Introduction à la deuxième partie
p. 89-91
Texte intégral
1On l’a rappelé en introduction, un des aspects de la singularité, dans le paysage de la sociologie politique française, de l’œuvre de Michel Dobry est non seulement son goût pour la (grande) théorie mais aussi celui d’une réflexion épistémologique qui n’a jamais abandonné l’ambition nomologique, et en a en tout cas fait un principe régulateur, face aux démarches classificatoires ou à l’inverse historicistes, qui peuvent attirer nombre de chercheurs en sciences sociales. C’est tout le propos du texte de Jean-Philippe Heurtin que de revenir sur cet enjeu en examinant la façon dont Michel Dobry lit l’épistémologie de Jean-Claude Passeron dans Le Raisonnement sociologique, en critiquant en particulier sa lecture de Popper. Le rapport de Dobry à l’épistémologie, notamment celle des sciences exactes, est beaucoup plus présent que chez nombre de ses contemporains sociologues et politistes. Dobry est un lecteur de Popper, de Lakatos, de Machlup, ou d’autres encore qui ne se résolvent pas à abandonner ambition nomologique et établissement clair des conditions de faillibilité de la démonstration1.
2Cette ambition se double d’une grande vigilance critique à l’égard de nombre de généralisations dans les sciences sociales – au point que ce qui est parfois, et à son regret, retenu exclusivement de son œuvre consiste en des opérations de « généralisation négative » à l’égard des lois établies par d’autres. Il faut dire que certains de ses développements, parfois parmi les plus stimulants, peuvent se dire sous la forme « on ne peut pas généraliser tel point »… : on ne peut par exemple déduire de l’aboutissement d’une crise que le régime qui l’a connue était voué à s’effondrer, ou à l’inverse on ne peut déduire de l’échec d’une insurrection que le régime était immunisé contre l’idéologie de cette insurrection. Ce refus des généralisations mal contrôlées se manifeste en particulier face aux tentations historicistes, assurément très présentes dans les sciences sociales. C’est même à l’égard de deux historicismes que ses préventions se portent : l’historicisme d’un sens de l’histoire et des lois naturelles, mais aussi l’historicisme de la surcontextualisation, qui peut être tenté par la régression à l’infini vers des causes ad hoc. C’est sans doute le prix d’une attention si forte portée aux logiques de situation2 que de se méfier de la reconstitution des genèses : dès lors que cette reconstitution ne peut jamais être dotée d’un pouvoir causal, l’intérêt s’en détache3.
3De façon là encore plutôt singulière dans l’espace des sciences sociales françaises, c’est parce que la démarche de Dobry a accepté une prise de distance décisoire avec le terrain qu’elle se révèle aussi féconde dans la démarche empirique – un constat qu’en bonne logique dobryenne l’on se gardera de généraliser au cas de toutes celles et ceux qui s’exonèrent de terrain ! Cette exigence d’abstraction (un autre point développé par Jean-Philippe Heurtin, qui examine le lien entre individualité des cas et contexte théorique) est paradoxalement ce qui semble avoir permis de si bien comprendre nombre de phénomènes historiques et ce qui s’y noue. C’est sans doute ce qui explique la façon dont les travaux de Dobry sont mis à profit aussi bien dans le domaine des relations internationales4 que dans celui de la sociologie politique, que cette dernière s’applique aux démocraties d’Europe et d’Amérique ou à d’autres aires géographiques.
4Le projet théorique de Dobry renvoie aussi à une véritable ambition structurale : contrairement à certains usages qui peuvent être faits de son œuvre et qui tendent à la tirer vers une lecture interactionniste dans laquelle la prise en compte du temps court se fait parfois de façon très « micro », la méfiance à l’égard des genèses se double de l’ambition de saisir les dimensions structurelles du social, et leurs dynamiques de temps court. C’est dans cette logique que Dobry discute non seulement les travaux de Bourdieu sur les champs et les habitus (quoi de plus structural que d’affronter la question de la régression sur les habitus dans le temps court des crises5 ?), mais aussi ceux de Luhmann sur la différenciation de la société6 ou ceux de Neil Smelser7 sur ce que les mouvements sociaux doivent à la conductivité structurelle, c’est-à-dire les structures ou arrangements sociaux qui favorisent la propagation de certains mouvements et à l’inverse sont peu favorables à d’autres. C’est cet angle que reprennent en particulier Violaine Roussel et Assia Boutaleb au sujet des liaisons et ruptures intersectorielles, en suggérant de reprendre le chantier des transactions entre secteurs – des transactions souvent identifiées ex post, par leur rupture au moment des crises de légitimité. Boutaleb et Roussel reprennent le débat sur la circulation des théories de Dobry vers des sociétés dont la différenciation n’est pas toujours du même type que celle des sociétés occidentales. À partir de leurs terrains sur les mobilisations de juges, d’artistes ou sur les bouleversements politiques qu’a connus l’Égypte depuis le début des années 2010, elles ne se limitent pas à l’examen des ruptures des transactions, mais interrogent d’autres formes de cohésion des systèmes que celles qui procèdent de ces transactions collusives. Elles développent ensuite une attention à la question des arènes d’intervention publique, en tant que points focaux permettant la coordination des anticipations des acteurs dans les mobilisations.
5C’est à un autre aspect du rapport au contexte que s’attache Frédérique Matonti en examinant le lien entre crises politiques et productions théoriques. À partir de l’histoire sociale des idées, et en s’appuyant aussi bien sur Quentin Skinner que sur Timothy Tackett, elle envisage des façons d’éviter le dilemme qui consisterait soit à céder à un historicisme intégral rabattant un texte sur son « contexte » (si souvent choisi ad hoc) historique, soit à croire aux vérités intemporelles des textes. La voie médiane que travaille Frédérique Matonti à partir de Skinner est la suivante : saisir le discours politique du moment, le contexte discursif, qui permette de comprendre de quoi traitent les polémiques. Symétriquement, saisir l’événement, c’est comprendre comment les interactions, et leurs effets sur les émotions, modifient les repères cognitifs, et peuvent contribuer à la production et au déploiement de nouvelles croyances, et participer ainsi de l’effondrement d’ordres politiques, et de l’avènement de nouveaux. Que les crises puissent avoir leur consistance propre, c’est bien le legs de la sociologie de Michel Dobry.
Notes de bas de page
1 C’est aussi par Michel Dobry que plusieurs références savantes ont circulé dans l’espace universitaire français. Il a pu montrer comment l’on pouvait s’approprier des travaux parfois loin de l’épistémologie dite « constructiviste », mais dont la robustesse et le caractère heuristique montrent leur efficacité face au monde réel. Il en est ainsi des travaux de Graham Allison, de Thomas Schelling et de l’interactionnisme stratégique, ou plus récemment, en relations internationales, de Kenneth Waltz.
2 Sur l’aspect structural de sa prise en compte des situations, cf. Heurtin Jean-Philippe, « La logique des situations comme Nômos du présent », in Aït-Aoudia Myriam et Roger Antoine (dir.), La Logique du désordre : relire la sociologie de Michel Dobry, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 95-123.
3 Il n’est pas impossible que cela explique aussi la réticence à la reconstruction de son propre parcours dans le registre de l’histoire sociale des idées…
4 On consultera en particulier dans La Logique du désordre : relire la sociologie de Michel Dobry codirigé par Myriam Aït-Aoudia et Antoine Roger (Presses de Sciences Po, 2015) : Lefranc Sandrine, « Ce qui se joue à l’international. Les relations internationales à l’épreuve de la sociologie des crises politiques », p. 197-220 ; Buchet de Neuilly Yves, « La gestion internationale routinière des crises. Sectorisation des relations internationales et mondialisation de l’institution étatique », p. 221-236 et Ambrosetti David, « Légitimation et crise de légitimité en politique internationale. Un pavé dans la mare des constructivistes », p. 237-260.
5 Sur ce point, cf. également Lemieux Cyril, « L’hypothèse de la régression vers les habitus et ses implications. Dobry, lecteur de Bourdieu », in Aït-Aoudia Myriam et Roger Antoine (dir.), op. cit., p. 71-92.
6 Davantage traduit en français depuis The differentiation of society [1982], cf. Luhmann Niklas, Politique et complexité : les contributions de la théorie générale des systèmes, Paris, Éd. du Cerf, 1999 ; Luhmann Niklas, Systèmes sociaux : esquisse d’une théorie générale, Québec, Presses de l’université Laval, 2010.
7 Smelser Neil J., Theory of collective behavior, London, Routledge and Kegan Paul, 1970.
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