Chapitre I. Enquêter sur les grands lecteurs et lectrices : au-delà du discours sur l’autonomie par la lecture
p. 29-49
Texte intégral
1Mener une enquête sur les pratiques de lecture suppose de saisir ces pratiques au-delà des déclarations des lecteurs et des lectrices. Si aujourd’hui, la tendance à la surestimation de ses propres lectures a disparu, tant et si bien que le nombre de livres lus déclarés à l’enquête sur les pratiques culturelles des Français est probablement un peu sous-estimé, il n’en demeure pas moins qu’interroger une personne sur ses pratiques de lecture peut relever d’une situation proche d’un examen scolaire, que l’on peut nommer à la suite de G. Mauger, C. Poliak et B. Pudal (1999) une situation « d’examen culturel ». À l’inverse, enquêter auprès de grands lecteurs et lectrices1, qui lisent des dizaines d’ouvrages par an et se réunissent pour en parler ou en lire des extraits à haute voix, peut créer la situation inverse : que l’enquêtrice se trouve elle-même en situation d’examen culturel. Participer à des cercles de lecture pour en observer le déroulement, puis solliciter des entretiens auprès de leurs participant.e.s, a nécessité des adaptations de ma part que je relaterai dans ce chapitre à la première personne, le « je » désignant ainsi l’enquêtrice, tandis que le « nous » utilisé de manière transversale dans l’ouvrage renvoie à l’analyste. Il s’agit de dévoiler les ressorts d’une enquête qui a exigé de mobiliser mes propres compétences culturelles mais aussi de savoir les mettre en veille, les modifier, et d’ainsi mettre en évidence les jeux de positionnement des lecteurs et des lectrices les unes par rapport aux autres.
2Ces jeux de positionnement s’inscrivent dans un jeu commun, celui de lire pour se parfaire à un niveau culturel ou identitaire. La lecture est ainsi investie comme un « salut », pour reprendre l’expression de Mauger, Poliak et Pudal2. Selon ces auteur.e.s, la lecture de salut est l’un des possibles usages sociaux de la lecture au même titre que la lecture de divertissement ou la lecture didactique (lire pour apprendre). La lecture de salut consiste à « croire que lire permet de bien ou de mieux faire, de bien ou de mieux-être ». Le salut peut avoir une dimension éthique, supporter des entreprises de reconstruction identitaire, ou résider dans la consolidation de sa culture générale ou littéraire – il s’agit alors du salut intellectuel ou culturel. La lecture de salut dans les cercles de lecture revêt une dimension à la fois culturelle et identitaire, visant à parfaire son autonomie individuelle. De ce fait, les lecteurs et lectrices proposent un discours sur l’autonomie grâce à la lecture qui est déjà une interprétation de leurs pratiques, et plus encore, qui oriente leurs choix de lecture et leurs manières de lire dans le sens du souci de soi défini par Foucault.
3Ce discours sur l’autonomie par la lecture, s’il constitue un schéma discursif historiquement construit, est également socialement situé et correspond à ce que Pinçon et Pinçon-Charlot (2000) dénomment « l’individualisme positif » des classes moyennes, qui composent les cercles de lecture étudiés. La définition des classes moyennes est relativement discutée en sciences sociales, en raison notamment des combinaisons de capitaux culturels et économiques très variées. À cette hétérogénéité des positions se combine la plus grande diversité de trajectoires de mobilité possibles au sein de ces classes. Ces dernières sont en effet constituées de personnes en déclassement aussi bien qu’en mobilité sociale ascendante, donc issues de classes sociales supérieures ou populaires et, en outre, les risques de déclassement ou de mobilité ascendante difficile rendent poreuses les frontières avec les classes populaires (Chauvel, 2006 ; Cartier et al., 2008). Les personnes appartenant à ce milieu ont pour point commun le fait que leur position sociale dépende essentiellement de leur capital scolaire, caractérisé par un niveau de formation universitaire ou para-universitaire acquis par une formation initiale ou continue. Ces personnes sont salariées et occupent des emplois liés à l’enseignement, à la culture, aux médias, à la communication ou au social (Bourdieu, 1979 ; Bidou, 1984). En outre, les professions intermédiaires ont historiquement représenté pour les femmes l’opportunité d’accéder à une activité professionnelle (Lagrave, 2002 ; Maruani, 2003). Il apparaît que les professions que les lectrices de ces cercles exercent majoritairement mobilisent davantage de capital culturel que celles exercées par les lecteurs qu’elles côtoient, mais ces derniers détiennent en revanche davantage de capital économique. Les professions représentées dans les trois cercles varient tout en se situant dans l’espace des classes moyennes que Bourdieu caractérise par leur « bonne volonté culturelle ». Ce terme ne recouvre pas en soi toutes les classes moyennes ni ne se réduit aux seules classes moyennes ; mais il convient particulièrement bien au terrain étudié, que les enquêté.e.s soient issu.e.s des classes populaires et aient réalisé une ascension sociale, même modeste, ou qu’ils et elles aient appartenu d’emblée aux classes moyennes cultivées et entretiennent par cette bonne volonté culturelle un statut menacé de déclassement. Les membres du cercle A sont en majorité professeurs en lettres ou en langues étrangères, travailleurs sociaux, ou exercent des métiers de la communication, à l’exception d’un médecin et d’un consultant scientifique. Ils et elles détiennent davantage de capital spécifiquement littéraire que les participants aux autres cercles. En effet, le cercle B rassemble, quant à lui, une bibliothécaire salariée, une bibliothécaire bénévole, des employées de l’administration publique, une psychologue, une nourrice, un cadre en urbanisme et un cadre de la distribution alimentaire retraité. Le cercle C est composé d’étudiants et étudiantes, de cadres du secteur public, d’ingénieurs informatiques et enfin, d’un professeur des écoles, d’une documentaliste et d’aspirant.e.s bibliothécaires ou libraires.
4C’est dans ce cadre que j’ai observé, recueilli et analysé des données sur les pratiques de lecture. Je décrirai la manière dont j’ai mené une observation participante dans le cercle de l’association qui organise des lectures à haute voix (cercle A), dans celui des « rencontres de lecteurs » de la bibliothèque municipale (cercle B) et enfin dans celui du bookcrossing (cercle C). Puis je reviendrai sur les entretiens réalisés dans et hors les cercles de lecture, pour enfin montrer comment le souci de soi qui s’exprime dans les pratiques de lecture de ces grands lecteurs et lectrices doit être pris au sérieux pour être d’autant mieux analysé.
Lire face aux autres, se dire soi-même
5L’observation participante que j’ai menée dans les cercles de lecture a varié en degré selon les cercles et a fait l’objet d’une adaptation constante entre mise en retrait et participation. J’ai davantage participé, en effet, aux rencontres de lecteurs de la bibliothèque municipale qu’aux lectures à haute voix. Quant à la pratique du bookcrossing, je me suis finalement peu prêtée au « lâcher2 » de livres, mais j’ai assisté à plusieurs rencontres mensuelles. Ces rencontres se sont avérées davantage destinées à l’échange de et autour des livres, et s’apparentaient davantage à une sociabilité amicale et cultivée. Les sujets de conservation les plus fréquents portaient sur les voyages effectués par les unes et les autres, les films, les concerts et les pratiques culturelles en général ainsi que l’actualité politique.
6Ainsi, les observations participantes en elles-mêmes ont majoritairement concerné les cercles A et B, le cercle C multipliant les cadres de sociabilité amicaux et privés et se prêtant moins à l’arrivée d’une nouvelle venue. J’ai cependant pu contourner ce « droit d’entrée » en me présentant comme l’amie d’une ancienne bookcrosseuse lyonnaise, ce qui m’a aidée à obtenir le premier entretien. Dans tous les cercles, j’ai participé progressivement, adoptant une attitude de bonne volonté culturelle, jusqu’à devenir parfois une convertie apparente, bien que distante. Cette conversion était en partie nécessaire pour pouvoir continuer à assister aux cercles de lecture, notamment aux trocs-lectures du cercle A. De manière générale, il était inconcevable pour les enquêté.e.s que je ne souhaite pas « partager » le goût pour la lecture en lisant à voix haute ou en parlant de nos lectures. Je devais prendre au sérieux la croyance des enquêté.e.s dans le salut par la lecture, et non pas la considérer comme une simple illusion à déconstruire, pour observer les cercles de lecture aussi bien que pour interpréter les observations. Par conséquent, j’ai lu des livres que les enquêté.e.s me prêtaient, et ceci, non pour analyser chacune de leurs lectures, mais pour donner la preuve de mon aptitude à participer au don et au contre-don qui prévaut dans les cercles de lecture. Je l’ai fait également par intérêt personnel : détentrice d’un baccalauréat littéraire, j’ai préféré suivre des études de science politique et de sociologie plutôt que des études de lettres, mais ma pratique intensive de la lecture m’a disposée à choisir ce sujet de thèse et m’a donné des atouts pour réaliser ce terrain d’enquête. Je ne lisais pas nécessairement les mêmes ouvrages que les enquêté.e.s, car j’affectionnais en particulier la littérature sud-américaine que peu des enquêté.e.s mettaient en avant dans leurs lectures, ce qui m’a permis de constater que les revendications d’éclectisme et d’ouverture à la diversité se heurtaient à des limites géographiques : les littératures (nord-) africaines et sud-américaines se trouvaient de fait exclues de cette diversité qui couvrait l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Extrême-Orient. Une autre caractéristique de mes lectures qui ne cadrait pas avec les règles apparentes des cercles de lecture résidait dans le fait de lire plus d’auteures femmes que « la moyenne », c’est-à-dire que le fait que je mentionne régulièrement des auteures femmes – y compris lorsqu’il s’agissait de Fred Vargas – était perçu comme une tendance au féminisme particulièrement affirmée – ce qui était certes le cas, mais je masquais mes lectures féministes et politiques en général et ai été surprise que la simple lecture d’auteures soit un signe ostensible de féminisme. Cette connotation négative attribuée de manière variable selon les contextes aux auteures femmes et/ou féministes fera l’objet d’une analyse dans le troisième chapitre. Il m’a donc fallu sélectionner parmi mes lectures celles qui étaient considérées comme relevant de la « vraie littérature », et par conséquent, éliminer certains ouvrages écrits par des femmes ou à connotation trop visiblement politique.
7Ainsi, j’ai « joué le jeu » en choisissant parmi mes lectures effectives celles qui correspondaient au canon des « bonnes lectures » de chaque cercle, ou au contraire, celles qui se situaient à la lisière du lisible pour provoquer des réactions sans mettre en péril ma participation au cercle. Il faut souligner que le statut de doctorante a été particulièrement bien accueilli dans de tels terrains, dans la mesure où il suppose en lui-même une bonne volonté scolaire et culturelle. Le fait qu’il s’agisse d’une recherche en sociologie n’était pas perçu comme une hérésie à l’égard de la croyance littéraire. La manière dont j’ai reformulé pour l’enquête ma problématique de recherche – « la place de la lecture dans le parcours de vie » – l’était à peine davantage : une participante aux trocs-lectures m’a tout de même demandé si seul l’aspect instrumental de la lecture, et non sa dimension intrinsèquement littéraire et désintéressée, était pris en compte dans ma recherche. Le cercle B s’est révélé être le plus facile à observer en raison du recueil de discours qui était rendu possible par ses modalités de fonctionnement, c’est-à-dire la présentation et le commentaire d’ouvrages. J’ai dû apprendre à parler des livres que j’avais lus, en repérant dans les interactions les critères et modes de justification légitimes des œuvres. L’observation participante a été riche d’enseignements quant à la manière dont se constitue et s’inculque en contexte une légitimité littéraire propre à un groupe ; ainsi qu’au rôle joué par le genre dans la constitution d’une telle légitimité. J’ai été particulièrement attentive au sexe des auteurs mentionnés et des personnages mis en avant, aux représentations de genre véhiculées dans les textes lus ou commentés par les participant.e.s.
8Ma participation aux trocs-lectures a nécessité encore davantage de « faire mes preuves » en lisant à haute voix des ouvrages choisis pour leur correspondance – ou bien, exceptionnellement et intentionnellement, pour leur dissonance relative – avec le canon littéraire implicitement défini. Pour les animateurs et les animatrices des trocs-lectures, le fait de ne pas lire n’est acceptable qu’à la condition que l’abstention soit provisoire, prélude à l’entrée dans le rituel. Toute personne ne lisant pas est questionnée sur ce fait et fortement incitée à lire. Les premières notes d’observations que j’ai recueillies lors de trocs-lectures portent la marque du sentiment d’assister à une mise en pratique ritualisée d’une croyance en la lecture littéraire. Paradoxalement, du moins en apparence, l’observation participante a permis d’objectiver les catégories de perception que je mobilisais pour décrire les lectures à haute voix. En effet, je me référais aux registres d’émotions associés aux injonctions textuelles d’un texte humoristique ou au contraire dramatique. J’essayais de classer par genre littéraire les textes lus ou de repérer les thématiques abordées, en les mettant en relation avec le lecteur ou la lectrice. Je portais également mon attention sur les attitudes corporelles adoptées pendant la lecture ou son écoute. L’encadré ci-dessous relate l’observation d’un troc-lecture, avec des compléments d’information recueillis plus tardivement, et des prémices d’analyse.
Troc-lecture du 20 mars 2005 dans une librairie de quartier
Les participants sont huit femmes dont la trésorière et la présidente de l’association et trois hommes dont le libraire, l’animateur de la rencontre (Arthur) et celui qui est chargé de chronométrer la durée des textes lus et qui, à l’occasion, joue un rôle de censeur ou de légitimateur (Charles).
Une dame apparemment retraitée lit Bébé Joe de Richard Morgiève. (Par ailleurs, elle est bénévole dans une autre librairie de quartier.) Lecture vive, qui met en relief l’humour du texte.
Une femme, Lise, lit un extrait du Vieux qui lisait des romans d’amour de Luis Sepulveda. Cet extrait a trait aux livres, ce qu’ils apportent. La lecture est très appliquée : témoigne d’un rapport à la lecture plutôt didactique, ce qui correspond au rapport à la lecture mis en évidence par les personnages dans l’extrait lu. (Au moment de l’enquête réalisée auprès du réseau de A, elle me dira qu’elle est institutrice.)
La trésorière de l’association, Marthe, lit Lumière des mains de Jean-Pierre Spilmont. Lecture de salut dans la manière de lire ce texte qui relève de la poésie existentielle. Un silence religieux en suit la lecture. Charles n’a pas interrompu la lecture alors qu’il l’a fait pour Morgiève : « Je n’ai pas interrompu Spilmont, quand même. Morgiève ça va, mais Spilmont… »
Une femme d’une quarantaine d’années lit Dernier amour de Christian Gailly. La lecture est vive et humoristique. En termes d’injonctions textuelles, il s’agit de lecture de divertissement qui veut tendre vers l’étude de mœurs, le cas universel, ou du moins susciter une identification assez large.
Florence (présidente de l’association) lit C’est rien ça va passer d’Annie Saumont. Histoire d’une petite fille qui va chez le psy, en échec scolaire. Le narrateur est son père, chez qui elle passe le week-end. Ses parents sont divorcés et son père s’agace de constater l’empreinte de la mère dans le comportement de son enfant. Le ton de la lecture est à la fois grave et léger. Il s’agit à la fois de susciter une attitude compréhensive et distancée.
Charles lit La vaisselle d’Alain Kewes. Un homme commence à laver la vaisselle entassée depuis une semaine et retrace ainsi la semaine écoulée à partir des traces de repas. Ce texte comporte beaucoup de mots compliqués sur lesquels il bute. Le rythme de la lecture est saccadé. Après les lectures, Charles précise : « J’ai choisi ce texte parce que la vaisselle c’est un peu une métaphore de la vie. » Une participante renchérit : « Oui, on redécouvre les strates. » Cette portée existentielle serait-elle aussi évidente s’il s’agissait d’une femme dépassée par la vaisselle qu’elle n’aurait pas lavée depuis une semaine ?
Arthur lit un recueil d’Adonis, poète syrien. Poésie érotique dont le vocabulaire est plus métaphysique que sensuel. La lecture est absolument asservie au texte, à ses rythmes et ruptures de rythme. Le poète évoque sa relation à LA femme.
Une femme de cinquante ans environ lit Un secret de Philippe Grimbert, texte autobiographique. Elle a découvert cet auteur lors de la fête du livre de Bron. La rencontre avec l’auteur l’a « bouleversée ». Le narrateur évoque une image de femme disloquée dans un film. À cela s’ajoute une bagarre entre deux garçons : construction de la virilité. Elle semble absorbée dans sa lecture et tout le monde trouve le temps long (mimiques, regard de Charles vers sa montre…).
Une femme de cinquante ans ou plus, qui n’a pas lu, aimerait savoir comment les autres ont découvert leurs livres. Florence insiste pour qu’elle lise : « Tu veux pas nous lire un passage ? » Le but ultime serait donc de lire à voix haute : on ne parle pas du livre, on le lit pieusement. La nouvelle venue présente Séfarades de Antonio Muñoz Molina. Elle conclut : « Il faut toujours avoir un livre avec soi. »
Le libraire lit une des Sagesses et malices de Nasreddine, le fou qui était sage. Il lit un peu vite et fait des mouvements avec les mains pour accompagner sa lecture. Il s’agit d’une littérature inscrite dans la tradition populaire et orale du bassin méditerranéen. Tous rient. Charles remarque : « C’était bien de finir là-dessus. »
Tout le monde expose son livre sur la table pour que les autres y aient accès, puissent regarder, toucher, lire.
9Il est ainsi apparu que l’élément essentiel à analyser résidait dans l’entretien d’un rituel collectif, qui instaure des limites dans le répertoire d’attitudes à l’égard de la lecture, mais oppose fondamentalement les participant.e.s des trocs-lectures aux autres lecteurs et aux non-lecteurs. Le recueil de notes d’observation concernant chaque participant s’est avéré utile en complément des entretiens, de même que les notes de lecture écrites dans la lettre de l’association venaient corroborer les propos tenus en entretien. Ainsi, la lecture effectuée par Florence dans le troc-lecture relaté ci-dessus se révèle représentative, a posteriori, du registre de lectures qui seront les siennes dans les trocs-lectures que j’ai observés, ainsi que des notes de lecture qu’elle rédige pour la lettre de l’association. Son choix se porte sur des livres souvent écrits à la première personne qui lui permettent de mettre en œuvre une identification distancée, ce que confirme l’entretien réalisé avec elle. Lorsqu’elle lit lors d’un troc-lecture Entre les murs de François Bégaudeau, le contenu renvoie à ses propres expériences socioprofessionnelles de professeur, de même que la lecture de C’est rien ça va passer fait écho à sa situation familiale. L’identification mise en œuvre m’avait semblé repérable au ton qu’elle employait pendant la lecture, toujours humoristique mais jamais ironique. Néanmoins, les seules observations n’auraient pas suffi à avancer des conclusions fiables concernant les modalités d’appropriation des textes mobilisées par Florence. Les observations permettaient de déterminer les interactions nécessaires à la bonne tenue du rituel et les limites de ce qu’il est légitime de lire.
Se légitimer en termes de compétence culturelle
10Les lecteurs et lectrices de l’enquête aspirent à une légitimation de leurs pratiques de lecture. Être reconnu.e publiquement comme lecteur ou lectrice autorisé.e nécessite la conjonction de dispositions culturelles et littéraires avec la reconnaissance des autres participant.e.s, qui s’acquiert dans la répétition d’interactions réussies. Le classement des autres et de soi-même représente à cet égard un enjeu de taille dans la perception de la légitimation obtenue (ou non). Or, l’observation sociologique des cercles de lecture repose également sur des principes de classement des enquêté.e.s et de leurs lectures mis en œuvre par l’enquêtrice. Ces classements sont inévitables et nécessaires pour l’analyse sociologique. En outre, lors des entretiens, j’étais parfois sollicitée pour valider la perception des autres enquêté.e.s qui était exprimée par l’interviewé.e, et donc partie prenante de la définition de sa place dans le cercle de lecture. De ce fait, le statut qui m’était attribué ainsi que la manière dont j’étais perçue a fait partie de l’analyse des classements sociaux. Dans le face-à-face de l’entretien avec des membres des cercles de lecture, se posait de manière aiguë l’enjeu de la légitimité culturelle de l’enquêté.e et de l’enquêtrice. Les enquêté.e.s m’attribuaient, d’entrée de jeu, un capital culturel non négligeable. Claire, 44 ans, participante active du cercle de la bibliothèque municipale, a explicitement indiqué que si je travaillais sur la lecture, c’est que « [je devais] beaucoup aimer lire ». Le fait de me présenter comme doctorante était certes perçu comme signe de bonne volonté scolaire et culturelle, mais, revers de la médaille, amplifiait le capital culturel que l’on me supposait. De ce fait, Sylviane, 40 ans, secrétaire au rectorat, participante au cercle B comme Claire, qui retrace sa trajectoire sociale comme une série d’échecs, n’a cessé de me demander si je connaissais les livres qu’elles lisaient. Cette attitude est partagée par Catherine, participante assidue aux trocs-lectures, 28 ans, professeure de lettres, qui n’hésite pas à me conseiller des lectures selon elle indispensables. Cependant, à l’inverse de Sylviane, Catherine ne semble retirer aucun bénéfice personnel de mon estime en la matière, manifestant ainsi un sentiment de légitimité qui fait défaut à Sylviane.
11Par ailleurs, le statut d’expert en matière de lecture, et plus modestement, de dépositaire de mémoire des cercles observés, au prisme desquels j’étais perçue, m’a constituée en participante « extérieure », susceptible de juger et de mal interpréter ce que j’observais. Par exemple, Patrick, bookcrosseur, m’a confondue, l’espace d’un instant, avec une journaliste associant le bookcrossing à un phénomène de génération, idée sans pertinence d’après lui. Quant à Christian, nouveau trésorier de l’association A, il m’a associée à une expérience de lecture désagréable :
« Je me demande si c’était pas toi, une fois j’avais fait un troc-lecture j’avais lu Eugénie Grandet de Balzac. C’est pas toi qui avais fait un commentaire sur ça, non ? Il y avait une fille qui était en littéraire, dès que j’avais dit Balzac elle avait dit : “Oh la la Balzac”, et moi c’était la première fois que je lisais du Balzac et finalement j’avais beaucoup aimé. »
12Christian relate cet épisode au moment de son entretien où il constate qu’il est dépourvu de la formation littéraire qui caractérise au contraire la majorité des participant.e.s aux trocs-lectures. Dans ce cas comme dans le précédent, la figure de l’enquêtrice cristallise pour les enquêté.e.s les enjeux de perception de soi par les autres participant.e.s aux cercles ou par les personnes extérieures. Cette position à la fois interne et externe, à la lisière des cercles de lecture, a été volontairement maintenue et adaptée.
13Martine Burgos, Esteban Buch et Christophe Evans soulignent bien que l’appropriation verbale et publique de la lecture ne saurait caractériser les lecteurs et lectrices en général :
« Un lecteur se départit rarement de sa réserve à l’égard des autres lecteurs. Les institutions ou les lieux dont la vocation est de développer les sociabilités du livre et de la lecture sont le plus souvent réservés à des minorités, des élites, des groupes de professionnels ou d’experts, etc. De fait, rien n’oblige un lecteur à parler de sa lecture. On peut considérer, par exemple, que l’école exige avant tout de commenter des textes. » (1996, p. 12-13.)
14En effet, les pratiques collectives de lecture nécessitent des compétences littéraires, linguistiques, et de gestion de ses émotions, puisqu’il s’agit de lire en public ou de savoir parler d’un ouvrage pour le présenter, voire le défendre devant les autres participant.e.s. Ces compétences littéraires et linguistiques sont variables selon le capital culturel et la profession exercée (pour ce qui est de lire à voix haute) ; la capacité à s’exprimer en public sans effets somatiques dépend aussi du genre, les femmes, toutes catégories sociales confondues, somatisant davantage3. Ces nécessaires compétences sont déniées en tant que telles par des lecteurs et lectrices du cercle A. Ce fut notamment le cas lorsque Colette, une auditrice régulière des trocs-lectures qui ne lit jamais, exprima ses réticences à lire à haute voix en termes de compétences corporelles et littéraires : « Je lis mal, j’ai pas une belle voix, je rougis, et je ne sais pas si ce que je lis ça intéresserait les autres4. » Christian, consultant scientifique, et Florence, professeure agrégée de lettres classiques, lui rétorquèrent alors que toute lecture pouvait susciter de l’émotion.
15Lorsque la difficulté d’un tel exercice est soulignée par certain.e.s enquêté.e.s, c’est en référence à la prise de risque que constitue la mise en scène d’un soi authentique par la lecture, plutôt qu’en référence à l’acquisition de compétences inégalement distribuées. En témoigne un échange verbal entre Sylviane, secrétaire au rectorat de 40 ans, participante au cercle B, et Christian du cercle A. Cet échange a eu lieu lors du troc-lecture organisé par l’association A à la bibliothèque où se réunit le cercle B, animé par Christian. À l’issue du troc-lecture, les participantes du cercle B ont interrogé Christian sur l’idée originale des trocs-lectures et sur les caractéristiques des personnes qui participent habituellement. Sylviane a ainsi demandé s’il y a des « jeunes » qui lisent aux trocs-lectures, âgés de 16 ou 17 ans. Selon Christian, si des « jeunes » ne peuvent lire à des trocs-lectures, c’est parce qu’ils s’exposeraient personnellement : « Lire un livre c’est parler de soi alors lire un livre à quinze ans5… »
16Les différences relatives de capital culturel entre les participant.e.s aux cercles s’actualisent dans leurs modalités d’appropriations collectives des œuvres. La capacité à prendre la parole en public, notamment pour présenter un ouvrage littéraire, est en effet inégalement distribuée selon la position sociale : Muriel par exemple, participante régulière au cercle B, dont l’activité professionnelle consiste à s’occuper d’enfants en bas âge, parle beaucoup moins de ses nombreuses lectures que les autres participantes de ce cercle. Au cours de son entretien, elle explicite les compétences qu’elle attribue aux autres lectrices, mieux dotées selon elle :
« En plus elles ont une mémoire. Elles ont un petit aide-mémoire, mais bon, il n’y a pas grand-chose dessus. Elles sont capables de parler des livres, je trouve ça bien parce que ça fait partager, ça donne envie de lire des choses […]. Ah oui, et qui ont une faculté de faire des synthèses, de retenir, de faire partager. »
17Les cercles A et B ont en commun une idéologie de « la rencontre » par la lecture : l’association A souhaite « rapprocher les livres et les gens6 », et le cercle B se définit comme « une rencontre de lecteurs ». Les participant.e.s des deux cercles évoquent quant à eux une double rencontre par la lecture : en premier lieu, la rencontre singulière que constitue selon eux la lecture d’un livre marquant ; en second lieu, la rencontre d’autres lecteurs avec lesquels il est possible d’échanger des appréciations de lecture. Cette croyance suppose la diversité sociale et sexuée des participants, alors que la participation est surtout féminine et circonscrite à certains milieux sociaux. L’aptitude à oser lire à haute voix se révèle encore plus inégale, puisque plusieurs personnes viennent écouter les trocs-lectures du cercle A sans lire à leur tour, et ne reviennent pas toujours.
18À l’enjeu des compétences culturelles se combine celui de la narration de soi lors des entretiens. On l’a vu, pour les enquêté.e.s, « lire devant les autres c’est se lire soi-même », mais qu’en est-il de parler de ses lectures en remontant le fil de son parcours de vie ?
Du récit de vie à la narration de soi par la lecture
19Dans leur enquête sur les lecteurs de romans policiers, Annie Collovald et Erik Neveu constatent que l’activité de lecture s’accompagne du récit des « romances de soi » par les lecteurs :
« L’activité de romance que les lecteurs exercent (à côté ou avec le romancier lui-même) […] s’observe aussi dans la manière dont ils réagencent, relisent et relient les étapes successives de leur biographie à l’aune de ce qu’ils sont devenus pour donner sens et signification à leur expérience. » (2004, p. 268.)
20Le terme de « romance de soi » renvoie également à une méthode d’analyse du discours recueilli en entretien, à savoir l’analyse structurale du discours, formalisée par Roland Barthes, et appropriée en sociologie par Claude Dubar et Didier Demazière (1997). Dubar et Demazière se prononcent contre un usage simplement illustratif des entretiens, cités pour conforter le point de vue sociologique défendu, mais également contre la restitution des entretiens en lieu et place d’une analyse de ces derniers, comme s’ils « parlaient » d’eux-mêmes. Dès lors, analyser les entretiens comme des narrations, au sens qu’attribue Barthes à cette notion, voire même comme des narrations de soi, se justifie par le fait que « pour le sujet engagé dans la production de son récit, il ne s’agit pas seulement d’exprimer mais de convaincre, pas seulement de mettre en mots son “monde” mais de se mettre en scène lui-même » (1997, p. 99-100). Par conséquent : « Les catégories du code narratif ne sont pas purement descriptives, elles sont plus ou moins valorisées, affectées de jugements de possibilité et de volonté. C’est une caractéristique essentielle de la conduite de récit : l’évocation du passé implique le jugement sur le présent qui suscite l’anticipation des avenirs possibles. » (Ibid, p. 99.) Cette dernière remarque prend une résonance particulière lorsqu’on l’applique à la mise en récit de la trajectoire de lecture. En effet, cette trajectoire informe sur les possibles biographiques, qu’ils soient actualisés, demeurés à l’état virtuel, mis en échec, abandonnés, ou envisagés comme un futur souhaitable.
21De ce fait, les entretiens réalisés devaient finalement conduire à « se raconter » à partir de ses pratiques de lecture. Parler de soi dans un tel contexte a soulevé certains obstacles, depuis celui de la mémoire à celui de l’aisance plus ou moins grande à évoquer sa vie privée. Sur les quarante-deux entretiens recueillis, vingt-huit ont été menés avec des femmes. La prédominance féminine de ce corpus reflète la participation majoritairement féminine aux cercles de lecture. Tous les participant.e.s du cercle B ont été interviewés, ce qui était possible du fait de leur assiduité. Les trocs-lectures du cercle A sont davantage sujets à des variations importantes quant aux personnes qui participent. Néanmoins, la majorité de femmes est un invariant remarquable, qui correspond au sex-ratio du réseau de l’association, estimé à 72 % de femmes d’après les données recueillies lors d’une enquête auprès de ses membres, enquête à laquelle la moitié d’entre eux ont répondu. Enfin, les bookcrosseurs de sexe masculin sont sous-représentés du fait de leur refus d’être interviewés, refus qui corrobore et renforce la tendance davantage féminine à parler de ses lectures.
La mémoire des lectures
22La reconstitution des trajectoires de lecture se heurte à la réactivation de la mémoire. Nombre d’interviewés soulignent leur difficulté à se remémorer leurs lectures. L’entretien de Nina, 36 ans, aspirante écrivain public, représente à ce titre une exception car il a permis de retracer intégralement son itinéraire de lectrice et sa trajectoire biographique grâce à un cahier dans lequel elle a noté ses lectures depuis l’âge de 16 ans. Le commentaire de ses lectures a donné lieu à un véritable récit de vie, tant la lecture est inscrite dans son mode de vie et l’a façonné. Néanmoins, pour la quasi-totalité des interviewés, la réactivation de la mémoire a été rendue possible par les relances adjacentes sur la trajectoire socio-biographique ou sur les modalités pratiques de lecture, tout en respectant les silences qui ponctuaient éventuellement leur propos.
23Pour Nina, qui participe occasionnellement au cercle de lecture à haute voix, l’entretien s’est déroulé en suivant son carnet de lecture. Dans son parcours, les lectures sont des repères temporels, elle qui répète tout au long de l’entretien qu’elle « ne sait pas quoi faire de [sa] vie », à défaut d’un projet d’emploi stable. D’origine algérienne et croate, Nina détient une maîtrise de lettres et une licence de sciences du langage, ainsi qu’un DESS (master professionnel) de « lettres appliquées à la rédaction professionnelle ». Sa mère a travaillé comme secrétaire dans une maison d’édition, son père est ouvrier spécialisé. Après avoir elle-même enchaîné des « petits boulots » en usine, dans l’assistance automobile ou dans le théâtre, elle est demandeuse d’emploi et veut monter une entreprise d’écrivain public. Lors de son entretien, elle livre un récit de vie organisé par un cahier qu’elle nous montre et dans lequel elle recense ses lectures. Évoquant les lectures qui l’ont marquée, elle fait systématiquement référence aux personnes qui lui ont fait découvrir ces livres ainsi qu’au rôle de ces lectures comme salvatrices, aussi bien parce qu’elles légitiment un style de vie que parce qu’elles lui permettent de s’évader lorsque son quotidien ne correspond pas à ses attentes :
« Sur la route de Jack Kerouac : c’est un copain qui me l’a offert. J’ai beaucoup apprécié et ça m’a beaucoup influencée dans mes lectures, ensuite, dans la façon de vivre. C’est des directions que je commençais déjà à prendre, j’aimais bien les drogues, la musique, et j’ai jamais pu penser à tout ce qui est carrière. Et dans Kerouac j’adorais cette façon de vivre, l’improvisation […]. La lecture, à partir de cette année-là, c’est devenu vraiment un mode de vie. Je m’étais échappée de la fac, je savais pas ce que j’allais faire de ma vie, mais je savais que j’allais pas travailler. Les livres faisaient partie de ma vie et c’était aussi ce qui me faisait avancer dans ma vie, c’était des expériences autres qui me nourrissaient. Chaque bouquin avait sa fonction différente. Virginia Woolf, c’était quand j’avais envie de fuir, quand j’avais un job aussi. C’était des lectures qui me sauvaient. Je travaillais dans une usine et j’attendais les moments de pause. »
24La richesse d’un tel entretien est à la fois rare et non représentative car la lecture est investie comme une forme de salut et comme un support de soi particulièrement forts, même par rapport aux autres lecteurs et lectrices de l’enquête qui partagent ces dispositions. Retracer le parcours de lecture de Nina revient à retracer son parcours de vie. À l’inverse, pour des lectrices que nous avons rencontrées en bibliothèque, en dehors des cercles de lecture, la lecture s’inscrit dans le récit du parcours de vie bien davantage qu’elle ne guide ce récit. L’exemple de Violaine, 30 ans, en est une illustration frappante.
Parler de son parcours intime à partir de la lecture
25Violaine a retracé une trajectoire marquée par la rupture avec l’éducation reçue dans sa famille et plus globalement avec ce qu’elle appelle le « moule », les exigences de la société :
« Je voudrais sortir du moule et à la fois je sais pas comment sortir du moule […]. Le moule c’est avoir un boulot, fonder une famille ou ne pas être célibataire du moins, acheter ce qu’on nous suggère. C’est répondre à certains fonctionnements. C’est être ce qu’on attend de nous, ce que les politiques, la société attend de nous. »
26Dans ce fragment, Violaine explicite les normes sociales dont la norme hétérosexuelle, qui a pesé dans la difficulté à pouvoir assumer son homosexualité. Elle relève par ailleurs des différences d’éducation entre elle et son frère :
« J’ai toujours eu la sensation qu’elle [sa mère] m’en demandait beaucoup, qu’elle comptait beaucoup sur moi, qu’elle en attendait beaucoup de moi. Alors que de mon frère elle en attendait rien, il vivait sa vie comme il en avait envie. J’ai eu la sensation que quand il était ado, à partir de quatorze/ quinze ans, il pouvait aller chez des copains sans qu’elle en fasse toute une histoire alors que moi, il fallait qu’elle sache où, quand, il fallait que j’appelle. »
27À dix-huit ans, elle fait une tentative de suicide liée à la difficulté de pouvoir assumer son homosexualité et au sentiment de ne pas avoir d’avenir professionnel. Son parcours scolaire et professionnel est tâtonnant : elle recherche un emploi qui lui permette de développer ses aspirations sans lui imposer des impératifs de productivité, et pense l’avoir trouvé dans le métier d’animateur. Elle insiste sur la légitimation que lui a apportée la lecture dans des moments de rupture avec la norme sociale ou familiale, notamment par l’identification empathique à des personnages de fiction. Elle explique comment ce type d’appropriation d’une œuvre lui a servi de ressource pour comprendre sa propre existence :
« C’est une fille qui vient de faire une tentative de suicide, c’est une jeune ado, elle savait plus où elle en était, elle savait pas qui elle était. Son passé était plus lourd parce qu’elle avait des histoires familiales autour. Mais justement, c’est un bouquin qui m’a servi de miroir. »
28Dans cet entretien, la construction du genre comme enjeu est exprimée explicitement, mais saisir la construction du genre par la seule réflexivité des enquêté.e.s ne suffit pas. Cette réflexivité est moindre chez les grands lecteurs et lectrices qui ont un parcours de lecture généralement caractérisé par sa continuité. Il en résulte une naturalisation des pratiques de lecture.
« J’ai toujours aimé lire » : le parcours de lecture naturalisé
29Le premier élément discursif remarquable définit la lecture comme une nature cachée, une seconde peau : on naît lecteur ou on ne naît pas lecteur, y compris pour les enquêté.e.s dont les ressorts d’acquisition transparaissent explicitement dans le discours. Cette nature peut ne pas trouver d’emblée l’occasion de s’actualiser, et nécessiter l’action d’un déclencheur particulier, notamment pour les enquêté.e.s qui ne sont pas issus de famille de lecteurs. Le canevas du récit de la trajectoire de lecture comme actualisation d’une seconde nature mobilise, comme caractéristiques récurrentes, les motifs de la précocité en matière de lecture, puis de la permanence d’une lecture intensive au cours de la trajectoire, et enfin, de la construction d’un soi autonome par la lecture. La précocité de l’apprentissage de la lecture est particulièrement soulignée par certains bookcrosseurs comme preuve d’une essence de lecteur qui a influé sur le cours de leur enfance. Ainsi Mathilde, documentaliste de 37 ans, débute-t-elle son entretien par les propos suivants :
« J’ai su lire très tôt. J’avais même tellement envie d’apprendre à lire que j’ai sauté la dernière année de maternelle, donc je suis rentrée à l’école primaire à cinq ans, et à Noël je savais lire. À partir de là, je me souviens d’une enfance passée dans les bouquins. J’allais pas trop jouer dehors. »
30Dans cet extrait, la pratique de la lecture apparaît comme une forme de déterminisme affectant l’entrée dans la scolarité primaire. Les discours d’autres enquêté.e.s font état d’une mythologie familiale autour de leur précocité lectorale. Patrick, ingénieur informatique de 50 ans, déclare ainsi : « Déjà on m’a dit que j’ai appris à lire très tôt, vers trois ans. La lecture, l’écrit, ça a compté très vite. »
31Pour d’autres enquêtés comme Philippe et Thomas qui, à la différence de ceux précédemment cités, n’avaient pas de grand lecteur dans leur famille, l’importance que la lecture a revêtue dès l’enfance s’expliquerait par leur caractère solitaire ou timide. Philippe explicite les avantages de ce que l’on peut nommer la « solitude peuplée » par la lecture :
« Gamin, je lisais plus que mon frère, plus que les personnes autour de moi, que la famille ou les amis. J’étais un peu plongé dans les livres. Gamin j’étais bien timide, aller vers les autres, j’avais des difficultés avec ça. La lecture, c’était un moment où tu pouvais aller vers les autres mais en restant dans ta chambre. »
32Ces motifs du caractère solitaire et timide nécessitent une interprétation sociologique qui aille au-delà d’une analyse centrée sur le manque de lucidité des enquêté.e.s, sur l’illusion de traits de caractères essentialisés. Les entretiens de Philippe et Thomas montrent que par la lecture, ils s’isolaient, étant enfants, de leurs frères et sœurs. Cet isolement spatial et temporaire devient par la suite une distinction intra-familiale puisqu’ils demeurent les grands lecteurs de leur fratrie. Pour les enquêté.e.s « héritier.ère.s », issu.e.s de familles de lecteurs, la lecture est généralement définie comme un besoin. Claire, 44 ans, cadre administratif dans un hôpital public, participante au cercle B, en parle comme d’une fonction vitale et désintéressée :
« Chaque jour il y a un certain nombre de choses qu’on fait, on mange, on boit, ET je lis. Ça c’est quelque chose qui… C’est des souvenirs qui sont très rares où je ne lis pas. Quand je pars en vacances, il y a quelques années, il y avait une valise de vêtements et une valise de livres. »
33Cette disposition à la pratique de la lecture, actualisée avec une intensité diverse selon les moments de la trajectoire sociobiographique, est perçue comme support de l’autonomie individuelle. La liberté procurée par la lecture est d’abord et avant tout décrite comme liberté à l’égard de la famille. Ainsi Anne, psychologue de 60 ans, participante au cercle B, débute-elle le récit de sa trajectoire de lectrice : « Dans l’enfance, j’ai eu besoin de lire, j’ai eu besoin des livres, dès que j’ai su lire, dès le CP je pense, pour me mettre à l’abri de situations familiales qui étaient pénibles. Je me réfugiais là-dedans. » Le besoin de lire se nourrit initialement de lectures de toutes sortes. Catherine, professeure de lettres de 28 ans, souligne ainsi qu’elle a appris à lire avec les romans policiers de son père.
34Si certains traits des dispositions sociales à la lecture renforcent la prégnance de l’« illusion biographique7 » (Bourdieu, 1982), cette tendance est particulièrement corrélée à l’héritage philosophique de l’existentialisme. Ainsi, certains récits de lecture, en explicitant le rôle joué par un auteur dans la trajectoire biographique, portent en eux-mêmes la marque de la philosophie de cet auteur. Anne raconte sa découverte de la littérature sartrienne avec des termes et une succession logique des événements parfaitement sartriens :
« L’autonomie en littérature, elle vient quand j’ai 14 ans, c’est le hall de la gare de Perrache, j’attends un train pour partir en colonie de vacances ou en camps de guide peut-être, j’ai une demi-heure d’attente, j’ai trois sous en poche pour mon mois de vacances, je suis toute seule, je suis à ce moment-là en pension chez les sœurs, et au tourniquet du livre de poche, assez récent puisque ça doit être en 1961, je vois un livre de Sartre. Je savais qu’il était mis à l’index par le pape, je saute dessus. »
35Au-delà de ces discours sur l’autonomie par la lecture, on peut repérer dans les pratiques de lecture étudiées la mise en œuvre d’un souci de soi qu’il convient de considérer comme une « raison pratique » au sens où la croyance dans les vertus de la lecture guide les pratiques des lecteurs et lectrices, et qu’il ne suffit pas de considérer cette croyance comme une illusion pour en avoir analysé la portée.
Le souci de soi, une raison pratique à l’œuvre dans les cercles de lecture
Le souci de soi par la lecture et l’écriture de soi
36Dans le troisième tome de son Histoire de la sexualité, Michel Foucault met au jour le souci de soi comme thème majeur de la culture antique, jusqu’au ier siècle après Jésus-Christ. Ce thème, présent dans les textes d’Épictète, de Sénèque, de Galien, dans les paroles de Socrate, définit un rapport à soi fondé sur une éthique de la maîtrise. Michel Foucault emploie le terme d’« ascèse », non pas au sens de privation qui sera introduit par le christianisme, mais au sens d’un rapport au corps et à l’esprit qui assure la possession de soi, et donc la jouissance de soi-même. Ainsi :
« Ce rapport à soi qui constitue le terme de la conversion et l’objectif final de toutes les pratiques de soi relève encore d’une éthique de la maîtrise […]. Ce rapport est pensé souvent sur le modèle juridique de la possession : on est “à soi”, on est “sien”. » (1984, p. 90.)
« Mais à travers cette forme plutôt politique et juridique, le rapport à soi est aussi défini comme une relation concrète, qui permet de jouir de soi, comme d’une chose qu’on a à la fois en sa possession et sous les yeux. » (Ibid., p. 91.)
37Ce souci de soi est socialement situé et constitue un enjeu de classe :
« S’occuper de soi est un privilège ; c’est la marque d’une supériorité sociale, par opposition à ceux qui doivent s’occuper des autres pour les servir ou encore s’occuper d’un métier pour pouvoir vivre. » (2001, p. 1174.)
38Cette supériorité sociale se manifeste dans le fait de disposer de temps à consacrer à soi, et exige de savoir comment employer ce temps. Il est particulièrement important de préciser que le souci de soi se distingue de l’individualisme (1984). En effet, le souci de soi ne saurait se résumer à un rapport de soi à soi, sans intermédiaires. Il est indissociable d’un certain rapport aux autres, et donc du souci du soi des autres.
39Michel Foucault associe la dimension éthique du souci de soi à sa dimension pratique. Si le souci de soi est un devoir, une obligation fondamentale, il s’accomplit par l’intermédiaire de techniques, d’un ensemble de procédés soigneusement élaborés qui l’érigent en forme de vie. Une multiplicité des relations sociales lui sert de support indispensable. En effet, il peut être encadré par une organisation scolaire stricte comme celle d’Épictète ou encore par des conseillers privés. Il s’inscrit également dans les rapports familiaux, de protection et d’amitié.
40Anne, psychologue de 60 ans, participante au cercle B, décrit de manière exemplaire le souci de soi développée dans la lecture par la quasi-totalité des enquêtés membres de cercles de lecture et des enquêtées en général. Elle explique ainsi que « ce qui [lui] importe, c’est l’expérience intime, pas du tout au sens psychologique, au sens de quelque chose qui peut bouleverser, comme on peut l’être parfois, en écoutant une musique ou une chanson ou de la poésie, des choses qui échappent à de la construction consciente, rationnelle ». Décrivant une œuvre qui l’a marquée, Anne déclare : « Ça va me rester comme un souvenir personnel. » La littérature apparaît comme un vecteur d’expériences, par le biais de procédés sensibles. La lecture collective procurerait un approfondissement de cette éducation de la sensibilité, car elle exige d’expliciter son appropriation d’un livre auprès des autres avec qui « on n’est pas intimes », selon les termes d’Anne. Elle précise que le cadre des pratiques collectives et publiques de lecture « oblige à fabriquer quelque chose, à donner aux autres en retour8 ».
41Le souci de soi implique non seulement la lecture mais aussi l’écriture de soi. En effet, le but poursuivi consiste à intérioriser des vérités reçues par appropriation par les techniques de soi. Ces techniques incluent selon Foucault l’écriture personnelle, c’est-à-dire « prendre des notes sur les lectures, les conversations, les réflexions qu’on entend ou qu’on se fait à soi ». L’exemple de l’écriture de soi est particulièrement développé à partir du cas des hupomnêmata :
« On y consignait des citations, des fragments d’ouvrages, des exemples et des actions dont on avait été témoin ou dont on avait lu le récit, des réflexions ou des raisonnements qu’on avait entendus ou qui étaient venus à l’esprit. » (2001, p. 1237.)
42Les hupomnêmata n’équivalent pas à des journaux intimes, ni à des récits d’expérience spirituelle :
« Il s’agit non de poursuivre l’indicible, non de révéler le caché, non de dire le non-dit, mais de capter au contraire le déjà-dit ; rassembler ce qu’on a pu entendre ou lire, et cela pour une fin qui n’est rien de moins que la constitution de soi. » (Ibid., p. 1238.)
43L’écriture de soi apparaît comme un complément indispensable à la lecture pour qu’elle soit un support au souci de soi :
« À passer sans cesse de livre en livre, sans s’arrêter jamais, sans revenir de temps en temps à la ruche avec sa provision de nectar, sans prendre de notes par conséquent ni se constituer par écrit un trésor de lecture, on s’expose à ne rien retenir, à se disperser à travers des pensées différentes et à s’oublier soi-même. » (Ibid., p. 1239.)
44Dès lors, l’écriture de soi permettrait de canaliser un éparpillement néfaste que la lecture pourrait susciter, ainsi que de se constituer un socle de connaissances comme support pour la maîtrise des événements à venir.
45Le souci de soi et les techniques de lecture et d’écriture qui l’actualisent séparent nettement les enquêté.e.s participant aux cercles de lecture et ceux et celles qui n’y participent pas. Plus exactement, la participation à un cercle de lecture prolonge et renforce ces pratiques, quand elle n’en est pas le déclencheur. Le commentaire des lectures effectuées fait partie intégrante de la pratique du bookcrossing puisque l’échange de livres se fonde sur des fiches de lecture enregistrées sur un site Internet. Chaque bookcrosseur peut également se constituer une « étagère virtuelle » – bookshelf selon le terme original. De même, l’association A édite une lettre trimestrielle dont une rubrique récapitule les ouvrages lus en troc-lecture, chaque titre étant associé au prénom de la personne qui l’a lu. Une autre rubrique, intitulée « avides lectures », livre des commentaires d’ouvrages, écrits sur la base du volontariat, visant à recommander la lecture de l’ouvrage. Mais les pratiques d’écriture peuvent constituer un support moins visible des échanges de lecture, lorsqu’elles prennent la forme d’un cahier ou d’un carnet de lectures. Lors des « rencontres de lecteurs » du cercle B, qui repose davantage sur la discussion, les participantes viennent parfois avec des notes, voire leur cahier de lectures, pour structurer leur prise de parole. Deux d’entre elles, Henriette et Muriel, ont eu recours à ces cahiers en entretien, pour évoquer précisément des lectures qui ont particulièrement compté. Henriette et encore davantage Muriel ne prennent pas systématiquement la parole lorsqu’elles participent au cercle B. Pour Henriette, qui note ses lectures depuis deux ans au moment de l’entretien, son cahier de lectures lui facilite la présentation d’ouvrages en public, mais pas seulement : « Je le relis pour parler au cercle, mais de moi-même non, je me dis ça restera, mes enfants verront les livres que j’ai lus. Et pour éviter de pas en prendre un que j’aurais lu. » Le cahier de lectures vise à la fois à rationaliser les pratiques de lecture – ne pas relire ce qui a été déjà lu –, à se montrer compétente lors du cercle de lecture et à se mettre en scène comme lectrice pour la postérité. Il permet de transformer la pratique éminemment volatile de la lecture en capital accumulé et visible. Muriel se montre explicite quant à ce caractère volatile de la lecture : « J’ai l’impression parfois de sauter d’un livre à l’autre. Je me dis que tous les bouquins que tu as lus et que tu as aimés, c’est dommage parce que je les ai perdus finalement. J’ai eu le plaisir de les lire, c’est déjà beaucoup, mais c’est comme s’ils s’étaient envolés. » Ce cahier, qu’elle tient depuis six ans, contient également des coupures de journaux, des reproductions miniatures de peinture et des tracts qu’elle distribue en tant que militante antiraciste et partisane de la candidate socialiste à l’élection présidentielle du mois de mai 20079. Il témoigne d’une appropriation des lectures s’inscrivant dans une démarche de mise en valeur et en commun de tout ce qui compte pour Muriel, d’un point de vue éthique. En ce sens, il devient un support temporalisé du soi, puisque Muriel précise que les notes de lecture permettent une appropriation intime et durable de lectures qui aident à se comprendre :
« Je mets des annotations, parfois je recopie certains passages […]. J’ai aucune mémoire donc je note des trucs. Notamment quand je reprends mon bouquin, là [elle parle de son cahier], j’aime bien parce que le livre me revient et ce que j’ai pu ressentir au moment que je l’ai lu qui m’a parlé. Et c’est vrai que parfois ça aide à vivre certaines choses qui sont pas évidentes.
— De pouvoir relire le cahier ?
— Oui. »
46Notons que Muriel désigne par « bouquin » le cahier de lectures, mettant ainsi en évidence le véritable récit de soi qui émerge de la mise en mots des appropriations lectorales.
La spécificité de la lecture et de l’objet-livre comme supports du soi
47D’autres pratiques que la lecture sont mentionnées au titre de supports du soi au cours des entretiens. Ces mêmes pratiques sont comparées à la lecture et sont considérées comme des supports de soi moins importants, ce qui s’explique par le poids de la socialisation à la lecture des enquêté.e.s. Ainsi, les pratiques sportives, et notamment la marche, activité largement répandue chez les enquêté.e.s, sont présentées comme un exutoire essentiel, et complémentaire à l’activité intellectuelle que requiert la lecture. Dans la gamme des supports de soi, ces pratiques sont à la fois opposées à la lecture et considérées comme tout aussi indispensables. « Un esprit sain dans un corps sain », telle est la devise que rappelle Fabienne, bibliothécaire, et que font leur nombre d’enquêté.e.s développant un ascétisme mesuré.
48La lecture, en ce qu’elle suscite de l’émotion par des procédés narratifs, peut être appropriée de la même manière que d’autres pratiques culturelles, comme le souligne Thomas :
« Il y a des gens [au bookcrossing] qui vont au théâtre, à l’opéra, mais après c’est pas super différent de la lecture parce qu’on nous raconte une histoire, au ciné, au théâtre, à l’opéra, la musique même. C’est des choses qui soit racontent une histoire ou font ressentir des sentiments, des émotions, des choses qu’on retrouve dans la lecture même si c’est pas les mêmes biais. »
49Néanmoins, Thomas nuance ce propos en remarquant – à l’instar d’autres enquêté.e.s – que la lecture rend possible des projections imaginaires que les autres médias circonscrivent davantage voire restreignent :
« Et la littérature ça… Il n’y a pas de murs en fait. Il n’y a pas les murs de l’audio comme au cinéma, ni de l’image. Et ça demande un effort, enfin c’est pas vraiment un effort, ça demande de l’imagination ou ça stimule ton imagination. En fait t’es moins enfermé qu’au cinéma mais ça demande plus de temps de lire un livre. Donc en fait c’est différent surtout au niveau de l’imaginaire. »
50En ce sens, la lecture demeure un support spécifique de soi, en ce qu’elle mobilise davantage des expériences et souvenirs incorporés. L’impact de la lecture serait davantage maîtrisé et orienté vers le souci de soi, et le développement d’un soi qui puisse surplomber les narrations auxquelles le confrontent les appropriations des œuvres. Les effets spécifiques de la lecture sur la construction de soi dériveraient de l’objet-livre. C’est en effet l’objet-livre qui différencie la lecture d’autres pratiques culturelles, comme le cinéma, en raison du rapport à soi davantage maîtrisé, qu’il induit. Ceci se manifeste notamment, selon Catherine, dans la temporalité flexible de la lecture que permet le livre :
« On maîtrise plus le temps dans un bouquin. Et puis je peux être sûre aussi que les moments où je vais lire, c’est des moments où je vais être disponible pour l’accueillir. C’est pas deux heures où je suis peut-être crevée. C’est trop fugace deux heures, un film ça va trop vite. Du coup dans le livre, de pouvoir maîtriser ce rythme-là, c’est quelque chose de précieux. Du moins moi c’est quelque chose que j’apprécie. »
51En outre, par la relecture d’un même livre, les lecteurs peuvent s’assurer à la fois de la continuité de soi et de son évolution temporelle. Il en découle un attachement continu à certains ouvrages considérés comme inépuisables. Marthe déclare ainsi :
« Je pense à Françoise Dolto, à d’autres gens que j’ai lus. Des gens qui témoignaient de maladies, témoignages aussi ou essais de vie spirituelle. La lecture est là aussi pour avancer, à la différence d’une rencontre ou d’une conférence, on peut s’arrêter sur quelque chose, on peut le mâcher, on peut le fermer, on peut le rouvrir, dix ans après, il y a ce côté aussi intemporel du livre que j’ai et d’un coup je vais l’ouvrir, et pourquoi ce jour-là alors que ça fait dix ans qu’il est sur l’étagère. C’est toujours une rencontre à différents moments de sa vie qui nous montre qu’on n’est pas les mêmes, qu’on a évolué déjà, et puis qu’on n’a pas besoin de la même chose. »
52La possession de certains livres, « ceux qu’on va rouvrir dix ans après », ainsi que leur prêt éventuel, constitue un sujet fréquemment abordé par les enquêté.e.s. Tous et toutes établissent une ligne de partage entre les livres qu’il est nécessaire de garder dans sa bibliothèque et ceux que l’on peut prêter voire donner. Les bookcrosseurs, dont l’engagement dans le bookcrossing consiste précisément à se défaire des livres détenus, ne font pas exception à cette règle. Ludivine, 30 ans, cadre à l’INRETS10, déclare ainsi : « Généralement on n’abandonne pas son bouquin favori. »
53Le souci de soi par la lecture s’avère être ainsi un obstacle a priori à l’analyse lorsqu’il s’exprime sous le motif discursif de la lecture comme seconde nature ou comme support à l’autonomie du soi, car dans ce cas-là, les lecteurs et lectrices relisent leur trajectoire de lecture avec un « biais rétrospectif ». Néanmoins, il révèle des manières d’agir et de penser – des dispositions – qui ont été développées au cours de socialisations familiales et scolaires, dans un espace des possibles de classe et de genre.
Notes de bas de page
1 Les « grands lecteurs » sont définis par un seuil de lecture supérieur à vingt livres par an, les moyens lecteurs, par dix livres par an selon l’enquête pilotée par Donnat (2009, p. 141-162).
2 Il s’agit du fait de laisser volontairement des livres dans l’espace public à disposition de qui souhaitera s’en saisir.
3 Pierre Bourdieu relie ce phénomène à « l’agoraphobie socialement imposée aux femmes » (1998, p. 45).
4 Propos tenus par Colette lors du troc-lecture du 5 décembre 2006, journal de terrain.
5 Propos tenus par Christian lors du troc-lecture du 29 mai 2007, journal de terrain.
6 Cette expression est employée aussi bien dans les prospectus annonçant les trocs-lectures, que lors des présentations de l’association préliminaires aux trocs-lectures.
7 Bourdieu désigne par « illusion biographique » la tendance à raconter son parcours de vie avec une cohérence qui n’existe qu’a posteriori, en effaçant les bifurcations possibles et en présentant comme un destin nécessaire ce qui relève au contraire de contingences. Cette unification illusoire du parcours de vie renseigne en revanche sur l’habitus de la personne qui relate son parcours.
8 Cette logique de don et de contre-don dans les cercles de lecture n’est pas spécifique à cette enquêtée ni aux cercles étudiés puisque Christophe Evans, étudiant un circuit « prête-main » d’échange de livres, souligne la dimension de don symbolique bien davantage que matériel : « L’échange d’un roman, c’est le plus souvent l’échange autour de son contenu. » (Evans, 1996, p. 53.)
9 L’entretien de Muriel a été réalisé le 30 avril 2007, entre les deux tours de l’élection présidentielle, et Muriel s’est montrée prolixe à ce sujet.
10 Institut de recherche dans les transports et la sécurité.
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