2. Communisme et exceptionnalisme américain
La doctrine de Jay Lovestone
p. 43-52
Texte intégral
« Un homme qui n’a qu’une théorie est un homme perdu. »
Bertolt Brecht, cité par Jean Baudouin1
1Le 7 mars 1990, disparaissait à New York, dans son appartement de Manhattan, Jay Lovestone. Il était âgé de 92 ans. Des notices nécrologiques publiées dans les journaux américains rappelèrent l’étonnant parcours du vieil homme que la plupart de ses compatriotes avaient fini par oublier2. Il était né en 1897, sous le nom de Jacob Liebstein, dans le shtetl de Mouchadz, une province lituanienne de l’empire russe. Son père y était rabbin. Lorsqu’elle émigra aux États-Unis en 1907, sa famille s’installa dans Lower East Side puis dans le Bronx. Elle y vécut très modestement. Pendant que ses sœurs s’adonnaient aux travaux de couture, Jacob eut la chance d’aller à l’école et de poursuivre ses études jusqu’à l’obtention de son diplôme du City College en 1918. Gagné très jeune aux idées socialistes les plus radicales, il participera à toutes les batailles qui donneront naissance au parti communiste en septembre 1919. Jacob Liebstein, devenu Jay Lovestone, démontrera au cours de ces années, une remarquable aisance à manœuvrer dans un paysage communiste américain déchiré par les factions. En 1927, à la mort de Charles Ruthenberg dont il était très proche, Lovestone devient le secrétaire national du Parti des Travailleurs d’Amérique. Il n’avait pas trente ans, et dirigeait déjà de nombreuses publications militantes qui lui avaient permis d’aiguiser ses talents de théoricien. Il bénéficiait alors d’une solide majorité, et chacun s’accordait à le voir réaliser une brillante carrière au sein du parti. C’était sans compter sur la puissance du Komintern à imposer ses vues à des partis nationaux emportés dans le jeu des purges staliniennes et des revirements politiques les plus brutaux. C’était aussi sans compter sur le caractère intransigeant de Lovestone, qui pouvait aussi bien le conduire à être un dirigeant loyal à l’égard de Moscou, comme il le fut dans son soutien à l’éviction de Trotski, qu’une personnalité récalcitrante lorsqu’il s’agissait d’exprimer son amitié à Boukharine. Le leadership de Lovestone ne survivra pas au bras de fer qui l’opposera à l’Internationale communiste sur la question des stratégies révolutionnaires à adopter dans chaque pays. Il sera exclu du parti, et créera une nouvelle formation dont le nom changera fréquemment avant d’adopter celui d’Independent Labor League of America, filiale de l’Opposition Communiste Internationale qui avait des sections dans une quinzaine de pays. Le groupe se dissout en 1941. Le pacte germano-soviétique scelle l’évolution politique de Lovestone qui voit désormais dans le communisme une monstrueuse conspiration totalitaire. En 1943, il entame une carrière de dirigeant syndical qui le conduira, vingt ans plus tard, à la tête du département des affaires internationales d’AFL-CIO. Parallèlement à ces activités, Lovestone pointe à la CIA, fournissant à James Angleton, le chef du contre-espionnage, des informations sur les activités des syndicats communistes dans le monde de la Guerre froide, et facilitant l’envoi de millions de dollars pour des opérations secrètes en Amérique latine. Il y restera jusqu’à sa retraite en 1974.
2De cette longue vie concernée par le communisme, nous ne nous intéresserons qu’à l’un de ses fragments, la courte période qui vit Jay Lovestone, alors à la tête du parti communiste, promouvoir la « théorie de l’exceptionnalisme américain », ouvrant alors une dispute dont il n’imaginait probablement pas le retentissement dans le monde du communisme international. L’intérêt du sujet est triple. D’un point de vue intellectuel, il illustre la résilience de cette figure de l’exceptionnalité nationale dans la culture politique américaine, du rôle joué par cette conscience de la singularité, voire de l’élection. La contribution de Jay Lovestone à cette mythologie est importante, parce qu’en l’inscrivant dans le cadre original d’une problématique léniniste, il en révèle la formidable plasticité. D’un point de vue politique, ce retour sur un moment de controverse au sein du monde communiste donne à voir la violence des rapports asymétriques entre la puissance politique et logomachique du Komintern, et l’un de ses plus faibles maillons, en charge pourtant d’insuffler l’esprit révolutionnaire dans la plus puissante économie. D’un point de vue humain, ce débat met en scène la personnalité complexe de Jay Lovestone, façonnée par le militantisme professionnel et la culture factionnelle du communisme américain. Un personnage paradoxal, fait de loyauté et de trahison, de soumission et d’insubordination, que Staline, exaspéré, exécutera en ces termes :
« Lovestone est loin d’être un chef de grande envergure. Certes, c’est un camarade capable et de talent. Mais où applique-t-il ses capacités ? À des intrigues et des machinations fractionnelles. Lovestone est sans conteste un brasseur d’affaires habile et ingénieux dans sa fraction. Seulement, il ne faut pas confondre : chef de fraction avec chef de parti3. »
Le socialisme à la recherche de l’Amérique
3Lorsque Jay Lovestone élabore, dans les années 1920, la thèse de l’exceptionnalisme américain, afin d’expliquer aux dirigeants du Komintern les lenteurs de l’implantation communiste dans son pays, et de justifier la nécessité d’une « voie particulière à la révolution », il met en langage socialiste un récit national dont les principaux éléments avaient déjà été formulés depuis plusieurs décennies. Le « mythe de l’exceptionnalisme américain4 », avant même que la formule ne s’impose, plonge en effet ses origines dans un bric-à-brac idéologique où l’on retrouve aussi bien le providentialisme des sermons puritains, l’éthos démocratique des Pères fondateurs inspirés par la philosophie des Lumières, la réception des analyses de Tocqueville, que l’influence du transcendalisme d’Emerson et de Thoreau, le lyrisme des poésies de Hawthorne, Melville et Whitman, et l’idéal missionnaire d’Abraham Lincoln forgé dans le sang de Gettysburg. Mais de cet assemblage hétéroclite dont le dénominateur commun consiste à proclamer la singularité historique des États-Unis, Lovestone ne retient que quelques arguments qu’il forge dans sa culture politique marxiste et dans une série de travaux sociologiques contemporains.
4Avant de devenir une source de déception, les États-Unis représentèrent, aux yeux des marxistes les plus orthodoxes comme des théoriciens du révisionnisme, de solides espérances révolutionnaires. Il était en effet attendu, selon la loi du matérialisme historique formulée par Marx dans sa préface au Capital, que « le pays le plus développé au niveau économique montre l’image de leur avenir aux pays les moins développés ». Eduard Bernstein proclamait ainsi : « Nous voyons le socialisme moderne entrer aux États-Unis et y prendre racine en relation directe avec l’existence du capitalisme et l’apparition d’un prolétariat moderne » ; Karl Kautsky écrivait en 1902 : « L’Amérique nous montre notre avenir. » August Bebel surenchérissait en 1907 : « Les Américains seront les premiers à inaugurer une république socialiste. » Les États-Unis ne pouvaient donc que devenir socialistes en raison de leur illustration la plus parfaite de l’équation marxiste liant le développement capitaliste, l’aggravation prévisible des conflits de classes et l’émergence attendue d’une conscience ouvrière. Une lecture attentive des textes de Marx montre toutefois moins de ferveur. Dans son Essai sur la Révolution, Hannah Arendt affirme même que : « Marx, en effet, paraît avoir cru que ses prophéties sur l’avenir du capitalisme et des révolutions prolétariennes à venir ne s’appliquaient pas à l’évolution sociale des États-Unis5. » Certes, les États-Unis d’Amérique n’occupent qu’une place relativement marginale dans l’œuvre de Marx. Mais que ce soit par le biais de la critique de l’idéologie du Nouveau Monde au sein du matérialisme historique, des causes structurelles de la guerre de Sécession, ou encore des conditions de l’appropriation de la terre, l’analyse marxienne de l’Amérique semble perpétuellement tiraillée entre le souci d’intégrer les États-Unis dans une trajectoire révolutionnaire mondiale et le regret d’en pointer les éléments qui en feraient un cas résolument à part, capable en permanence d’alimenter sa propre singularité :
« Le gouvernement doit donc vendre cette terre vierge à un prix artificiel, officiellement fixé par lui, sans nul égard à la loi de l’offre et de la demande. L’immigrant sera ainsi forcé de travailler comme salarié assez longtemps, jusqu’à ce qu’il parvienne à gagner assez d’argent pour être à même d’acheter un champ et de devenir cultivateur indépendant. Les fonds réalisés par la vente des terres à un prix presque prohibitif pour le travailleur immigrant, ces fonds qu’on prélève sur le salaire en dépit de la loi sacrée de l’offre et de la demande, seront, à mesure qu’ils s’accroissent, employés par le gouvernement à importer des gueux d’Europe dans les colonies, afin que monsieur le capitaliste y trouve le marché du travail toujours copieusement garni de bras6. »
5De son côté, Engels considérait l’Amérique comme un lieu où n’existait « aucune ruine médiévale », où l’absence de noblesse et d’idéologie féodale avait facilité l’affirmation d’une société bourgeoise immédiatement acquise au capitalisme moderne, et freiné l’émergence une conscience de classe chez des travailleurs gagnés par le mirage de l’utopisme et de la terre promise. Ni Marx, ni Engels n’ont véritablement proposé de théorie de l’exceptionnalisme américain, mais tous les deux ont anticipé sur les interprétations de la faiblesse du socialisme aux États-Unis que reformulera Jay Lovestone, et que développeront cinquante ans plus tard des historiens et sociologues, comme Frederick Jackson Turner, Louis Harz ou Seymour Martin Lipset7.
6L’enquête de Werner Sombart8, publiée en 1906, allait conforter d’un point de vue académique la réflexion sur le Sonderweg américain. Elle se concluait, certes paradoxalement, sur un lyrisme de la parousie : « tous les éléments qui ont jusqu’ici empêché le développement du socialisme aux États-Unis sont en voie de disparaitre ou de se transformer dans leur contraire, de sorte que le socialisme s’épanouira vraisemblablement pleinement dans l’union au cours de la prochaine génération ». Toutefois, l’ouvrage s’employait à argumenter la thèse de l’exceptionnalité américaine. Selon Sombart, l’ouvrier américain présentait des signes d’une plus forte intégration sociale et politique que son collègue européen. Divers systèmes de participation au succès de son entreprise ainsi qu’une insertion civique plus intense et plus précoce lui assureraient un degré de satisfaction matérielle important, et donc une forme de loyauté au système qui inhiberait la diffusion d’un radicalisme politique et social. Le système politique américain, grâce notamment au mode de scrutin favorisant le bipartisme, et surtout la capillarité idéologique des deux grands partis qui ont su montrer leur capacité historique à digérer les programmes les plus extrêmes, les recycler en mesures réformistes, constituerait également un facteur décisif d’imperméabilité au socialisme. La troisième hypothèse avancée par Sombart est d’une tout autre nature. Aux États-Unis, aucune limite n’empêcherait l’ouvrier de croire en son destin d’homme libre. Cette ouverture sur les singularités sociales du « psychisme américain » s’explique par les effets de décongestion du mythe de la Frontière qui accentuent les possibilités de mobilité et les croyances en ses vertus. Le livre de Sombart contribuera pendant plusieurs décennies à l’imposition d’une problématique de l’exception, qui se redéployera aussi bien à travers les discours des hommes politiques que dans un certain nombre de travaux universitaires. Les archives de Jay Lovestone déposées à la Hoover Institution de l’université de Stanford ne permettent pas de savoir s’il connaissait l’ouvrage de Werner Sombart. Mais le raisonnement qu’il mobilisera à la fin des années 1920 dans sa défense d’un particularisme américain, sera suffisamment ancré dans la culture politique pour retarder la conversion de la classe ouvrière au communisme, et lui faire préférer un cheminement national à la téléologie brutale du Komintern.
Lovestone ou l’exceptionnalisme américain revisité
7Le parti que Jay Lovestone prend en main au milieu des années 1920 est politiquement faible et isolé. Il compte moins de 10000 membres dont un tiers est concentré à New York. Ses liens avec le mouvement syndical demeurent insuffisants, et ses échecs électoraux à répétition interrogent ses capacités d’action. Une violente controverse va s’engager au sein du parti autour de la théorie de l’exceptionnalisme américain. Le débat doctrinal sera rapidement submergé par les luttes de pouvoir au niveau de l’Internationale Communiste, et ses répercussions sur les rivalités internes. Les historiens ne s’accordent toujours pas sur la signification de cette dispute aux intérêts imbriqués : « Intrigue de faction », échos lointains de la guerre qui se jouait à Moscou pour le leadership du mouvement communiste russe et mondial, tensions dans les partis nationaux suite aux virages brutaux de la politique du Komintern ? De fait, ce moment de crise condense l’ensemble de ces enjeux, et permet, dans une « conjoncture fluide », de critiquer les idées pour mieux abattre les individus qui les défendent.
8Le débat porte d’abord sur l’interprétation de l’état de l’économie américaine. De son diagnostic dépend en effet la question des opportunités révolutionnaires. Les premières réponses viendront du Komintern9. En 1924, Eugen Varga décèle les débuts d’une crise qui emportera rapidement l’économie des États-Unis. Un an plus tard, alors que le Komintern a officiellement reconnu une « stabilisation partielle » de l’économie mondiale, Varga admet que le « capitalisme américain est en bonne santé », ce que les instances de l’IC confirment en déclarant que « la puissance financière américaine n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui ». La question rebondit lors du VIIe Plenum du Komintern à l’hiver 1926, autour du grand débat sur « le socialisme dans un seul pays ». La position officielle est défendue par Boukharine : aux États-Unis, et dans une moindre mesure au Japon, le capitalisme est en pleine croissance et n’a pas encore atteint son apogée. La nouvelle orthodoxie invite donc les militants à reconsidérer leur analyse de l’économie américaine et à réévaluer leurs stratégies politiques. Les communistes américains ne tarderont pas à reprendre le sujet, sous la houlette de Jay Lovestone et Bertram Wolfe. La thèse de l’exceptionnalisme américain analyse pourquoi le capitalisme américain continue de progresser, alors qu’en Europe, il connait une stagnation. Selon Lovestone, la différence réside dans la nature de l’impérialisme américain. L’empire américain est « jeune, vigoureux et en croissance ». Tandis que les pays européens ont depuis longtemps dépassé l’âge de leurs conquêtes, les États-Unis incarnent une puissance impérialiste en pleine activité, fondée sur d’inépuisables ressources et une capacité à jouer sur une échelle mondiale. Le capitalisme américain continue de se renforcer malgré les crises, grâce notamment à ses débouchés internes (les États du sud encore peu industrialisés, l’exploitation coloniale de l’Amérique latine). Non seulement, les Américains n’ont pas encore développé tout leur potentiel impérialiste, mais ils ont construit un capitalisme particulièrement efficace, grâce à l’abondance des matières premières, l’extension de leurs systèmes de transport, et la forte productivité de leur main-d’œuvre. Bref, « les Américains sont de meilleurs capitalistes que les Européens ».
9Ce diagnostic explique le pessimisme de Lovestone concernant les succès à court terme du parti communiste. L’impérialisme a en effet affaibli le militantisme radical et fracturé l’homogénéité de la classe ouvrière. Un nouveau prolétariat s’est constitué de travailleurs immigrés entrés illégalement, les Noirs quittent les fermes du sud pour les usines du nord. Les tensions sur les salaires sont extrêmes et les hostilités raciales se multiplient. Les communistes n’étaient pas les seuls à s’intéresser à cette question. Dans un ouvrage à succès, publié en 1925, Thomas Nixon Carver10, professeur à Harvard, déclarait que « les travailleurs américains devenaient des capitalistes ». Il fondait ses conclusions sur la croissance rapide des dépôts d’épargne, l’investissement des ouvriers dans les actions d’entreprise, et envisageait la naissance d’un « nouveau capitalisme » dont l’ensemble des travailleurs seraient les principaux bénéficiaires. Lovestone nuance ces analyses, mais les incorpore néanmoins à sa conception d’un moment exceptionnel du développement du capitalisme américain, peu favorable à la mobilisation révolutionnaire des masses. Il reconnaît ainsi la « bourgeoisification » idéologique des travailleurs américains, l’emprise des valeurs capitalistes sur les mentalités ouvrières, alors que les conditions matérielles ne s’améliorent pas.
« Nous maintenons que les conditions objectives qui prévalent aujourd’hui aux États-Unis ne sont pas favorables au développement d’un parti communiste de masse, et qu’il serait criminel pour le parti de susciter de vaines illusions auprès de ses membres. Ce qui nous distingue de nos ennemis et de ceux qui ont une conception pessimiste du développement de la lutte des classes en Amérique est ceci : nous disons que ces conditions non favorables sont temporaires et disparaîtront bientôt11. »
10Contrairement à ce qu’affirmaient ses opposants, Lovestone n’a donc jamais affirmé que le hiatus, dans l’activité révolutionnaire, était définitif. Fermement attaché aux principes léninistes12, il demeure convaincu que si la crise finale du capitalisme en Amérique n’est pas imminente, elle n’en n’est pas moins inévitable. Ce qui distingue les États-Unis et l’Europe, c’est l’état différencié de leur capitalisme à un moment donné, donc l’état différencié des conditions d’opportunité offertes aux dynamiques révolutionnaires. La faction des opposants emmenés par William Foster accusait Lovestone de sous-estimer le potentiel des contradictions internes et l’accumulation révolutionnaire des ressentiments de classe. Elle critiquait également le peu d’efforts entrepris en faveur de la création de nouveaux syndicats capables de rivaliser avec les membres de l’American Federation of Labor. En réalité, le débat sur l’exceptionnalisme américain portait davantage sur une question d’agenda révolutionnaire et de positionnement par rapport aux directives venus de l’IC, que sur des divergences d’ordre théorique.
11Une fois de plus, c’est à Moscou que revint le droit de donner le coup de sifflet final. Le débat sur l’exceptionnalisme américain croisera alors les tensions qui se créent autour du leadership au sein du parti communiste russe et du Komintern, entre Staline et Boukharine à partir de 1927. Alors que Staline abandonne la thèse de la stabilisation du capitalisme, qu’il avait pourtant défendue deux ans plus tôt, et considère que le monde est à l’aube d’une « nouvelle explosion révolutionnaire », Boukharine préfère parler d’une « période de luttes actives » et juge erronée l’hypothèse d’une situation révolutionnaire immédiate, notamment aux États-Unis, malgré l’intensité des manifestations en faveur de Sacco et Vanzetti dont il ne veut pas surestimer les prolongements. Dimitri Manouïlski prit alors la parole pour critiquer les conclusions pessimistes de Boukharine sur les perspectives à court terme du mouvement communiste en Amérique, et considérer que les États-Unis allaient désormais entrer dans une période de « révolutionnarisation », en raison d’abord d’un prochain conflit entre puissances de la zone Pacifique et d’une crise industrielle inexorable. Il allait avoir raison sur les événements, mais tort sur leurs effets. Jay Lovestone se trouvait désormais en porte-à-faux avec la doctrine officielle, compromis dans son amitié avec Boukharine. La charge de Manouïlski ne signait pourtant pas l’acte de décès de la doctrine de l’exceptionnalisme américain. Elle continuera à structurer les rivalités internes du communisme américain. Elle constituera surtout une carte maitresse dans le jeu politique mené par Staline.
Staline ou l’exceptionnalisme américain stigmatisé
12Belle illustration de la circulation transnationale des idées, la thèse de l’exceptionnalité américaine subit, à la fin des années vingt, un profond travail d’appropriation et de traduction par ses ennemis, qui y dénonceront une doctrine déviationniste, droitiste, l’expression infâmante d’une hérésie. Jay Lovestone célébra pourtant la nouvelle année 1928 en claironnant que « la lutte des classes aux États-Unis était aujourd’hui à un tournant, et que le temps des combats décisifs s’annonçait13 ». L’originalité américaine n’était donc pas incompatible avec le messianisme révolutionnaire. Malgré ce discours apaisant, la menace se fit soudainement sentir, en la personne de Solomon Abramovitch Dridzo, plus connu sous son pseudonyme d’Alexandre Losovsky, responsable de l’Internationale Syndicale Rouge. Losovsky profita de la tribune que lui offrait le IXe Plenum du Profintern pour dénoncer violemment la pusillanimité de la politique syndicale des communistes américains, incapables de mettre sur pied des syndicats résolument révolutionnaires, notamment dans le décisif secteur des mines. Quelques mois plus tard, Losovsky renouvelait ses accusations : « Faut-il sauver les syndicats américains ? Nous devons plutôt sauver les travailleurs américains et les protéger de ce gang à la tête des syndicats qui prolifère dans une bureaucratie réactionnaire. » Après de vaines explications, l’équipe de Jay Lovestone se résolut à modifier la politique syndicale, en ouvrant des fronts unis à la base, favorables à l’émergence de courants radicalisés contrôlés par le parti. Malgré ce premier coup de semonce, Lovestone gardait le soutien des militants et contrôlait fermement la machine partisane.
13Les tensions se déplacèrent alors à Moscou, à l’occasion du VIe Congrès de l’IC qui se tint du 17 juillet au 1er septembre 192814. La délégation américaine, forte de 29 membres, regroupait les principaux dirigeants du parti. Dans une atmosphère extrêmement lourde, bruissant de rumeurs, le Congrès fut l’occasion pour Staline d’internationaliser la lutte interne qu’il menait contre Boukharine. Le débat autour de la Troisième période illustre la nature stratégique du clivage. Face à Boukharine qui défendait la poursuite de la politique économique de la NEP, et constatait qu’au niveau mondial le capitalisme, malgré sa fin programmée, continuait de se développer, Staline prophétisait un déclin rapide de l’économie capitaliste et l’ouverture d’une situation révolutionnaire qu’il convenait urgemment de préparer. La dramatisation tactique des enjeux donna lieu à un déchainement de violences verbales. Jay Lovestone n’était pas le dernier à entrer dans la mêlée. Avec quelque jouissance à moucher celui qui l’avait fragilisé quelques mois plus tôt, il interpella avec une insolence inédite Losovsky : « Camarade Losovsky, qui a transformé en merde à peu près tout ce qu’il touchait. » Haine et peur se mêlaient dans une orgie d’accusations et de dénonciations. La délégation américaine se distinguait en outre par ses déchirements publics, offrant ainsi l’opportunité aux délégués du Komintern de jeter de l’huile sur le feu, et de brocarder les « dérives droitistes » des dirigeants. Dans ce jeu complexe et dangereux, les lovestonéistes surent manœuvrer avec habileté, évitant provisoirement toute condamnation officielle. Mieux, la faction adverse, dirigée par William Forster, se voyait adresser un blâme public par Staline, qui considérait que l’heure de la remise en ordre du parti communiste américain n’avait pas encore sonné.
14Le répit fut de courte durée. La VIe Convention du Parti des Travailleurs d’Amérique, réunie à New York en mars 1929, fut la plus tumultueuse de l’histoire du parti. Les hostilités factionnelles reprirent de plus belle, durcissant encore les fractures idéologiques et personnelles. S’il dut accepter certaines réformes organisationnelles, dont le changement de nom du parti devenu Parti communiste des États-Unis, section de l’Internationale communiste, Lovestone gardait une écrasante majorité au sein du parti. Convaincu que ce soutien massif le légitimait dans son interprétation de la situation américaine, et au lieu d’attendre les réactions du Komintern, Lovestone décida d’aller le défier, à la tête d’une petite délégation de dix personnes, qui arriva à Moscou le 7 avril 1929. Mais Staline avait perdu patience, et profita de l’occasion pour transformer cette visite en procès des « fractionnistes américains ». L’orchestration fut confiée à la Commission américaine, entièrement composée d’hommes liges (Ulbricht, Kun, Kuusinen). La délégation américaine joua crânement sa chance, argumentant son analyse du contexte particulier de l’Amérique, repoussant les accusations de dérive droitiste. La défense de l’exceptionnalisme américain prenait parfois des accents patriotiques, comme le reconnut plus tard Bertram Wolfe : « We are more than American exceptionnalists. We are exceptionnalists for every country in the world. » Cela en était trop ! Otto Kuusinen formula l’incrimination de lèse-majesté : « Ce n’est plus une question de rivalités entre une minorité et une majorité, mais une attitude factieuse à l’encontre de l’Exécutif du Komintern. » Puis Staline en personne intervint au cours de trois discours tenus les 7 et 14 mai 1929. Le caractère spécifique du capitalisme américain avait été exagéré, dit-il. Certes, il existait bien des particularités, comme dans toute société, mais elles ne justifiaient pas les retards à appliquer les décisions prises par l’Internationale communiste. Puis ce fut une leçon d’obéissance bolchévique : « L’IC est le sanctuaire de la classe ouvrière. Ou bien nous sommes des léninistes, et nos rapports sont empreints de confiance ; ou bien nous ne sommes pas léninistes, et alors nos rapports offrent un vaste champ à la diplomatie pourrie. De deux choses l’une. Il faut choisir, camarades. » L’acte d’accusation se fit plus précis et personnel : « Lovestone a besoin de phrases grandiloquentes sur sa loyauté à l’IC, afin de mieux dissimuler la préparation de la lutte contre les décisions de l’IC. » Sa culture de « philistin » nuit à la discipline de son propre parti mais elle freine surtout la dynamique révolutionnaire. Enfin, alors que les délégués américains, dans un dernier baroud d’honneur, refusaient de signer les propositions contraignantes du Komintern, Staline porta le coup de grâce :
« Seuls des anarchistes, des individualistes peuvent raisonner comme vous le faites […] Croyez-vous donc, camarades de la délégation américaine que votre conscience et vos convictions sont supérieures à la conscience et aux convictions de la majorité écrasante du Présidium de l’Exécutif de notre Internationale ? […] Non, camarades, le Parti communiste américain ne périra pas. Seul un petit groupe fractionnel disparaitra, s’il persiste dans son entêtement […] Le sort du communisme en Amérique n’est pas lié à un quelconque exceptionnalisme mais à sa capacité à se soumettre aux décisions révolutionnaires portées par l’Internationale. »
15La légende rapporte cet aparté d’un Staline fou de rage : « Qui croyez-vous être ? Trotski m’a défié. Où est-il ? Zinoviev m’a défié ? Où est-il ? Boukharine m’a défié. Où est-il ? Et vous, qui êtes-vous ? Quand vous rentrerez en Amérique, il n’y aura plus personne pour vous suivre, sauf peut-être vos femmes. » Quelques mois après son retour, Jay Lovestone subissait la disgrâce d’une exclusion du parti communiste américain. Il allait, d’une tout autre manière, reprendre le refrain de l’exceptionnalisme américain, en devenant l’adversaire acharné du communisme, partout dans le monde15.
Notes de bas de page
1 Brecht B., Sainte Jeanne des abattoirs (1931), citation reprise en exergue de Baudouin J., Mort ou déclin du marxisme ?, Paris, Montchrestien, 1991.
2 Morgan T., A Covert Life. Jay Lovestone, Communist, Anti-communit, and Spymaster, New York, Ramdom House, 1999.
3 Staline J., Premier discours prononcé au Présidium du Comité exécutif de l’Internationale communiste sur la question américaine, le 14 mai 1929.
4 Ceaser J., « The Origins and Characters of American Exceptionalism », American Political Thought, vol. 1, Spring 2012, p. 1-25. Voir également Lewis D., « Exceptionalism’s Exceptions : the Changing American narrative », Daedalus, n° 141, Winter 2012, p. 101-117 ; Leon D. H., « Whatever Happened to an American Socialist Party ? A Critical Survey of the Spectrum of Interpretations », American Quaterly, vol. 23, n° 2, May 1971, p. 236-258.
5 Arendt H., De la révolution, Paris, Gallimard, 2013, p. 345.
6 Marx K., Le Capital. Œuvres complètes, tome 1, Paris, Gallimard, 1965, p. 1233.
7 Hastings M., « Du socialisme en Amérique. Seymour Lipset et le mystère de l’impossible greffe », Revue Internationale de Politique Comparée, vol. 15, n° 3, 2008, p. 335-362.
8 Sombart W., Pourquoi le socialisme n’existe-t-il pas aux États-Unis ? (1906), Paris, PUF, 1992.
9 Draper T., American Communism and Soviet Russia, New York, Viking Press, 1960.
10 Carver T., The Present Economic Revolution in the United States, Boston, Little Brown, 1925.
11 Daily Worker, 15 septembre 1927.
12 Klehr H., The Communist experience in America, New Brunswick, Transaction Publishers, 2010.
13 Daily Worker, 7-17 février 1928.
14 Klehr H., The Heyday of American Communism. The Depression Decade, New York, Basic Books, 1989.
15 Alexander R., The Right Opposition. The Lovestoneistes and the International Communist Opposition of the 1930s, Westport, Greenwood Press, 1981.
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