Chapitre V. Les trajectoires de genre : des seuils d’émancipation
p. 109-121
Texte intégral
1La première partie de l’ouvrage a montré comment les pratiques de lecture dont il est ici question contribuent au souci de soi des lecteurs et des lectrices, une raison pratique de grand lecteur et grande lectrice qui s’est construite au fil de socialisations familiales et scolaires et de trajectoires sociales, où le genre agit en articulation avec l’enjeu de mobilité sociale ascendante. Puis nous avons analysé la manière dont les frontières de classe et de genre sont à la fois reconduites et transgressées dans ces pratiques de lecture elles-mêmes. Il convient dès lors d’interroger les effets en termes d’ouverture des possibles et de mobilités réelles sur les trajectoires.
2L’approche en termes d’appropriations des lectures, que nous avons développée dans cet ouvrage, vise à ne pas surestimer les effets des textes, mais bien davantage à situer ces effets dans des trajectoires sociales et des contextes variables. L’illustration la plus connue de cette approche demeure la recherche menée par Janice Radway, qui a montré comment la lecture de romans sentimentaux permet, par certains aspects, de desserrer l’étau de la domination masculine, en offrant aux lectrices de classe populaire non seulement des moments de détente personnelle particulièrement rares pour elles, mais aussi l’expression de leur insatisfaction amoureuse (Radway, 1984). Radway choisit cependant de ne pas trancher entre reconduction du genre par l’idéologie patriarcale présente dans les textes, et subversion par des appropriations tant symboliques que pratiques qui permettent de cultiver un souci de soi souvent dénié aux femmes des classes populaires.
3Cependant, à la différence des lectrices de Radway qui appartiennent aux classes populaires, les lectrices et lecteurs de l’enquête ici restituée sont situés majoritairement dans l’espace des classes moyennes, et leurs lectures revêtent un caractère plus légitime que les romans sentimentaux. Le souci de soi par la lecture s’inscrit dès lors dans une « trajectoire de genre », que nous définissons comme le parcours d’adhésion ou de distanciation à l’égard des normes de genre en vigueur de manière transversale dans la société étudiée, ou dans la classe sociale d’origine. Dans la mesure où les lecteurs et lectrices de l’enquête se situent dans l’espace des classes moyennes cultivées – même si leurs origines sociales peuvent se situer dans les classes populaires – ces « trajectoires de genre » se distinguent moins par des différences de classes sociales que par des différences d’étapes franchies en fonction de l’âge ou des différences d’appartenance sexuées. Ainsi les normes de genre relatives à la mise en couple, à la formation d’un couple hétérosexuel et à la maternité, apparaissent davantage comme des enjeux des lectures des femmes même si certains lecteurs y font référence. On peut dire dès lors que les trajectoires de genre saisies par la lecture sont des tentatives de négocier l’hétérosexualité normative, que Judith Butler a définie non seulement comme le fait d’ériger l’hétérosexualité en norme, mais également comme l’injonction à adhérer à certains attributs de la féminité ou de la masculinité reconduisant la « complémentarité des sexes ». À ces enjeux se combinent ceux du parcours professionnel et plus particulièrement liés à la lecture, la question du passage à l’écriture littéraire et à sa publication. Dès lors, pour les lecteurs et lectrices, la lecture constitue un support du soi lors de moments cruciaux comme l’entrée dans la trajectoire professionnelle, la mise en couple ou encore lors des étapes du processus de « vieillissement social », selon les termes de Pierre Bourdieu :
« Le vieillissement social n’est pas autre chose que ce lent travail de deuil ou, si l’on préfère, de désinvestissement (socialement assisté et encouragé) qui porte les agents à ajuster leurs aspirations à leurs chances objectives, les conduisant ainsi à épouser leur condition, à devenir ce qu’ils sont, à se contenter de ce qu’ils ont, fût-ce en travaillant à se tromper eux-mêmes sur ce qu’ils sont, et sur ce qu’ils ont, avec la complicité collective, à faire leur deuil de tous les possibles latéraux, peu à peu abandonnés sur le chemin, et de toutes les espérances reconnues comme irréalisables à force d’être restées irréalisées. » (Bourdieu, 1979, p. 123.)
4Les lecteurs et lectrices constatent pour eux-mêmes ce processus de vieillissement social, qui les affectent au double sens de les altérer et de les émouvoir.
Des contre-feux au vieillissement social
Remplir les injonctions sociales, en ouvrant de nouveaux possibles
5Catherine, professeure de lettres de 28 ans, exprime le sentiment de deuil des possibles biographiques par l’entremise d’un compte rendu de lecture d’une bande dessinée qui aborde ce thème :
« Le combat ordinaire de Manu Larcenet. BD en deux volumes, tome II : Les quantités négligeables (environ 12 euros le volume) :
Marco a la trentaine, et bien qu’il ait encore des joies adolescentes, c’est la tempête sous son crâne : son métier de photographe, qu’il a pourtant choisi et exerce avec passion, sera-t-il capable de toujours le poursuivre ? Cette jolie vétérinaire qu’il rencontre, a-t-il envie de lui sacrifier les plaisirs de sa vie de célibataire en s’engageant vraiment avec elle ? Ses parents vieillissants vont-ils vraiment mourir un jour et le laisser seul face à sa vie ? Bref, c’est la crise de l’entrée réelle dans l’âge adulte.
Parallèlement à un graphisme bariolé et schématique, les réflexions de Marco sont illustrées par un dessin bien plus sombre, troublant de réalisme, qui interroge vraiment le lecteur sur ses propres choix de vie.
Ce livre est un joyau, c’est la première fois qu’une BD m’a autant émue (dois-je vous avouer qu’elle m’a tiré des larmes ? )1. »
6En premier lieu, le constat s’impose que les lecteurs et lectrices proches des 30 ans, qui sont majoritairement des bookcrosseurs, sont confrontés à de fortes injonctions sociales, de classe et de genre, face auxquelles ils cherchent à se ménager des marges de choix. Il s’agit en effet de pouvoir choisir comment l’on veut « devenir soi-même », selon l’expression d’Alain Ehrenberg (1998). Mais « devenir soi-même » signifie également faire le deuil de certains possibles, c’est-à-dire, en termes bourdieusiens, entrer dans le processus de « vieillissement social » : l’entretien de Ludivine, 30 ans, cadre chargée de projets européens à l’INRETS, s’avère pertinent à ce sujet. Elle explique comment la lecture lui a permis de maintenir une continuité du soi au moment de l’entrée dans la vie professionnelle :
« Il y avait un trop gros décalage entre la créativité, le côté libérateur des études, et le terre à terre d’être dans un boulot et ta vie s’arrête là. J’étais un peu angoissée en société et j’avais toujours un bouquin pour me protéger. »
7De ce moment, elle garde la certitude que « même si les choses allaient très mal, il [lui] resterait toujours la lecture ». Selon elle, la lecture constitue ainsi un support qui lui permet de surmonter les deuils de ce qu’elle ne sera pas :
« Et puis avec l’âge on se résigne un peu à avoir une vie normale et on réalise que sa vie va être très classique. Je trouve que si on est bien dans son boulot, bien dans son couple, c’est pas trop grave. »
8Selon elle, le deuil des possibles s’avère acceptable du moment que sont accomplies trois injonctions : avoir un travail, avoir un conjoint, et pouvoir en être satisfaite. « L’impératif de devenir soi-même » requiert à la fois l’insertion sur le marché du travail et l’entrée dans l’hétérosexualité normative. La lecture accompagne aussi bien la réalisation de ces injonctions que leur échec temporaire, ou leur déplacement.
9Le bookcrossing permet précisément de trouver un conjoint ou une conjointe, comme ce fut le cas pour de nombreux enquêtés, hommes et femmes. Plus encore, il élargit l’espace des possibles matrimoniaux par la mise en présence de personnes qui n’auraient peut-être pas eu l’occasion de se rencontrer dans d’autres espaces de socialisation. En effet, la conjonction, dans le bookcrossing, de lecteurs dotés en capital spécifiquement scientifique ou technique – le domaine de l’informatique étant particulièrement bien représenté – et d’autres mieux pourvus en capital littéraire, apparaît improbable dans d’autres réseaux. L’éventail de professions représentées dans le bookcrossing n’est certes pas si ample, mais il l’est suffisamment pour faire éventuellement dévier les trajectoires amoureuses et amicales vers des directions qu’elles n’auraient pas empruntées sans le concours de la lecture comme socle de sociabilité. En ce sens, la lecture permet d’accomplir des injonctions de genre et, également, de classe – en concrétisant une ascension sociale par l’élection d’alliances appropriées – tout en offrant la possibilité de reconstituer des réseaux de sociabilité au-delà de ceux issus des socialisations primaire et secondaire. Si, à ce stade de la trajectoire sociale – ou du « vieillissement social » –, il n’y a pas de différence de genre entre lectrices et lecteurs, on observe en revanche qu’après la constitution des couples, seules les femmes vont continuer à fréquenter le cercle des bookcrosseurs tandis que les hommes s’éclipsent progressivement.
10La comparaison avec des lectrices plus âgées permet de comprendre l’entretien d’une sociabilité autour des livres par des femmes de tous âges, en mettant en évidence le rôle de contre-feu de la lecture à l’égard du processus de vieillissement social, et la réappropriation pour soi de l’enjeu de réaffiliation sociale, quand l’ascension sociale de la famille a été réalisée.
Renouer avec les possibles abandonnés
11L’exemple d’Henriette, 54 ans, secrétaire dans un lycée, permet d’appréhender la résistance au vieillissement social par l’entremise des pratiques de lecture. Menant depuis déjà longtemps une vie maritale, Henriette mobilise par sa participation au cercle B des compétences mises en veille ou insuffisamment valorisées au sein du couple. Déplorant le manque d’appétence de son mari pour des activités qui la « passionnent », comme la lecture ou les voyages, elle a trouvé dans le cercle B des interlocutrices qui lui faisaient défaut dans sa famille comme dans son travail. Henriette tente au contraire de renouer avec des possibles auparavant délaissés :
« Depuis quatre ans j’ai changé, pas encore de vie, je fais des choses… C’est un âge où on se dit, si on fait pas ça maintenant, on le fera jamais. Maintenant, je me suis mise à faire un peu de politique, ce que j’avais jamais fait avant. »
12La lecture permet donc d’accompagner le processus de vieillissement social dans un sens qui n’est pas nécessairement univoque et n’est pas toujours celui de l’abandon des possibles désirés. Mais au-delà de ce rôle tenu par la lecture, qui constitue un capital socialement valorisé, Henriette souligne que la transformation des pratiques de lecture en capital socialement sanctionné demeure difficile en dehors de l’entre-soi du cercle de lectrices :
« À part le cercle des lectrices je discute pas trop de mes lectures. Une fois, il y avait un copain de mon mari, il paraît qu’il adore la lecture, on a dû faire un repas de groupe, il m’a parlé de science-fiction, j’aime bien la science-fiction, mais il m’a cité des auteurs, il n’y en avait aucun que je connaissais. Il devait avoir des goûts totalement différents de moi. J’étais gênée parce que je connaissais pas du tout les noms. »
13Si des possibles se sont fermés pour les lectrices, leurs pratiques de lecture leur ont permis d’intégrer d’autres espaces où elles pouvaient à la fois être reconnues et pratiquer un souci de soi utile pour leurs « deuils » respectifs. La lecture élargit donc l’espace des possibles, une ouverture qui prend notamment la forme d’une mise en question partielle de l’hétérosexualité normative.
Transgresser l’hétérosexualité normative
Légitimer une situation de célibat
14L’ouverture de l’espace des possibles permet aux femmes de s’émanciper des injonctions imposées par la féminité hétérosexuelle qui incite les femmes à adhérer à certains attributs reconduisant la complémentarité des sexes (Butler, 2006). Les normes liées à la conjugalité et à l’injonction à la maternité participent des traits de cette féminité. Beverley Skeggs (1997 ; 2015) a montré que les femmes des classes populaires britanniques auprès desquelles elle a mené une enquête ethnographique longitudinale ne remettent pas en cause la conjugalité hétérosexuelle, ni en pratique ni en discours, car se marier demeure un gage de respectabilité ainsi qu’une protection matérielle. Or les lectrices des classes moyennes qui sont représentées ici mobilisent la lecture pour légitimer leurs transgressions partielles à l’égard de cette norme de la féminité, sans forcément la subvertir. La norme dominante de la féminité leur apparaît comme une fermeture de l’espace des possibles, il s’agit donc pour elles d’ouvrir cet espace sans pour autant refuser le couple hétérosexuel.
15Ainsi du cas de Nina, 36 ans, qui s’est identifiée à Violette Leduc (sur laquelle elle a réalisé un mémoire de maîtrise de lettres), allant jusqu’à analyser son parcours personnel en écho avec celui de cette dernière à la suite d’une série d’échecs amoureux avec des hommes. La valorisation de l’homosexualité par cette auteure permet ainsi à Nina de légitimer sa propre inadéquation à certaines attentes liées à l’hétérosexualité, bien qu’elle ne se considère pas homosexuelle. En outre, l’identification littéraire approfondit la remise en question de ces normes de genre, sans pour autant aboutir à la subversion. Les dissonances avec la féminité définie dans le cadre de la conjugalité hétérosexuelle peuvent être subies comme des stigmates impossibles à reconvertir en trait positif, sauf peut-être par l’humour. Comme on l’a déjà mentionné, Nathalie, 30 ans, fille d’un artiste et d’une éducatrice spécialisée, diplômée en commerce international au chômage, bookcrosseuse lyonnaise, présente ses lectures de « chick lit » ou littérature anglophone « pour nanas » : « J’ai trente ans, je suis célibataire, avec cette description en deux secondes, tu comprends pourquoi j’adore ça […] ! D’abord tu te retrouves dans des situations que tu as vécues […]. T’as l’impression d’être l’héroïne, tu personnifies complètement. » Cette identification s’éclaire également par le fait que Nathalie utilise le même pseudonyme pour le site dédié au bookcrossing et pour le site de rencontres Meetic, comme elle l’explique en entretien.
16Cette analyse met ainsi en exergue la remise en question de normes et d’injonctions de genre, et de l’hétérosexualité qui lui est associée. Nina et Nathalie, pour leur part, ne remettent en question que partiellement la conformité aux normes liées à la féminité hétérosexuelle car elles expriment toutes les deux le souhait de trouver un compagnon lors de leur entretien – et Nina aura un enfant peu de temps après. La lecture dans leur cas leur permet d’assumer un statut de célibataire qu’elles souhaitent temporaire, et d’ouvrir l’espace des possibles en s’identifiant à des auteures qui remettent radicalement en question la féminité hétérosexuelle (V. Leduc et V. Despentes).
Le rôle des auteur.e.s homosexuel.le.s ou féministes
17La présence d’auteur.e.s homosexuel.le.s ou féministes apparaît comme un trait significatif des appropriations des œuvres repérées, même si les auteur.e.s homosexuel.le.s demeurent toutefois moins bien représenté.e.s. On a déjà mentionné les identifications empathiques et cathartiques de Violaine à l’égard d’auteures lesbiennes comme Ann Scott, et celles de Nina à l’égard de Violette Leduc. Dans les cercles de lecture, hormis la lecture de Sapho effectuée par Florence pour le troc-lecture du 8 mars 2006, la principale référence littéraire à l’homosexualité est Yves Navarre : en effet, Christian a lu lors d’un troc-lecture un extrait du Petit galopin de nos corps d’Yves Navarre, une histoire d’amour contrariée entre deux hommes, qui se poursuit par l’échange épistolaire. Lors de son entretien, il déclare avoir été fortement ému par cette lecture et va jusqu’à en rendre compte dans la lettre de l’association A :
« Le petit galopin de nos corps d’Yves Navarre : Yves Navarre est un auteur mal connu et pourtant récompensé en 1980 par un prix Goncourt pour Le jardin d’acclimatation. Il a été tout d’abord rédacteur dans la publicité, pour ensuite se consacrer à un travail plus personnel via l’écriture de romans. Mon coup de foudre de cette année, c’est la découverte inattendue et magique d’un livre intitulé Le petit galopin de nos corps. Ce livre, composé de correspondances et du témoignage de l’un des personnages, nous raconte la part de l’écriture comme vecteur et/ou catalyseur d’une passion et d’une complicité entre deux hommes. Extrait : “Le corps, matière, est douceur et violence de toute pensée, lieu suprême de tout échange, territoire par lequel on se doit de passer pour tout perdre et exister, quand la loi de notre siècle est celle du gain et de la gomme2.” »
18Par ailleurs, la mise au jour de l’arbitraire des rôles de genre par les auteures femmes constitue l’une des raisons de leur succès parmi les enquêtés, quel que soit leur sexe. Si Patrick, 50 ans, ingénieur informatique et bookcrosseur, met en exergue la féminité de Nancy Huston davantage que son féminisme, il n’en demeure pas moins que les œuvres de cette dernière portent la marque d’un point de vue situé, celui d’une femme consciente de la domination masculine qui attribue exclusivement aux hommes la création artistique, et aux femmes la procréation biologique :
« Son Journal de la création, elle a un bonheur de l’écriture de certaines choses, elle arrive à parler de cet acte de création et de sa confrontation avec le quotidien. Elle montre bien que pour les hommes c’était moins un problème parce que souvent ils se mettaient dans leur tour d’ivoire pour créer […]. Tout en étant rationnelle dans son discours, elle montre un côté occulte, je dirais le côté sorcière, de la femme mais aussi dans l’homme, pourquoi pas ? Des femmes qui vont dire des choses habituellement cachées par la société. Elle va avoir le culot de le dire. Dans La virevolte, c’est l’histoire d’une danseuse qui va quitter ses enfants pour vivre son art. »
19Ainsi les auteures contemporaines françaises ne proposent pas toujours un point de vue subversif et féministe, comme le soulignent Anne Simon et Christine Détrez (2005), mais elles mettent en évidence les injonctions de genre et les résistances relatives à ces injonctions, forme de lucidité qui peut renvoyer les lecteurs et les lectrices à leur propre réflexivité.
20En revanche, la reconduction d’un clivage de genre entre lectrices et lecteurs apparaît nettement dans le passage des pratiques de lecture à la création littéraire.
S’autoriser l’écriture littéraire, un clivage de genre
21Dans son enquête sur les écrivaines françaises contemporaines, Delphine Naudier (2000 ; 2012) a mis en évidence qu’elles constituaient une population surdiplômée par rapport à leurs congénères hommes, eux-mêmes déjà très bien dotés en diplômes.
22Parmi les enquêté.e.s, l’écriture littéraire demeure un seuil de rupture qui distingue radicalement le genre masculin, autorisé à s’ériger en auteur, du genre féminin. L’autorisation que se donnent les lectrices à écrire et surtout à publier leurs écrits est bien moindre que celle des lecteurs. En témoigne le discours de Sandrine, qui raconte, lors d’une rencontre du cercle B, comment elle a été mariée à un écrivain aujourd’hui extrêmement reconnu tant par ses ventes que par la réception de ses œuvres, et qui évoque en entretien « le mystère de l’écriture », opposant sa propre impossibilité à écrire à la réussite littéraire d’un écrivain, Paul Nizon, dont elle a entendu une conférence lors d’un prix auquel elle participait en tant que bibliothécaire :
« Je pensais à Paul Nizon, que j’ai très peu lu, qui est un écrivain de Suisse alémanique mais qui écrit en français et qui est un homme qui a beaucoup de prestance, il était interviewé, ça m’a beaucoup touchée de voir cet homme âgé mais très vif, qui disait que l’écriture avait été au centre de sa vie. On sentait que c’était un homme qui avait laissé tomber plein de choses, qui avait d’ailleurs essayé d’en vivre, et il a réussi. Un homme qui apparemment n’a pas été ni un très bon citoyen ni un très bon mari, mais pour qui c’est le Moi, le Je qui a été absolument central. Et une œuvre qui est assez importante mais pas foisonnante, exigeante, et je me disais que j’avais un privilège extraordinaire d’être une petite bibliothécaire qui est même pas ni conservateur ni responsable d’une structure, et de pouvoir entendre quelqu’un, de pouvoir deviner à travers le peu qu’il disait, de pouvoir approcher ce mystère de l’écriture qui fait que lui il n’aurait pas pu lire sans écrire et que c’était le pivot de sa vie. »
23Sandrine exprime l’opposition de genre qui la sépare de ce mode de construction de soi par l’évocation de la masse de femmes bibliothécaires présentes à cette conférence, dévolues à la diffusion de la lecture, et désireuses de s’entretenir avec l’individu écrivain, nécessairement de sexe masculin :
« Je me disais est-ce qu’on a pas l’air un peu ridicules toutes…? Il n’y avait presque que des femmes, dans les bibliothécaires, pas dans les écrivains. Beaucoup de femmes dans mes âges. Je me disais, je vais pas me précipiter pour essayer de parler, et à quel titre ? avec un écrivain. »
24Ce clivage de genre apparaît nettement entre les hommes et les femmes de l’enquête qui dédient une partie de leur temps à l’écriture. En dehors des cercles de lecture, trois enquêtées ont manifesté un intérêt certain pour l’écriture. Sabrina et Karine, toutes deux âgées de 35 ans, écrivent, alors que pour Aurore, 33 ans, chargée de cours et docteure en sciences politiques, ce désir d’écriture reste à l’état de projet. Elle souligne avec humour qu’elle écrit certes pour son travail, mais aurait préféré inventer des histoires :
« Et puis chaque fois je me dis est-ce qu’il faudrait que j’écrive, j’aimerais bien. Mais j’ai aucune imagination, alors à moins que je raconte un truc que j’ai vécu. Si, j’ai un projet : j’ai un grand-père qui a eu cent ans, qui est décédé depuis, il a eu cent ans l’été dernier et il est décédé en janvier, mon grand-père en Tunisie. Et je l’ai interviewé cet été. Donc j’ai huit cassettes d’interview et c’est sûr qu’il va falloir que j’en fasse quelque chose, mais je sais pas quoi, comment, encore. J’ai écrit, si, j’ai fait une thèse, j’ai fait des articles (rires), c’est pas vraiment ça que j’aurais aimé écrire. »
25Aurore utilise ses compétences en sociologie pour délimiter un projet d’écriture, à défaut de pouvoir utiliser des facultés d’imagination dont elle se pense dépourvue. Ce manque de confiance en soi est également présent chez Sabrina, qui a pourtant des écrits littéraires à son actif : « J’aime bien écrire […]. Moi c’est de la prose poétique, j’appelle ça comme ça (rires). Maintenant je ne sais pas ce que ça vaut, mais ça me défoule, ça me fait du bien. » Bien qu’elle n’accorde pas une grande valeur à ce qu’elle écrit, Sabrina s’inspire pourtant de ses lectures de poésie. En effet, elle évoque sa pratique de l’écriture au moment où elle dit s’identifier davantage lorsqu’elle lit de la poésie. Il s’agit d’une identification à l’auteur, ce qui témoigne d’une implication assez forte dans l’écriture.
26C’est également le cas de Karine, qui affirme avoir toujours écrit et souhaite transformer son projet de lectrices publiques en entreprise d’écrivains publics. Cependant, elle n’a pas voulu expliciter sa pratique d’écriture. Karine et Sabrina ont en commun d’avoir suivi des études littéraires et d’avoir exercé des emplois dans le secteur artistique, contrairement à Aurore dont le parcours scolaire et professionnel est tout autre. De telles études donnent une certaine légitimité à écrire, une légitimité nécessaire mais pas suffisante au regard des hésitations de Karine et Sabrina. On pourrait penser que la participation à un cercle de lecture, d’autant plus lorsqu’il est majoritairement féminin, représente un soutien, une caution à l’autorisation d’écrire que se donnent à grand-peine certaines lectrices. Ainsi, Caroline, 61 ans, retraitée de l’administration territoriale, a fait circuler au sein du cercle B un recueil de nouvelles qu’elle a écrit et auto-édité. Or, apparaît dans son entretien l’impossibilité persistante d’accorder une valeur à ce qu’elle écrit, en dépit des encouragements de son entourage proche :
« J’ai écrit très tôt mais je ne gardais rien. Très tardivement je me suis dit tiens peut-être, j’ai gardé quelques fragments. Maintenant j’ai plus le temps, et éventuellement je les fais faire en petits bouquins […]. J’ai gardé, incitée par l’entourage assez proche qui me disait : “Tu écris tellement bien, quel dommage que tu ne gardes rien.” Alors ça j’ai pas voulu l’entendre parce que j’avais d’autres chats à fouetter. J’ai jamais eu l’idée de gagner ma vie en écrivant. Et puis ce discours m’a été un peu rabâché et j’ai cédé. J’avais quarante ou quarante-cinq ans. Parce que j’ai pas toujours conscience d’écrire bien, parce que ce que je cherche, c’est pas seulement la belle écriture. Quand je me relis, c’est pas ce que j’aurais voulu écrire. »
27Claire, 44 ans, cadre dans un hôpital public, qui a publié quelques textes, fait état d’autres difficultés, celles de l’édition :
« Les seules choses que j’ai diffusées, j’ai travaillé avec une amie qui était illustratrice. Elle avait créé une association qui est aujourd’hui une petite maison d’édition, on a fait des petits bouquins ensemble, des petits livres illustrés. On les a présentés au salon de la petite édition à Saint-Priest. On a été invitées aussi à d’autres salons, on est allées dans le Sud-Ouest. Mais là on va s’arrêter un peu parce que c’est de l’investissement […]. Mais c’est délicat, c’est des petits bouquins qui n’ont pas de titres. Les gens sont un peu décontenancés. C’est surtout pour les enfants. »
28Selon elle, l’écriture demeure intimement liée à la lecture et ne constitue pas un but en soi, mais prolonge la construction de soi par la lecture :
« Ce que m’apporte la lecture c’est l’avantage d’avoir plein d’autres voix, différentes de la mienne, donc c’est un enrichissement, c’est une occasion de remise en cause continuelle, c’est important […]. L’écriture c’est certainement un approfondissement. Je pense que pour écrire, c’est une banalité, tout le monde l’a dit mais je le pense aussi, c’est que pour aimer écrire déjà il faut aimer lire. Et l’avantage quand on s’essaie à cet exercice, c’est qu’on a plus d’outils ensuite pour lire. »
29Ces propos de lectrices s’adonnant à l’écriture contrastent avec la manière dont les lecteurs élaborent des projets d’écriture, qu’ils nourrissent de toutes leurs expériences, littéraires ou non. C’est notamment le cas de Benoît, 31 ans, cadre dans un cabinet d’architecte, qui, à partir du Livre dont vous êtes le héros, a bâti un monde imaginaire fondé sur une géographie personnelle, fusionnant les souvenirs littéraires avec les lieux familiaux et les voyages réels :
« Et puis par rapport à d’autres lectures, Robert Merle, qui fait une description de Paris à la fin du xvie siècle, c’est passionnant ça. En plus ma grand-mère vivait dans le quartier du Marais, où il y avait beaucoup d’hôtels particuliers. Et en deuxième année de fac avec deux potes et une copine on avait été à Venise, c’est un voyage qui m’a complètement émerveillé […]. Et la ville de mon héros, c’était un peu un frottement entre le Paris de Robert Merle, les hôtels particuliers du quartier du Marais, et en même temps les images de Venise. C’était un peu un Paris marchand. »
30Par comparaison avec les lectrices, qu’elles soient du même âge ou non, les lecteurs ne semblent pas entravés par les sanctions qu’ils ont subies au sujet de leurs écrits antérieurs pour tenter la publicisation de leurs écrits actuels. Ainsi, Frédéric, 28 ans, concourant à devenir bibliothécaire, qui porte un regard fortement dépréciatif sur sa trajectoire, n’hésite pourtant pas à soumettre régulièrement sa production à un jury, voire même à écrire dans ce but :
« Je participe aussi à des jeux littéraires, où quasiment tous les mois on a un sujet à faire. D’ici la fin de la semaine, il faut que j’ai écrit un conte, et je sais toujours pas ce que je vais raconter. Pourtant, c’est sûr qu’il y a de bons moyens de faire un conte.
— Cette pratique d’écriture, tu l’as depuis longtemps ?
— Depuis que je sais écrire. Il se trouve que j’avais une institutrice qui n’appréciait pas et qui voulait m’empêcher d’écrire. Je m’y suis remis. »
31De même, Philippe, bibliothécaire de 42 ans, participant discret du cercle A lisant peu aux trocs-lecture, n’hésite pas à lire ses propres textes, non seulement lors de sa participation à un cercle d’écriture, mais encore lors de soirées littéraires publiques :
« Nous on les partageait entre nous, après le moment d’écriture. Il n’y avait pas de caractère obligatoire, celui qui se sentait pas ne lisait pas. On s’est organisés des lectures publiques sur la commune de Vaulx-en-Velin. Nos textes ont été lus dans différents endroits, soit par nous, soit par d’autres personnes. Quelquefois par des comédiens. Passé un moment, j’allais aussi au Carré 30, qui propose des soirées où les gens peuvent lire des textes […]. J’avais lu mes textes. Je trouvais que ça m’aidait à m’en détacher aussi un peu, et à le donner un peu aux autres, et à prendre du recul. »
32Enfin, Arthur, professeur de lettres de 30 ans, écrit des poèmes qu’il calligraphie et publie occasionnellement dans la lettre trimestrielle de l’association A. Se donner l’autorisation d’écrire ne suffit certes pas à être édité et en ce sens, les enquêtés ne se distinguent pas radicalement des enquêtées. Néanmoins, il semble que les lecteurs s’autorisent davantage, ou sont davantage enjoints à convertir leurs pratiques de lecture en création personnelle. À défaut d’écrire, Patrick, 50 ans, qui est devenu ingénieur en informatique par pression familiale, cherche à concilier sa trajectoire professionnelle scientifique et la trajectoire littéraire qu’il a menée en parallèle, « clandestinement » selon ses propres termes, dans un projet de site Internet :
« Quand Internet est arrivé, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose avec la notion d’hyperlien, qui était facilement accessible, on pouvait faire de l’hypertexte et on pouvait donc facilement relier les auteurs entre eux. Je me souviens que le premier site web que j’ai essayé de construire c’était un réseau d’auteurs […]. Ça pouvait être aussi bien des romanciers comme Albert Camus, Boris Vian, que des essayistes comme Edgar Morin, et même des auteurs de chansons, Brassens, Ferré, Brel, essayer de trouver pourquoi j’aimais les uns et les autres et ce qui les reliait. C’était trop ambitieux finalement. Mais un jour ça a surgi sous une autre forme, l’“Agora des livres”, le site que j’ai monté. Pour que les gens puissent exprimer leur avis sur les livres qu’ils lisent. »
« Mais l’“Agora des livres” c’est le point de jonction entre mon parcours scientifique et de la rencontre avec ma passion des livres. Mon idée, c’est de voir la littérature comme un pays. »
33Ce projet de Patrick témoigne de l’ambition de s’ériger en créateur, en l’occurrence d’un concept de site littéraire. Bien que l’investissement dans une activité littéraire revête un caractère transgressif dans son cas, l’autorisation qu’il se donne à devenir créateur est précisément le lieu où réside le clivage de genre le plus persistant. Le plus grand dépassement du genre par la lecture pourrait advenir par le passage à l’écriture littéraire, or c’est justement dans l’autorisation à créer que perdure le clivage de genre le plus persistant.
34Le sentiment d’autorisation constitue donc une condition nécessaire, quoique non suffisante, à l’acquisition de la légitimité littéraire en tant que lecteur ou auteur-e. Les conditions matérielles de l’écriture, celles de la fameuse « chambre à soi » de Virginia Woolf, sont également plus difficiles à remplir pour les femmes compte tenu de leur double journée de travail, c’est-à-dire du cumul du travail salarié et domestique3. Ludivine, 30 ans, cadre chargée de projets européens à l’INRETS, bookcrosseuse, déplore avoir abandonné la pratique de l’écriture alors que son conjoint s’y adonne régulièrement. Bien que la qualité des écrits de ce dernier lui semble médiocre, elle le loue pour sa créativité qu’elle compare à sa propre passivité. Dans l’extrait d’entretien qui suit, je la relance sur son auto-qualification de « passive » en tant que lectrice :
« Il est beaucoup plus créatif que moi, dans sa vie quotidienne. Moi je regrette un peu d’être très passive, je fais mon boulot et je lis, c’est tout.
— Tu penses que c’est vraiment passif de lire ?
— Tu prends des choses mais il n’y a pas la démarche volontaire de création. C’est aussi une question de confiance en soi parce que je suis très exigeante, alors que lui va être assez facilement satisfait. Je préfère m’abstenir. »
35Plus avant dans l’entretien, Ludivine précise que ses études et son travail lui ont demandé et lui demandent encore une énergie considérable, de même qu’elle a toujours « des choses à faire à la maison. » Elle exprime ainsi ce qui est sociologiquement objectivé comme les difficultés accrues pour les femmes lors des études supérieures et sur le marché du travail, et ce, notamment, du fait, de la « double journée » de travail salarié et domestique. Néanmoins la « confiance en soi » apparaît comme le dernier ressort explicatif de la possibilité d’écrire pour son conjoint et de sa propre impossibilité à le faire. L’importance qu’elle accorde à la lecture, en temps et en valeur, s’en trouve dépréciée par le soupçon de passivité qui pèse sur cette pratique ; au-delà, la dépréciation porte finalement sur elle-même, et la lecture, d’activité hautement importante, devient une compensation sur laquelle il sera toujours possible de compter. Les cadres d’appréhension des pratiques de lecture et d’écriture, souvent détachés des conditions matérielles qui favorisent ou empêchent la réalisation de ces activités, se transforment en registres métaphoriques du sujet, accompli ou inaccompli, et dans ce cas, inaccomplie.
36En définitive, la lecture ne fait que peu dévier les trajectoires des enquêté.e.s à l’égard des injonctions de genre. Lorsque tel est le cas, il s’agit de transgressions socialement autorisées et valorisées, qui en outre permettent de parachever une ascension sociale désirée, par l’acquisition de capitaux professionnellement utiles et par la constitution d’alliances amicales et amoureuses qui viennent renforcer les capitaux détenus. En revanche, lorsque des ruptures biographiques font dévier les trajectoires, la lecture permet de rétablir une certaine continuité sociale du soi. Elle maintient dans ce cas une ouverture des possibles que les ruptures biographiques et le processus de vieillissement social restreindraient drastiquement dans le cas contraire. Mais demeure la question de la reconduction du genre comme système binaire de pouvoir : la qualification de la pratique de la lecture en elle-même s’inscrit dans une opposition sexuée entre passivité féminine de la lecture et créativité masculine de l’écriture.
37En revanche, une autre posture adoptée par plusieurs lectrices permet de convertir la lecture en capital symbolique de classe : transformer leurs pratiques de « prescription » des lectures en activité professionnelle, destinée le plus souvent à un public de femmes de classes populaires ou migrantes.
Notes de bas de page
1 Lettre trimestrielle de l’association A, octobre 2005, compte rendu de lecture de Catherine.
2 Lettre trimestrielle de l’association A, octobre 2006, compte rendu de lecture de Christian.
3 La dernière enquête « Emploi du temps » de l’Insee a montré qu’en moyenne, les femmes consacrent 3 h 26 par jour aux tâches domestiques (ménage, courses, soins aux enfants, etc.) contre 2 heures pour les hommes (Insee Résultats, juin 2012).
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