Chapitre VI. Devenir une prescriptrice professionnelle de la lecture : « émanciper » les autres femmes, se situer dans les classes moyennes cultivées
p. 123-139
Texte intégral
1Le rôle prescripteur que les femmes exercent en matière de lecture, dans les sphères familiale et professionnelle est antérieur à leur prédominance en nombre en tant que lectrices ordinaires (Chartier et Hébrard, 2000 ; Charpentier et Pierru, 2001), et nous invite à considérer les usages professionnels que les lectrices peuvent tirer de leurs lectures. Qu’en est-il des logiques à l’œuvre lorsque des lectrices mettent en place des stratégies qui visent à transformer le capital culturel que représentent leurs pratiques de lecture, en une position de classe ascendante ?
2Dans l’enquête ici présentée, certaines d’entre elles usent de ce capital dans le cadre d’une profession bien déterminée – bibliothécaire ou médiatrice culturelle – tandis que d’autres s’inscrivent dans un processus de professionnalisation dans lequel la lecture constitue un capital directement utilisé. Mais pour toutes, il s’agit de promouvoir les bienfaits de la lecture auprès de publics qu’elles jugent insuffisamment sensibilisés à cette pratique, ou qui sont en situation de pouvoir être « sauvés » par la lecture.
3C’est ainsi que Marthe, 52 ans, conseillère en économie familiale, qui a participé à la création de l’association A, définit l’objectif ultime des trocs-lectures :
« C’était rapprocher les livres et les gens. Avec vraiment l’idée d’aller là où il n’y a pas de livres […]. Dans certaines écoles, dans certains coins où les enfants étaient pas dans des milieux culturels favorisés. Dans le premier [arrondissement de Lyon] on l’avait fait, et dans une école à Sainte-Foy-l’Argentière […]. Le premier troc-lecture dans cette école, les enfants avaient travaillé, il y en a qui avait décidé de jouer le bouquin, c’était magnifique. Après, le but du troc-lecture, c’est que les gens reprennent ça pour leur compte. »
4La profession de professeur permet en outre à certain.e.s membres d’exercer ce prosélytisme dans leur cadre professionnel. Ainsi de Florence, qui expliquait à ses élèves que la lecture permet de vivre plus intensément, voire de survivre – ceci, avant le décès de son conjoint et l’impossibilité de lire dans laquelle elle s’est trouvée à ce moment-là :
« Je leur disais que ça enrichissait la vie, ça permettait de formuler des sentiments, des impressions, des idées qu’on avait du mal à formuler. Que ça permettait d’aller plus loin dans ce qu’on sentait, ce qu’on percevait même. Je leur disais aussi, mais je sais plus pourquoi je leur disais ça, que dans les camps de concentration il y avait des gens qui au moment de mourir, dans des circonstances effroyables, étaient capables de survivre grâce aux bouquins. »
5La référence aux camps de concentration est loin d’être anodine car Florence, comme beaucoup d’enquêtées, a lu la littérature de témoignages de survivants de la Shoah pour comprendre les mécanismes de survie face à une expérience extrême. Cette lecture l’a aidée à faire le deuil après le décès de son conjoint, bien davantage que les ouvrages de psychologie. Mais à la différence des autres lectrices, Florence a des ascendants – deux oncles paternels – déportés et décédés au camp d’Auschwitz, ce qu’elle précisera au cours de l’entretien. La lecture apparaît comme un rempart au mal « absolu » que représente la Shoah, paradigme de la destruction de l’intégrité du soi pour nombre de nos enquêtées. À l’inverse, partager la lecture d’un même livre avec quelqu’un d’autre peut induire une reconnaissance de l’autre et de soi au fondement de toute éthique. C’est ce qui transparaît dans les propos de Catherine, lorsqu’elle explique qu’elle tente de faire lire à ses élèves lycéens des livres qu’elle-même apprécie :
« Et puis quand un jeune me dit : “J’ai adoré ce livre”, je vais le relire. Je me dis qu’il y a quelque chose qui peut parler à quelqu’un d’autre. C’est cette intimité-là qui est troublante. Quelqu’un qui a adoré un livre que t’as adoré, ça peut pas être un sale type. À partir de là, il y a forcément un truc intéressant, un sujet… Sans le savoir on a partagé des trucs extrêmement intimes. Quand j’ai un jeune qui me dit : “J’ai adoré tel bouquin”, je me dis que c’est plus de la relation professionnelle. Ça se passe à un niveau plus profond. C’est la récompense suprême pour moi. »
6Or, si l’on considère les autres publics visés par la prescription des lectures que celui, captif, des cours de français de l’enseignement secondaire, on constate que ces publics sont principalement féminins. C’est ce qui ressort notamment de l’expérience d’animation d’ateliers de lecture de l’association ATD Quart Monde que nous relate Maud, bookcrosseuse de 26 ans qui entreprend de devenir libraire :
« J’ai assisté à un cours que j’ai vraiment trouvé bien, c’étaient des personnes en difficulté qui venaient pour apprendre à lire. C’étaient des femmes entre 40 et 50 ans, de milieu assez difficile. La personne qui animait l’atelier leur a fait lire la vie du père Wresinski, qui est le fondateur d’ATD Quart Monde. Le malheureux a eu une vie horrible ! Il a eu une enfance assez dure, et je me disais : “Quelle idée elle a de leur faire lire un truc pareil.” Elles s’en sortaient pas, elles avaient des enfants, elles avaient du mal à trouver du boulot, des fois elles n’étaient pas d’origine française donc avaient des problèmes pour parler, je pensais que ça allait les dégoûter, parce que retrouver des choses qu’on connaît déjà dans un livre, ça me déprimerait. Je pensais qu’au contraire il fallait leur apporter des bouquins plus gais ou qui leur montrent qu’il y avait d’autres choses possibles. Et je me suis aperçue, en écoutant le cours, chacun lisait un passage, comme c’est des choses qu’ils connaissaient, ils comprenaient très bien ce que le père Wresinski avait vécu. Du coup ils arrivaient à parler de leur propre vie, à dépasser ce qu’ils vivaient pour voir autre chose et à confronter leurs expériences. »
7Le passage du pronom personnel « elles » au pronom « ils » pour désigner les lectrices, qui rappelle que la généralisation du discours suppose le masculin grammatical, ne saurait faire oublier la prédominance en nombre des femmes aux ateliers de lecture, qui fait miroir à la présence féminine du côté de la prescription de lectures.
8Cependant, plutôt que de donner à voir un entre soi féminin autour de la lecture, de telles scènes, que l’on a pu observer, posent bien davantage la question du rôle des femmes des fractions cultivées des classes moyennes dans la construction et la reproduction d’antagonismes sociaux. Ce rôle a bel et bien été souligné par Bourdieu dans La domination masculine lorsque remarquant que le secteur de la culture est un des seuls où les femmes peuvent occuper des positions dirigeantes, il leur attribue une fonction particulière dans les processus de diffusion des normes dominantes de genre et de classe :
« Les femmes de la petite bourgeoisie […] sont les victimes privilégiées de la domination symbolique, mais aussi les instruments tout désignés pour en relayer les effets en direction des catégories dominées. Étant comme happées par l’aspiration à s’identifier aux modèles dominants – comme l’atteste leur tendance à l’hypercorrection esthétique et linguistique –, elles sont particulièrement inclinées à s’approprier à tout prix, c’est-à-dire le plus souvent à crédit, les propriétés distinguées parce que distinctives des dominants et à contribuer à leur divulgation impérative, à la faveur notamment du pouvoir symbolique circonstanciel que peut assurer à leur prosélytisme de nouvelles converties leur position dans l’appareil de production ou de circulation des biens culturels (par exemple dans un journal féminin). » (1998, p. 108-109.)
9Cette citation porte l’accent sur les femmes des classes moyennes et supérieures qui ont déjà acquis une position dominante culturellement. Aussi, on souhaite interroger dans ce chapitre l’articulation des rapports de genre et de classe au sein des processus de mobilité sociale : qu’en est-il de la domination exercée par des lectrices qui cherchent à acquérir une position plus élevée dans l’espace social ? Par quelles pratiques et quelles valeurs prescriptives s’opère cette domination qui n’est pas objectivement acquise ? On reprendra ici le postulat défendu par Danièle Kergoat (2005) selon lequel rapports sociaux de sexe et de classe sont « consubtantiels » car indissociablement liés empiriquement, et « co-extensifs » car ils se produisent réciproquement, pour appréhender la construction de l’appartenance de classe dans des trajectoires féminines au prisme du capital culturel que constitue la lecture et certains de ses usages.
10La focale sera portée sur trois enquêtées dont le capital culturel d’origine et les usages professionnels ou professionnalisants de la lecture varient significativement, et dont les trajectoires sociales illustrent trois types de mobilité : l’ascension, le déclassement ou le déplacement par rapport au positionnement initial dans l’espace social, déterminé ici par la profession des deux parents. Elles ont toutes trois en commun de considérer la lecture comme un salut social, sans pour autant avoir été formées au travail social : le salut social signifiant pour elles la capacité à repousser les limites imposées par les assignations d’origine sociale ou d’appartenance sexuée. Elles se distinguent également des enquêtées enseignantes et des bibliothécaires qui projetaient de devenir enseignantes, lesquelles considèrent la lecture comme un salut personnel. En outre, ces trois cas s’avèrent représentatifs d’une double opposition au sein des intermédiaires de la lecture : entre professionnelles et bénévoles, d’une part ; entre le métier de bibliothécaire formalisé par un concours et de celui d’animatrice d’ateliers d’écriture, d’autre part.
11Le premier portrait de prescriptrice de livres analysera la trajectoire de Françoise, 58 ans, originaire des classes populaires et qui, après avoir réalisé une ascension sociale par le mariage avec un cadre, a investi une bibliothèque municipale rurale tombée en désuétude pour devenir bibliothécaire de fait et apporter des conseils de lecture aux usagères de cette bibliothèque. Les deux autres intermédiaires de la lecture, Fabienne, 30 ans, et Sarah, 34 ans, sont au contraire des héritières en termes de capital culturel, mais ont mis en œuvre une opposition relative avec la partie de leur héritage la plus légitime en matière de culture de l’écrit : ainsi Fabienne s’inscrit-elle en porte-à-faux avec les prescriptions de lecture légitimes de son père enseignant, tandis que Sarah revendique de s’être réappropriée le rapport à la culture de l’écrit de sa mère écrivain en le transformant en un métier qui lui appartient en propre, celui d’animatrice d’ateliers. Elles ont également en commun d’affirmer le caractère politique de leur action, ou du moins social, et prônent dans leurs discours et pratiques une morale de l’épanouissement individuel, voire de l’émancipation par la lecture. Fabienne anime un cercle de lecture d’adolescents dans une banlieue défavorisée de l’agglomération lyonnaise. Quant à Sarah, elle anime des ateliers de lecture et d’écriture via l’association qu’elle a créée pour se salarier. J’ai eu l’occasion d’observer le cercle de lecture animé par Fabienne, qui m’avait été préalablement recommandé par Sarah, ainsi qu’une lecture publique de Sarah organisée par le Secours populaire à l’occasion du 8 mars 2006. Le cas de Françoise permet d’exemplifier les stratégies de mobilité sociale et de luttes de classement par l’intermédiaire de la lecture ; alors qu’à partir des pratiques de Fabienne et Sarah, c’est sous l’angle de la transmission d’une morale de l’épanouissement, voire de l’émancipation, que se co-construisent les rapports de genre et de classe.
Prescrire la lecture pour s’élever socialement : une stratégie sexuée de mobilité sociale
La lecture comme capital pour l’ascension sociale des femmes
12Les participantes à un cercle de lecture tentent davantage que leurs homologues masculins de gagner leur vie par la lecture : en animant des ateliers d’écriture comme Sarah, 34 ans, en étant professeure de lettres comme Florence, 60 ans, et Catherine, 28 ans, en préparant le CAPES de documentaliste comme Sylviane, secrétaire dans l’Éducation nationale de 40 ans, ou une formation d’écrivain public comme Claire, cadre dans un hôpital, 44 ans. Les compétences acquises par la lecture et mobilisées dans les cercles de lecture sont reconverties professionnellement, parfois avec succès, ce qui renforce ces compétences. L’engagement dans les cercles va de pair avec la conversion de la lecture en capital socialement objectivé, mais on a vu dans le chapitre précédent que les hommes investissent davantage d’autres formes d’objectivation de la lecture en capital socialement reconnu, notamment l’écriture. Cette objectivation des lectures peut prendre la forme d’un site littéraire, projet porté par Patrick, ingénieur informaticien au chômage et bookcrosseur de 50 ans.
13Dans notre enquête, Françoise représente le seul exemple d’ascension sociale réalisée uniquement par le mariage et les enfants. Ancienne ouvrière puis femme au foyer, elle illustre, comme on va le voir, le constat de François de Singly selon lequel la lecture demeure un capital féminin personnel, autonome, inchangé par le mariage (1987, p. 110). De ce fait, la lecture peut servir des stratégies de professionnalisation et d’ascension sociale après l’obtention d’un statut social par le mariage.
14Françoise souligne que ses grands-parents étaient des immigrés espagnols analphabètes, ses parents, des ouvriers mineurs qui ne lisaient pas, alors que sa fille est rédactrice en chef d’un grand quotidien national. L’ascension sociale par la seule force de la passion et de la volonté est une croyance solidement ancrée chez Françoise, vérifiée par sa propre expérience de bibliothécaire bénévole. Après une première expérience bénévole dans une association de vente de livres d’occasion, Françoise a décidé de passer le concours de bibliothécaire, un projet professionnel caractéristique, selon B. Seibel, des bibliothécaires qui étaient tout d’abord des « femmes inactives à la recherche d’une reconversion professionnelle après avoir élevé les jeunes enfants » et pour lesquelles « la participation bénévole au fonctionnement de bibliothèques associatives ou municipales a fourni les conditions d’un pré-recrutement » (1987, p. 104). Or, ayant dépassé la limitation d’âge au concours, Françoise a finalement accompli une « carrière invisible1 » de bibliothécaire par le bénévolat par une expérience qui s’est présentée de manière « providentielle » : elle a repris la gestion de la bibliothèque municipale de la localité rurale où elle a sa résidence principale. Françoise s’occupe du fonds de la bibliothèque et présente cette activité comme l’aboutissement d’une vocation :
« Et puis finalement, par hasard, je fais bien le travail de bibliothécaire. Là j’ai des responsabilités que j’aurais jamais eues si je l’avais fait professionnellement, donc pas mal. Comme quoi, quand on aime quelque chose, on arrive toujours à le faire. Ça se présente d’une façon ou d’une autre. J’essaie de faire ça le plus professionnellement possible, en m’inspirant un peu du fonctionnement d’une bibliothèque. »
15Elle tente de diversifier les lectures des usagers – qui sont essentiellement des usagères – de la bibliothèque :
« Avant, le fonds que j’ai trouvé, c’était pratiquement, uniquement du terroir. Et elles [les usagères de la bibliothèque] ne lisaient que ça. Et donc, j’ai implanté d’autres choses et maintenant, elles ne lisent plus de terroir. Je suis pas mécontente. Y en a qui sont très bien, y en a qui sont sûrement très bien écrits mais je trouve que les gens dans ces villages restent complètement repliés sur leur monde à eux, leurs vignes, leur terre. Alors quand j’ai des mamies qui sont devenues accros à Michael Connelly, les bas-fonds de Los Angeles, je suis contente. »
16Françoise est une grande amatrice de romans policiers et transmet ainsi ses propres goûts en matière de lecture, comme en atteste sa manière de valoriser la lecture de Michael Connelly par les usagères de la bibliothèque. On peut noter qu’elle reprend ici à son compte le paradigme de l’ouverture à la diversité et du cosmopolitisme comme signes de légitimité culturelle (Fridman et Ollivier, 2004). Mais cette adhésion aux formes renouvelées de légitimité culturelle peut être nuancée au regard de ce que Françoise investit dans ses propres pratiques de lecture. La lecture d’évasion représente la métaphore rétrospective de sa propre mobilité sociale et géographique : « J’étais à la campagne, fille unique, la lecture était la seule évasion, ouverture sur le monde. » Et l’exemple des romans de Michael Connelly vient rappeler les analyses de Collovald et Neveu (2004) au sujet de l’évasion par des romans policiers porteurs « réalistes » dans leur description de contextes socio-culturels éloignés. Ainsi, la transmission de normes légitimes en termes de choix de lectures n’est ici pas le seul et principal enjeu de la domination symbolique à l’œuvre dans la prescription de lectures : il s’agit plutôt de légitimer en les transmettant des lectures qui reflètent et accompagnent l’ascension sociale.
Acquérir une position sociale à soi : se classer dans l’espace social par ses lectures
17Plus intéressant encore est le rôle que s’est attribué Françoise de décloisonner par la lecture un village rural, qui s’explique par la trajectoire sociale de cette dernière. La gestion de cette bibliothèque municipale, en actualisant le goût pour la lecture qu’elle a délibérément cultivé et transmis à sa fille, la constitue en maillon fort dans cette trajectoire familiale d’ascension sociale exemplaire. Françoise a pu développer des compétences de prescriptrice en matière de lecture qu’elle a eu l’occasion de tester auprès d’un critique littéraire connu, rédacteur dans le même quotidien national que sa fille :
« J’étais pas mécontente de lui faire découvrir des livres à lui aussi. Parce que lui, c’était le polar vraiment, le polar, pas la littérature policière, lui il lisait des choses hermétiques et tout et je lui ai fait découvrir des choses, il est ravi. Qu’il aurait jamais lues, qu’il lui serait pas venu à l’idée de lire. Je rigole, par exemple je lui ai fait découvrir Jonathan Coe, il avait sorti un papier dithyrambique sur Jonathan Coe et je suis contente ! »
18En revanche, cette prescription échoue dans le cercle de lecture auquel elle participe, dans une bibliothèque municipale du centre de Lyon :
« Mais c’est vrai que je trouve qu’on a toutes des goûts tellement différents ! J’ai l’impression qu’on est chacune un peu dans notre monde et je trouve que… […] on a un peu chacune notre univers et qu’il n’y a pas beaucoup de… Vous trouvez pas ? »
19Et en effet, les observations menées dans ce cercle de lecture donnent à voir des mécanismes d’auto-dévalorisation de ses lectures. Ainsi, à la lecture par une autre lectrice du début d’un récit « poétique », Françoise réagit immédiatement : « Ce n’est pas pour moi, ça ! Rien que la première phrase2 ! » Elle justifie le plus souvent ses choix de lectures auprès des autres participantes du cercle en précisant qu’elle aime les lectures « faciles » et humoristiques.
20La trajectoire de Françoise semble donc révélatrice des frontières distinctives de classe que la lecture peut contribuer à déplacer ou renforcer, même si elle n’est pas le seul facteur déterminant ici en jeu, puisque le mariage de Françoise avec un cadre a objectivement permis son ascension sociale. Ce mariage s’est substitué aux études qu’elle n’a pas pu faire et elle a ensuite donné la préférence à un style de vie qui lui permettait de lire, en faisant le choix de ne plus travailler comme ouvrière. Les discours de Françoise délimitent sa propre position sociale, entre ses origines populaires et la profession intellectuellement prestigieuse exercée par sa fille. En cherchant à convertir à ses goûts de lecture aussi bien les usagères de la bibliothèque municipale rurale où elle est bénévole, qu’un critique littéraire renommé, Françoise tente de créer un espace où peuvent coexister la classe sociale dont elle est issue et celle à laquelle appartient sa fille.
21Ainsi, la lecture peut être d’autant plus investie par des femmes déjà positionnées dans les « classes moyennes » qu’elle est perçue comme le principal moyen d’obtenir une place en propre dans l’espace social. Une telle remarque a des implications théoriques, puisqu’elle invite nécessairement à relire sous l’angle spécifique de l’articulation des rapports sociaux de sexe et de classe les enjeux soulevés par Pierre Bourdieu vingt ans plus tôt dans La distinction (1979), à savoir le rôle de la culture dans la construction sociale des antagonismes de classe. Dans cet ouvrage, le sexe est en effet défini comme un sous-facteur de la classe, cette dernière constituant la structure de l’ensemble des facteurs. Cette conception du statut accordé au sexe est critiquée avec pertinence par la sociologue Terry Lovell, qui soulève à cette occasion l’épineuse question du classement des femmes dans l’espace social bourdieusien :
« Un problème se pose, peut-être, quand Bourdieu attribue aux femmes un statut d’objets porteurs de capital dont la valeur revient aux groupes primaires auxquelles elles appartiennent, plutôt que de sujets accumulant du capital dans l’espace social. À partir du moment où les femmes exercent une activité sur le marché du travail, il est alors possible de les inclure dans la carte de l’espace social établie par Bourdieu, mais elles seraient – si tel était le cas – comptées deux fois : pour leurs propres possessions de capital culturel et économique, et pour la nature de ces possessions pour leurs familles3. »
22Cette perspective permet d’appréhender les pratiques de lecture comme un capital accumulé que les lectrices tentent d’objectiver dans leur trajectoire propre. Plus encore, l’exemple de Françoise met également en évidence un processus de construction d’une position de classe relativement indépendante de celle de son mari. À ce propos, Ute Frevert a bien montré, pour les femmes de la bourgeoisie allemande du xixe siècle, la mise en œuvre de stratégies conscientes d’ascension sociale :
« Du fait qu’elles assuraient au sein du répertoire bourgeois la partie esthétique et qu’elles étaient systématiquement éloignées des sources économiques de la condition bourgeoise, les femmes s’identifiaient peu à leur classe et d’une autre manière que les hommes. Elles se tenaient, pour ainsi dire, un pied dedans et un pied dehors, en cherchant à utiliser ce statut d’outsider pour atteindre la classe immédiatement supérieure. » (Ibid.)
23Cette analyse correspond bien à ce que l’on a pu observer dans la trajectoire et les pratiques de Françoise, mais également d’autres lectrices divorcées ou célibataires qui tentent de changer de métier et d’améliorer leur statut en reconvertissant la lecture en capital professionnel. Dans ces cas-là comme dans celui de Françoise, il n’y a pas de discours professionnellement constitué sur le salut par la lecture : il n’y a qu’un discours « invisible » de promotion du salut par l’ascension sociale. À l’inverse, pour les deux autres intermédiaires culturelles professionnelles dont nous allons présenter maintenant les trajectoires, la lecture permet aussi de se positionner socialement par la défense d’une morale de classe à destination d’autres femmes socialement dominées : celle de l’épanouissement voire de l’émancipation par la lecture.
De l’épanouissement individuel à l’émancipation féminine par la lecture : une morale de classe à destination des dominées
La transformation du capital culturel hérité en disposition au travail social
24Fabienne, 30 ans, anime un cercle de lecture auprès d’adolescents dans la bibliothèque du quartier des Minguettes, une banlieue défavorisée de l’agglomération lyonnaise. Invitée à expliciter les raisons qui l’incitent à intégrer les faibles lecteurs au cercle qu’elle anime, elle précise :
« Parce que je pense que c’est une banque de savoir et d’esprit critique et donc de liberté de penser, et je pense que plus tu lis, plus t’as de liberté de penser par rapport à d’autres personnes qui veulent penser à ta place […]. Et puis même pour l’imaginaire. De garder cette espèce de capacité à t’évader, te couper de tout, c’est bien de pouvoir se préserver ça. Il faut savoir tenir sa place en société, mais des fois il faut savoir s’isoler et pas en avoir peur. »
25Fabienne figure parmi les plus politisées des enquêté.e.s et a milité dans une organisation libertaire. Ces traits de sa trajectoire s’accordent avec une conception de la lecture que le corps professionnel des bibliothécaires a historiquement développée. Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard (2000, p. 109) soulignent la spécificité du discours des bibliothécaires sur la lecture, défendant un modèle « consommatoire » de la lecture pour le plaisir, par opposition à celui de l’Église, de l’État et de l’École républicaine, qui prônent un usage de salut, qu’il s’agisse de l’instruction chrétienne ou de l’émancipation laïque par la lecture.
26Dans le cas de Fabienne, cette opposition est patente car elle estime que son père, professeur de français, l’a trop contrainte à lire des ouvrages classiques et légitimes. Son goût pour la lecture s’est forgé à l’encontre de ce modèle familial, qui persiste malgré l’acquisition de dispositions professionnelles contradictoires :
« Et moi j’ai eu cette habitude-là pendant des années avec mon père, de s’excuser de lire des choses légères. C’est très dur de s’enlever de ce schéma-là. En ce qui me concerne moi, sur mon travail ça n’a eu aucune incidence. Dans ma formation, j’ai entendu d’autres sons de cloche. Mais pour moi-même, ça me collait trop à la peau comme mon père m’a habituée. »
27Si Fabienne est devenue bibliothécaire, c’est en raison d’un cercle de lecture qu’elle a fréquenté au lycée et qui lui a permis de se réapproprier le plaisir de la lecture. Elle a ainsi pu trouver sa propre appropriation du capital culturel paternel, et mettre en œuvre une logique concurrente de prescription. On a pu constater que des trois lectrices présentées, Fabienne est la seule qui ne fait pas lire aux autres ce qu’elle lit elle-même : elle trouve la lecture de romans « inutile », préfère les essais historiques mais considère qu’elle doit lire et présenter des romans de différents genres aux adolescents de son cercle. Et lorsqu’elle présente de nouveaux romans aux adolescents, elle est attentive à ce que chaque style soit représenté et à ce qu’il y ait aussi bien des livres courts que des « pavés ». Elle promeut également la lecture de divertissement. Ainsi, à Hajar, 14 ans, qui déclare n’avoir pas aimé un roman « à l’eau de rose », Fabienne rétorque : « Et alors ? Il faut se faire plaisir, n’aie pas honte de tes lectures4 ! »
28L’année où j’ai observé ce cercle a été marquée par une plus faible fréquentation, par la participation constante d’un adolescent et de deux adolescentes scolairement excellents et grands lecteurs, et par l’irrégularité des participant.e.s ayant une pratique moins intensive de la lecture. Néanmoins, Fabienne insiste fortement sur l’importance d’un cercle de lecture ouvert aux faibles lecteurs et prend l’exemple d’un adolescent qui aurait rapidement évolué dans ses lectures :
« Avant il ne lisait que les Dragon Ball. Je présente toujours un livre pour lui et c’est jamais celui-là qu’il va prendre. Même un livre avec des sentiments, ça le dérange pas, il prend. Il a pris de l’assurance en quelques mois. Il s’exprime mieux quand il présente un livre, il est plus ouvert, il parle avec les filles, il rigole des âneries qu’elles sortent. »
29Dans cet extrait, Fabienne se positionne comme « le bibliothécaire-travailleur social, héros des grandes aventures des banlieues à la fin des années 1970 » (Chartier et Hébrard, 2000, p. 205). La participation au cercle de lecture est parée de plusieurs vertus socialement construites : mieux s’exprimer, être « plus ouvert », savoir parler et rire quand il le faut, et pouvoir lire un livre « avec des sentiments ». Ces qualités désignent un ensemble de dispositions qui permettent d’être socialement perçu comme cultivé. Fabienne n’est d’ailleurs pas dupe quant à cet enjeu de classe et ne croit pas à un échange a priori égalitaire entre les adolescent.e.s du cercle de lecture : « Tu vois, tu biaises, tu lui demandes pourquoi il aime bien les Dragon Ball. Effectivement, les filles ça leur apporte rien, mais lui ça va lui apporter sa place. »
30L’opposition entre cet adolescent et « les filles » mérite d’être relevée. En effet, un autre garçon participe régulièrement à ce cercle, mais c’est aux deux adolescentes assidues à ce cercle que Fabienne compare le lecteur des Dragon Ball. Les filles apparaissent comme les détentrices de dispositions cultivées. Elles sont les destinataires privilégiées d’un apprentissage des normes des classes moyennes cultivées, mené par une femme de cette classe. Fabienne adopte la posture que Delphine Serre a définie, chez les assistantes sociales, comme la morale d’épanouissement :
« La diffusion de la morale d’épanouissement découle d’un regard sur les classes populaires qui cherche à leur transmettre telle quelle la morale de classes moyennes, dans une volonté de pallier les “manques” (matériels, culturels) et dans un souci de promotion, d’égalité des chances et d’émancipation. » (2009, p. 150.)
31Cette morale est présente en filigrane dans le souhait de Françoise d’émanciper les lectrices de sa municipalité rurale de leurs limites sociales et géographiques par la lecture, mais elle ne se traduit pas en discours ni en dispositif de « mise à la lecture » des usagères de sa bibliothèque. L’acquisition d’un discours professionnel participe ici de l’énonciation d’une morale de classe. Une telle logique peut également être mise en évidence dans les discours et les pratiques de Sarah, à savoir pallier par la lecture et l’écriture les manques consécutifs aux dominations sociales et sexuées. Avec ce dernier portrait de lectrice, on franchit le cap qui sépare une morale d’épanouissement d’une morale d’émancipation, seuil supplémentaire dans l’articulation des rapports de genre et de classe en ce que la morale d’émancipation à l’égard des femmes s’accompagne d’une domination symbolique de classe.
Trouver sa place et s’émanciper : les deux termes d’une morale de classe
« Je pense qu’on trace sa voie de lecteur en déterminant ses propres domaines, en fondant sa propre identité on fonde ses lectures et ses lectures aussi fondent son identité. Le rapport à la lecture est intéressant par rapport à son idée d’adulte, d’être constitué, autonome, libre. Au maximum de son possible, on va dire. Ou choisissant ses chaînes. »
32Sarah, 34 ans, fille d’une écrivaine et d’un sculpteur, participante ponctuelle aux trocs-lectures de l’association A, dirige une association d’ateliers de lecture et d’écriture de poésie, dont l’objectif est de « diffuser la poésie contemporaine auprès d’un public pas forcément en contact avec la lecture dans des centres sociaux, des structures de proximité ». La lecture correspond pour elle à « un fort vécu spirituel qui n’est pas du tout religieux. Le travail, pour moi tout ça c’est du travail, c’est travailler quelque chose ».
33Sarah considère que ce « travail » sur la langue permet de lutter contre les inégalités sociales parce que « la langue c’est l’outil social par excellence. On peut arriver en jeans et tee-shirt dans un monde où tout le monde est en plumes et smoking, si on a la langue, on peut entrer ». Les ateliers d’écriture permettraient également de reprendre prise sur sa trajectoire sociale car elle constate que :
« Ça a donné une impulsion à certaines personnes qui étaient dans une période cruciale de leur vie : des femmes au foyer qui avaient besoin de retrouver un parcours propre. Des gens qui étaient au chômage, par rapport à une confiance. De voir un domaine qu’on pensait étranger, un peu interdit, qui s’ouvre […] ça grandit ou ça élargit sa personnalité ou sa capacité à agir dans ce monde. »
34On note qu’il s’agit, pour les femmes au foyer et les chômeurs, de « retrouver un parcours propre » ou une « capacité à agir », c’est-à-dire une place objective dans l’espace social. Mais ce que distingue particulièrement la conception de la lecture selon Sarah, c’est la mise en œuvre d’une « conscience de genre ». Ce concept est mobilisé par Eleni Varikas lorsqu’elle souligne le rôle de la lecture dans l’émergence de cette « conscience » parmi les femmes des classes moyennes de la Grèce du xixe siècle, à savoir « le sentiment d’appartenir à une catégorie aussi bien biologique que sociale et de partager avec le reste des femmes des destins et des intérêts communs ; le sentiment de malaise ou d’injustice face à la condition féminine ; l’aspiration à l’amélioration de cette condition » (1991, p. 29).
35J’ai eu l’occasion d’observer une lecture publique de femmes poètes que Sarah a réalisée pour le Secours populaire à l’occasion de la journée des droits des femmes le 8 mars 2006. Elle lit une douzaine d’auteures françaises de poésie depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours (dont Louise Labé est la seule à être connue et reconnue), en terminant par une lecture d’un de ses propres poèmes. Sarah donne aux auditrices – femmes du quartier et militantes du Secours populaire – des post-it sur lesquels noter des mots « qui nous plaisent » et « qu’on se lira après. »
Lecture publique de Sarah au Secours populaire de Vénissieux pour la journée du 8 mars 2006, intitulée : « Femmes, et poètes : chemin de voix » (journal de terrain)
Avant la lecture, une animatrice du Secours populaire parcourt les rangs pour convaincre les auditrices – dont beaucoup sont originaires des pays d’Europe de l’Est et d’Afrique du Nord – de se rendre à un rassemblement devant la préfecture le lendemain pour empêcher les expulsions en cas de loyer impayé.
Une autre animatrice du Secours populaire présente la lecture et parle du 8 mars comme d’une « journée de revendication » : « Nous revendiquons l’égalité à tous les niveaux, dans le travail, la sexualité, la culture… » Elle évoque la spécificité de la précarité des femmes.
Sarah donne aux auditrices – femmes du quartier et militantes du Secours populaire – des post-it sur lesquels noter des mots « qui nous plaisent » et « qu’on se lira après ». Avant la lecture elle me confie qu’elle a laissé de côté Sapho pour éviter la thématique de l’homosexualité.
Sarah précise avant de commencer sa lecture : « Si vous ne comprenez pas tout c’est pas grave, on se laisse flotter. Comme dans une barque sur l’eau, des fois on rêve, des fois on revient à la navigation. Une lecture de poésie c’est un peu pareil. »
L’ambiance est bruyante pendant la lecture, les auditrices bavardent entre elles, des personnes arrivent en retard et des téléphones sonnent. Une personne s’en plaint.
Après la lecture de Sarah, des auditrices lisent les mots qu’elles ont notés sur leur post-it pendant la lecture. Celles qui sont membres du Secours populaire ont choisi de noter des mots, expressions ou phrases qui renvoient explicitement à la combativité et à l’idéalisme militants : « guerre », « paix », « valeureux », « un cœur d’adolescent », « gardez-vous d’être plus malheureuses » (Louise Labé).
Deux auditrices, l’une bosniaque [on l’apprendra plus tard], l’autre originaire d’Afrique du Nord, ont retenu des mots qui correspondent à un vocabulaire plus usité dans la poésie que dans le langage ordinaire, comme « forêt ». Elles ont été encouragées à prendre la parole par les militantes du Secours populaire. Le titre du poème écrit par Sarah, « Tout proche de ce qui est loin », est également cité par l’auditrice bosniaque. Une militante du Secours populaire lui fait remarquer que ses poèmes ne sont pas faciles.
Sarah leur demande, en guise de conclusion de la lecture, si elles pensaient que tant de femmes avaient écrit, et depuis si longtemps.
Puis l’ensemble de l’assistance se dirige vers le buffet. Des cadeaux sont distribués à chacune. Une des auditrices bosniaques vient dire à Sarah qu’elle a été touchée même si elle n’a pas tout compris. Elle lui parle de ses difficultés à obtenir un titre de séjour en France (cet exemple renforce la croyance de Sarah dans les vertus de la communication par la lecture). Sarah a recensé les titres et les auteures de sa lecture, auxquels sont ajoutées des citations, sur une page photocopiée que peu prendront.
36Si elle ne se déclare pas féministe, Sarah met pourtant en œuvre une conscience de genre5, par exemple lorsqu’elle demande aux auditrices si elles avaient conscience du nombre de femmes poètes dans l’histoire littéraire française. Or, en dépit de cette conscience et de la revendication des militantes du Secours populaire, qui présentent la journée du 8 mars et cette lecture publique en particulier comme l’occasion de « revendiquer l’égalité à tous les niveaux : le travail, la sexualité, la culture », ce face-à-face entre femmes met en œuvre une domination symbolique qui les oppose les unes aux autres. D’un côté, Sarah lit des poèmes écrits par des auteures le plus souvent françaises ; d’un autre côté, des auditrices le plus souvent migrantes écoutent sans savoir vraiment comment écouter une lecture de poésie publique, parlent entre elles, se lèvent pour répondre à leur téléphone, et sont rappelées à l’ordre par une auditrice militante au Secours populaire. Les militantes du Secours populaire encouragent les auditrices migrantes à lire les mots qu’elles ont souhaité retenir de la lecture et mettent elles-mêmes en œuvre des dispositions éthiques et politiques pour s’approprier ces textes, comme en témoignent les expressions lexicales et les conseils – « gardez-vous d’être plus malheureuses », de Louise Labé – notés. Les deux auditrices qui parlent peu français ont davantage mobilisé des dispositions linguistiques à proprement parler, pour relever des mots voire des phrases qui tranchent avec un vocabulaire quotidien. Sarah relève d’ailleurs que si une auditrice bosniaque vient lui dire qu’elle a été touchée par la lecture même si elle n’a pas tout compris, c’est parce que, selon elle, la lecture met en œuvre une communication au-delà de la compréhension rationnelle du message :
« Il faut se dire simplement qu’il faut que quelque chose passe. Revitaliser une communication, c’est des fois faire le deuil de la compréhension totale des choses. De la communication au sens de “je te comprends, tu me comprends”, au sens de l’information. La communication ce serait “je t’impulse quelque chose et ça déclenche quelque chose en toi et pareillement”. »
37Si l’on ne peut que souligner l’échec de la prescription des valeurs en matière d’écoute de la lecture, on peut considérer que l’acte même de la mise en scène de la valeur intrinsèque de la lecture est un acte de reconduction de la domination symbolique. Davantage qu’elle ne met en œuvre une « conscience de genre », cette lecture publique met en présence des femmes que les rapports sociaux de classe et de « race » opposent, les unes tentant d’éduquer les autres, à la poésie française comme à la revendication politique d’égalité des droits. Se manifeste également le tabou de l’homosexualité par l’éviction de Sapho : Sarah a préféré ne pas la lire par crainte que la thématique de l’homosexualité ne gêne ses auditrices.
38La mise en scène de la valeur de la lecture s’accompagne d’une morale de l’émancipation individuelle marquée par la valeur d’égalité des sexes, morale également à l’œuvre dans des secteurs du travail social comme celui des assistantes sociales. En effet, Serre a montré la prégnance de cette valeur chez les assistantes sociales, tout en mettant en évidence les effets de trajectoires sur les morales de classe et de genre que celles-ci mettent en œuvre pour décider d’établir ou non un signalement d’enfants en danger. L’origine populaire prédispose à transmettre aux classes populaires une morale d’épanouissement individuel pour les éduquer, et à adopter une attitude misérabiliste, à l’inverse d’une attitude ethnocentriste de classe pratiquée par les « héritières » des classes moyennes qui prônent une morale à imposer d’autorité aux classes populaires. Serre souligne par ailleurs que la morale d’émancipation individuelle, teintée d’égalité entre les sexes, constitue une morale de classe construite professionnellement chez les assistantes sociales, et l’on a pu remarquer avec Chartier et Hébrard que l’autonomie et l’épanouissement individuels par la lecture représente un des traits historiquement cristallisé de la formation des bibliothécaires. L’acquisition ou la réappropriation d’un capital culturel socialement différencié à l’origine créent des variations de morale de classe, par des effets de trajectoire similaires à ceux observés par Serre, mais surtout par des effets de professionnalisation spécifiques : ainsi, chez Fabienne et Sarah, la morale d’épanouissement voire d’émancipation s’appuie sur la construction d’un rapport professionnel à la lecture, en opposition avec des parents qui mobilisent la lecture dans leur travail sans morale de salut social. Néanmoins, leur rapport à la lecture a été « travaillé », réapproprié et professionnalisé de manière différente, par une formation professionnelle pour Fabienne ou par une professionnalisation plus informelle pour Sarah. Cette professionnalisation informelle donne lieu à un discours caractéristique de l’émancipation, comme Bidou l’avait déjà noté pour les professions émergentes de la culture et du travail social (1984). Une conception de l’émancipation qui revêt un caractère profondément sexué, s’adressant de fait principalement à des femmes, et prenant en compte les effets de la domination de genre lorsqu’il s’agit de femmes sans activité professionnelle.
39Au travers de ces trois portraits, on a montré comment les rapports sociaux de classe et genre s’articulent empiriquement dans le cas de lectrices qui se saisissent de la lecture comme d’un capital pour se construire une place sociale et le transmettent comme tel auprès d’autres femmes, qu’elles dominent socialement. Ces cas montrent comment des femmes des classes moyennes renforcent les frontières symboliques6 entre classes populaires et classes moyennes, et par-là même, luttent pour définir leur appartenance sociale « moyenne ». Si selon Bourdieu, « les classes existent en quelque sorte à l’état virtuel, en pointillé, non comme un donné, mais comme quelque chose qu’il s’agit de faire » (1994, p. 28), cette virtualité de l’appartenance de classe se pose de manière encore plus aiguë pour les classes moyennes dont les membres « exigent avant tout une reconnaissance personnelle comme individus » (Chauvel, 2006, p. 33-34). C’est ainsi que l’exemple de la lecture de salut social nous conduit à postuler un rôle primordial de la réappropriation du capital culturel dans la construction d’une appartenance de classe pour des femmes des classes moyennes. Cette appartenance de classe s’avère tant subjective qu’objectivée autant que possible par la professionnalisation.
40À ce titre, le dialogue entre la théorie bourdieusienne de la distinction d’une part, et l’approche en termes de genre d’autre part, peut s’avérer fécond pour appréhender finement l’ensemble hétérogène des « classes moyennes ». Plus exactement, il permet d’étudier la définition de ses frontières internes et externes, dans une approche attentive à la dimension sexuée des trajectoires de mobilité sociale, et aux effets de cette mobilité sociale sur les formes que prennent les luttes de classement, y compris en termes de normes d’émancipation. Et si Pierre Bourdieu met en exergue la transmission de normes par les femmes des classes moyennes et supérieures culturellement dominantes, il apparaît ici que les normes féminisées de salut culturel et social se créent dans le processus même de transmission de ces normes à d’autres femmes : c’est par le travail de prescription des lectures que s’actualise le salut des prescriptrices, bien davantage que celui des destinataires de la prescription.
41Si l’on se réfère aux travaux de Beverley Skeggs sur les femmes de classes populaires, ces femmes manifestent une puissance d’agir sous la forme de la volonté d’améliorer son sort, ce qui suppose de vouloir accomplir une certaine mobilité sociale, y compris par le mariage. Le travail sur soi des dominées s’inscrit dès lors dans l’intrication des rapports de domination de classe et de genre, et vise à redéfinir sa propre place dans ces rapports de domination.
« Ces femmes avaient une idée précise de leur “place”, mais elles faisaient tout pour ne pas y rester. Bourdieu souligne que les dispositions liées à l’occupation d’une position dans l’espace social sous-tendent l’ajustement à cette position. Le sens de notre place est aussi toujours simultanément le sens de la place des autres. Mais Bourdieu ne décrit pas précisément le processus par lequel s’accomplit cet ajustement ou les résistances qui lui sont opposées. Il arrive que l’ajustement ne se fasse pas : les positions et les dispositions peuvent se trouver en décalage. Quand une position, comme celle des femmes “blanches” des classes populaires à la sexualité présumée débridée, n’est pas légitime et donc dépourvue de capital symbolique, l’ajustement peine à se faire : elles ne peuvent adhérer à cette position. Cette impossibilité s’est clairement manifestée dans la façon dont les femmes mettaient en avant, à travers le thème de l’amélioration, leur éloignement des classes populaires. » (2004, p. 161.)
42En miroir inversé de ces stratégies des femmes des classes populaires, les stratégies de salut des lectrices de classes moyennes s’inscrivent dans un espace des possibles où « l’émancipation » féminine individuelle s’appuie sur le renforcement des frontières symboliques de classe que les femmes des classes populaires, quant à elles, cherchent à effacer. En ce sens, la domination de genre n’est pas ébranlée dans ses fondements, mais on ne saurait méconnaître l’existence de ces stratégies en tant que telles et supposer que les lectrices des classes moyennes ne sont que la version féminine de « leur » classe. Bien au contraire, elles œuvrent activement à se créer leur propre place et classe, en utilisant le capital culturel légitime de la lecture tout au long de leurs trajectoires biographiques.
Notes de bas de page
1 Arlene Kaplan Daniels (1988) désigne par « carrières invisibles » les carrières dans le bénévolat de femmes des classes supérieures américaines, pour mettre en évidence l’investissement de type professionnel à l’œuvre dans le bénévolat. Maud Simonet (2010) reprend cette catégorie à son compte pour l’analyse de carrières bénévoles françaises et américaines, tout en soulignant que les carrières invisibles constituent une figure majoritairement féminine du bénévolat, à l’inverse d’autres types de carrières, comme les « secondes carrières » ou les « carrières parallèles », où la carrière bénévole ne vient pas se substituer à l’absence de carrière professionnelle.
2 Observation du 12 décembre 2006.
3 Traduction de Lovell (2000, p. 20) : « The problem arises, perhaps, because Bourdieu recognizes women’s status as capital-bearing objects whose value accrues to the primary groups to which they belong, rather than as capital-accumulating subjects in social space. Insofar as women have labour market occupations, then it is possible to include them in Bourdieu’s social chart, but then they would, as it were, be entered twice : in terms of their own holdings of cultural and economic capital, and in terms of the nature of these holdings for their families. »
4 Observation du 16 décembre 2006.
5 Frédéric Châteigner (2007) souligne le rôle du militantisme féministe aux origines des ateliers d’écriture français.
6 Les frontières symboliques sont « les conceptions implicites de la “pureté” que véhiculent les catégories dont elles se servent pour me décrire, abstraitement ou concrètement, les individus avec lesquels elles ne souhaitent pas avoir de contact, ceux par rapport auxquels elles se considèrent supérieures ou inférieures et ceux qui éveillent en elles hostilité, indifférence ou sympathie » (Lamont, 1995, p. 7).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
S’émanciper par la lecture
Ce livre est cité par
- Albenga, Viviane. Bachmann, Laurence. (2020) Sexe et genre des mondes culturels. DOI: 10.4000/books.enseditions.15332
- Garcia, Marie-Carmen. (2021) Amours clandestines : nouvelle enquête. DOI: 10.4000/books.pul.35052
- Fraysse, Mélie. Garcia, Marie-Carmen. (2019) Les Thug Love : des romans sentimentaux à l’épreuve de la classe et de la race. Genre en séries. DOI: 10.4000/ges.299
- Yılmaz, Ayşe. (2022) La lecture en tant que loisir partagé : une étude sur les sociabilités des lecteurs de la série Harry Potter en Turquie. Loisir et Société / Society and Leisure, 45. DOI: 10.1080/07053436.2022.2097382
- Marpeau, Anne-Claire. (2019) « Chercher l’amour… » : les relations sentimentales de madame bovary lues et interprétées par les lycéennes. Genre en séries. DOI: 10.4000/ges.386
- François, Sébastien. Pillard, Thomas. (2018) Les écrits de la réception : pratiques textuelles des publics médiatiques. Genre en séries. DOI: 10.4000/ges.593
S’émanciper par la lecture
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3