Conclusion
p. 141-146
Texte intégral
1S’émancipe-t-on des assignations de genre et de classe par la lecture ? Ce livre a exploré la question par une enquête menée auprès de grands lecteurs et lectrices qui ont en commun la croyance dans la constitution d’un soi autonome par la lecture. De ce fait, ils développent un souci de soi par la lecture tel que Michel Foucault le définit. Ce souci de soi se différencie de l’individualisme car il est fondé sur la relation aux autres : les autres, personnages ou auteurs, que l’on ne peut rencontrer que par la lecture ; et les autres lecteurs, qui constituent un groupe de pairs par leur capital culturel similaire. Mais ce soi se construit dans un espace des possibles qui est délimité par des frontières liées aux appartenances de genre et de classe. Ces frontières sont à la fois reconduites et transgressées dans les pratiques de lecture, comme on l’a montré au fil des chapitres. Plus précisément, les transgressions des normes de genre revêtent un caractère relatif et s’articulent aux processus de mobilité sociale. Être un grand lecteur ou une grande lectrice, c’est en effet d’emblée se soustraire à certaines injonctions : des contraintes professionnelles qui n’ont parfois rien à voir avec la lecture de romans parce qu’en tant qu’homme, on a été orienté vers un métier scientifique ; arracher du temps au travail domestique ou à la lecture pour les enfants quand on est une femme ; réaliser le temps de la lecture des manières de vivre la féminité ou la masculinité que l’on ne peut, voire que l’on ne souhaite pas vivre dans sa trajectoire réelle. Ces transgressions s’articulent à un enjeu de réaffiliation sociale et de distinction à l’égard des classes populaires. La recherche d’un capital symbolique est fortement investie : par l’écriture pour les lecteurs, par la prescription de lecture y compris professionnelle pour les lectrices.
2Si l’appartenance des enquêté.e.s aux fractions des classes moyennes ou populaires est centrale, la prise en compte de la place dans la famille et dans la fratrie permet d’affiner les raisons d’un intérêt pour la lecture, façonné à la fois par une division sexuée du capital culturel et par un investissement dans la lecture lié au projet d’ascension sociale. L’analyse fine de la transmission du goût pour la lecture a montré qu’il s’agit d’un capital qui ne saurait être transmis par la seule mère, en particulier pour les garçons. Par ailleurs, que l’on soit homme ou femme, les injonctions de genre limitent le temps que l’on peut décemment accorder à la lecture, même si les raisons invoquées diffèrent, et même s’il est toléré que les femmes lisent davantage. Quant à la socialisation scolaire à la lecture, elle transmet une culture classique légitime et masculine. L’école, si elle est le lieu de la lecture contrainte par excellence, semble également être celui où s’élabore ou se confirme la conception de la lecture comme libération de l’individu et de sa subjectivité.
3Cette première socialisation à la lecture se traduit ultérieurement par une réappropriation distinctive : la lecture est alors investie, symboliquement et pratiquement, du statut de ressource censée concrétiser une nouvelle affiliation sociale, ou tout du moins de rompre partiellement avec les identités assignées. En ce sens, elle devient un atout pour une éventuelle « réaffiliation » sociale : le capital culturel permet en effet d’atténuer les effets d’un éventuel déclassement social ou, au contraire, de parier sur les possibilités d’ascension sociale que la possession de ce capital laisse entrevoir. Cette « bonne volonté culturelle », dans l’analyse de Pierre Bourdieu, est plus spécifiquement dévolue aux femmes des classes moyennes, dont le rôle consiste, par l’entretien du capital culturel de leur famille, à mettre en œuvre un style de vie visant à consacrer une appartenance de classe supérieure à celle objectivement définie par la profession et le capital économique. Toutefois, l’enquête que nous avons présentée montre qu’il est plus que réducteur réducteur de considérer les femmes comme porteuses d’un capital culturel destiné uniquement à renforcer le capital de leur conjoint et de leur famille. Le plus souvent, outre leur contribution à l’appartenance de classe de leur famille, elles réalisent leur propre trajectoire socioprofessionnelle. Les données de terrain montrent que les professions qu’elles exercent exigent et renforcent la prédominance du capital culturel sur le capital économique. Mais c’est également vrai, dans une moindre mesure certes, pour les lecteurs que nous avons rencontrés. La prédominance du capital culturel dans le volume de capital détenu par les lecteurs et lectrices tendrait même à atténuer les différences sexuées en matière de genres littéraires, mais pas dans les appropriations des lectures.
4En effet, entre les lecteurs se dessine également un enjeu pour détenir la légitimité littéraire, au sein duquel le genre opère comme catégorie distinctive. Qu’il s’agisse des auteures ou des lectrices, leur appartenance au sexe féminin leur confère un « capital symbolique négatif » qui peut être tempéré selon les contextes. En revanche, les hommes, par leur simple appartenance sexuée, peuvent s’arroger la prérogative de registres de lectures comme l’humour, la violence, l’érotisme. La plus-value symbolique de ces registres de lecture provient de l’appropriation spécifiquement masculine qui en est faite dans un contexte majoritairement féminin. Quant aux nouvelles formes de légitimité qu’incarne plus particulièrement le bookcrossing – la valorisation de la lecture en anglais, une connaissance certaine des pratiques sociales de l’informatique, ainsi qu’un éclectisme plus large que celui des autres cercles de lecture –, elles reconduisent des clivages de classe et de genre. Dans ces contextes que nous avons étudiés, certaines auteures féministes comme Virginia Woolf ou Virginie Despentes peuvent permettre aux lectrices de retourner les stigmates du genre féminin comme de l’identité féministe en un capital symbolique positif à certaines conditions – celles de la légitimité littéraire ou de la subversion distinctive – et d’affirmer publiquement des idées féministes.
5Dans la lignée de ces potentialités transgressives, les pratiques de lecture saisies par les entretiens révèlent des mobilités à l’égard des normes de genre par les modes d’appropriations des textes que sont l’évasion et l’identification, et c’est en ce sens que le « braconnage » par la lecture garde de sa potentialité transgressive. Et ce, même s’il est devenu, dans les discours sociaux, un paradigme normatif dépassant de loin la seule pratique de la lecture. L’étude des lectures d’évasion remet ainsi en question leur supposé caractère illégitime, populaire et féminin. Certes, ces lectures se substituent parfois à des déplacements et voyages réels, mais elles les préparent et les prolongent également. Plus nettement sexuées, les identifications à des figures littéraires opposent l’admiration des lecteurs à l’égard de héros masculins voire virils, à l’empathie et à la catharsis que mettent en œuvre les lectrices à l’égard d’héroïnes qui ne constituent pas des modèles édifiants du féminin ou du féminisme, mais opèrent des transgressions de genre.
6L’analyse des trajectoires révèle des transgressions de genre pratiques, et relatives, certaines virtuellement possibles mais pas toujours accomplies. Plus l’on s’approche de la subversion majeure que représente le passage à la création littéraire, plus le genre apparaît comme une ligne de clivage entre lecteurs et lectrices. Les autres modes de transgression sont sous-tendus par l’enjeu de constitution d’un capital symbolique : qu’il s’agisse d’élargir les possibles professionnels, amicaux ou matrimoniaux, de convertir le souci de soi et des autres en capital professionnel, ou encore de renouer avec des possibles abandonnés au cours de la trajectoire socio-biographique, les transgressions de genre accompagnent la création d’un capital symbolique propre.
7Ce capital symbolique réactive les rapports de classe entre femmes. La domination symbolique que peuvent exercer les femmes des classes moyennes apparaît dans les pratiques de prosélytisme en faveur de la lecture accomplies par les lectrices de l’enquête, qui, le plus souvent, promeuvent le salut social et spirituel par la lecture, notamment auprès des femmes de milieux populaires ou ruraux, parfois migrantes. Ainsi, les femmes des classes moyennes sont amenées à mettre en œuvre par la lecture des stratégies d’émancipation qui leur octroie une position symbolique dominante, à laquelle elles ne pourraient prétendre par leur seule trajectoire socioprofessionnelle. Si elles participent de la reconduction des rapports de domination symbolique de classe entre femmes, c’est parce qu’elles aspirent à la constitution d’un capital symbolique pour elles-mêmes.
8À ce titre, le genre féminin peut constituer une forme de capital culturel, mais cette assertion mérite d’être nuancée selon que l’on considère les femmes des classes populaires ou des classes moyennes. Comme l’a montré Beverley Skeggs, pour les femmes des classes populaires, la constitution et l’entretien d’un soi fondé sur le care (le souci moral et matériel des autres) représentent un capital culturel car la raison pratique ainsi développée acquiert une valeur d’usage. Mais elle a une faible valeur d’échange sur le marché du travail. La distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange correspond à la distinction entre le capital culturel, dont Beverley Skeggs étend la définition à toute ressource pratique, et le capital symbolique, socialement légitimé. Pour les femmes des classes moyennes, la lecture peut représenter un moyen de convertir le salut des autres (voir le chapitre vi) en capital symbolique.
9En définitive, l’action respective, et néanmoins articulée, du genre et de la classe, converge vers l’acquisition d’un capital symbolique pour des lecteurs et lectrices situés dans l’espace des classes moyennes et détenant davantage de capital culturel qu’économique.
10Or, parler d’un capital symbolique qui caractériserait en propre les classes moyennes ne va pas de soi. Si, dans un schéma bourdieusien, les classes dominantes détiennent la légitimité, et si, comme le soulignent en revanche Richard Hoggart, Bernard Lahire ou Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, les classes populaires témoignent d’une certaine autonomie à l’égard de cette légitimité, voire possèdent une culture propre, quel est le capital symbolique des classes moyennes ? Condamnées à la tension sans relâche de la bonne volonté culturelle, ni dominantes ni dominées, elles semblent reléguées dans un entredeux sociologique et politique. Au sens bourdieusien du terme, la classe sociale se définit par des seuils de rupture qui marquent des discontinuités signifiantes entre des groupes sociaux qui détiennent des volumes différents de capital économique et culturel, et qui éprouvent ces seuils de rupture en se définissant les uns par rapport aux autres. Mais toute classe demeure virtuelle tant que n’est pas menée à terme la lutte collective, symbolique et politique qui la fait advenir comme une classe pour soi, ayant conscience d’elle-même. On peut dès lors postuler que les appropriations culturelles et leur diffusion peuvent constituer une forme de capital symbolique propre aux classes moyennes, qui s’en saisissent pour asseoir leur mobilité sociale ascendante ou contrer un possible déclassement, sans pour autant effacer les clivages entre les possibles des hommes et ceux des femmes. En effet, si les pratiques de lecture que nous avons ici finement analysées n’ont rien de « populaire » ni de « révolutionnaire », la quête de légitimité de ces lectrices et lecteurs a beaucoup à nous apprendre sur le travail de construction de soi au-delà des assignations. Il manque dès lors une assise collective pour franchir des seuils d’émancipation plus importants, mais le rôle joué par les auteures féministes et les auteur.e.s homosexuel.le.s dans la diffusion d’idées émancipatrices promet bel et bien des potentialités de transgression.
11À ce titre, ces résultats et les concepts opératoires mobilisés pour les obtenir, comme ceux de trajectoires de genre et d’appropriations des lectures, ont trouvé un prolongement dans une autre question de recherche : celle de la diffusion des idées féministes par la lecture dans l’espace des classes moyennes. En effet, jusqu’au début des années 1990, un certain nombre d’auteurs (Bourdieu, 1979 ; Bidou, 1984) s’entendaient pour dire que l’idéal démocratique d’égalité entre les sexes et d’autonomie des femmes est porté de manière prototypique par les classes moyennes à capital culturel élevé (initialement appelées la petite bourgeoisie nouvelle) qui émergent à partir des années 1960-1970. Les personnes appartenant à ce milieu ont pour point commun le fait que leur position sociale dépende essentiellement de leur capital scolaire, caractérisé par un niveau de formation universitaire ou para-universitaire acquis par une formation initiale ou continue. Ces personnes sont salariées et occupent des emplois liés à l’enseignement, à la culture, aux médias, à la communication ou au social. Nous avons questionné ce postulat en comparant nos résultats avec ceux de l’enquête de Laurence Bachmann sur les femmes sensibilisées au genre à Genève (Albenga et Bachmann, 2015). Ces femmes, moins dotées en capital culturel et qui ont des pratiques ou des discours critiques à l’égard du genre tout en ne se considérant pas forcément « féministes », recourent à des textes de légitimité culturelle variée, allant de textes de sciences humaines à des bandes dessinées (telles que Les Frustrés de Claire Bretécher) ou à des ouvrages de développement personnel (tels que le best-seller Femmes qui courent avec les loups de Clarissa Pinkola Estés). La comparaison de ces lectures avec celle des cercles de lecture lyonnais a permis de mettre en évidence des effets concrets, bien que limités, des textes qui diffusent les idées d’autonomie des femmes. Et si les lectrices du terrain lyonnais détiennent davantage de capital culturel que les Genevoises, leurs transgressions par la lecture sont partielles, temporaires et empruntent des formes symboliques qui contrastent avec le féminisme « pratique » des Genevoises. Celles-ci bénéficient d’échanges entre femmes qui les valorisent et les mènent à vouloir agir contre la domination masculine pour soi et pour les autres, alors que les échanges dans les cercles de lecture lyonnais n’ont que peu d’effets collectifs. Contre intuitivement, ce n’est donc pas le capital culturel « objectivé », sous forme de diplômes et de positionnement dans l’espace social, qui permet les appropriations des idées féministes : c’est l’échange des lectures, notamment d’auteures femmes, et la possibilité de faire valider ces lectures par d’autres avec qui on travaille son rapport à soi.
12En filigrane de ces résultats, nous avons voulu défendre la valeur heuristique d’un usage « serein1 » de la théorie bourdieusienne. La distinction aussi bien que La domination masculine ont suscité des débats passionnés en France, et nous avons choisi de nous tourner en partie vers les apports de recherches menées outre-Manche et outre-Atlantique pour rendre opératoires les concepts de capital culturel et de capital symbolique au prisme du genre, ainsi que pour articuler le genre et la classe sociale dans l’analyse des pratiques culturelles, alliant ainsi Bourdieu aux Cultural Studies féministes. Il s’agissait dès lors de « se réapproprier », pour reprendre un terme important et récurrent dans notre analyse des pratiques de lecture, son héritage, au même titre que celui des études féministes et des études sur le genre en France. Cette double filiation nous semble particulièrement pertinente pour montrer à la fois le poids des dominations et la manifestation de petites transgressions ou résistances au sein de pratiques culturelles, autrement dit pour saisir l’émancipation comme un processus inachevé, contradictoire, qui nécessite des conditions collectives d’échange débarrassées des enjeux de légitimité culturelle pour être réalisé.
Notes de bas de page
1 Nous reprenons ici le titre de l’émission de France Culture du 2 avril 2016, « Peut-on aujourd’hui parler sereinement de Bourdieu ? », autour de l’ouvrage de J.-L. Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque (2016).
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