Introduction à la troisième partie
p. 147-149
Texte intégral
1Michel Dobry propose une analyse des crises dont il rattache partiellement la pertinence au degré de différenciation sectorielle des sociétés étudiées. Les hypothèses renvoient, on le rappelle, aux propriétés de ces secteurs (qu’il s’agisse des secteurs économiques, politiques, militaires, etc.), telles qu’elles peuvent être repérées et analysées dans les conjonctures ordinaires : d’abord les secteurs contiennent, cadrent, informent les calculs des acteurs, les rendant prévisibles ; ensuite ces secteurs sont marqués par des rapports sociaux impersonnels, contraignants, fournissant des toiles de signification qui alimentent les perceptions et les actions de ceux qui s’y inscrivent ; enfin, ces secteurs sont autonomes et cette autonomie peut être attestée par du droit, des règlements, un langage et une temporalité propres. Pour autant, cette autonomie ne produit pas la fragmentation des sociétés complexes dans la mesure où elle se traduit dans des pratiques et des principes pragmatiques (par exemple la non-ingérence entre secteurs, le fait de « fermer les yeux ») qui assurent la consolidation de l’ensemble. La dynamique propre aux conjonctures fluides se construit dans l’altération de ces propriétés et conduit à des processus d’évasion des calculs, de désobjectivation des rapports sociaux, et de rupture des transactions collusives.
2Une question se pose qui tient à la possibilité pour cet ensemble d’hypothèses de voyager aux confins de cet univers de pertinence : dans quelle mesure cette sociologie peut-elle opérer aux marges de cette zone de confort que constituent pour sa réflexion les sociétés complexes ? C’est le sens de la réunion de ces trois contributions dans une même partie. Chacune d’entre elles éclaire un élargissement possible, plus ou moins conséquent, des hypothèses proposées sur la dynamique des mobilisations multisectorielles ; situations de crise et de coups d’État sous influence militaire dans le Brésil des années 1930 ou 1960, échanges de coups imprévisibles dans des arènes de négociation européenne, ou réformes visant à perturber les arrangements intersectoriels au principe des processus de consolidation de la société soviétique.
3Carole Sigman travaille sur les réformes économiques engagées par Khrouchtchev au début des années 1960, nous rappelant ainsi que les hypothèses de Michel Dobry pourraient davantage être mobilisées pour analyser l’action publique. Les politiques menées par Khrouchtchev dans cette période dite de « dégel » engagée en 1956 se heurtent à des arrangements solides entre secteurs étatiques, à la complexité bureaucratique et à la différenciation des espaces sociaux de fabrication de la planification et, plus globalement, de la gestion de l’économie. La « résistance » de la planification ou des ministères sectoriels se comprend davantage dans ces arrangements, dans ces marchandages entre administrations locales et nationales plutôt que dans une quelconque idéologie du contrôle politico-bureaucratique sur l’économie. La planification persiste dans la mesure où les différents protagonistes semblent juger coûteux de s’en écarter et de rallier l’« efficacité économique », au risque d’entrer dans l’inconnu, « l’encore moins maîtrisable, aussi bien pour la sphère économique que pour l’univers de la bureaucratie ».
4La prise en compte de la différenciation des secteurs peut-elle être étendue aux arènes internationales ? Peut-on interpréter certains coups de théâtre propres aux arènes de négociations internationales comme des conjonctures fluides où brutalement l’ensemble des calculs semblent devenir imprévisibles et où les frontières entre les domaines établis de négociation perdent toute consistance ? Yves Buchet de Neuilly travaille sur un « coup » tenté par la délégation roumaine dans une arène qui réunit des ministres des Affaires étrangères européens : alors que la candidature de la Serbie avait été préparée par des années de négociation, le ministre roumain fait surgir une objection aussi inattendue qu’impérieuse à la candidature, objection qui ne relève pas de la sphère de négociation multilatérale mais qui concerne les relations bilatérales entre Serbes et Roumains. Yves Buchet de Neuilly entend expliquer pourquoi la connexion d’enjeu n’a pu, en ce cas, s’opérer. Il le fait en revenant sur les propriétés structurelles de cette arène. Celle-ci ne se résume pas à des relations interpersonnelles où tout est possible mais est largement autonome, garantie par tout un ensemble de règles, de langage, de codes, d’enjeux spécifiques qui minore les effets de cette initiative. Il s’agit bien de tester dans quelle mesure la discussion menée par Michel Dobry sur la dynamique des mobilisations multisectorielles peut être féconde dans ces arènes où les connexions entre espaces sociaux se structurent selon des modalités que l’enquête empirique doit spécifier.
5Enfin, dernière contribution de cette partie, celle de Sebastião Velasco e Cruz qui entend faire voyager la Sociologie des crises dans l’univers faiblement sectorisé de la société brésilienne confrontée à de multiples coups d’État, renversements de gouvernements dans les années 1930 puis dans les années 1960, crises majeures qui sans posséder toutes les propriétés des conjonctures fluides « ont été vécues comme telles ». Si on tient que ces propriétés caractérisant la sectorisation sont tendancielles, alors il peut être intéressant de travailler sur le mode plus ou moins appuyé avec lequel elles apparaissent dans les situations empiriques réelles et Velasco e Cruz s’attache justement à relever les formes dans lesquelles se présentent ces propriétés dans les crises de 1961, 1964 et 1984. C’est ainsi notamment le poids de l’armée qui est analysé, tant il semble déborder toute frontière sectorielle ; une des hypothèses étant ici que dans les contextes de faiblesse des institutions politiques et de « dispersion des moyens de violence organisée », les processus critiques tendent à s’engager dans une dynamique guerrière ; enfin c’est à une nouvelle prise en compte des réseaux de transactions collusives que la dynamique de certaines crises brésiliennes nous convie, en faisant porter l’attention sur les secteurs engagés dans les réseaux de consolidation intersectorielle, avec cette hypothèse que l’implication du secteur militaire dans ces réseaux tend à exaspérer les processus de désectorisation engagés dans les mobilisations multisectorielles.
6Le chantier ouvert autour de cette dynamique des mobilisations multisectorielles montre ici de nouveaux domaines d’enquête possible : l’analyse de l’action publique et notamment le devenir des réformes affectant les relations entre secteurs, mais aussi les espaces internationaux et leurs modes singuliers de construction des dynamiques sectorielles, enfin les processus critiques touchant les sociétés situées à distance des formes de différenciation propres aux sociétés complexes.
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