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Chapitre II. Devenir grande lectrice et grand lecteur : les trajectoires de lecture entre genre et mobilité sociale

p. 51-66


Texte intégral

1Bien que les lectrices et lecteurs aient tendance à naturaliser leurs pratiques de lecture, leurs discours rendent compte malgré eux de l’incessant travail accompli par différentes instances pour faire de chacun et de chacune un lecteur. Les instances de socialisation primaire que sont la famille et l’école jouent, à cet égard, un rôle fondamental. Quelles socialisations de genre et de classe mènent-elles à investir la lecture comme une pratique de soi distinctive, dans ses modalités individuelles et collectives ? Si les enquêté.e.s sont issu.e.s de fractions des classes moyennes ou populaires, la place dans la famille et dans la fratrie semble fournir des éléments plus fins d’explication.

Le processus de socialisation à la lecture

Dans la famille : transmissions sexuées et place dans la fratrie

2En premier lieu, la comparaison des places occupées dans la famille par les enquêté.e.s fait apparaître que la moitié d’entre eux est enfant aîné ou enfant unique – que les familles soient des familles de lecteurs ou non. L’autre moitié est composée d’enquêté.e.s issu.e.s de familles de lecteurs. Dans ces familles, le goût pour la lecture se répartit inégalement entre les enfants, suivant des processus de transmission intra-familiaux qui attribuent notamment la lecture aux femmes. Ainsi, Catherine et florence se définissent comme « les littéraires » de la famille, alors que leurs frères ont embrassé des carrières qui les « empêchent » de lire.

3Être un grand lecteur ou une grande lectrice s’avère dès lors être une possibilité déployée en fonction de la place de l’enquêté.e dans la fratrie, et non nécessairement selon une division sexuée du travail culturel au sein des familles. Il en résulte une moindre prégnance des distinctions sexuées en matière de lecture chez les lecteurs de l’enquête : en effet, les genres prédominants s’avèrent être les mêmes pour les deux sexes. Les différences que l’on peut mettre au jour ont davantage trait à l’ordre des préférences au sein des registres de lecture : ainsi, les hommes lisent significativement plus de romans policiers, historiques, contemporains, classiques, et de bandes dessinées, alors que les lectrices se distinguent par la lecture d’essais de sciences humaines et sociales. Quant à la prédominance en nombre des femmes dans les cercles de lecture, elle s’explique par le fait qu’une pratique de la lecture trop assidue va à l’encontre des injonctions de genre quelles qu’elles soient, mais apparaît davantage acceptable pour les femmes, surtout lorsqu’elles sont adolescentes ou célibataires. Claire, en donnant la priorité à la lecture, remarque qu’elle transgresse un interdit maternel :

« Et puis c’était une génération où la lecture était un loisir, justement, donc on faisait ça après. J’ai pas continué la tradition, je fais plutôt ça avant, au détriment parfois des choses que ma mère aurait pu considérer comme indispensables.
 — Par exemple ?
 — Le ménage ! »

4Quant à Henriette, elle pense dépasser les limites de ce qui est acceptable pour une femme mariée :

« Personne m’a jamais dit : “Arrête de lire !” Bon, même mon mari il me laisse, lui il ne lit pas du tout et il me laisse, il m’a jamais empêchée de lire, c’est déjà pas mal quoi. Il pourrait me dire : “Au lieu de t’occuper de la maison…” »

5Il en résulte une double contrainte pour les femmes : lire, oui, mais sous condition de ne pas négliger leur rôle de conjointe, de mère et de préposée aux tâches domestiques. Cette double contrainte fait écho à celle qui s’exerce sur les hommes : lire, oui, mais avec modération. Pour les hommes, et en particulier pour ceux qui sont issus de familles peu dotées en capital culturel, la construction de la virilité ne peut tolérer un investissement trop important dans la lecture. Philippe, 42 ans, bibliothécaire, participant au cercle A, exprime ainsi la manière dont la transmission maternelle en matière de lecture entre en contradiction avec les injonctions paternelles :

« Mon père s’intéressait peu au côté artistique, ça me vient plus de ma mère. Mais mon papa était opposé, il lisait peu. Peut-être qu’il avait l’impression que je perdais mon temps dans la lecture. »

6Toutefois, cette opposition du père de Philippe demeure ambivalente puisque c’est lui qui emprunte des livres au comité de l’entreprise où il exerçait comme ouvrier. À cet égard, Christine Détrez distingue les effets des injonctions verbales à la lecture de ceux obtenus par des activités concrètes :

« L’exemple parental ou les incitations concrètes par des activités pratiques (lire une histoire le soir, faire des jeux de lettres, emmener à la bibliothèque, etc.) sont bien plus efficaces que la simple injonction verbale à lire, ou même que la présence de livres au foyer, si ceux-ci ne sont jamais sortis de la bibliothèque, aussi belle soit-elle… » (Détrez, 2005, p. 9.)

7Par ailleurs, les enquêtés hommes qui attribuent un rôle ambivalent à leur famille dans la formation de leur goût pour la lecture mettent au jour, et de manière très nette, la division sexuée qui s’impose entre les parents quant à leur éventuelle prédilection pour la lecture ou quant à leurs préférences lectorales. Issu d’une famille bien mieux dotée en capitaux culturel et économique que Philippe, Yann, 29 ans, professeur des écoles, décrit une situation différente en tous points, si ce n’est que la lectrice de la famille demeure la mère, même si elle n’est pas seule à lire :

« J’ai une mère qui est une grosse grosse lectrice, catégorie dévoreuse de bouquins, des tonnes et des tonnes. Mon père aussi mais ma mère s’intéressait plus à la grande littérature alors que mon père était plus penché sur les polars mais il a toujours beaucoup lu. Quand j’étais petit, du coup j’avais pris une espèce de complexe par rapport à la lecture. »

8La valorisation du capital culturel dans la famille de Yann confère à sa mère une position symboliquement dominante. Par comparaison, le père et l’oncle maternel de Yann occupent une position relativement dominée et c’est par l’identification à son oncle maternel que Yann va débuter sa pratique intensive de la lecture :

« En 3e peut-être, un élément déclencheur vers 15 ans. Il y avait mon oncle. Autant ma mère, quand elle était petite, ses parents l’empêchaient de lire, autant lui il avait jamais rien lu. Et il arrivait à un âge où il devait avoir 30-35 ans et où il s’est rendu compte que malgré le travail qu’il faisait, parce qu’il était éclairagiste de théâtre, donc il avait rencontré beaucoup de textes, il était complètement inculte sur beaucoup de choses. Donc il s’était mis en tête de rattraper ce retard. Il a commencé à lire et il s’est donné comme objectif de lire tous les Rougon-Macquart de Zola. »

9C’est donc un homme de la famille de sa mère qui joue le rôle de médiateur pour le goût de la lecture. Loin d’affirmer, comme le fait Sarah, 34 ans, médiatrice culturelle et fille d’artistes, que la lecture est « une nourriture maternelle » par essence, il semblerait au contraire que les hommes de la famille, qu’il s’agisse de la famille d’origine de la mère ou de la famille contractée par alliance, jouent un rôle non négligeable dans la transmission effective du goût pour la lecture. Ainsi, ce n’est pas nécessairement en tant que pratique « féminine » que la lecture peut être transmise comme un capital culturel positif, désirable et susceptible d’être cultivé. Si l’on s’attache au cas d’Yves, retraité, lecteur de romans policiers qui reproche au cercle de lecture de la bibliothèque sa composition féminine, on s’aperçoit qu’il a développé son goût de la lecture en choisissant des livres dans la bibliothèque de sa mère, mais qu’à partir de l’adolescence, il s’est spécialisé dans les romans policiers, d’espionnage ou de politique-fiction. On peut postuler que lorsque la mère lit et qu’elle n’a aucune concurrence masculine dans la famille à ce titre, la transmission du goût pour la lecture s’opère selon des processus de différenciation sexuée traditionnels.

La famille parmi d’autres instances de socialisation

10La présence ou l’absence de livres au domicile familial, les pratiques de lecture effectuées par les membres de la famille et les injonctions ou interdictions parentales en matière de lecture ont constitué trois indicateurs forts de la socialisation à la lecture dans la famille, que nous avons reconstitués à partir des entretiens avec les quarante-deux lecteurs. Les membres des cercles de lecture, en particulier du cercle A et du cercle du bookcrossing, font tous état de la présence de livres chez eux, même quand leurs parents ne lisaient pas eux-mêmes. Parmi les membres du cercle B, Françoise et Caroline, âgées de 60 ans, respectivement issues d’une famille ouvrière et d’une famille d’agriculteurs, n’appartenaient pas à des familles de lecteurs. Françoise a pu obtenir de ses parents qu’ils lui achètent des livres alors que Caroline prête aux lectures scolaires un rôle déclencheur dans sa pratique ultérieure de lecture. Une autre participante du même âge, Anne, souligne que ses parents, artisan et employée, n’ont pas « compris » son goût pour la lecture ; le premier livre auquel elle ait eu accès et qui l’a favorablement marquée fut la Bible. Si les mères lisent davantage que les pères, l’élément significatif tient surtout au fait que les deux parents lisent. Trente-sept enquêté.e.s sur quarante-deux ont vu lire au moins un membre de leur famille et vingt et un leur père. Seize enquêté.e.s sur trente-sept mentionnent seulement leur mère et/ou une femme de la famille. Ainsi, vingt et un enquêté.e.s ont un père lecteur. Dès lors, il n’est pas étonnant que la famille soit créditée d’une influence positive par vingt-trois enquêté.e.s, soit plus de la moitié d’entre eux.

11De même, l’école se voit attribuer une influence positive dans une proportion similaire à celle de la famille, ce que l’on peut expliquer par le nombre prépondérant d’ascensions sociales menées à terme par les lecteurs et lectrices. Le rôle attribué aux amis et collègues est moins surprenant puisqu’il correspond aux affinités électives créées par des enquêté.e.s lecteurs. Dans la même logique, la famille par alliance – conjoint, enfants, membres de la belle-famille – joue un rôle non négligeable dès lors qu’elle existe, puisqu’elle recueille dix-huit opinions positives auprès des vingt-six personnes concernées. Enfin, les professionnels du livre et les cercles de lecture sont nettement préférés aux conseils dispensés par les médias et aux injonctions de l’actualité littéraire. Néanmoins, cinq membres des cercles de lecture sur un total de trente considèrent que l’influence de ces cercles sur leurs pratiques de lecture n’est pas si importante, voire nulle dans le cas d’Yves qui juge négativement le cercle B auquel il a épisodiquement participé. En résumé, les injonctions familiales en faveur de la lecture sont renforcées au cours des trajectoires par la plupart des instances de socialisation susceptibles de favoriser la lecture. Néanmoins, tout n’est pas joué au cours de la socialisation familiale, des lecteurs et lectrices portant un jugement négatif ou ambivalent sur la manière dont leur famille les a socialisés – ou non – à la lecture.

12Un autre aspect de la socialisation familiale à la lecture mérite d’être souligné à partir de l’analyse des titres des lectures d’enfance remémorés par les enquêté.e.s. Les lectures d’enfance font partie d’un fonds commun principalement édité en Bibliothèque rose et verte, et sont marquées par une différenciation sexuée relativement faible. La science-fiction, l’aventure et la bande dessinée sont plus souvent l’apanage des hommes, les contes celui des femmes. Si certains titres ne sont cités que par l’un ou l’autre sexe, comme les livres de la comtesse de Ségur ou la série des Martine pour les femmes et Robinson Crusoë pour les hommes, le faible nombre d’occurrences de ces titres ne permet pas d’en tirer des conclusions affirmées. Il apparaît en revanche que les héroïnes féminines des romans d’aventure ou des enquêtes policières, comme Alice, peuvent attirer un public mixte. Il est également notable que les lectures d’enfance évoquées par certains hommes revêtent à leurs yeux un caractère fondateur à l’égard de leurs lectures d’adulte, l’enfance étant considérée comme un âge d’or mythique et enchanté en matière de lecture, ce qui n’est pas le cas des lectrices. En termes d’origine sociale, la multiplicité des titres de lectures d’enfance caractérise les enquêtés issus de familles de lecteurs. Enfin, en termes de génération, une coupure apparaît dans les pratiques entre les personnes âgées de moins de 40 ans et celles de plus de 40 ans concernant la lecture de revues enfantines (Astrapi, Pomme d’api, etc.), ce qui est lié à la date de création de ces titres, soit 1966 pour Pomme d’api et 1984 pour Je bouquine.

La double contrainte de l’école

13Comme on l’a vu, l’école est créditée d’une influence positive sur la lecture par la majorité des lecteurs de l’enquête. Il convient dès lors de s’attarder sur les enquêté.e.s attribuant une influence négative ou ambivalente à l’école.

14Parmi les enquêté.e.s attribuant un rôle négatif à l’école, on peut noter la particularité du cas d’Anne, en internat dans une école religieuse où elle devait se cacher pour lire Gilbert Cesbron et Jean-Paul Sartre. Elle est la seule à juger négativement le rapport scolaire à la lecture et à avoir mené à terme une ascension sociale fondée sur l’acquisition d’un capital culturel important, et sur l’exercice d’une profession tournée vers le « monde des choses humaines ». Il est également remarquable que ces enquêtés ne jugent pas non plus favorablement le rôle joué par leur famille. Généralement, les arguments qui fondent une opinion négative ou ambivalente de la lecture scolaire sont d’une part, le caractère obligatoire de cette lecture, d’autre part, la pratique scolaire du commentaire de texte. La lecture obligatoire comme le commentaire de texte contreviennent, selon les personnes concernées, à la liberté intrinsèque de l’acte de lecture et à l’expression d’une subjectivité précieuse qui s’exerce aussi bien dans le choix de la lecture que dans l’appropriation qui en est faite. Selon le capital culturel des parents et leur familiarité avec la culture scolaire française, les lecteurs et lectrices critiques à l’égard de la culture scolaire expriment des sentiments différents, allant du désaccord à la souffrance. Ainsi, Nina, de parents algérien et croate, exprime dans les termes suivants la violence symbolique que représentait pour elle l’exercice de la lecture scolaire :

« Ensuite il y a eu l’école, j’en ai pas de bons souvenirs de l’école parce qu’on pouvait pas lire gratuitement. On lisait et il fallait comprendre quelque chose et ressortir quelque chose. Donc devant un bouquin, je me disais tout de suite : “Je vais pas comprendre”, je voyais pas ce qu’ils voulaient que j’en sorte, du coup ça me gâchait vraiment mon plaisir. La plupart des livres qu’il fallait lire pour l’école, il y en a que j’ai aimés quand même, je me souviens d’Antigone d’Anouilh que j’ai pris plaisir à lire et à relire, mais il y a en a pas mal que j’ai lus en vacances, un an ou deux après, quand c’était plus obligatoire, qu’on allait plus rien me demander. »

15Cette citation de Nina témoigne d’une anticipation craintive de la sanction scolaire qui aurait pu invalider sa lecture d’une œuvre. Elle redoute cette sanction car elle prend au sérieux le système scolaire sans pour autant être familière de ses codes. À l’opposé, Sarah, dont la mère est écrivain et le père artiste, peut déclarer que :

« La façon dont on abordait ces lectures ne me convenait pas non plus extrêmement. Je gardais mon quant à moi par rapport à ça. Et ça a continué quand au lycée on aborde les auteurs littéraires à proprement parler, où j’ai pas profité. J’appréciais le Lagarde et Michard, j’appréciais le fait d’avoir un patchwork d’écriture, comme je suis très attirée par le fragment comme lectrice, la poésie, les notes. »

16On voit la différence avec Nina, puisque Sarah peut tout à la fois marquer une distance critique à l’égard de l’enseignement des lettres au lycée tout en prenant plaisir à la lecture du manuel de littérature française que représente le Lagarde et Michard. La distance cultivée de Sarah la protège de la crainte de la sanction scolaire, voire lui donne une situation de surplomb qui permet la critique détachée. Yann et Guillaume se montrent plus radicaux encore dans leurs propos, et promeuvent les pédagogies alternatives contre un système scolaire conçu comme une institution totale, voire totalitaire. Guillaume compare ainsi l’école à l’armée et à la prison :

« Je m’en suis rendu compte seulement après, mais on est vraiment des petits soldats et puis on se professionnalise, on devient très spécialisé. Je m’en suis rendu compte après, mais je sais que dans les livres, l’avantage c’était que ça me permettait de m’évader de ça. Des horaires fixes. Je me reconnais plus dans la pédagogie des écoles Freynet, où on est beaucoup plus acteur et beaucoup moins consommateur de choses. Et on amène des livres à faire découvrir aux autres. Il y avait du plaisir à l’école mais on était très loin du potentiel qu’on avait en tant qu’élèves, on était trop passifs, on était pas assez acteurs. »

17À travers ces propos se dévoile la conception du lecteur comme individu libre, libéré de toute contrainte et acteur de son existence. La critique de la lecture scolaire, bien loin de se fonder sur l’argument de la violence symbolique exercée par la classe dominante, prend racine dans une tout autre conception sociologique, voire anthropologique : celle de l’individu libre car désaffilié du carcan scolaire et familial. Cette conception prévaut parmi les enquêté.e.s et les souvenirs positifs de lectures scolaires qu’ils livrent en entretien en sont une illustration. Ainsi en est-il de Guillaume qui a été très favorablement marqué par un épisode de sa scolarité : la lecture de Comme un roman de Daniel Pennac imposée par une de ses professeures de français au collège. Cet ouvrage, qui prône l’absolue liberté du lecteur à l’égard de toute règle de lecture, est considéré comme une révélation par Guillaume :

« Au collège, Comme un roman de Daniel Pennac, ça a été très très important pour moi. À la fois on pouvait le lire pour le plaisir de lire, et en même temps il comportait lui-même des indices pour transformer ton mode de lecture sur les livres que tu lisais. Quand tout à l’heure je disais que je grignotais beaucoup de livres, c’est de Daniel Pennac que j’utilise cette expression. »

18La lecture scolaire, même lorsqu’elle est vilipendée par les enquêté.e.s, n’en demeure pas moins à l’origine de bons souvenirs de lecture pour eux et elles. On peut remarquer un hiatus entre le discours critique à l’égard de la lecture scolaire et les souvenirs de lecture. Il apparaît que pour les enquêté.e.s, la lecture scolaire, aussi contraignante soit-elle, est un des vecteurs de la représentation de la lecture comme mode de salut individuel. Dans leur recension d’enquêtes sur la lecture adolescente, Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard remarquent que « c’est en classe de seconde que la lecture chute et que se fragmentent les représentations de la lecture […]. Certains y découvrent de nouveaux horizons (“J’ai découvert une nouvelle façon de lire et de penser”), mais le plus grand nombre recule, ne comprenant ni les finalités ni les modalités de cette lecture savante » (2000, p. 677).

19Ainsi, la lecture scolaire associe l’acquisition contraignante d’une culture classique et d’un mode de lecture esthète, à une conception de la lecture comme mode d’accès au statut d’individu, par l’ouverture sur le monde et aux autres. Combiner ces deux modes de lecture, compatibles l’un avec l’autre, demeure un trait distinctif.

20En outre, l’enquête menée par Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Détrez (1999) précise les effets de la lecture extra-scolaire sur la réussite scolaire. Les résultats de cette enquête mettent l’accent sur les faibles effets de la lecture scolaire par rapport aux variables canoniques que sont les origines sociale et culturelle. Cependant la lecture de classiques, de science-fiction, de récits fantastiques et policiers est un facteur très favorable à la réussite scolaire. La lecture de témoignages, biographies et ouvrages documentaires est en revanche corrélée négativement aux succès scolaires. Il apparaît également, et ceci constitue un point important, que l’élément le plus statistiquement pertinent pour expliquer la pratique de la lecture est la discussion de ses lectures avec des parents ou amis, ce qui explique que les enquêté.e.s qui attribuent un rôle positif à la famille en matière de lecture jugent aussi positivement l’école. Thomas, Karine et Fabienne se démarquent des autres enquêté.e.s par la lecture de genres littéraires qui ne sont pas corrélés positivement à la réussite scolaire, des Stephen King pour le premier, des romans Harlequin et des Stephen King pour la seconde et des témoignages pour la troisième, qui cite comme exemple Djura et son livre Le voile du silence sur la condition des femmes kabyles. Dans les autres cas, les lectures scolaires demeurent les lectures marquantes de l’adolescence1.

21Ces lectures scolaires couvrent essentiellement les classiques français, éventuellement anglais et allemands, du xixe et du xxe siècle – Boris Vian, Albert Camus et Victor Hugo recueillant le plus d’occurrences – plus rarement du xvie, xviie ou xviiie siècle. La rareté des auteures est remarquable, puisque seulement quatre sont mentionnées sur une soixantaine d’auteurs répertoriés, à savoir Simone de Beauvoir, George Sand, Agatha Christie et Anne Frank. La culture classique légitime qui s’élabore à l’école se caractérise donc par son genre masculin.

22Après l’école, les « trajectoires de lecture » reflètent les scansions biographiques de la trajectoire sociale, celle-ci étant constituée de différents itinéraires, « l’histoire familiale, le cursus scolaire, la carrière professionnelle, etc., qui y sont enchevêtrés ». Il faut « rechercher les scansions propres à chacun de ces itinéraires, puis mettre en évidence des séquences de trajectoires biographiques, des “âges”, définis par un agencement temporel spécifique entre différentes phases de ces itinéraires ». Mais la trajectoire de lecture témoigne aussi d’une relative autonomie à l’égard de la trajectoire réelle, notamment parce qu’elle actualise par la pratique de la lecture des aspirations restées lettre morte. On peut dès lors supposer que c’est dans l’imbrication des différents itinéraires biographiques que se créent ou que se défont les effets de la lecture sur le genre.

Les effets de trajectoire

Moments de rupture et effets de genre

23Cette imbrication différencie les parcours masculins et féminins. La mise en couple et le départ du foyer familial sont plus tardifs pour les garçons que pour les filles et plus étroitement liés à l’accès à l’emploi (Galland, 2004). La contrainte professionnelle, celle du « breadwinner » pèse plus fortement sur eux.

24Les trajectoires féminines sont également marquées par une discontinuité plus forte dans l’entrée dans l’âge adulte, avec des imbrications chronologiques entre vie professionnelle et familiale plus diverses et incertaines que les hommes qui privilégient davantage la professionnalisation avant l’installation en couple. Au-delà, en établissant une analogie avec les trajectoires professionnelles féminines scandées par des arrêts, des reprises, des temps partiels plus fréquents que chez les hommes (Maruani, 2005 ; 2011), on pourrait supposer que les contraintes familiales articulées aux contraintes spécifiques des carrières professionnelles féminines, induisent des trajectoires de pratiques amateures davantage discontinues chez les femmes (Albenga et al., 2014).

25Ainsi en est-il de la maternité pour les femmes, qui, dans un premier temps, réduit leur rythme de lecture et modifie le genre de livres lus. En effet, c’est à ce moment de la trajectoire qu’apparaissent les lectures d’ouvrages de psychologie, notamment ceux de Jean Piaget et de Françoise Dolto sur la psychologie enfantine, et plus généralement, des ouvrages de développement personnel. Si les enquêtées ont moins lu pendant la petite enfance de leurs enfants, on peut néanmoins remarquer que la lecture croît relativement en temps et en importance par rapport aux autres loisirs et pratiques culturelles. Elle se substitue notamment au cinéma car elle peut se pratiquer au domicile. La baisse du rythme de lecture conséquente à la maternité s’accompagne ainsi du renforcement de la lecture comme une des seules pratiques dévolues à soi. Les enquêtées insistent sur les efforts déployés pour maintenir la pratique de la lecture pour soi, puisqu’elles lisent aussi beaucoup pour leurs enfants. À cet égard, les souvenirs de Marthe rendent bien compte de la difficulté à se ménager des moments possibles pour lire :

« Quand les enfants étaient petits, j’ai beaucoup lu pour eux, des contes, des livres d’enfants. Je me souviens d’avoir lu en train de faire la cuisine, un livre à la main parce que j’avais vraiment envie de lire. Je me souviens en particulier d’un livre de Marguerite Duras, je ne sais plus lequel, qui était tout taché (rires). »

26L’enjeu, pour les mères, est bel et bien de pouvoir lire pour soi-même, et non pas seulement pour les autres – enfants et élèves dans le cas de florence, professeure agrégée de lettres classiques – :

« Ensuite j’ai l’impression d’avoir moins lu quand j’ai eu des enfants, faute de temps. Je lisais des choses pour mon travail, pour mes élèves, mais pas forcément beaucoup pour moi […]. Quasiment entre la fin de mes études et ma nomination en classe prépa, je me demande ce que j’ai lu quand même. Je me revois pas lisant. Je me revois lisant des livres avec les enfants. Ah oui, je leur lisais les contes de Marcel Aymé […], Le chat perché. Je me revois avec les deux garçons dans mon lit, moi au milieu et lisant ça et en même temps je le faisais avec mes élèves. »

27Les ruptures et les continuités établies en dépit de tout dans la trajectoire de lecture renvoient également dans le terrain d’enquête ici étudié à plusieurs éléments caractéristiques des trajectoires de lecteurs de romans policiers, soulignés par Annie Collovald et Erik Neveu (2004). Si ces lecteurs font état de trajectoires d’ascension sociale « accidentées », avec des risques de déclassement, ils ont également en commun d’avoir vécu des événements qui recomposent fondamentalement le sens de la trajectoire biographique et influent sur les pratiques de lecture :

« Quand on écoute les entretiens recueillis, on ne peut qu’être frappé par la récurrence des accidents biographiques qui scandent les trajectoires des enquêtés. Disparition, deuil, divorce, maladie, séparation spatiale du conjoint, solitude : autant d’épreuves morales subies qui coïncident souvent avec l’entrée dans la lecture des romans policiers ou avec l’intensification de cette pratique lectorale. » (2004, p. 286.)

28Ainsi, Yves, 64 ans, cadre retraité de l’industrie alimentaire, ne lit que des romans policiers américains, « parce que ça bouge » et parce que dans son cas, la lecture soutient une réaffirmation d’une virilité mise à mal par plusieurs expériences d’immobilisme : la maladie et l’expérience d’un service militaire en Algérie tout à la fois dangereux et peu héroïque :

« Quand j’étais enfant, j’ai été malade pendant deux ans, et ma seule distraction c’était lire. Dans l’adolescence j’avais gardé cette habitude, j’ai toujours beaucoup lu et ça s’est accentué quand je suis parti à l’armée. Comme j’ai fait mon service en Algérie, c’était la seule façon de s’évader de cet univers un peu lourd, un peu pénible. De temps en temps dangereux mais pas trop. »

29Ce constat peut être appliqué à Nathalie, bookcrosseuse de 30 ans, qui a commencé la lecture de romans policiers à l’adolescence, à la suite du décès de son père. Deux autres enquêté.e.s mentionnent l’impact d’un deuil sur leur trajectoire de lecture : Claire, 44 ans, participante au cercle B, et florence, 60 ans, membre du cercle A, ont connu une période où la lecture est devenue impossible après le décès de leur conjoint. florence explique ainsi qu’elle n’a « plus pu lire un bouquin complet à la suite de la mort de l’homme avec lequel [elle] vivai[t] » : « J’ai l’impression que pendant deux ans j’ai été incapable de terminer un bouquin. »

30Passée cette période, la lecture reprend avec une nouvelle intensité.

31Un autre type d’événement vécu par Yves peut accroître la pratique de la lecture, la maladie et l’hospitalisation, éléments clés de la trajectoire de Sylviane, 40 ans, secrétaire au rectorat, participante au cercle B, et de Marthe, 52 ans, ancienne conseillère en économie sociale et familiale, en arrêt de travail, dû à une maladie neuromusculaire, et se montrant très investie dans le cercle A.

32Outre les accidents du parcours biographique, le récit d’Yves met particulièrement bien en exergue, en second lieu, les aléas de la trajectoire déterminés socialement par l’assignation à un sexe – dans son cas, le service militaire. Ces contraintes différencient les trajectoires de genre masculines et féminines.

33Ainsi, les lecteurs et lectrices transgressent des injonctions relatives à leur appartenance sexuée. En outre, ils se caractérisent tous par des trajectoires d’ascension sociale « accidentées », avec des risques de déclassement. À ce titre, l’étude des trajectoires sociales, liée à l’analyse des discours tenus sur l’acquisition de l’autonomie par la lecture, mettent en évidence un enjeu de réaffiliation sociale par l’acquisition d’un capital culturel.

L’enjeu de réaffiliation sociale par la lecture

34En effet, si l’on analyse finement les trajectoires sociales des quarante-deux enquêté.e.s par rapport à la position sociale de leurs deux parents, force est de constater que les trajectoires d’ascension sociale nettement marquées, combinant une progression dans le capital culturel comme dans le capital économique, sont peu nombreuses. Six hommes ont connu une ascension en termes de capital économique. Les autres trajectoires se révèlent beaucoup plus difficiles à synthétiser et l’on repère surtout des ascensions en cours ou inachevées. Inscrite en continuité ou en rupture avec la famille d’origine, la lecture est ainsi conçue comme un moyen de rejouer les identités assignées, et ce, par la valorisation du choix des lectures et de leur mode d’appropriation.

35En témoigne l’exemple de Sylviane, 40 ans, secrétaire au rectorat, qui décrit ses lectures en opposition à la lecture de la presse quotidienne et en particulier des articles politiques, pratique distinctive de son père et de son frère. Les pratiques de lecture différentes selon les membres de la famille représentent alors un lieu de confrontation des hiérarchies de valeurs, au sein duquel Sylviane peut développer une stratégie de renversement de sa position dominée au sein d’une famille d’enseignants. Ce renversement prend appui sur la lecture de livres, considérés comme biens symboliques durables par opposition à la valeur éphémère des journaux, et sur la lecture de romans « bien écrits » par opposition aux romans policiers et d’aventure lus par l’épouse de son frère :

« Mais on échange pas du tout au niveau lecture avec mon frère et ma belle-sœur. De toute façon ma belle-sœur on n’a pas du tout les mêmes goûts au niveau lecture […]. Elle lit beaucoup plus des trucs que je dirais d’aventures ou bien… un auteur connu, un américain ou un anglais, qu’elle aime bien et que moi j’aime pas du tout, qui est connu et qui écrit des gros pavés. »

36On constate que les pratiques de lecture mettent en concurrence Sylviane et sa belle-sœur, son frère étant considéré comme hors-jeu parce qu’il ne lit pas de livres. C’est néanmoins entre frère et sœur que se joue cette lutte symbolique, par l’intermédiaire des pratiques de lecture des seules femmes de la famille. Capital distinctif, la lecture l’est assurément, notamment au sein de la famille d’origine en ce qu’elle sert les stratégies d’ascension sociale ou compense les déclassements.

37En ce sens, elle participe d’un enjeu de « réaffiliation » sociale. Le terme de réaffiliation s’inspire de celui de « désaffiliation », par lequel Robert Castel désigne les processus d’individualisme négatif par manque de ressources sociales, notamment matérielles. En effet, la notion de support de l’individu suppose que ceux et celles qui ne détiennent pas ces supports sont ou deviennent des « individus par défaut » d’affiliation sociale (Castel et Haroche, 2001). Dans le cas des lecteurs de l’enquête, la lecture est investie, symboliquement et pratiquement, du statut de ressource permettant potentiellement de concrétiser une nouvelle affiliation sociale, ou tout du moins de rompre partiellement avec les identités assignées.

38Ce schème discursif de la réaffiliation par la lecture n’est pas spécifique aux lecteurs de l’enquête. L’enjeu de réaffiliation est particulièrement bien mis en évidence par Jean-Claude Pompougnac (2000), qui souligne un schème commun, celui de l’autodidaxie, aux récits d’apprentissage de lecture de cinq écrivains d’origine sociale différente. François Mauriac, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir sont originaires de la bourgeoisie française par opposition à l’origine populaire de François Cavanna et Michel Ragon. Néanmoins, tous se mettent en scène comme autodidactes lorsqu’ils restituent leur apprentissage de la lecture. Cette volonté d’autonomie par la lecture impose une réaffiliation au double sens du terme, puisque l’enjeu réside dans une nouvelle affiliation à l’égard de la famille, et de la classe sociale dans laquelle elle s’inscrit. Cette double réaffiliation est d’autant plus marquée chez les écrivains réellement autodidactes.

39Mais l’enjeu de réaffiliation sociale qui réunit participants et participantes aux cercles de lecture impose également la constitution d’un espace où prévaut un entre-soi culturel.

L’accès à un groupe de pairs culturels

40Les raisons invoquées par les enquêté.e.s pour expliquer leur entrée dans un cercle de lecture convergent avec les motifs discursifs de l’ouverture à de nouveaux répertoires de lectures et le partage avec un groupe de pairs.

41L’extension souhaitée des domaines de lecture dénote une « bonne volonté culturelle » qui rend insuffisantes aux yeux des enquêté.e.s leurs lectures effectives. Il s’agit dès lors de pallier un manque ou de modifier ses habitudes de lectures. Ainsi Benoît, chargé de projets en architecture de 31 ans, explique sa récente participation au cercle B :

« Des fois j’aimerais bien élever le niveau de mes lectures mais quelque part aussi, j’ai plutôt envie de lire des polars. Malgré tout, il y a un changement, j’ai envie d’élever mes lectures. Je prends des livres à la bibliothèque avec l’envie de les lire. Là j’ai pris De la démocratie en Amérique de comment il s’appelle ? Tocqueville. »

42Benoît souhaite également, par l’entremise du cercle B, lire des romans qui n’appartiennent pas à ses genres de prédilection, les romans policiers et la science-fiction. À la littérature, classique comme contemporaine, apparaît attaché un capital spécifique qu’il s’agit d’acquérir. Pour Henriette comme pour Claire et pour Anne, participer au cercle B permet de lire davantage de romans et de mieux connaître l’éventail de possibilités existantes dans ce genre littéraire. Claire résume ainsi la démarche de constitution d’un capital littéraire par le roman :

« Je trouvais que je connaissais pas bien le roman, donc je me suis mise à en lire et je me suis dit que la meilleure façon d’avoir une information qui soit un peu différente de celle des médias, c’est d’aller à ces rencontres de lecteurs […]. D’une certaine manière, ça “m’oblige” à aller vers des auteurs vers lesquels je ne serais peut-être pas allée. Et l’avantage c’est le partage aussi. J’ai pas beaucoup de littéraires autour de moi, l’intérêt c’est de partager ce qu’on lit. »

43Si les participant.e.s au cercle B cherchent à lire davantage de romans littéraires pour se forger un capital dont ils estiment manquer, les participant.e.s aux cercles A et C soulignent l’importance de la formation d’un groupe de pairs pour cultiver leur capital littéraire et culturel. Nathalie, bookcrosseuse de 30 ans, souligne comme beaucoup d’autres l’inexistence d’une sociabilité culturelle dans son entourage proche :

« Moi j’ai adhéré au bookcrossing à cause de ça. Parce que je trouvais pas de gens, dans mon entourage, suffisamment à même de parler de littérature et de trucs très culturels. En étant et passionnés et ouverts d’esprit. Au début j’étais vraiment comme un poisson dans l’eau. Je pouvais parler culture sans passer pour madame je sais tout et avoir des gens qui avaient du répondant en face, qui pouvaient m’apprendre des trucs et à qui je pouvais apprendre des trucs. »

44Nathalie précise également que son inscription au site Internet des bookcrosseurs a coïncidé avec l’épreuve d’un licenciement. L’insertion dans des réseaux culturels compense ou complète l’insuffisance de sociabilités pouvant offrir une reconnaissance sociale au-delà de la seule sphère privée. Les cercles de lectures permettent alors de se constituer un capital social, qui se substitue provisoirement au capital social et symbolique d’un emploi, ou qui se cumule avec lui. Ainsi de Christian, consultant scientifique de 35 ans, trésorier de l’association A, qui estime que la fréquentation du cercle A a moins modifié ses lectures que son réseau de sociabilité et ses centres d’intérêt :

« Je sais pas si ça a changé quelque chose, mais ça m’a permis de connaître des nouvelles personnes déjà. Et puis des personnes assez passionnées, ou qui ont des façons de voir les choses, il n’y a pas que le côté lecture, après il y a le côté un peu social et politique. Par exemple, j’adore Marthe, j’aime bien son état d’esprit, comment elle fonctionne, elle a un côté revendicatif que j’aime bien et de façon assez posée […]. Je pense que ça m’a juste permis de faire de belles rencontres. Au niveau lecture ça a pas changé grand-chose à part que ça m’a ouvert un peu plus les yeux sur des nouvelles choses. »

45La lecture sert alors de support à la constitution de réseaux sociaux qui tendent progressivement vers la privatisation des relations entre les membres des cercles. La dimension affective des relations sociales est au début tenue à distance, le goût pour la lecture tenant lieu de lien exclusif et suffisant. Mieux encore, ne connaître les autres participant.e.s du cercle que par leurs affinités lectorales permettrait de déjouer les apparences des identités sociales pour accéder au moi authentique des uns et des autres. Catherine, professeure de lettres de 28 ans, participante au cercle A, mène cette logique à son terme dans les propos suivants :

« Je me suis dit j’adore lire, y compris lire à haute voix des choses que j’ai aimées parce que c’est ma manière de les partager, c’est la manière la plus évidente et la plus valable aussi, et en plus j’adore qu’on me lise. Je me suis dit si on peut faire les deux en même temps, tant mieux. Et puis en plus en passant par des gens que je vois à chaque fois et je n’ai aucune idée du boulot qu’ils font ni du nom qu’ils portent, rien je ne sais rien. Ni où ils habitent, ni comment ils vivent. Ce que je sais c’est qu’ils ont aimé tel et tel bouquin. C’est inespéré. Je découvre un aspect de leur personnalité que peut-être les gens qu’ils connaissent mieux savent pas, mais je vais pas connaître l’évidence, c’est-à-dire la carte d’identité. »

46Ce désir de désaffiliation provisoire, le temps de la participation à un cercle de lecture, ne peut être réalisé qu’à la condition d’un entre-soi entre gens lettrés. Participer à un troc-lecture, comme l’indique le mot lui-même, consiste à entrer dans une logique de don et de contre-don qui crée un simulacre d’égalité. Les registres de l’authenticité, du partage et de l’ouverture sont mobilisés par les participant.e.s pour évoquer ou commenter in situ la pratique du troc-lecture. Le livre fonctionnerait ainsi comme un fétiche doué du pouvoir d’abolir les déterminations de classe et de genre de l’acteur social et de le faire accéder à l’individualité. L’acte de lire à haute voix devant d’autres personnes qui partagent la même croyance dans le salut par la lecture, et qui l’actualisent en lisant à leur tour, permettrait de révéler une identité « authentique », et par-là même distinctive.

47Les bookcrosseurs, quant à eux, ne partagent pas ce fantasme de désaffiliation comme prélude à la réaffiliation par la lecture. La rencontre d’amis, voire de conjoints, par le bookcrossing, est un fait extrêmement fréquent parmi les enquêté.e.s. La création de nouveaux réseaux en dehors des instances de socialisation contraignantes que sont la famille, l’école et le cadre professionnel, est hautement valorisée. Cet enjeu se substitue à celui de l’échange de lectures, et les réunions de bookcrosseurs s’en trouvent délaissées, comme en témoigne Yann, professeur des écoles de 29 ans :

« De toute façon maintenant on a trouvé des amis. C’est vrai que par là on a pu rencontrer des gens qui avaient des horizons différents des nôtres, des parcours de vie, des parcours professionnels qui étaient différents, mais qui avaient ce dénominateur commun-là, d’aimer lire diverses choses, et c’est des gens qu’on n’aurait pas forcément rencontrés sinon. Parce que dans nos parcours professionnels, à la fac, on rencontre des gens qui sont assis à côté de nous, le premier jour. Ou quand on travaille, c’est des gens qui ont le même parcours, la même formation, donc on sort pas vraiment de notre milieu, culturel on va dire. Et le bookcrossing, comme on avait un autre dénominateur commun qui étaient les livres, on s’est rendu compte déjà qu’il n’y avait pas que des gens qui partaient en lettres modernes qui aimaient lire, donc on a pu découvrir plein de monde comme ça. »

48Néanmoins, on peut nuancer l’analyse de Yann selon laquelle le bookcrossing lui permet de sortir de son « milieu culturel », et postuler tout au contraire que cette pratique collective de lecture permet de nouer des alliances amicales et conjugales qui favorisent sinon une trajectoire sociale ascendante, du moins la reproduction de la classe sociale d’origine ; et ce, par la constitution d’un entourage culturellement bien doté. La lecture sert alors de support à la constitution de réseaux sociaux qui tendent progressivement vers la privatisation des relations entre les membres des cercles. Cet entre-soi culturel est traversé par des clivages entre les pratiques des lecteurs et lectrices, entre féminités et masculinités, c’est-à-dire par des clivages de genre comme on va le voir dans la deuxième partie.

49La première partie de l’ouvrage a posé l’enjeu de l’émancipation par la lecture à partir des discours des lectrices et des lecteurs qui formulent une tension vers l’autonomie et la « réaffiliation » à l’égard de leurs origines. On a montré que le souci de soi par la lecture se développe ainsi lors de trajectoires marquées par des socialisations à la lecture qui débutent dans la famille, et qui n’excluent pas les familles populaires. De par le caractère sexué des transmissions du goût pour la lecture, le rôle des pères s’avère tout aussi important que celui des mères, de même que la famille élargie (oncles et tantes par exemple) peut initier à la lecture à la place des membres de la famille nucléaire. L’école détourne temporairement du plaisir de lire mais contribue à renforcer les dispositions à la lecture comme support d’une subjectivité individuelle. Si les trajectoires de lectures sont ensuite marquées par des injonctions, des obstacles et des ruptures différents selon l’appartenance sexuée, ces différenciations peuvent sembler atténuées dans l’entre-soi culturel qu’ils et elles viennent chercher dans les cercles de lecture. C’est en analysant finement les pratiques de lecture elles-mêmes que l’on peut mesurer la force du genre qui établit des frontières et des hiérarchies entre masculinités et féminités à l’œuvre dans la lecture. Cette prégnance sera tout d’abord mise en évidence au sein même de la construction de légitimités littéraires dans les cercles de lecture.

Notes de bas de page

1 La liste des lectures extrascolaires et scolaires figure en annexe II, p. 157.

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