1. Cinq questions sur le communisme comme système mondial
p. 31-41
Texte intégral
1L’ambition de ce texte n’est pas de présenter une sorte de résumé synthétique sur l’Histoire du communisme mondial qui a déjà donné lieu à de très nombreuses et copieuses études, comme en atteste la courte bibliographie indicative, lesquelles se multiplieront sans doute à l’approche du Centenaire de la révolution d’Octobre. J’entends ici livrer quelques réflexions à l’auteur de Mort ou déclin du marxisme ? autour de cinq questions concernant le communisme mondial, et plus exactement sur la notion qui a parfois été utilisée et qui continue de l’être de système communiste mondial. Le communisme dont il s’agit ici est le communisme bolchevique, créé par Lénine et développé à partir de l’expérience fondatrice de l’Union soviétique. Né comme idéologie et pratique politique en Europe avant, durant et après la Première Guerre mondiale, il s’est rapidement métamorphosé, à la différence du socialisme, en un véritable phénomène mondial. Cela résultait avant tout de la volonté des dirigeants bolcheviques qui avaient forgé un instrument performant pour sa propagation, l’Internationale Communiste. Mais aussi parce que l’exemple de la révolution russe a essaimé à travers le monde, suscitant, d’un côté, l’espérance d’un changement radical, de l’autre, une immense peur. De ce point de vue, le communisme a constitué l’un des premiers exemples de globalisation de la politique, et, c’est peut-être la raison pour laquelle on assiste, après une phase d’atonie, à un regain d’intérêt des historiens pour son étude avec le plein essor des historiographies globales, connectées ou transnationales. Mais, le système communiste, tel que nous le définirons, a échoué même s’il existe toujours des États communistes, en particulier en Asie. Un échec paradoxal. En effet, le communisme au vingtième siècle s’est voulu un mouvement politique global puisque porteur d’un projet révolutionnaire mondial désireux d’en finir avec l’impérialisme ; or il a été défait à la fin de ce même siècle du fait de son incapacité à répondre à la nouvelle globalisation marquée par l’extension généralisée des marchés, la métamorphose du capitalisme, le libéralisme conquérant, les mutations des sociétés et le développement prodigieux des sciences, des techniques, des médias et des communications.
2Aux questions que je formulerai, j’entends donner des réponses fondées sur la réalité historique prise par ce communisme mondial, mais j’indiquerai aussi, à l’occasion, quelques débats scientifiques que ce dernier a suscités.
De quoi parle-t-on lorsque l’on parle de système communiste ?
3En sciences sociales, par système communiste on entend la combinaison de différents éléments reliés entre eux, formant une structure cohérente, rationnelle et fonctionnelle avant tout en politique mais aussi pour l’organisation et la gestion de l’économie, du social ou de la culture. Les historiens sont réticents à recourir à pareille notion, et c’est là l’une de leurs différences fondamentales avec les politistes et les sociologues. S’ils acceptent d’y recourir, c’est soit comme métaphore supposée être éclairante, soit pour décrire une réalité historique précise ; mais, en ce cas, ils y introduisent toujours de multiples nuances et ils prennent soin de contextualiser et de repérer des évolutions au fil du temps. Je me place ici dans une perspective qui combine histoire et science politique.
4À cet égard, il s’avère impératif de distinguer le système soviétique et le système communiste. Le premier se réfère au mode de gouvernement de l’Union soviétique depuis Lénine jusqu’à… Et ces trois petits points constituent l’une des interrogations majeures qui se posent. Les historiens spécialistes de l’ex-URSS comme les politistes qui s’y sont intéressés ou l’étudient de manière rétrospective se divisent entre ceux qui soulignent, au-delà de quelques incontestables changements, les continuités fondamentales qui relient 1917 à 1989-1991, et ceux qui, à l’inverse, insistent sur les infléchissements ou les ruptures qui marquent la trajectoire de ce pays, par exemple entre Lénine et Staline, entre Staline et Khrouchtchev ou encore entre Brejnev et Gorbatchev.
5Le système communiste est lié au système soviétique qui l’a engendré mais ne se réduit pas à celui-ci, même s’il en fut dépendant. Il désigne la réalité communiste mondiale en postulant que celle-ci est délibérément structurée, concrétisant ainsi le projet originel des bolcheviks. En effet, la Première Guerre mondiale avait profondément déstabilisé le système international dominé par les États européens avec leurs empires coloniaux. Le communisme se voulait une réponse à cette crise. L’ambition de Lénine et de ses camarades était de refonder un ordre mondial par la révolution prolétarienne. Pour ce faire, le communisme s’est doté d’instruments d’action expérimentés en Russie et généralisés à l’ensemble des partis communistes : une doctrine codifiée, un mode d’organisation légale et illégale, une stratégie coordonnée, un certain type de professionnels de la politique (par exemple, les fameux « kominterniens » de 1919 à 1943), ou encore une mythologie. Néanmoins, si le système soviétique et le système communiste sont interdépendants, le second ne consiste pas en la simple reproduction ou extension du premier ; nous reviendrons sur ce point essentiel.
6Le système communiste, si l’on en admet l’existence et la consistance, suscite de nombreuses controverses académiques. Deux d’entre elles peuvent être indiquées. La première concerne les origines du système soviétique puis du système communiste. Ceux-ci proviennent-ils directement de la théorie de Marx ? Ou de celles de Marx et de Lénine ? Ou uniquement de la pensée de ce dernier et de ses pratiques au sein du parti russe, de la Deuxième Internationale puis de la Troisième ? Ou résultent-ils des circonstances ? Par exemple, la Première Guerre mondiale avec ses effets sur la Russie et d’autres pays européens et extra-européens, la crise du capitalisme mondial des années Trente, la montée du fascisme et du coup de l’antifascisme, la Seconde Guerre mondiale, la Résistance, voire le processus de décolonisation. Ou encore sont invoqués des phénomènes de plus longue durée, comme la « brutalisation » de la politique (George Mosse), les sentiments d’inégalité sociale et d’injustice ? En d’autres termes, faut-il accorder une importance déterminante à l’idéologie en Histoire ou aux réalités empiriques ?
7La deuxième série de discussions tourne autour du caractère inédit ou non du système communiste. Engendré par la pensée de son démiurge Lénine et du déchaînement de la Première Guerre mondiale, celui-ci est-il complètement original ou n’est-il qu’un élément dans la longue chaîne de la pensée et des pratiques révolutionnaires, et des mouvements sociaux en faveur de l’égalité, de la solidarité et de la justice ? À l’évidence, les réponses n’ont pas qu’une simple teneur historique et elles revêtent une dimension politique. Si vous considérez que le communisme relevait d’une expérience bien circonscrite dans le temps avec une date de naissance, 1917, et désormais presque une fin, 1989 ou 1991 (en dépit du fait que des régimes communistes subsistent), vous êtes enclin à penser que le communisme appartient à un passé quasi révolu. En revanche, si vous pensez que le communisme est un chaînon d’une histoire de plus longue durée, vous pouvez facilement penser qu’il y a un avenir post-communiste, les nobles idéaux qui, au cours du siècle écoulé, avaient pu s’identifier avec le communisme se perpétuant aujourd’hui sous d’autres formes.
Quelles sont les principales caractéristiques du système communiste ?
8Nous partirons de deux récentes études réalisées par d’éminents spécialistes du communisme mondial. Robert Service définit ainsi l’ordre ou le système léniniste : « The one-party state, the one-ideology culture, the hyper-centralism, the State-penetrated economy and the mobilised society1. » Archie Brown indique, quant à lui, six caractéristiques du système communiste, « grouped in three pairs, relating, first to the political system, second, to the economic system ; and third to ideology2. » Quelles sont-elles ? Pour le système politique, le monopole du parti unique (on pourrait objecter que, dans certains pays est-européens, d’autres partis existaient, mais sous la férule du Parti communiste) et le centralisme démocratique. Pour l’économie, une propriété non capitaliste des moyens de production et une économie dirigée. Enfin, dans la sphère idéologique, l’intention affichée et revendiquée de construire le communisme érigé en but ultime et l’existence du mouvement communiste international. Dans ces deux ouvrages, il est assez étrange de noter que leurs auteurs n’intègrent pas la terreur, la répression et les crimes (qu’ils décrivent par ailleurs) comme des éléments constitutifs du système communiste lorsqu’il exerce le pouvoir.
9À notre avis, le système communiste présente également six caractéristiques, mais déclinés dans un ordre différent de celui proposé par Brown : l’idéologie, l’internationalisme, le parti, le mode d’exercice du pouvoir, la stratégie et, dans une perspective anthropologique, une tentative de promouvoir la régénération de l’humanité. Six éléments donc qu’il faut détailler quelque peu.
Idéologie
10Dans le système communiste, l’idéologie est fondamentale et prééminente sur tout autre aspect car conçue comme une interprétation générale du passé, du présent et du futur, et une clef de connaissance, de compréhension et de vision du monde. Elle impacte la stratégie des Partis communistes et la culture générale des militants et des dirigeants communistes. Elle forme le cadre des croyances et des valeurs communistes. Elle constitue une langue et une grammaire communes pour les adeptes du communisme. Bien évidemment, tous les communistes n’entretenaient pas la même relation avec l’idéologie. Cela variait en fonction d’un grand nombre de facteurs : la position à l’intérieur du parti, le niveau d’instruction et de culture, l’appartenance sociale, les générations (définies en termes biologiques ou politiques), les périodes, les pays etc. L’idéologie communiste n’est pas restée immuable au fil du temps. Elle a changé de contenu, par exemple, le marxisme-léninisme tel qu’il a été codifié par Lénine puis par Staline diffère profondément de l’idéologie du Parti communiste italien des années soixante-dix du vingtième siècle. En certaines périodes, l’idéologie communiste a pu tourner au dogme et à la foi religieuse, dans d’autres, elle ne fait que remplir une fonction de légitimation du pouvoir des dirigeants et de mobilisation des masses. Cependant, des invariants de l’idéologie communiste se dégagent tout au long de l’histoire et sur tous les continents, quelle que soit la situation des partis communistes, au pouvoir ou pas, forts ou faibles : l’anticapitalisme, l’anti-impérialisme, l’antifascisme, l’hostilité à la social-démocratie, la volonté de provoquer un changement radical politique, économique et social.
Internationalisme
11Le système communiste a rompu avec la conception classique de l’internationalisme socialiste conçu comme la solidarité entre les socialistes et les prolétaires de différentes nations. Au contraire, le système communiste entendait créer un nouvel ordre, centralisé et placé sous contrôle du Parti mondial de la révolution avec Moscou comme centre. L’URSS a constitué longtemps un modèle et, quand elle le fut moins ou plus du tout à partir des années soixante, elle restait décisive y compris dans le cadre des relations bilatérales entre partis communistes au pouvoir ou pas. La période kominternienne (1919-1943) se traduisit par une hégémonie russe sur le personnel et les instances bureaucratiques. La défense de l’URSS était érigée en élément clef de l’internationalisme (Agosti, 2009). Et cela resta en vigueur longtemps. Ainsi, lors de la période eurocommuniste, dans les années 1970, le Parti communiste italien n’a jamais rompu ses relations avec l’URSS. En dépit des vives critiques qu’il portait à l’encontre de la politique intérieure de Moscou et parfois de sa politique étrangère, son secrétaire, Enrico Berlinguer, a pensé jusqu’à la fin de sa vie en 1984 que l’URSS disposait d’une supériorité intrinsèque sur le monde capitaliste3. L’accès aux archives a permis en outre d’établir que Moscou continuait de verser de l’argent à ce parti, y compris dans les moments de plus intense tension4.
12De 1919, date de la création du Komintern, jusqu’aux années trente, les communistes étaient hostiles au nationalisme et à la nation. Pour des motifs de stratégie politique internationale, de la moitié des années trente jusqu’à la fin, les Partis communistes ont intégré la nation de leur pays respectifs à leur culture politique. Dans presque tous les cas, les Partis communistes s’efforçaient de concilier leur tentative d’incarner les intérêts nationaux de leur pays avec la loyauté envers l’URSS. En cas de conflit, néanmoins, la prééminence de la relation avec Moscou ne supportait pas de discussion. Et ceux qui, parmi les communistes, la remettaient en cause, étaient inexorablement écartés. Cette dépendance à l’égard de l’URSS était plus ou moins importante selon les partis, dépendant de la position centrale ou périphérique de leurs pays et d’eux-mêmes par rapport à Moscou.
Organisation
13Le Komintern a imposé à tous les Partis communistes le même modèle d’organisation inventé par Lénine pour la Russie. C’est le fameux processus de bolchevisation qui a été promulgué à partir des années vingt, suivi à partir des années trente jusqu’à la mort de Staline de la stalinisation des partis. Celle-ci signifiait la nécessité absolue d’exalter la construction du socialisme entreprise par Staline en URSS et de suivre sa politique internationale, l’élimination des opposants, le culte du chef, le choix par Staline et ses proches des directions des partis communistes dans le monde entier. Les effets du « centralisme démocratique », ce principe qui rompait totalement avec la tradition social-démocrate, ont été importants et durables : absence de débats et de démocratie interne, interdiction des tendances, management humain autoritaire, pouvoir absolu des dirigeants et notamment du leader du parti, prééminence des organes supérieurs sur les échelons inférieurs, discipline de fer, nécessité pour les militants d’être dévoués au Parti, sacralisation de celui-ci comme entité, pratique du secret, constitution d’une organisation militaire (qui sera abandonnée en Europe occidentale dans la deuxième moitié du vingtième siècle) et, parfois, si besoin, activités clandestines et lutte armée.
Exercice du pouvoir
14Les bolcheviks ont créé un mode de gestion du pouvoir. Il a été exporté par la force (grâce à l’Armée rouge en Europe centrale et orientale, à l’exception de l’Albanie, de la Yougoslavie et de la Tchécoslovaquie), par imitation ailleurs. Dans une perspective idéal-typique, le « made in URSS » était fondé sur quelques grands socles. La dictature d’un seul parti (ou un faux pluralisme, purement de façade) qui s’infiltre dans l’État et s’en empare pour se métamorphoser en parti-État. Le déclenchement d’une violente répression au moment de la prise du pouvoir suivie d’un relâchement de la pression mais avec l’entretien par le parti de la mémoire de l’épisode traumatique de la terreur associé à la mobilisation d’autres moyens de domination : la séduction de la propagande et de l’idéologie, la mise sur pied d’un clientélisme sur des bases « de classe », la recherche d’un compromis fondé sur la satisfaction d’attentes matérielles contre le silence en politique. Une économie dirigée, centralisée, contrôlée et planifiée par le parti-État. L’effort de mise sous tutelle de l’ensemble des activités sociales et culturelles. Le monopole des médias et de la communication.
15Il s’agit bien d’un idéal-type, la réalité de chaque pays ayant ses propres singularités plus ou moins proches ou éloignées. C’est ainsi que, par exemple, selon les périodes ou les pays, l’économie pouvait tolérer un secteur privé d’importance variable. De même, toujours selon les périodes et les pays, des sphères d’autonomie étaient plus ou moins autorisées ou conquises par des fragments de la société dominée par un parti communiste.
Stratégie
16La stratégie est un mot-clef dans le langage communiste, presque une obsession (il existe une énorme littérature communiste à ce sujet) parce qu’elle concerne les moyens que se donne le système communiste pour se développer à travers le monde, à l’intérieur de chaque société et système politique. Mais, quels que soient les contextes, pour les partis communistes, qu’ils soient ou non au pouvoir, la définition de leurs stratégies se devait d’intégrer deux éléments ; d’une part, la situation internationale, ce qui, dans la langue communiste, signifiait les relations et les rapports de force existant entre l’URSS et le monde capitaliste, et, d’autre part, les particularités nationales.
La régénération de l’Humanité
17Le communisme poursuivait une ambition prométhéenne qui ne visait rien moins qu’à engendrer une nouvelle espèce humaine (sans hésiter à faire de nombreux morts) au nom des lois scientifiques de l’Histoire et sous la houlette éclairée du « Parti ». Ce dessein a été très fort sous le stalinisme, moins prégnant après 1956 et disparut presque complètement à partir de la fin des années soixante5. La perspective utopique de la régénération a affecté la conception communiste de la politique et a contribué à définir l’identité communiste dans un antagonisme radical entre « eux » et « nous ». Elle a servi à dénoncer les autres partis politiques, accusés de ne poursuivre que des objectifs à courte vue, à fustiger le capitalisme, à proposer un « roman » spécifique de la modernité, à construire un grand récit mythologique pour l’avenir. En effet, régénérer signifiait fonder un nouvel ordre politique, économique, social, culturel, humain donc. Régénérer supposa aussi, durant longtemps (peut-être jusqu’à la fin des années 1960-1970), pour un communiste actif et convaincu de se comporter de manière exemplaire dans sa vie individuelle et dans la collectivité, en respectant les règles édictées par le parti.
18Cette dimension mythologique et utopique du communisme fait qu’il ne constitue pas un phénomène politique banal. Telle est la raison pour laquelle il a alimenté, là encore, de grandes controverses scientifiques étroitement imbriquées entre elles qui tournaient notamment autour de deux principales questions. D’abord, peut-on ou pas parler du système communiste comme un exemple de totalitarisme ? Ensuite, le système communisme a-t-il constitué ou pas une forme de religion politique ? La littérature sur ces deux sujets est considérable et je ne peux la discuter ici d’autant que me suis déjà exprimé sur ces points.
Les historiens sont-ils en mesure d’établir une chronologie claire du système communiste ?
19Les historiens ne se contentent pas, quand ils le font, de décrire le système communiste, d’en prendre la mesure, d’en évaluer la portée. On l’a dit, ils entendent pointer les éventuels changements. Or il y en eut au fil de la longue histoire du communisme. On peut ici présenter quelques périodisations qui ont été proposées.
20Une première approche est limitée aux organisations et institutions communistes. 1919-1943, représentent les années Komintern avec, en leur sein, différentes séquences : la stratégie révolutionnaire jusqu’en 1923 ; « le front unique » entre 1923 et 1928, la politique « classe contre classe » entre 1928 et 1934 ; les « fronts populaires » entre 1935 et 1939 ; la dénonciation de la guerre capitaliste et le défaitisme révolutionnaire entre 1939 et 1941 ; la large union contre le fascisme et le nazisme et l’exaltation de la nation à partir de 1941. Le moment kominternien marque de manière presque indélébile le reste de l’histoire communiste, sa politique, son idéologie, son organisation, son leadership, sa culture (Courtois, 2009 ; Wolikow, 2010). Entre 1943 et 1947, s’écoule une période de relations bilatérales entre le PCUS et chacun des Partis communistes, suivie entre 1947 et 1956, de la fondation du Kominform. Enfin, de 1956 à 1989, on parle du Mouvement communiste International avec l’organisation de quatre grandes conférences mondiales des PC (1957, 1960, 1969 et 1975) et des relations bilatérales entre le PCUS et les différents PC, et entre les PC au pouvoir et ceux de l’Europe de l’Ouest ou d’ailleurs, mais avec toujours en arrière-fond la présence de Moscou. Les PC se rencontraient aussi lors de conférences régionales, par exemple au niveau européen.
21Une autre approche consiste à établir une plus vaste chronologie, afin de saisir le communisme dans sa complexité, et pas simplement en se centrant sur ses organisations et ses institutions. Ainsi, Robert Service distingue différentes phases résumées à chaque fois par un mot : « Expérimentation » 1917-1929 ; « Développement » 1929-1947 ; « Reproduction » 1947-1957 ; « Mutation » 1957-1979, « Fins » à partir de 1980 (Service, 2009). Silvio Pons (Pons, 2012) opère d’autres découpages : 1917-1723 : « Le Temps de la révolution » ; 1924- 1939 : « Le Temps de l’État » (Union soviétique) ; 1939-1945 : « Le Temps de la guerre » ; 1945-1953 : « Le Temps de l’Empire » ; 1953-1968 : « Le Temps du déclin » ; 1968-1991 : « Crises et échec ». Quant à Stephen A. Smith, il a identifié six « global moments » pour le communisme : 1919, 1936, 1956, 1968 et 1989 (Smith, 2014).
22Pour ma part, je suis Silvio Pons, en y introduisant des précisions sur la période de l’après-1945. De 1945 à 1953, je considère qu’il s’agit du « Temps de la Gloire et de la Victoire » et non celui de « l’Empire » pour des raisons que j’expliquerai dans un instant. J’appelle les années 1953-1968, « Le Temps des premières ruptures » avec la mort de Staline (1953), la révolte de Berlin (1953), le XXe Congrès du PCUS (1956), les premiers mouvements de protestation en Pologne (1956), la révolution hongroise (1956) et le schisme chinois et albanais (1960). Ensuite, je qualifie la période 1968-1970 de « Temps de l’ambivalence » avec, d’un côté, la crise tchécoslovaque (1968), les contestations en Pologne (1968, années 1970), la contestation des PC ouest-européens par les gauchistes, le déclin général du prestige de l’URSS et de son idéologie communiste, mais, de l’autre côté, le développement d’une idéologie néo-communiste en Europe de l’Ouest et les succès communistes en Asie du Sud-Est et en Afrique. La dernière période s’étendrait des années 1970 à 1991 ; c’est « le Temps des crises et des échecs du système communiste ».
23Cette contextualisation suscite également des controverses. Deux exemples. D’abord de quand dater le début du déclin du système communiste : 1953, 1956, 1968, les années 1970 ou 1980 ? Ensuite comment déterminer les causes de la faillite du système communiste ? Proviennent-elles de l’extérieur de ce système (course aux armements, accélération de la mondialisation, généralisation de l’économie de marché, performances économiques et technologiques du monde capitaliste, triomphe des médias, action de Jean-Paul II, etc.) ? Ou les explications sont-elles endogènes au système communiste, en particulier à l’intérieur du PCUS (déclin de l’idéologie, crise économique, incapacité de relever les défis de la globalisation, décision de Gorbatchev de ne pas réprimer les contestataires, acceptation d’une partie des pratiques démocratiques etc.) ?
Le système communiste était-il une organisation mondiale parfaitement organisée ?
24Telle était l’autoreprésentation du communisme mais aussi la perception de celui-ci par les anticommunistes. C’est également l’analyse de certains chercheurs (Kriegel, 1984 ; Courtois, 2009). Dans son livre, conçu et écrit dans le contexte de l’intense débat idéologique et politique sur l’expansionnisme soviétique des années 1980, Annie Kriegel expliquait qu’il y avait alors trois composantes du système communiste mondial : un sous-système de la communauté des Partis communistes au pouvoir, les partis-États ; un sous-système des Partis communistes ou assimilés du monde entier, au pouvoir ou pas ; un sous-système des alliances, alliance pour la paix (qui signifie la défense de l’URSS), alliance avec « la classe ouvrière internationale » (par le biais des organisations syndicales internationales, le Profintern d’abord puis la Fédération Syndicale Mondiale à partir de 1945), alliance avec les mouvements de libération du Tiers-monde. Le système communiste mondial était conçu et organisé pour travailler à la victoire mondiale du communisme. Bien que secoué par des crises profondes, il avait la capacité de résoudre celles-ci et formait un mécanisme parfait et articulé.
25Ce genre de théorisation a provoqué de vifs débats. Deux exemples là encore. Comment caractériser le fonctionnement du système communiste ? Par son unité ou sa diversité ? Par l’importance du centre ou par le rôle des forces centrifuges à la périphérie ? La structure de ce système était-elle inamovible ou a-t-elle enregistré d’importantes transformations, par exemple après 1953 ou 1968 ? Quel était l’impact de la nation et du nationalisme dans les crises du système communiste, avec la Yougoslavie en 1948 et plus tard avec la scission de la Chine et de l’Albanie ? Sur toutes ces questions, on peut dire avec Robert Service, « despite all the diversity of the states committed to communism, there was an underlying similarity in purpose and practice. Communism was not simply a veneer coating diverse pre-existing national traditions. It adapted itself to those traditions while suffusing them with its own imperatives ; and it transformed those countries where it held power for more than a few years6 ». Selon lui, les fondations du système communiste creusées par Lénine restèrent en place, les points communs l’emportant sur les différences. Silvio Pons relève, lui, le paradoxe du système communiste (Pons, 2012) : il veut créer de l’unité et de l’harmonie mais provoque en permanence crises, dissidences, divisions, ruptures : ainsi, note-t-il, il y avait une tension constante avec les réformateurs à l’intérieur du système (Gomulka, Kadar, Dubcek, Khrouchtchev, Gorbatchev etc.).
26Selon moi, le système communiste était bien moins articulé que ne le pensait Annie Kriegel car il était soumis en permanence à la tension entre la dimension théologique du communisme (projet universel, idéologie, stratégie, organisation) et les facteurs de diversité en provenance de la dimension sociétale (chaque Parti communiste évoluait dans un contexte spécifique dû au système politique et aux structures économiques, sociales et culturelles) (Lazar, 2005). Les historiens doivent donc « tenir les deux bouts », l’unité fondamentale du communisme et la tendance opposée à la diversité. C’est donc commettre une erreur que de ne voir que l’un de ses éléments, car les deux sont constamment présents : dans les institutions du système communiste, mais aussi à d’autres niveaux beaucoup plus étudiés de nos jours dans l’historiographie contemporaine qui s’intéresse aux attitudes des simples communistes ou aux individus au sein de la communauté humaine communiste. Les communistes n’étaient pas des robots formatés : ils disposaient plus ou moins, selon les périodes – moins durant le stalinisme par exemple, plus dans les années ultérieures-, d’une marge de manoeuvre. Comme le suggère David Priestland, il existait une unité du communisme mais différentes façons de l’interpréter (Priestland, 2012).
27Le deuxième débat concerne l’interprétation du système communiste dans une perspective historique de longue durée. Était-il, au-delà de l’idéologie communiste officielle, une nouvelle version de la longue histoire des Empires, et plus particulièrement du classique empire russe, l’idéologie marxiste-léniniste ne servant que de prétexte, de légitimation et de parure ? Ou représentait-il quelque chose d’inédit, précisément du fait de son idéologie de référence et de son projet révolutionnaire ? Je préfère pour ma part, m’inspirant du paradigme révolutionnaire impérial de Pleshakov et Zubok, la deuxième interprétation : les communistes du monde entier formaient des acteurs d’un système international désireux de fonder un ordre nouveau et original dans lequel la Russie soviétique formait un élément fondamental, essentiel, mais juste un élément7.
Pour conclure. Quel héritage laisse le système communiste ?
28Question essentielle que l’on ne peut résoudre ici mais qui alimente un grand débat, plus particulièrement au sein de la gauche européenne, bien résumé par la formule anglaise à succès : « What’s left of the Left ? » On se rappelle que le grand livre de François Furet se terminait par une forte affirmation : selon lui, la fin du communisme signifiait que « l’idée d’une autre société est devenue presque impossible à penser8 ». Une phrase qui a déchaîné les passions mais qui mérite peut-être d’être nuancée. Car la recherche d’une utopie, la quête de l’harmonie sociale, l’idée du rêve nécessaire en politique, l’hostilité au capitalisme et à l’économie de marché, la passion de l’égalité, l’exaltation d’un changement radical, le rejet du réformisme n’ont pas disparu sans que les contours « d’une autre société » soient pour autant clairement définis. Davantage, ces éléments sont revendiqués par la gauche de la gauche qui peut exercer une certaine séduction en période de crise, quand bien même en ce moment elle ne remporte pas les mêmes succès que les mouvements populistes venus de l’extrême droite.
Bibliographie
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Service R., Comrads. A World History of Communism, Oxford, Macmillan, 2007, p. 473.
2 Brown A., The Rise and the Fall of Communism, Londres, The Bodley Head, 2009, p. 105.
3 Voir entre autre Pons S., Berlinguer e la fine del comunismo, Turin, Einaudi, 2006.
4 Voir entre autre Riva V., Oro da Mosca. I finanziamenti sovietici al PCI dalla rivoluzione d’Ottobre al crollo dell’URSS, Milan, Mondadori, 1999 et Zaslavsky V., Lo stalinismo e la sinistra italiana, Milan, Mondadori, 2004, p. 121-150.
5 Je renvoie au très bel article de Kolar P., « The party as a new utopia : reshaping communist identity after Stalinism », Social History, vol. 37, n° 4, 2012, p. 402-424. Voir aussi Westad O. A., The Global Cold War : Third World Interventions and the Making of Our Times, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
6 Service R. Comrads, op. cit., p. XI.
7 Voir Pleshakov C., Zubok V. M., Inside the Kremlin’s Cold War : From Stalin to Khrushchev, Harvard, Harvard University Press, 1996 et Zubok V. M., A Failed Empire : The Soviet Union in the Cold War from Stalin to Gorbachev, Chapell Hill, University of North Carolina Press, 2007.
8 Furet F., Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au xxe siècle, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, p. 572. Souligné dans le texte.
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