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Chapitre IV. Transgresser les frontières de genre et de classe ? Une subversion relative par l’évasion et l’identification à des figures littéraires

p. 89-106


Texte intégral

1Si les pratiques de lecture sont traversées par les rapports de genre et de classe au travers de l’enjeu de légitimité, elles ne se contentent pas de reconduire les frontières entre lecteurs légitimes et moins légitimes, entre territoires masculins et féminins de la lecture. Les pratiques qui se donnent à entendre lors des récits recueillis en entretien repoussent ces frontières et font montre de mobilités à l’égard des assignations de classe et de genre. La métaphore de la mobilité appliquée à la lecture renvoie également à celle du « braconnage », terme par lequel Michel de Certeau définit la spécificité de l’activité de lecture par opposition à la fixation que constitue l’écriture :

« Bien loin d’être des écrivains, fondateurs d’un lieu propre, héritiers des laboureurs d’antan mais sur le sol du langage, creuseurs de puits et constructeurs de maison, les lecteurs sont des voyageurs ; ils circulent sur les terres d’autrui, nomades braconnant à travers les champs qu’ils n’ont pas écrits, ravissant les biens d’Égypte pour en jouir. » (1990, p. 251.)

2Cette métaphore devenue célèbre rend-elle compte de transgressions possibles par la lecture ? Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard constatent que « ce qui était le cheminement singulier du lecteur, qui n’avait à en rendre compte à personne, est devenu aujourd’hui le discours prescriptif des nouveaux médias : “Nomadise et braconne !” » (2000, p. 739). Or, on l’a vu, les lecteurs et lectrices qui cultivent un souci de soi par la lecture ont construit ce rapport-là à leurs pratiques de lecture au cours de leur trajectoire et l’ont profondément incorporé, si bien qu’il ne s’agit pas dans leur cas d’un effet initial de ce discours social. Ce chapitre vise à montrer que les pratiques de lectures ouvrent des mobilités possibles, mais contrairement à ce qui est exprimé par les lecteurs et les lectrices lorsqu’ils expriment leur désir de « réaffiliation sociale », c’est dans les coulisses de leurs cercles de lecture que les mobilités les plus fortes s’expriment ; et ce, plus particulièrement à l’égard des normes de genre. C’est par l’intermédiaire de l’identification à des figures littéraires, personnages ou auteurs, ainsi que de la lecture d’évasion, que ces mobilités prennent forme. Les résultats les plus intéressants ayant été obtenus par l’analyse des identifications, nous commencerons par montrer comment ce type d’appropriation des textes met en jeu à la fois la reconduction d’un clivage de genre entre lecteurs et lectrices ainsi que la transgression des limites à la mobilité des femmes pour les lectrices.

L’identification, une appropriation des textes qui révèle les clivages de genre

3L’identification est une appropriation des textes commune chez les lecteurs et lectrices indépendamment des différences d’âge et des domaines de prédilection en matière de lecture, même si la littérature sociologique a davantage souligné leur prégnance chez le lectorat adolescent (Baudelot, Cartier et Détrez, 1999 ; Vanhée, 2011). Les identifications ont pu être mises en évidence lors des entretiens et donnent lieu à des appropriations négociées des normes de genre. Si les enquêté.e.s ne déclarent pas toujours s’identifier aux personnages et aux auteurs, c’est en raison d’une restriction de l’identification à l’empathie, alors que Hans Robert Jauss définit, outre l’identification sympathique, des identifications admiratives et cathartiques. Il distingue plusieurs types d’identification au héros en s’appuyant sur La Poétique d’Aristote et sa classification des caractères. Une première opposition sépare identification sympathique et identification admirative :

« Selon La Poétique, les poètes peuvent, “à l’instar des peintres”, représenter leurs personnages soit comme meilleurs ou pires que nous, soit comme semblables à nous. De l’opposition entre “meilleurs que nous” et “semblables à nous”, on peut déduire la distinction fondamentale entre identification admirative et identification par sympathie. » (1978, p. 165.)

4Un troisième type d’identification, l’identification cathartique, se définit par le fait qu’« elle dégage le spectateur des complications affectives de sa vie réelle et le met à la place du héros qui souffre ou se trouve en situation difficile, pour provoquer par l’émotion tragique ou par la détente du rire sa libération intérieure » (1978, p. 166).

5Cette typologie revêt un caractère particulièrement heuristique pour analyser la performativité de la lecture en termes de genre. En effet, les identifications qui s’attachent à des personnages littéraires opposent les identifications admiratives des lecteurs envers des héros masculins voire virils, à des identifications empathiques et cathartiques des lectrices à l’égard de femmes dont l’expérience met au jour le caractère arbitraire des normes de genre.

6Selon Pierre Bourdieu (1979), l’identification est un mode d’appropriation populaire qui établit une continuité éthique avec le monde réel, alors que les classes dotées d’un capital culturel élevé privilégient au contraire la réception esthétique des œuvres. Pourtant, les récits que les enquêtés livrent de leurs souvenirs de lecture font apparaître une gamme d’identifications qui incite à faire retour sur le postulat bourdieusien précédemment énoncé. De même que l’évasion par la lecture, l’identification s’avère être un mode d’appropriation répandu et particulièrement éclairant pour mettre en évidence des registres de construction du genre par la lecture. En effet, les identifications à des figures, réelles ou imaginaires, personnages ou auteurs, informent – au double sens du terme – sur ce vers quoi tendent les personnes, et ces identifications sont, de surcroît, potentiellement performatives. Des effets d’appartenance sexuée se modulent ainsi selon les différents modes d’identification.

L’identification admirative envers des héros virils

7En premier lieu, l’identification admirative, envers « des héros meilleurs que nous », opère essentiellement pendant l’enfance et l’adolescence, mais peut donner lieu, pour les hommes, à des appropriations durables et socialement objectivées. Ainsi, Guillaume, participant au cercle A, journaliste indépendant de 26 ans, a fondé une association qu’il a nommée « Le p’tit Gavroche », reprenant le nom du personnage des Misérables pour les valeurs qu’il défend :

« J’ai dû lire Les Misérables, au collège je pense […]. Et après c’est devenu un personnage attachant pour moi, et je m’en suis inspiré pour créer l’association qui s’appelle “Le p’tit Gavroche”. C’est plus le nom d’un personnage, c’est aussi un nom commun […]. C’est devenu un nom pour dire gamin solidaire, qui aide les plus petits que soi, il y avait plein de choses qui ressortaient, il y avait jovial, espiègle, assez courageux quand même […]. Ça reste un beau personnage, je trouve. Et puis c’est pas un personnage de fiction hollywoodienne où à la fin tout se termine bien […]. C’est un personnage de la vie réelle. Un petit peu romancé mais pas forcément tant que ça finalement. »

8Cette citation montre comment Gavroche devient un prête-nom pour un projet porté dans l’espace public, et ceci parce qu’il constitue à la fois une référence littéraire collective et une identification forte dans la trajectoire de lecture. En effet, le personnage de Gavroche a été incorporé dans une culture collective et offre la possibilité d’une revendication publique de l’identification qu’il suscite.

9Autre héros de la littérature classique, Julien Sorel du Rouge et le Noir, dont Thomas, bookcrosseur au chômage de 27 ans, souligne l’aptitude à se forger son propre destin :

« J’aime bien en fait les faux gentils, ou alors les faux méchants. Les personnages qui sont ambigus en fait. Le Rouge et Le Noir ça parle de… je me rappelle plus du héros. Et donc c’est un gars qui parvient à gravir l’échelle de la société. Il gravit l’échelle de la société grâce à ses relations amoureuses avec des femmes. Il s’arrange toujours pour plaire à des femmes qui lui permettront justement de monter, de gravir l’échelle socialement. J’aimais bien ce gars parce qu’il était… pas vraiment un gars qui est bien à connaître, mais il s’en sort tout seul, il a une ligne de mire et il y va. Donc j’aime bien les faux héros comme ça. »

10Notons que ce faux héros réussit à effectuer l’ascension sociale à laquelle aspire Thomas. Des figures masculines plus explicitement viriles apparaissent dans d’autres registres littéraires : ainsi du Livre dont vous êtes le héros, ouvrage d’heroic fantasy au cours duquel le lecteur doit fréquemment choisir, pour le héros, un chemin parmi plusieurs possibles, que Benoît, cadre en urbanisme de 31 ans, participant au cercle B, lit et relit depuis son adolescence parce que c’est « une lecture active » :

« Et c’était une lecture active, le livre dont vous êtes le héros. C’était pas lire pour lire, c’est là où j’ai commencé à plus écrire, à dessiner des cartes. Au début c’était un pastiche du monde heroic fantasy. Et puis au fur et à mesure c’est devenu un monde où j’avais mon propre imaginaire, ma propre spécificité. »

11Cette lecture dite « active » caractérise également la manière dont Yves, 64 ans, explique sa prédilection pour les romans policiers américains. Dans son cas, la lecture soutient une réaffirmation d’une virilité mise à mal par la maladie et peu renforcée lors d’un service militaire en Algérie caractérisé par une tension sans violence directe :

« Il y a des moments où j’en avais besoin, c’est à l’armée. Parce que c’était la seule façon, on pouvait pas sortir, on pouvait rien faire, on était bouclé, c’était la seule façon de pouvoir s’évader, enfin m’évader, de cet univers de contraintes, de travail, de gardes, de patrouille… Donc je lisais beaucoup. Par des livres que mes amis m’envoyaient, parce que sur place il n’y avait rien. Je recevais des colis d’eux, et de ma douce amie de l’époque (rires), qui était chargée de m’approvisionner. »

12Yves a continué à lire des romans policiers et d’espionnage qui mettent en évidence des rapports de pouvoir s’exerçant par la violence physique, qu’incarnent particulièrement la mafia et les forces spéciales :

« C’est toujours des histoires de cambrioleurs, enfin de braqueurs de banques, c’est pas le gars qui va piquer des tableaux, c’est le gars qui perce une banque par les égouts, etc. Ou alors des trucs comme Bunker qui décrit le milieu carcéral américain, avec les bagarres entre les Noirs et comment les gars arrivent à survivre ou pas… ça aussi, c’est violent mais ça bouge. Mais c’est du roman. Je suis pas sûr que ça soit aussi… aux États-Unis si, parce que vous avez dû voir récemment le reportage à la télé, sur la Une, sur une prison où les gars s’entre-tuent allégrement. De l’intérieur de la prison ils dirigent toutes leurs affaires. J’aime aussi beaucoup les romans américains écrits par Mario Puzo sur la mafia. Il en a écrit quatre ou cinq. Parce que ça bouge. Pour moi, pour l’instant, le meilleur bouquin que j’ai lu, c’est Le Parrain. Ah ouais, je l’ai lu quatre ou cinq fois. »

« Après j’ai rajouté la politique-fiction, en commençant par les bouquins de guerre, j’aime beaucoup les bouquins comme ça, des trucs qui se passent au Vietnam, pendant la guerre du Golfe, en Indochine. On va distinguer : sur la Seconde Guerre mondiale, c’est des contes, enfin je sais pas si on peut appeler ça des contes, c’est un auteur qui s’appelle Jean Mabire, c’est un écrivain français, qui raconte, il va vous expliquer par exemple les commandos de chasse ; il va vous expliquer la LVF ; dans un autre bouquin, il va vous expliquer les jeunes qui étaient enrôlés de force dans l’armée nazie pendant la guerre. Et aussi un autre écrivain qui s’appelle Erwan Bergot, qui lui écrit aussi mais beaucoup plus sur les parachutistes et la Légion. Il raconte Diên Biên Phû, les opérations du Tonkin. C’est pas des romans, c’est presque des reportages qui décortiquent ce qui s’est passé pendant telle période pour telle unité. Par contre dans les romans, je lis beaucoup de romans américains relatifs à la guerre du Vietnam, ou alors à la guerre du Golfe, il commence à en sortir. Mais c’est des romans, c’est pas un reportage. Ça se base sur des faits historiques, on sait qu’au Vietnam, à tel endroit il y avait telle unité, donc il brode là-dessus. »

13Yves s’intéresse ainsi aux évolutions géopolitiques sous l’angle des forces spéciales car il a personnellement connu un de leurs agents. Dès lors, le récit qu’il livre des actions menées par ces régiments ressemble à s’y méprendre aux récits de ses lectures, la fiction imitant et dévoilant par miroir une réalité souterraine, masquée :

« À un moment donné, ma belle-fille, c’est-à-dire la fille de mon ex-compagne, a eu comme fiancé pendant trois ans un Américain, qui était dans les forces spéciales, qui existent en vrai […] Quand il y a eu les événements récemment, aux Comores, il y a eu un mercenaire qui s’appelle Bob Denard, qui avait fait un coup d’État pour prendre les commandes. Pareil, on a envoyé les forces spéciales pour le neutraliser. Si vous voulez, chez nous, ces gens-là sont noyés dans la masse, chacun dans son régiment ; quand on en a besoin, on les extrait. Les types du même régiment, ils le savent pas, ils croient qu’un tel est allé faire un stage. Mais nous, on intervient beaucoup moins que les Américains. Les Américains sont en permanence dans dix ou quinze pays du monde. »

14À ces actions spectaculaires s’oppose donc l’expérience d’Yves comme appelé pendant la guerre d’Algérie, marquée par un sentiment d’impuissance mais également, a posteriori, d’inutilité :

« L’Algérie […] on l’avait envahie, pas pacifiquement mais longtemps, les colons sont arrivés en 1870. Ensuite quel est le bien-fondé de ce qu’on a appelé la guerre d’Algérie ? De ce que certains appellent le maintien de l’ordre, et que les Américains appellent la Révolution algérienne. C’est bien évident que dès qu’on partait, on savait très bien qu’un jour ou l’autre il faudrait qu’on parte. On avait pas le choix, on nous a pas demandés si ça nous plaisait ou pas d’aller faire du tourisme au Club Méditerranée du général de Gaulle. C’était évident pour tout le monde. Le seul intérêt, de mon point de vue, d’aller là-bas, c’était de permettre aux Européens de revenir sans se faire zigouiller […]. Ça nous a tous marqués durablement. Oui. Pas au point d’en rêver la nuit, mais je m’en souviens bien. Je crois qu’on s’en souvient tous très bien. »

15Dans cet extrait d’entretien le service militaire en Algérie est bel et bien présenté comme un traumatisme collectif. De même que pour les ruptures biographiques, la fragilité du soi et la difficulté à préserver la continuité du soi déstabilisent le genre et d’autant plus la construction de la virilité, ou encore la réalisation d’une ascension sociale, qui constituent l’un et l’autre des processus d’acquisition d’un capital symbolique qui peut décroître à tout moment.

16L’exemple d’Yves met, en outre, davantage en évidence la difficulté à « être » viril que les incidences du transfert de classe qu’il a réalisé.

17Si les lectrices, quant à elles, évoquent moins d’identifications admiratives et davantage d’identifications sympathiques ou cathartiques, Violaine, 30 ans, évoque néanmoins un exemple d’identification admirative, à la lecture du Club des Cinq dans son enfance :

« J’aimais bien parce qu’à la fois c’étaient des histoires de grands, à la fois ils vivaient des trucs fabuleux, et à la fois il y a la fameuse clause qui régnait un peu sur eux. Ils étaient responsables, et c’est ça que j’aimais bien. »

18Le seul autre exemple d’identification véritablement admirative est donné par Aurore, lorsqu’elle évoque la lecture de la série des Alice, pendant son enfance. Alice était un modèle d’audace pour la timide Aurore. Que l’identification admirative soit d’abord liée à l’enfance peut s’expliquer par le manichéisme des livres destinés aux enfants, mettant délibérément en scène des personnages édifiants.

Des identifications empathiques envers les transfuges de classe et de genre

19En second lieu, des identifications « sympathiques » sont repérables plus spécifiquement chez les enquêtées en ascension sociale, et ces identifications sont suscitées notamment par les écrits de Virginia Woolf et d’Annie Ernaux, mais aussi de Jean-Marie-Gustave Le Clézio, d’Albert Camus ou encore de Jean-Pierre Levaray, un auteur contemporain qui évoque frontalement la question de la condition ouvrière.

20Ainsi, Claire, tout en soulignant l’importance de Virginia Woolf dans l’histoire littéraire1, évoque sa lecture de cette auteure sur un mode émotionnel et identificatoire :

« Elle a une liberté qui me touche beaucoup. Et puis elle a quand même… on dit qu’elle a révolutionné le roman anglais, je suis pas une spécialiste, mais j’essaie de relire toute son œuvre, du premier au dernier. Effectivement on voit qu’elle a pas mal travaillé sur la construction du roman, et qu’elle a eu des héritiers, dans le Nouveau Roman, et même aujourd’hui on parle de Nancy Huston. Bon, après, je suis pas une professionnelle, donc je saurais peut-être pas en parler plus. Mais j’ai lu un certain nombre de tomes de son journal, et c’est quelqu’un dont on est très proche par ce biais-là. Je dirais que c’est quelqu’un qui me touche beaucoup et qui d’une certaine manière parle de la mort différemment des autres. »

21Au cours de l’entretien, Claire a fait allusion au choc provoqué par le décès de son mari quelques années auparavant. La thématique de la mort, dont elle apprécie le traitement littéraire par Virginia Woolf, n’apparaît pas de manière anodine. Les identifications par la lecture se repèrent majoritairement par la mise en relation des souvenirs de lecture avec les éléments saillants de la trajectoire socio-biographique telle qu’elle a été reconstituée dans l’entretien. Plus généralement, les identifications sympathiques participent d’un souci de soi et des autres qui caractérise les participantes régulières aux cercles de lecture. Muriel, nourrice de 57 ans qui participe au cercle B, l’exprime explicitement à propos des ouvrages d’Alice Ferney :

« Ça fait écho avec ce que je peux ressentir, les personnages qu’elle met en situation. Et puis également au niveau de ce que j’ai vécu, ou de ce que je suis en train de vivre, ça fait écho, il y a quelque chose qui fait écho. J’aime bien les bouquins justement qui m’aident à comprendre certaines choses de moi aussi. Et les autres. Ça apprend beaucoup sur soi, je trouve. »

22Tout en déclinant une liste d’auteures qu’elle apprécie, elle remarque que leur commune appartenance sexuée permet l’émergence de ce souci de soi :

« Toutes des femmes, hein ? (Elle rit.) C’est pas un hasard, je pense ? Mais… De toute façon, je sais plus qui avait écrit cette phrase, c’est : “On ne lit pas un livre, on se lit.” Et je trouve que c’est très vrai. »

23Les auteurs cités par Muriel et par les autres lectrices et lecteurs, ainsi que leurs personnages, suscitent l’identification par leurs transgressions réelles ou littéraires, ou par les trajectoires de transfuge des auteurs ou des personnages. Ils offrent ainsi un miroir pour analyser son propre parcours, voire pour s’auto-légitimer, dans une entreprise de salut identitaire repérable chez les transfuges de classe et, plus généralement, dans des moments de rupture temporaire avec les normes des socialisations primaire et secondaire. Dans les cas ici étudiés, le transfert de classe s’accompagne souvent d’une trajectoire de rupture avec les normes de genre, ce qui peut s’expliquer par la sur-représentation de personnes célibataires, divorcées et sans enfants. La rupture avec l’hétérosexualité normative (Butler, 20062) peut correspondre à l’orientation homosexuelle mais pas nécessairement. L’identification à des auteures homosexuelles peut aussi bien servir de miroir à des pratiques sexuelles réelles, qu’à une subversion du genre féminin, puisque, selon la phrase célèbre de Monique Wittig, « les lesbiennes ne sont pas des femmes » et toutes les enquêtées ne s’éprouvent pas en accord avec l’ensemble des propriétés qui caractérisent le féminin hétérosexuel. La comparaison des identifications lectorales de Violaine, 30 ans, et Nina, 36 ans, toutes deux demandeuses d’emploi, est éclairante à cet égard. Violaine évoque en effet des lectures relatives à l’homosexualité féminine qui ont suscité chez elle une identification sympathique, et cite un exemple :

« C’était une adolescente dans les années d’avant-guerre, elle partait en internat, elle savait pas qu’elle était lesbienne. Et tout d’un coup elle est fascinée par une femme. J’ai trouvé ça merveilleux et c’est rare que je lise des auteures lesbiennes. Parce que j’ai pas envie de rentrer dans cet univers clos, sortir que dans le milieu gay, lire que des auteurs gays, et après je vais manger gay, non. Mais en même temps j’ai besoin quand même, c’est un truc que j’ai depuis que je suis enfant. »

24L’identification sympathique est liée dans ce cas aux pratiques homosexuelles de Violaine et soutient une recherche de légitimation du lesbianisme, ce qui n’est pas tout à fait le cas de Nina. Cette dernière s’est identifiée de manière presque totale à Violette Leduc, sur laquelle elle a réalisé son mémoire de maîtrise de lettres, allant jusqu’à analyser son parcours personnel en écho avec celui de cette dernière. Ainsi, l’homosexualité déclarée de Violette Leduc l’a incitée à se questionner sur sa propre orientation sexuelle à la suite d’une série d’échecs amoureux et d’une prise de conscience de ne pas parvenir à se comporter selon les attentes de ses compagnons. Le lesbianisme de cette dernière reflète non les pratiques sexuelles de Nina, mais sa propre inadéquation aux normes de la féminité hétérosexuelle, et en ce sens les figures lesbiennes permettent une projection imaginaire bien davantage liée à la rupture des normes de genre. Ces ruptures, lorsqu’elles ont trait à la féminité définie dans un cadre hétérosexuel, ne sont pas toujours vécues sur le mode de la subversion. C’est ainsi que Nathalie présente ses lectures de « chick lit » ou littérature anglaise « pour nanas », comme elle nous l’explique. Comme elle a insisté sur l’importance qu’elle accorde à l’identification aux personnages, nous la relançons à ce sujet :

« Et dans la littérature pour filles, tu le retrouves l’attachement aux personnages ?
— Ah oui oui, j’ai trente ans, je suis célibataire, avec cette description en deux secondes, tu comprends pourquoi j’adore ça ! Alors je pense que ça peut énerver certaines nanas de mon âge. D’abord tu te retrouves dans des situations que tu as vécues. Il y en a un qui était vraiment génial, le bouquin est fait pratiquement pas de littérature normale on va dire, mais des échanges de mails, de messagerie instantanée entre elle et sa copine, des blocs notes, des post-it entre son copain et elle. Tu le lis hyper rapidement, mais c’est hyper bien, t’as l’impression d’être l’héroïne, tu personnifies complètement. »

25Nathalie souligne également qu’elle peut s’identifier aussi bien à une trentenaire célibataire qu’à son homologue masculin. L’identification sympathique permet de se rassurer en cas d’inadéquation avec la norme de la féminité hétérosexuelle. Nathalie, célibataire à 30 ans, ne subit pas une remise en question d’elle-même aussi forte que Nina, 36 ans, qui voit s’amenuiser les possibilités d’une maternité qu’elle souhaite et auxquelles les femmes trentenaires sont enjointes dans leur ensemble.

L’identification cathartique à des figures féminines transgressives : déplacer les frontières de lespace des possibles

26Par ailleurs, l’identification sympathique peut s’accompagner d’une « identification cathartique », au travers de récits qui ont trait à la mort d’un proche, à la sexualité et aux relations amoureuses, à la drogue et aux voyages périlleux. Ces thématiques ne supposent pas d’être incarnées par des personnages féminins. Pourtant, ce sont exclusivement des personnages féminins qui ont déclenché l’identification cathartique. Cela peut s’expliquer par l’appartenance de genre des enquêté.e.s, mais également par la surreprésentation des femmes dans les rôles de victimes. À défaut de pouvoir évaluer la représentation des femmes comme victimes dans la littérature, on soulignera que selon l’étude de Sylvie Debras sur L’Est républicain (2003, p. 140), les femmes sont deux fois plus souvent en position de victimes dans les actualités. Enfin, ces différentes figures de femmes jouent avec des limites à ne pas franchir, limites flexibles selon la trajectoire biographique des interrogé.e.s. L’identification cathartique permet d’élargir l’espace des possibles, et de définir au sein de cet espace, entre le souhaitable et le proscrit, comme ce fut le cas de La vie sexuelle de Catherine M. pour Christian :

« J’avais bien aimé ce livre parce que […] ça te fait réfléchir sur ta propre vie, et puis tu découvres un monde qu’il ne me tente pas de découvrir dans la vie de tous les jours, et finalement tu le découvres par ces lectures, parce que c’est tellement fort que tu te projettes un peu. »

27Christian, 35 ans, consultant scientifique, trésorier de l’association A, constitue une exception notable dans ses appropriations identificatoires, mettant en jeu des figures féminines et des figures masculines homosexuelles. Il est également transfuge de classe et se définit comme autodidacte en matière de lecture.

28Les lectures suscitant une identification cathartique offrent ainsi un exutoire et posent une limite à l’exploration des possibles. Les histoires évoquées par les enquêtées nous informent sur la délimitation que celles-ci établissent entre « le normal et le pathologique », pour reprendre un titre de Georges Canguilhem. Ainsi Marie, orthophoniste de 26 ans, a été marquée par l’histoire vraie d’une jeune fille anorexique – Le pavillon des enfants fous de Valérie Valère – dont elle a admiré la « révolte » contre sa famille et le monde médical. Bien qu’admirative, Marie ne considérait pas cette héroïne comme un modèle, mais comme un support à la catharsis, puisque le caractère dramatique de ce récit a permis à Marie d’exprimer le poids que représentent pour elle les carcans familiaux. L’identification cathartique peut aller de pair avec le déni d’identification sympathique, comme l’exprime Karine, 35 ans, aspirant à devenir écrivain public :

« Je reste spectateur, malgré tout. Une fois j’ai lu un bouquin, au titre étonnamment trompeur, ça s’appelle Les Vacances de (la fin du titre est inaudible)3, et je croyais que c’était un truc très léger […]. C’est l’histoire d’une fille qui a une vie, elle vit à New York, une vie très débridée. Et de son point de vue, elle est un peu speed, ça va pas dans sa vie, son mec… En fait elle va aller en clinique de désintoxication, parce qu’on va considérer qu’elle est complètement alcoolique. Et on voit tout de son point de vue : elle trouve qu’ils sont tous tarés… Au début je pensais comme elle, alors je me suis identifiée. Je me suis identifiée à la paranoïa du personnage (rires). Et je me suis surtout identifiée au fait que des fois, quand on est dans des situations de détresse, on n’a pas le recul suffisant pour voir à quel point on a besoin d’aide, ou à quel point on va mal. »

29Il s’agit d’une identification cathartique dans la mesure où Karine explique que cette lecture ne correspondait pas à une expérience personnelle. Au contraire, elle préfère éviter de « lire des choses qui racontent trop de choses sur [elle] ».

30Par ailleurs, l’identification cathartique amplifie des traits biographiques, réels ou virtuels, des enquêtées. Ainsi Nedjma, 33 ans, accompagnatrice pour personnes en fin de vie, est une grande voyageuse et relate l’expérience réelle d’une femme en voyage qui se retrouve emprisonnée :

« Il y a un autre livre dont le titre me revient pas, c’est l’histoire d’une femme qui a été travailler aux Émirats arabes unis, qui a très bien gagné sa vie, et puis elle part en voyage en Malaisie, avec son copain je pense, ou simplement quelqu’un qu’elle a rencontré sur place et ils voyageaient ensemble. Et puis elle a pas fait attention, il lui a mis de la drogue dans ses bagages et voilà. C’est une histoire véridique. Et là toute une vie qui bascule, des années de prison, de maltraitance. Elle était pas du tout préparée, ni elle avait cherché cette voie-là, elle se retrouve vraiment dans un mauvais pétrin. C’est une situation très dure. Cette histoire m’avait beaucoup touchée à l’époque où je l’avais lue. Il y a des lectures qu’on n’oublie pas en vingt-quatre heures, on y pense après, dans la journée, dans la semaine. »

31L’identification cathartique peut donc porter sur des héroïnes proches mais vivant des situations extrêmes. Elle associe dans ce cas-là sympathie et catharsis. Violaine, demandeuse d’emploi de 30 ans, exprime fort bien cette ambiguïté. Elle prend l’exemple d’une héroïne d’un roman d’Ann Scott, qu’elle décrit dans les termes suivants :

« Elle essaie de se suicider, elle sait pas trop ce qu’elle voudrait, elle sait ce qu’elle veut pas, être dans le moule de la société, correspondre à des valeurs inculquées, à des schémas. Elle veut être dans une sorte de marginalité […]. Elle est lesbienne et elle a des amours intenses. Et il y a des moments où j’ai même vécu, j’étais dedans, j’avais le cœur qui battait, j’étais complètement dedans. Elle réussit à traduire des émotions intenses. »

32Ces quelques éléments rappellent la trajectoire biographique de Violaine, mais le mode de vie de l’héroïne, qui consomme des drogues dures, est objet de fascination : « Et pour autant je voudrais pas de cette vie-là. Donc ça m’a permis de vivre quelque part par procuration une expérience underground. »

33Ces différentes figures de femmes font office de contre-modèles et posent une limite à ne pas franchir, limite relative à la trajectoire biographique des interrogées. L’identification cathartique permet de définir, au sein du champ des possibles, ce qui n’est pas souhaitable de ce qui l’est.

34En outre, ces différentes figures de femmes tranchent singulièrement avec les « états de femmes » décrits par Nathalie Heinich (1996) comme un système clos constitué de « la première » (l’épouse légitime), « la seconde » (la maîtresse ou la seconde épouse) et « la tierce » (la gouvernante, la vieille fille, la veuve). Nathalie Heinich conclut que le système des états de femmes est remis en cause avec l’émergence de « la femme non liée » à un homme, mais est encore présent dans les représentations sociales. Dans les identifications que nous avons relevées, sympathiques comme cathartiques, les personnages féminins sont toujours des femmes non liées et leur situation entre en écho avec un moment, actuel ou non, de la trajectoire des enquêté.e.s, ou renvoie à un état envisagé comme possible et qui affecte l’espace des possibles de genre. Or, les femmes non liées remettent en question les limitations à la mobilité des femmes, que cette mobilité soit physique, amoureuse ou identitaire.

35On a en effet constaté que les figures féminines suscitant l’identification transgressent toutes les restrictions à la mobilité physique, amoureuse et identitaire, auxquelles peuvent s’ajouter les obstacles à la mobilité sociale. Le cercle B ayant décidé de lire en commun une série de romans mettant en scène « le monde ouvrier », Sandrine, la bibliothécaire de 57 ans qui anime ce cercle, a saisi l’occasion pour vanter les mérites d’un roman contemporain dont les ressorts narratifs reposent sur ces diverses mobilités. En effet, Un temps pour perdre de l’écrivaine catalane Maria Mercè Roca, met en scène une jeune fille de 18 ans employée à repasser des pantalons dans une usine de textile. Sandrine raconte qu’« elle gagne avec une copine un voyage à Paris et découvre l’amour ». Consciente de la banalité de l’histoire, comme elle le dit, elle ajoute que « tout est dans la finesse de l’écriture. Comment elle étouffe dans cette vie et comment une des seules perspectives c’est cette passion qui, je ne vous gâche rien en vous le disant, va se terminer ».

36Mais plus encore, l’identification cathartique témoigne d’un souci de l’expérience des autres qui permet de se comprendre soi-même et d’acquérir des ressources pour consolider le soi. Ainsi en est-il de Ludivine, 30 ans, bookcrosseuse, cadre à l’INRETS, à propos des nouvelles de l’écrivaine Lucia Extebarria : « Des fois je suis agacée par des femmes battues qui restent avec leur mari, des couples qui n’ont rien à faire ensemble, et elle me faisait accepter ça, et comprendre pourquoi les gens agissent comme ça. » Quant à Nathalie, comme on l’a vu précédemment, elle exprime encore plus explicitement l’importance que revêtent des histoires de femmes confrontées à des expériences extrêmes, comme les héroïnes de Virginie Despentes : « Parce que c’est des histoires de nanas. C’est pas des histoires super heureuses, mais c’est des histoires de vraies filles. »

37Ces identifications peuvent être hétérogènes, voire contradictoires, comme le montre l’exemple de Nathalie, dont on a constaté l’empathie avec les personnages trentenaires célibataires de la « chick lit », et qui affectionne particulièrement V. Despentes dans le même temps.

38L’évocation de ces diverses identifications conduit à nuancer le constat de Gérard Mauger, Claude Poliak et Bernard Pudal, selon lequel « l’identification du lecteur aux personnages suppose, sinon des habitus homologues, du moins le repérage d’affinités, au prix d’opérations mentales d’essentialisation qui fondent la croyance en l’existence d’une “nature humaine” » (Mauger et al., 1999, p. 397). L’idée de nature humaine semble céder la place à la relativité des conditions sociales dans le discours des enquêté.e.s, qui insistent au contraire sur les différences entre leurs propres expériences et celles des personnages de fiction. Ce sont ces différences de conditions qui fondent le plaisir de la lecture pour certaines d’entre elles et eux, en élargissant le champ des possibles virtuels et en délimitant les possibles réels et souhaitables. Si l’identification sympathique apparaît comme un support de légitimation des identités de genre subversives, l’identification cathartique permet à la fois d’élargir le champ des possibles – et notamment des figures possibles de femmes – et de limiter son exploration réelle. La lecture offre un espace imaginaire en rupture avec le quotidien immédiat, une « chambre à soi » pour reprendre l’expression de Virginia Woolf. C’est ainsi que si l’on passe des identifications à l’évasion par la lecture, il apparaît que paradoxalement, lectures d’évasion et de divertissement semblent aller de pair avec le fait de « se retrouver ». Hans Robert Jauss (1978) souligne à ce titre que la lecture d’évasion est toujours « libération de quelque chose » et « libération pour quelque chose ».

La lecture dévasion, entre mobilités symboliques et mobilités réelles

39La lecture d’évasion, pour le sens commun, peut apparaître comme un substitut de vie. Elle peut en effet se substituer aux voyages, aux situations extraquotidiennes que les enquêtés et plus particulièrement les enquêtées ne peuvent vivre comme elles le souhaiteraient, en raison de la présence d’enfants ou d’un conjoint rétif au voyage. C’est le cas d’Henriette, secrétaire dans un lycée de 54 ans, qui évoque sa « passion » des voyages et le frein qu’elle a dû y mettre après avoir rencontré son mari. Elle insiste particulièrement sur l’évasion par la lecture, et, comme conséquence logique, remarque un ralentissement de son rythme de lecture pendant ses voyages de vacances :

« Pendant les vacances, je lis surtout des livres sur la région où je vais, le pays que je vais visiter, la région que je vais visiter, donc là j’ai emmené des livres… mais même pendant les vacances, j’en emmène. Mais quand j’ai des vacances vraiment mouvementées, agréables, intéressantes et tout, je lis un petit peu moins, c’est surtout des guides touristiques. »

40Françoise, bibliothécaire bénévole de 58 ans qui participe elle aussi au cercle B, décrit le même processus :

« Quelquefois j’aime certains livres uniquement pour le cadre dans lequel ils se passent. Je me fiche quelquefois de l’histoire, du style. J’y pense à cause de l’Italie. Donc, il m’arrive de lire des livres uniquement parce que j’ai envie de vacances. »

41Françoise met au jour le rôle d’invitation au voyage joué par les livres en eux-mêmes :

« J’aime bien la peinture, même si j’y connais rien, j’aime bien quand même la peinture. Les livres de Monet […], ça a joué dans mon idée d’aller sur la Côte d’Azur, pourquoi on a pas mis les pieds sur la Côte d’Azur depuis trente ans ? »

42Ainsi, la lecture d’un ouvrage consacré à Monet et illustré de ses peintures l’a incitée à organiser un voyage avec son époux.

43Le dépaysement par la lecture peut en effet entretenir, approfondir et élargir la connaissance d’autres sociétés. C’est le cas de Nathalie, 30 ans, diplômée d’une école de commerce international, au chômage, bookcrosseuse, qui décrit ainsi ses préférences pour les romans policiers anglo-saxons :

« Les Anglo-Saxons ils ont souvent des personnages de policiers paumés. Ils les font vivre dans des villes intéressantes. Moi j’ai vécu en Angleterre et dans les Caraïbes, et Rebus4 c’est à Édimbourg, Anne Perry souvent ça se passe à Londres ou en Angleterre. Kellerman si je dis pas de bêtises, c’est à Los Angeles. Il y a un attachement aux personnages et à la ville que j’aime beaucoup. »

44Le réalisme peut constituer également un substitut au voyage. Philippe, bibliothécaire municipal de 42 ans, participant au cercle A, retrace l’évolution de ses lectures de l’enfance à l’âge adulte en mettant au jour tant la permanence de l’évasion vers des pays lointains, exotiques, que la recherche progressive de réalisme plutôt que de clichés :

« Tintin me faisait énormément voyager. J’aimais dans une moindre mesure les Astérix et les Lucky Luke. Et puis quand tu es gamin, tu as des choses bien marquées sur les différences entre les pays, quand tu es adulte tu as du recul mais gamin ça me faisait rire […]. [Plus tard], des livres un peu plus réalistes, un peu moins dans les aventures où il fallait s’échapper, où il fallait que ça me fasse rêver. Des livres où certes tu peux t’échapper, mais qui ont un lien avec la réalité. Je me souviens de Nicolas Bouvier, un écrivain voyageur […]. Je me souviens de certains passages de L’usage du monde que j’avais appréciés. Mais après je l’avais entendu dans des interviews, comme c’était un voyageur. À un moment j’étais abonné à une revue que j’aimais bien lire, Terre sauvage. »

45Pour réalistes que soient devenues ses lectures, elles ne l’empêchent nullement d’entretenir un rapport enchanté à la Russie :

« Le russe est une de mes passions, je suis un peu tombé dedans quand j’étais petit avec la langue russe. Plus tard, à l’école, je me suis aussi intéressé aux auteurs russes, à essayer de relire des classiques. J’ai quelques livres à la maison sur la littérature russe […]. Ça s’explique pas, c’est comme ça. Mes parents sont français, j’ai des grands-parents italiens. Mais je me souviens très bien que c’est moi, à dix ans, au moment de rentrer en sixième, qui ai dit que je voulais faire du russe comme première langue. Ça me faisait voyager. À l’époque la Russie était beaucoup plus fermée, on connaissait moins que maintenant. Je devais me sentir en dehors de tout. Donc j’ai fait du russe en première langue, j’ai continué au lycée et depuis six ans je me remets aux cours de russe. »

46C’est également grâce à la littérature russe qu’il a connu l’association A, présente à une rencontre avec André Markowicz, et sa participation à l’association l’a amené à organiser des « marches-lectures » alternant randonnées et lectures à haute voix sur le thème de la littérature russe. L’entretien achevé, nous lui demandons si son père, ouvrier, était communiste, ce à quoi il répond qu’en effet, ce dernier était sympathisant communiste et lui-même « a baigné dans une culture ouvrière ». En outre, il a toujours vécu et travaillé dans des municipalités communistes de la banlieue lyonnaise, la bibliothèque dans laquelle il est actuellement employé étant située dans une rue dénommée « promenade Lénine ». Il porte enfin une veste rouge avec le sigle « CCCP », c’est-à-dire « URSS » en alphabet cyrillique, assorti d’un sigle de la faucille et du marteau sur la manche. Néanmoins, tous ces éléments d’appartenance à une culture communiste sont transfigurés en passion individuelle et individualisante pour la Russie. L’évasion par la lecture ne saurait être complètement déconnectée ni de la trajectoire biographique ni d’appartenances collectives, mais elle amplifie certains traits biographiques et individualise les appartenances.

47L’évasion prend aussi la forme du voyage réel. Le voyage par le bookcrossing et réciproquement, les pratiques de lecture qui accompagnent le voyage, font partie du répertoire de pratiques culturelles qui caractérisent les bookcrosseurs. Ainsi, les mégabookcrossing – abrégés en MBC par les officiants –, qui se déroulent une fois par an dans une ville différente de France, et qui consistent notamment à « libérer » des livres dans cette ville, offrent par la même occasion des opportunités touristiques, comme le souligne Léa, étudiante en droit de 23 ans : « Ça permet de découvrir des villes qu’on connaît pas, cette année Lille, en 2004 Strasbourg. On se dit qu’on y retournerait bien pour visiter. Ça permet de voyager, il y a tellement de choses en France qu’on connaît pas. »

48Les voyages et séjours à l’étranger représentent une part non négligeable des discussions des bookcrosseurs lorsqu’ils se retrouvent, comme on a pu l’observer et comme cela nous est confirmé par plusieurs d’entre eux, notamment par Thomas :

« Il y a beaucoup de gens qui aiment voyager aussi. Les gens qui voyagent nous font un petit coucou. Moi je suis allé aux États-Unis. Ça a commencé en même temps que le bookcrossing, et je sais pas si c’est le bookcrossing ou la période qui a fait ça, mais quand je me suis inscrit au bookcrossing j’ai beaucoup voyagé. Et avant j’emmenais toujours un livre ou deux pour relâcher dans les endroits où j’allais. Je suis allé aux États-Unis, en Tunisie, en Crète, à Londres, à Amsterdam. Inconsciemment ça me poussait à voyager, je me disais toujours, relâcher un livre dans un pays différent c’est marrant. Donc c’est peut-être ça qui m’a poussé à voyager aussi. »

49Les participant.e.s aux autres cercles de lecture stylisent davantage ce rapport à la lecture puisque la rupture avec le quotidien et l’évasion peut se situer dans le contenu du livre, mais également dans le style employé. Ainsi Arthur, professeur de lettres de 30 ans, ancien vice-président de l’association A, estime que les livres qui l’ont marqué ont provoqué chez lui des « chocs d’écriture » : dans ces livres « la langue française est une sorte de langue étrangère, qu’on n’avait jamais entendue comme ça, qui sonne d’une manière différente ». Sylviane, 40 ans, secrétaire au rectorat et participante au cercle B qui définit la lecture comme une évasion, aime les styles littéraires qui se démarquent du langage parlé, véritable coupure avec le quotidien :

« J’aime bien les livres qui sont quand même bien écrits, où il y a une belle écriture. Une belle écriture, disons que je fais attention au style, à la manière dont c’est écrit, et pas seulement le fond […]. Un beau style, un style coulant, des phrases bien tournées, un vocabulaire riche. Des tournures de phrases qui soient pas… des phrases qui soient bien tournées. Ou tout simplement un vocabulaire précis, je dirais à la fois riche et précis. Que ça soit coulant, plaisant à lire mais pas pour autant… Par exemple un livre où il y a un style, le vocabulaire de tous les jours, le vocabulaire parlé, ça m’intéresse pas de lire ça. Par exemple je pense à une auteure qui est parue il n’y a pas longtemps, pour moi justement c’est un peu style langage parlé. Je sais plus comment elle s’appelle. C’est une femme, une jeune. Je me demande si c’est pas Anna Gavalda. C’était vraiment du langage de tous les jours, comme on peut en entendre à table ou dans la rue. Ça me déplaît de lire quelque chose comme ça. Je préfère quelque chose qui soit mieux écrit que ça. »

50La recherche de la rupture esthétique peut alors être considérée comme une version cultivée de l’évasion, pratiquement provoquée. La rupture avec l’espace quotidien est collectivement mise en pratique dans les marches-lectures du cercle A, qui alternent randonnées et lectures choisies pour leur relation avec un lieu : une marche-lecture à Manosque se prête à la lecture de Giono, par exemple. Le dépaysement par la lecture peut être physique, linguistique ou imaginaire, selon le capital littéraire et économique. Reconsidérée ainsi, l’évasion par la lecture n’est ni spécifiquement populaire, ni totalement féminine.

51En outre, tou.te.s les enquêté.e.s jugent leurs lectures selon le critère du style, à l’exception de Violaine, Christian et Muriel qui n’ont pas de capital littéraire transmis par la famille ou acquis par des études spécifiques, et qui accordent la primauté au contenu. Muriel, pour évoquer les livres qui l’ont marquée, nous retrace leur trame narrative à partir des notes de son cahier de lectures, comme pour faire partager son plaisir de lecture par la restitution la plus fidèle possible de la narration. Concernant les autres enquêté.e.s, on constate que plus le capital littéraire a été transmis par la famille, plus ils proposent un discours sur la représentation littéraire, ce qui ne signifie pas qu’ils ne mettent pas en œuvre d’autres modes d’appropriation des textes comme l’identification. On peut distinguer ainsi une fracture significative entre les héritiers d’un capital littéraire et ceux qui n’en héritent pas ; mais l’acquisition de dispositions de lecteur par les seconds leur permet de combiner différents modes d’appropriation. Une seconde césure sépare ceux qui, par l’incorporation ou l’acquisition d’un capital littéraire, peuvent adopter une appropriation intellective des textes et ceux qui ne peuvent pas. L’usage de la modalité intellective dépend ainsi de l’origine sociale et de la trajectoire de lecture – cette dernière n’étant que partiellement déterminée par la première. Mais ces différenciations ne doivent pas masquer qu’une appropriation purement intellective des œuvres, la « lecture esthète », reste un idéal normatif, comme l’ont montré notamment Mauger, Poliak et Pudal (1999).

52En conclusion, les identifications et les évasions par la lecture permettent aux lecteurs et lectrices de réaliser des mobilités physiques, sociales, amoureuses et identitaires. Ces mobilités peuvent être réalisées en pratique mais le plus souvent, elles demeurent symboliques, du moins telles que nous y avons eu accès. En ce sens, il s’agit de transgressions relatives. Les cercles de lecture constituent un espace extra-quotidien fondé sur un entre-soi distingué, dans lequel le principal enjeu de subversion du genre demeure la valorisation du genre féminin, à la fois dans les représentations de la légitimité littéraire et dans les pratiques de lecture des participant.e.s, partiellement déterminées par ces représentations. Néanmoins, les légitimités littéraires, bien que fondées sur la prédominance du genre masculin, demeurent un idéal normatif bien davantage qu’un principe toujours à l’œuvre dans les pratiques de lecture des lecteurs et lectrices. Ceux-ci et celles-ci lisent pour s’évader du quotidien, par la rupture imaginaire, par l’écart esthétique du texte littéraire, par le dépaysement géographique. Une étude attentive de ces évasions montre qu’elles approfondissent ou préparent des voyages réels et permettent d’entretenir aussi bien des connaissances sur d’autres pays qu’un attachement affectif à des régions du monde qui ont été porteuses d’utopie politique. Elles participent dès lors à l’élargissement du champ des possibles, de même que les identifications aux personnages ou aux auteurs. Ces identifications réactivent des clivages sexués car elles se fondent sur une commune appartenance sexuée avec les personnages ou auteurs, et ce, surtout pour les lecteurs, car les lectrices peuvent s’identifier à des hommes. Néanmoins, les identifications cathartiques et sympathiques peuvent servir de support à une transgression du genre déjà effective ou fantasmatique, pour les lectrices et pour Christian, qui fait figure d’exception parmi les lecteurs. Leur analyse met en évidence des seuils de transgression que la lecture rend envisageable de franchir. Ces seuils de rupture ont trait à la triple mobilité physique, géographique et amoureuse des femmes, ainsi qu’à l’hétérosexualité normative. Si l’analyse des appropriations lectorales permet de mettre au jour à la fois les seuils de rupture de genre et l’élargissement de l’espace des possibles, elle doit être cependant complétée par la mise en perspective de ces appropriations avec les temporalités biographiques qui constituent une trajectoire, au sein de laquelle peuvent se déployer des registres de construction du genre variables selon les moments de la trajectoire.

Notes de bas de page

1  On a vu dans le chapitre précédent qu’elle a animé une séance consacrée à cette auteure dans son cercle de lecture en reprenant à son compte les idées féministes de V. Woolf.

2  Judith Butler a défini l’hétérosexualité normative non seulement comme le fait d’ériger l’hétérosexualité en norme, mais également comme l’injonction à performer des types de masculinités et de féminités qui mettent en scène la complémentarité des sexes.

3  Il s’agit du livre de Marian Keyes, Les vacances de Rachel.

4  John Rebus est un personnage de policier qui apparaît dans les romans de Ian Rankin.

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