de l’ensemble de la gauche à la démocratie libérale, qui aurait dût conduire à une redéfinition du clivage droite/gauche hors de l’idée révolutionnaire. Pour les franges les mieux organisées de l’extrême-gauche, et singulièrement pour les trotskistes, la chute du « stalinisme » devait au contraire permettre de lever l’hypothèque que l’expérience soviétique faisait peser sur l’idée révolutionnaire et de redonner ainsi ses chances à un communisme authentique. D’une certaine manière, l’évolution française peut sembler plaider pour les deux thèses : l’extrême gauche n’a pas disparu et la légitimité de l’ordre libéral reste contestée, mais l’idée révolutionnaire n’a pas retrouvé l’autorité dont elle jouissait dans les années 1970, et la perspective de la « rupture avec le capitalisme » semble toujours assez lointaine.
6Le déclin du marxisme révolutionnaire est assez largement confirmé par l’échec des principales organisations trotskistes dans leurs tentatives respectives pour incarner une alternative « révolutionnaire » à l’échec du communisme stalinien. À l’époque soviétique, le courant « lambertiste », dont les dirigeants historiques ont longtemps prospéré dans l’appareil « réformiste » de Force ouvrière, avait eu le mérite de prendre une part active dans la défense des dissidents et, contrairement, à ses rivaux de la Ligue Communiste Révolutionnaire, qui ont ardemment soutenu les révolutions cubaine et vietnamienne, il n’avait jamais reconnu le moindre mérite aux courants minoritaires du communisme officiel. Mais cette sensibilité clairement « antistalinienne » s’appuyait sur une fidélité littérale à l’enseignement de Trotski, selon qui l’Union soviétique était un « État ouvrier dégénéré », dirigé par une bureaucratie qui avait renoncé à la révolution, mais dont il fallait défendre le régime social réputé progressiste. C’est pour cela que, après avoir soutenu pendant des décennies les opposants soviétiques au stalinisme, les lambertistes se sont trouvé fort dépourvus lorsqu’ils ont vu que la chute de la « bureaucratie stalinienne » n’allait nullement déboucher sur une « révolution politique » et sur le retour à 1917, mais se traduisait finalement par la « restauration du capitalisme ». Leur désarroi les a donc empêchés de tirer parti de leur opposition passée au « stalinisme », et les a poussés au repli sur leur base traditionnelle, qui se situe à l’intersection du syndicalisme réformiste de la fonction publique et des milieux « laïcs3 ». Le groupe « Lutte ouvrière » est resté ce qu’il a toujours été – une secte ouvriériste – mais il a perdu la notoriété médiatique que lui a longtemps donné la populaire Arlette Laguiller et son déclin reflète assez cruellement celui de la classe ouvrière traditionnelle. La Ligue communiste révolutionnaire, enfin, a pu sembler retrouver une certaine vitalité en s’investissant, comme elle a toujours sur le faire, dans les mouvements sociaux les plus modernes, mais elle a complètement échoué dans sa tentative pour élargir son influence au-delà de son noyau militant propre en se fondant dans un soi-disant « Nouveau Parti Anticapitaliste » dont la création a affaibli son identité sans étendre sa capacité de mobilisation4.
7Ce relatif échec des organisations les plus puissantes et les mieux structurées doit lui-même être mis en relation avec une difficulté stratégique qui pèse aujourd’hui sur tous les courants radicaux. Si on se demande ce qui reste aujourd’hui de la politique révolutionnaire, on peut certes énumérer quelques thèmes assez classiques, assez bien illustrés par la pratique du NPA : il faut « défendre les acquis » et soutenir inconditionnellement toutes les « luttes » en espérant qu’un jour tout cela débouchera sur une perspective de conquête du pouvoir à l’échelon national puis international. On reste donc dans la problématique du « programme de transition » de Trotsky, qui consiste à soutenir des revendications qui, à terme, seront clairement perçues comme incompatibles avec le maintien du « capitalisme ». Le problème est qu’il n’est nullement certain que, pour autant qu’elles soient réellement mobilisatrices, ces revendications ne puissent pas assez largement intégrées par le système. C’est, me semble-t-il ce qu’on peut voir si on examine les thèmes principaux des courants radicaux d’aujourd’hui : les mœurs, la mondialisation, le statut des étrangers.
8Les thèmes les plus nouveaux (mais qui remontent néanmoins aux années qui ont suivi Mai 1968 !) concernent les mœurs : la gauche radicale a été et est encore à l’avant-garde des combats pour le féminisme radical, pour les droits des homosexuels et contre l’« homophobie ». Son combat se distingue néanmoins d’une simple lutte libérale pour l’extension des droits et des libertés par son anti-naturalisme radical : une extrême gauche digne de ce nom ne peut soutenir que les courants les plus radicaux du féminisme et des mouvements « LGBT », qui sont eux-mêmes impensables sans l’affirmation que les « genres » et les identités sexuelles sont des « constructions sociales » et qu’il n’y a donc aucune base « naturelle » des mœurs traditionnelles. L’engagement massif de la gauche radicale dans ces combats rappelle le choix tactique intelligent qu’avaient fait la LCR et une partie des maoïstes dès les années 1970 lorsqu’ils avaient choisi de défendre les revendications des féministes et des homosexuels que d’autres groupes tenaient dans le meilleur des cas pour secondaires. Mais, dès cette époque, on a pu constater que le libéralisme moderne n’avait rien de patriarcal et que le capitalisme ne reposait plus sur la « répression sexuelle ». Nous n’étions déjà plus à l’époque de Wilhelm Reich et ni la contraception (déjà légalisée en 1967) ni la légalisation de l’avortement, ni la permissivité dont jouissaient les nouvelles générations n’ont conduit à l’effondrement du capitalisme. Quelle que pût être la vigueur apparente des protestations, les années qui se sont écoulées entre la création du PACS (1999) et la création du « mariage pour tous » (2013) n’ont guère contredit cette évolution. Les forces les plus favorables au libéralisme culturel se retrouvent dans les milieux les plus éclairés et, globalement, les plus aisés ou du moins les plus dynamiques ; ce sont elles, par exemple, qui ont élu Bertrand Delanoë à Paris, qui n’a jamais été aussi « à gauche » que depuis qu’elle a perdu la plupart de ses quartiers populaires pour devenir une ville résolument bourgeoise et il est assez clair que, contrairement à ce qu’espèrent les militants de la « manif pour tous », la droite ne se risquera pas à « revenir en arrière » en remettant en cause les réformes de François Hollande. En fait, on peut très bien plaider, comme le fait avec talent Jean-Claude Michéa, qu’il y a une certaine unité entre les différents aspects du libéralisme, qui sont tous nés du scepticisme moral produit par l’expérience des guerres de religion et qui convergent dans l’idéal de l’« Empire du moindre mal5 ». On peut dire en tout cas que l’artificialisme ou l’antinaturalisme représente une dimension centrale de la modernité qui progresse à pas de géant dans le nouveau monde libéral qui semble s’en accommoder assez facilement. C’est du reste ce qui se laisse voir dans l’orientation de certains théoriciens radicaux comme le soi-disant « foucaldien » Geoffroy de Lagasnerie qui trouve dans les analyses de Michel Foucault sur le « néo-libéralisme » de quoi alimenter sa critique d’un monde « traditionnel » et protecteur où, selon lui, la solidarité sociale dissimule mal l’oppression des individus6.
9Il est donc peu probable que la défense intransigeante des nouvelles causes « sociétales » suffise à elle seule à remettre en cause l’ordre capitaliste. La critique de mondialisation constitue sans doute pour cela une base apparemment plus solide, de même que le combat contre les politiques d’« austérité » imposées par l’Union Européenne. Il est vrai que la critique de l’OMC ou, aujourd’hui, du Traité de libre-échange transatlantique a pu et peut être encore l’occasion de mobilisations importantes comme celles de Gênes, Seattle ou Porto Alegre, mais il est peu probable qu’elle puisse vraiment déboucher sur une remise en question « révolutionnaire », tant les intérêts en jeu sont hétérogènes ; que l’on pense simplement aux hésitations du Tiers monde et des pays « émergents », qui sont loin d’être toujours hostiles au libre-échange !
10Il reste, enfin, le vaste champ ouvert par les questions de l’immigration – passée, présente et à venir. L’accueil des étrangers, le sort des « sans-papiers » etc. sont des évidemment des questions centrales, d’autant plus importantes en France qu’elles permettent de mettre en scène une opposition plus claire aux positions du Front National que celle de tous les partis de gouvernement. Les luttes autour de ces thèmes sont des marqueurs de radicalité d’autant plus efficaces qu’on peut être certain qu’aucun gouvernement n’acceptera une ouverture totale des frontières assortie de reconnaissance immédiate de l’intégralité des droits sociaux et politiques aux nouveaux immigrants. Mais la force de ces mobilisations vient aussi de ce qu’elles prolongent des tendances déjà présentes dans la société libérale ; la remise en question des frontières, l’immédiateté et infinité des droits de l’homme et le sentiment antiraciste ou antifasciste ne constituent certes pas en eux-mêmes des ruptures ; la gauche radicale choisit ici de soutenir des tendances déjà présentes en s’efforçant simplement de détruire les contrepoids ou les règles qui permettent d’en limiter la portée. Il en va de même pour ce qui est du multiculturalisme et des « accommodements » avec la religion musulmane, où les revendications de la gauche radicale poussent à l’extrême des propositions qui, sous une forme plus modérée, sont également présentes dans des organisations de gauche (Terra Nova) ou même dans certains secteurs de la droite libérale (Fondation pour l’innovation politique). Malheureusement, ces mobilisations ont depuis longtemps trouvé leur limite, qui vient des résistances d’une partie importante de l’opinion, y compris et surtout dans les couches populaires : la défense inconditionnelle des minorités est antipopuliste et il n’est pas sûr qu’elle puisse être populaire.
11D’une certaine manière, l’évolution de l’extrême gauche après 1989 a conduit à une rénovation profonde de sa culture politique, dans laquelle l’anticapitalisme joue un rôle un peu moins important qu’autrefois, et où la radicalité semble hésiter entre le maintien de l’idée révolutionnaire et la perspective assez différente d’un soutien actif aux nouvelles revendications issues de la dynamique de l’égalité des conditions. Cette hésitation entre révolution et démocratie radicale traverse toute l’extrême gauche et se traduit par une grande diversité de positions qui vont d’une nouvelle forme de politique des droits de l’homme (Étienne Balibar) à un refus sans concession de la démocratie (Alain Badiou, à l’époque du moins de son livre Le siècle7) en passant par la tentative de montrer l’actualité de Marx dans le contexte du monde mondialisé (Daniel Bensaïd)8 ; c’est dans ce contexte qu’il faut situer la renaissance depuis quelques années, de courants explicitement marxistes, dans lesquels les éternels trotskistes coexistent pacifiquement avec des nostalgiques de l’Union soviétique, voire à des admirateurs déclarés du camarade Staline lui-même.
Quel retour de Marx ?
12Dans la proliférante littérature qui illustre cette renaissance de Marx, il faut faire une place à part aux travaux de Christian Laval et de Pierre Dardot9, qui donnent une idée assez précise de ce que Marx peut représenter pour les nouveaux critiques du capitalisme et qui ont le mérite de ne pas ignorer les objections qu’a pu soulever la théorie de Marx, y compris chez des penseurs révolutionnaires. Le petit livre de Christian Laval sur Marx au combat donne un portrait avantageux de Marx, présenté à la fois, non sans quelque emphase, comme un penseur génial et comme un militant héroïque, qui a su penser le capitalisme mais qui n’a jamais voulu se réconcilier avec lui, et qui a donc cherché à ruiner toutes les illusions réformistes en montrant son incapacité à surmonter ses « contradictions » et ses crises. On retrouve donc dans Marx au combat tous les grands thèmes du Marx que l’on aimait dans les années 1970, du matérialisme à la théorie de la plus-value (devenue « survaleur » du fait de la coquetterie des nouveaux traducteurs) en passant par la « lutte de classes » que Marx emprunte aux historiens « bourgeois » pour la retourner contre eux en annonçant l’« abolition » finale de toutes les classes par l’avènement du « communisme » qui, tout en étant une « nécessité historique », n’en est pas moins le fruit d’une lutte consciente qui se déroule dans des conditions très largement « contingentes ». Peut-on dire pour autant que Marx peut vraiment inspirer les nouveaux critiques du capitalisme ? Cela n’est pas certain, si du moins on prend au sérieux les quelques réserves de Christian Laval, qui me semblent pour ma part assez largement dévastatrices. Marx, dit-il, « a cherché à tenir ensemble deux modèles de pensée : celui de la science moderne qui entend dégager des lois générales des phénomènes observés et celui de la politique moderne qui présuppose que les hommes font eux-mêmes leur histoire. Cette tension entre les deux modèles traverse toute l’œuvre de Marx et constituera un problème constant pour le marxisme ultérieur » (p. 109) ; comme on ne nous dit pas comment cette « tension » peut être surmontée, on est tenté de se dire que Marx est un penseur qui n’est original que parce qu’il combine des idées antérieures à lui dans une construction contradictoire, dont on ne sait pas trop quoi faire une fois que l’on a reconnu sa puissance critique : si le communisme est la « démocratie étendue aux rapports de production » ou la « constitution démocratique généralisée » (p. 111), on aimerait en savoir plus sur les moyens de cette extension. Peut-on dire au moins que Marx a donné une analyse convaincante des vices irrémédiables du capitalisme ? Cela non plus n’est pas certain, puisqu’il est douteux que les prolétaires n’aient à perdre que leurs chaînes (p. 136) et que, surtout, la principale thèse de Marx semble aujourd’hui controuvée : « Pour Marx, le capitalisme était condamné parce qu’il ne pouvait qu’empêcher à un certain moment l’expansion des forces productives. S’il est aujourd’hui condamné, n’est-ce pas parce qu’il est incapable de s’autolimiter ? » (p. 137). Marx nous laisse donc une théorie socio-économique fausse, étayée sur une philosophie aporétique ; il n’est donc exemplaire que par sa radicalité qui fait que sa pensée, à défaut d’être vraie ou même éclairante, a le mérite de n’être pas « soluble dans le capitalisme » : « le nom de Marx est le synonyme d’une guerre contre un système d’exploitation qui n’est pas amendable dans son principe même » (p. 139).
13En fait, ces difficultés avaient été parfaitement mises en valeur dans les années 1960 par Cornélius Castoriadis, qui avait montré comment le « marxisme » était tout entier traversé par deux visions contradictoires – le déterminisme scientiste des lois de l’histoire et la philosophie de la praxis10 – dont le « communisme dans son acception mythique » donnait une solution parfaitement illusoire. D’une certaine manière, le gros livre de Laval et Dardot sur Marx, prénom : Karl est une réponse à cette critique, qui prétend la dépasser en montrant comment « tous les textes de Marx cherchent à articuler deux logiques très différentes », celle de « la logique du capital comme système achevé » et celle de la « logique stratégique de l’affrontement11 », le communisme étant pour finir « le moyen terme imaginaire chargé de résoudre (la) tension entre (ces) deux perspectives disparates ». Pour les deux philosophes (néo ?) marxistes, l’erreur de Castoriadis était de chercher à « savoir quel est le vrai Marx et le vrai marxisme » là où il faut partir de la « disjonction indépassable » entre les deux aspects de l’œuvre de Marx pour mieux répondre à la question « comment nous libérer du capitalisme ». Il reste néanmoins une autre hypothèse : que, comme le disait Castoriadis, le « vrai » Marx ait donné du capitalisme une analyse fondamentalement erronée et qui rend l’histoire de ses transformations, tout en donnant comme perspective à la politique un horizon fondamentalement illusoire et non pas simplement utopique ; bref, il n’est pas impossible que le « vrai Marx » soit celui qui est faux, et qu’il n’y ait pas grand-chose à attendre de nouvelles gloses sur son œuvre.
14Il reste néanmoins que, si contradictoires soient-ils, les deux aspects – « disparates » ou contradictoires – de la pensée de Marx ont tous deux des racines profondes dans ce que Castoriadis appelait les « significations imaginaires » qui animent le monde « capitaliste » et « démocratique » et que c’est une raison suffisante pour que se produisent périodiquement des « retours à Marx », qui peuvent s’accompagner de tentatives diverses pour réactiver l’« hypothèse communiste12 ». C’est probablement cela qui a conduit Marcel Gauchet à tenter un dialogue avec Alain Badiou, qui se présente aujourd’hui comme le grand porte-parole de cette « hypothèse13 ». Le résultat de ce dialogue est néanmoins un peu décevant, puisque, tout en découvrant tardivement quelques difficultés inhérentes à la « dictature du prolétariat » ou à la « propriété d’État », Badiou finit par accorder à son interlocuteur que, aujourd’hui comme hier, le communisme pourrait bien être l’« aiguillon » qui permet au « capitalisme » de faire quelques réformes utiles pour mieux surmonter ses contradictions. Le retour à Marx, et au communisme, ne suffit sans doute pas à surmonter les difficultés qui sont apparues au grand jour en 1989.
Conclusion
15Il y avait donc des raisons de fond pour que, au-delà des erreurs tactiques, la vitalité apparente de la gauche radicale débouchât en 2012 sur une impasse stratégique. C’est ainsi que peut s’expliquer l’échec de Jean-Luc Mélenchon, qui avait pourtant compris la nécessité, pour accéder au pouvoir, de rompre avec la stratégie de « soutien sans participation » qui permettait à la LCR ou au NPA de maintenir sa pureté révolutionnaire, pour s’engager dans la construction d’une nouvelle « Union de la Gauche » dominée par son aile radicale. Il n’avait cependant pas pu casser le Parti socialiste et il s’était finalement contenté d’additionner tous les éléments de la « critique » radicale (de la défense des services publics aux luttes LGBT en passant par le multiculturalisme et l’immigration libre) sans vouloir prendre en compte la manière très différenciée – qui peut aller jusqu’à une franche hostilité – dont ces thèmes sont reçus dans l’électorat populaire. Pire encore, en se donnant le Front National comme adversaire principal, il attirait paradoxalement l’attention sur les convergences entre son propre programme et celui du parti populiste, quitte à ce que les électeurs comprennent que le choix de l’immigration libre est sa seule vraie divergence avec Marine Le Pen.
16En attendant des jours meilleurs, l’extrême gauche avait choisi de ne pas viser le pouvoir, pour se cantonner dans une posture de résistance elle-même très équivoque, car elle incluait en fait deux attitudes très différentes : les nouvelles radicalités jouaient un rôle d’avant-garde dans des évolutions qui se situaient pleinement dans la logique libérale, tout en fonctionnant comme un « groupe de veto » inégalement efficace pour refuser certaines réformes qu’elles tenaient pour des « régressions ». La recomposition politique en cours en France, qui correspond à des évolutions similaires dans d’autres démocraties comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis, pourrait lui offrir d’autres possibilités, si elle parvient à donner une expression « de gauche » de la demande de protection des oubliés de la « mondialisation heureuse ».
Notes de bas de page
1 Je reprends ici quelques analyses que j’avais esquissées en 2010 dans la revue Histoire et liberté. Cahiers d’histoire sociale (« Le communisme, l’amour et la terreur », n° 40, janvier 2010).
2 Vois par exemple : Salem J., Lénine et la révolution, Paris, Éd. Encre Marine, 2006 et, mieux encore, Losurdo D., Staline. Histoire et critique d’une légende, Bruxelles, Éd. Aden, 2011.
3 Ces milieux étaient parfaitement représentés par Marc Blondel, secrétaire général de Force ouvrière avant d’être président de la Fédération nationale de la Libre-pensée, qui a toujours eu les meilleurs rapports avec les lambertistes. Voir sur cette question l’excellent livre de Bourseiller C., Cet étrange Monsieur Blondel. Enquête sur le syndicat Force Ouvrière, Paris, Éd. Bartillat, 1997.
4 En fait, l’influence militante des différents groupes trotskystes est globalement en déclin : ils n’ont pu ni diriger, ni supplanter les mouvements « altermondialiste » du type ATTAC, et ils sont aujourd’hui confrontés à des sensibilités « libertaires » autrefois marginales (Black Blocs, AntiFa, comité invisible etc.) mais qui peuvent rivaliser avec eux dans certaines mobilisations.
5 Michéa J.-C., L’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale. Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2007.
6 Lagasnerie G. de, La Dernière Leçon de Michel Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique. Paris, Fayard, 2012.
7 Badiou A., Le Siècle, Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2005.
8 Sur cette question, voir Raynaud Ph., L’Extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution, Paris, Autrement, 2007 ; rééd. Paris, Perrin coll. « Tempus », 2010.
9 Laval C., Marx au combat, Éd. Thierry Magner, 2009 ; Dardot P. et Laval C., Marx, prénom : Karl, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 2012.
10 Castoriadis C., « Marxisme et théorie révolutionnaire » (1964-1965), repris in L’Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, coll. « Esprit », 1975.
11 Dardot P. et Laval C., op. cit., p. 11.
12 Badiou A., L’Hypothèse communiste, Paris, Lignes, 2009.
13 Badiou A. et Gauchet M., Que faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie, Paris, Philo éditions, 2014.
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