Introduction. L’émancipation par la lecture : des discours socio-politiques à l’approche sociologique
p. 15-26
Texte intégral
« Je leur disais que ça enrichissait la vie, ça permettait de formuler des sentiments, des impressions, des idées qu’on avait du mal à formuler. Que ça permettait d’aller plus loin dans ce qu’on sentait, ce qu’on percevait même. Je leur disais aussi que dans les camps de concentration il y avait des gens qui au moment de mourir, dans des circonstances effroyables, étaient capables de survivre grâce aux bouquins. »
Florence, professeure de lettres.
1À écouter des lectrices et des lecteurs faire le récit de leur expérience de la lecture, c’est souvent la même histoire, le même canevas narratif qui se dessine : celui de la libération de soi. La lecture est dotée d’un pouvoir de salut, de survie face aux aléas de la vie, voire d’émancipation à l’égard des rapports sociaux et politiques de domination. Cette croyance dans le pouvoir émancipateur de la lecture traverse différentes sphères de l’espace social. Elle innerve les discours des professionnels des métiers du livre aussi bien que des chercheurs en sciences humaines. Selon les uns et les autres, la lecture ouvrirait des horizons d’attente désirés, parce qu’elle permet de s’évader du quotidien, mais également parce qu’elle est un moyen d’acquisition de connaissances pratiques ou relationnelles. Des travaux sociologiques (Mauger, Poliak et Pudal, 1999 ; Collovald et Neveu, 2004 ; Petit, 2002) ont mis en évidence les effets de la lecture en termes de mobilité à l’égard des assignations sociales. Elle permettrait d’« accomplir » symboliquement ou concrètement une identité ou une trajectoire fictive quand la trajectoire réelle ne remplit pas toutes les promesses escomptées, en raison de la force des injonctions sociales qui imposent des limites à la réalisation de certains possibles.
2Capital culturel reconvertible en capital scolaire, professionnel et social, mais aussi support de projection dans d’autres vies possibles, la lecture constituerait ainsi une ressource non négligeable pour accéder au salut social, ou pour desserrer l’étau des rapports sociaux de domination, autrement dit : pour s’émanciper. S’émancipe-t-on par la lecture des limitations imposées par son appartenance sociale et sexuée ? Cette question en appelle d’autres qui scandent le propos de cet ouvrage : dans quelle mesure la lecture participe-t-elle à des parcours de dépassement des normes sexuées, et comment ces parcours s’articulent-ils avec la mobilité sociale ? La lecture a-t-elle davantage d’effet en termes d’appartenance à une classe sociale ou en termes de construction des féminités et masculinités ? Renforce-t-elle les modèles sexués ou permet-elle, même relativement, de s’en affranchir ?
3La question de l’émancipation par la lecture est une question politique, avant d’être une question sociologique. Historiquement, le modèle de l’émancipation par la lecture représente une conception laïque héritée des Lumières. Ce modèle, construit en opposition au modèle de l’instruction chrétienne par la lecture de la Bible, reprend cependant à son compte la distinction entre bonne et mauvaise pratique de la lecture, jetant le discrédit sur les lectures « futiles », « de consommation », effectuées pour le seul plaisir. Les vertus de la lecture seraient innombrables, depuis l’épanouissement personnel jusqu’à la garantie d’une société politique libre puisque cultivée par la lecture (Lahire, 2005). C’est d’ailleurs au titre de ces nombreuses vertus qu’une attention particulièrement forte est portée à la pratique de la lecture des adolescents. Dans Et pourtant ils lisent, Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Détrez (1999) ont bien souligné les enjeux politiques des enquêtes sur la lecture des adolescents : savoir si ces derniers lisent moins que les précédentes générations (ou pas) n’est rien de moins qu’un enjeu d’ordre politique, qui nourrit des discours prophétiques souvent pessimistes sur l’avenir de la Nation.
4Or, s’il est courant de s’inquiéter que les jeunes « ne lisent pas assez », ou de l’avenir du livre face au développement des supports numériques, il est devenu tout aussi commun de considérer que les femmes adultes, quant à elles, seraient acquises à la cause de la lecture parce qu’elles lisent davantage de fiction que les hommes. Pourtant, les femmes ne lisent pas « naturellement » davantage que les hommes : en témoigne le fait souvent méconnu qu’en France, c’est seulement depuis 1989 que les femmes sont de plus grandes lectrices de livres de fiction que les hommes. Plus encore, si la dernière enquête sur les pratiques culturelles des Français a permis de constater que « tous les genres littéraires sont en effet majoritairement féminins1 », cette prédominance statistique des femmes s’explique par le fait que « les liens des hommes avec le monde des livres, qui s’étaient déjà détériorés au cours des décennies précédentes, se sont encore distendus depuis 1997 » (Donnat, 2009, p. 44). Ce sont donc davantage les hommes qui déserteraient la lecture de fictions, que les femmes qui l’investiraient toutes avec intensité.
5Comme en outre, la lecture bénéficie d’une certaine légitimité sociale et scolaire – certes davantage pour les classes d’âge de plus de 30 ans, la force de cette légitimité étant relativement remise en question aujourd’hui pour les jeunes générations (Détrez, 2007 ; Donnat, 2009) –, il pourrait être tentant d’interpréter son investissement par les femmes comme un « renversement » de la domination masculine dans ce domaine culturel ; autrement dit, comme un domaine où les inégalités sexuées seraient neutralisées, voire même subverties. Une autre interprétation a cours aussi bien dans les représentations communes que dans les explications sociologiques de cette différence sexuée : les femmes liraient pour s’évader d’un quotidien insatisfaisant, et privilégieraient la lecture comme moyen d’évasion parce qu’elle peut se pratiquer au sein du foyer. On voit là apparaître un impensé qui est à l’origine de la problématique de ce livre : l’explication de la prédilection féminine pour la lecture par l’évasion qu’elle permet prend en compte à juste titre les inégalités persistantes entre hommes et femmes quant aux tâches domestiques et éducatives, ainsi que les moindres opportunités des femmes pour faire carrière sur le marché du travail et dans la sphère publique et politique ; cependant, elle néglige de ce fait les changements advenus par l’entrée des femmes sur le marché du travail et par les effets émancipateurs du mouvement féministe, effets qui se sont diffusés au-delà des seuls cercles militants des années 1970 (Achin et Naudier, 2010 ; Jacquemart et Albenga, 2015). Si les femmes s’évadent, de quoi s’évadent-elles aujourd’hui ? Comment tenir compte à la fois des inégalités sexuées persistantes et des changements sociaux qui ont modifié les rapports de genre ?
Réceptions et appropriations des lectures : entre domination et résistance
6À cet égard, les travaux pionniers de Janice A. Radway (1984) sur les lectrices de romans à l’eau de rose mettent en évidence la tension entre reconduction de l’ordre patriarcal et contestation de cet ordre. En s’inscrivant dans la lignée des enquêtes féministes pionnières menées par des sociologues des Cultural Studies sur des pratiques populaires et féminines2, Janice A. Radway analyse à la fois le sens sous-jacent du canevas littéraire des romans à l’eau de rose, et les usages de cette lecture par des lectrices qui ont en commun de fréquenter une même librairie. Elle montre qu’en dépit du contenu patriarcal de ces romans, décrivant le parcours semé d’embûches qui permet à l’héroïne de transformer un homme fruste voire violent en mari idéal, les usages qu’en font les lectrices peuvent être interprétés comme des résistances partielles au patriarcat. Ces lectures leur permettent de desserrer l’étau de la domination masculine, en dégageant un temps pour soi et en exprimant dans ce temps de la lecture leur insatisfaction à l’égard de leurs propres situations amoureuses. Ce temps pour soi rompt avec un emploi du temps quotidien dévolu à autrui et constitue à cet égard une compensation au rôle social imposé aux femmes par le patriarcat. Ainsi, la lecture de romans sentimentaux revêt un caractère en partie contestataire parce qu’elle est l’objet, pour les lectrices, d’une lutte pour préserver un temps pour soi ; d’une lutte également pour défendre le plaisir de lire un genre socialement perçu comme illégitime. Mais les effets de la lecture de romans sentimentaux ne sont que partiellement subversifs, puisqu’ils préservent la structure inégalitaire des rapports sociaux de sexe, « la réalité de la situation sociale des femmes, le plus souvent caractérisée par ce mode de relation insatisfaisant » (2000, p. 167). Les lectrices ne se réunissant jamais entre elles pour partager leur insatisfaction, les potentialités de contestation contenues dans l’acte de lecture ne produiraient pas de changement social notable.
7La force de cette analyse consiste à montrer que des pratiques qui s’apparentent à première vue à une évasion par la lecture, peuvent être analysées comme une forme toute relative de contestation de l’ordre social. Dans la même veine, l’ouvrage Lectrices au quotidien de Sylvie Debras (2003) explique que la presse quotidienne est davantage lue par les hommes que par les femmes – à rebours des lectures de fiction – par le fait que la hiérarchie de l’information dans cette presse relègue les femmes et les « valeurs féminines » dans un statut minoritaire. Face à cette exclusion journalistique de leur vision du monde, les femmes mettraient en œuvre des formes de résistance passive, dont la non-lecture du journal quotidien.
8Ces études pionnières de réception des lectures selon l’appartenance sexuée gagnent à être confrontées à la démarche de la socio-histoire de la réception, initiée en France par Roger Chartier. L’historien a posé des jalons fondamentaux pour passer « du livre au lire », c’est-à-dire du constat d’inégales distributions sociales et sexuées des lectures, à l’analyse des manières de lire. Chartier reprend à son compte une notion développée par Pierre Bourdieu dans La distinction, celle d’« appropriation ». Selon Bourdieu, « le consommateur contribue à produire le produit qu’il consomme au prix d’un travail de repérage et de déchiffrement qui, dans le cas de l’œuvre d’art, peut constituer le tout de la consommation et des satisfactions qu’elle procure » (1979, p. 110). Chez Bourdieu, ces appropriations sont différenciées selon les dispositions de classe incorporées et intériorisées, autrement dit, selon les habitus. L’approche proposée par Chartier (1988, p. 24) consiste à explorer les potentialités heuristiques de la notion d’appropriation « parce qu’elle permet de penser les différences dans le partage, parce qu’elle postule l’invention créatrice au cœur même des processus de réception ». Saisir les lignes de partage entre lectures différentes d’un même texte permet de surmonter la contradiction à laquelle se heurtent histoire et sociologie de la lecture : « Soit considérer la toute-puissance du texte, et son pouvoir de contrainte sur le lecteur – ce qui est effacer la lecture comme pratique autonome –, soit penser comme première la liberté du lecteur, producteur inventif de sens non voulus et singuliers – ce qui est tenir les actes de lecture pour une indéfinie collection d’expériences irréductibles les unes aux autres. » (Chartier, 1988, p. 11.) Il existe donc une pluralité raisonnée, et non pas une infinité, de lectures possibles d’un même texte. Cette pluralité suit des lignes de différenciation sociales variées, non réductibles aux appartenances de classe sociale :
« L’histoire sociale a trop longtemps accepté une définition réductrice du social, confondu avec la seule hiérarchie des fortunes et des conditions, oubliant que d’autres différences, fondées sur les appartenances sexuelles, territoriales ou religieuses, étaient elles aussi pleinement sociales et susceptibles de rendre compte, autant ou mieux que l’opposition dominants/dominés, de la pluralité des pratiques culturelles. » (Chartier, 1987, p. 9-10.)
9Ces stimulantes propositions ont été explorées dans des analyses sociologiques depuis une vingtaine d’années. La co-production du sens des lectures par les lecteurs et lectrices a été au cœur des travaux de G. Mauger, C.F. Poliak et B. Pudal. Leur ouvrage, Histoires de lecteurs (1999), propose ainsi de retracer des « itinéraires de lecture », c’est-à-dire de montrer comment les pratiques de lecture évoluent en intensité, en contenu et en usages au cours des parcours socio-biographiques. Ils postulent que cet itinéraire conserve une autonomie relative par rapport à la trajectoire sociale – i. e. les positions sociales occupées successivement par une personne –, c’est-à-dire que même si la trajectoire réelle des lecteurs et lectrices détermine en partie leurs lectures et les usages qu’ils et elles en font, elle ne détermine jamais totalement l’itinéraire de lecture. Cette autonomie relative s’explique par l’ouverture d’un champ des possibles par la lecture : « Toute trajectoire biographique effective s’accompagne de trajectoires biographiques virtuelles (hypothétiques, fantasmées, rêvées, mises en sommeil, etc.). » (1999, p. 391.) Si la lecture peut se décliner en usages sociaux tels que la lecture de divertissement, la lecture didactique – lire pour apprendre –, la lecture de salut – lire pour se parfaire ou la lecture esthète –, lire pour lire, ces usages ne sont pas exclusifs entre eux, de sorte qu’un roman lu pour se distraire peut être source de connaissances. Dès lors, l’évasion par la lecture n’a pas un sens univoque, d’autant plus lorsqu’elle permet d’acquérir des connaissances reconvertibles en capital culturel ou dans le domaine professionnel.
10Le même processus est mis en évidence par Annie Collovald et Erik Neveu (2004) au sujet des lecteurs et lectrices de romans policiers. Le lectorat auprès duquel ils ont enquêté recherche « l’évasion dans le réalisme » et prête attention à ce que les romans policiers lus restituent la complexité et la dureté des rapports sociaux des sociétés qui servent de cadre au roman. Les lecteurs et lectrices de romans policiers ont connu des « trajectoires accidentées », scandées par des deuils, séparations, périodes de chômage et par des mobilités sociales contrariées ou difficiles. Lire des romans policiers permet dès lors de produire une « romance de soi » où les trajectoires fragmentées prennent sens et cohérence, de tenir ensemble ce qu’on a été et ce qu’on est, ce que l’on est et ce que l’on aurait voulu être.
11Ces ouvrages soulignent avec une grande justesse la souplesse des dispositions sociales pendant l’acte de lecture. La lecture s’inscrit à la fois dans des déterminations sociales qu’elle reproduit et dans des processus de mobilité sociale. Une autre caractéristique de ces recherches en sociologie de la lecture réside dans un usage dynamique de la sociologie bourdieusienne, au sens où les déterminations sociales sont rejouées, sans être pour autant facilement « défaites », dans les pratiques de lecture. C’est ici qu’apparaît en creux la possibilité de penser l’émancipation par la lecture sans occulter les rapports de domination que le sociologue de La distinction a mis au jour dans les pratiques culturelles. Examinant la place accordée à l’émancipation sous la forme de résistances à la domination dans la sociologie bourdieusienne, Charlotte Nordmann (2006, p. 62) note que « ces résistances n’apparaissent jamais que dans les marges de son analyse, et ne sont jamais examinées pour elles-mêmes. Il est donc incontestable que Bourdieu reconnaît l’existence de résistances pratiques à la domination, mais il est clair aussi qu’il n’entreprend jamais d’en faire un objet d’étude en tant que tel ». Le défi théorique auquel souhaite se confronter ce livre est donc le suivant : reprendre à nouveaux frais les concepts bourdieusiens de capital culturel et de trajectoire sociale pour penser une possible émancipation sous contraintes, à partir du cas des pratiques des lectures et des rapports de classe et de genre qui s’y jouent. Les héritages critiques de la théorie bourdieusienne ont constitué des apports précieux à la sociologie de la culture (Grignon et Passeron, 1989 ; Lahire, 2001), mais le genre a longtemps été considéré par cette branche de la sociologie française comme une variable secondaire après la classe sociale, une « différence dans la différence » comme le souligne Sylvie Octobre (2011, p. 44) en reprenant le titre de l’article célèbre de Jean-Claude Passeron et François de Singly (1984). Or on l’a vu, les différences sexuées en matière de lecture ne peuvent être minorées, de même que la tension entre reconduction de la domination patriarcale et subversion de celle-ci au sein des pratiques de lecture. C’est à ce titre que l’approche en termes de « genre », ainsi que les réappropriations de la théorie bourdieusienne au prisme du genre, s’avèrent particulièrement pertinentes.
Du concept de genre à la réappropriation de l’approche bourdieusienne de la culture
12Le concept de genre permet de saisir la construction sociale des pratiques différentes des hommes et des femmes, en insistant sur leur construction relationnelle – les unes par rapport aux autres –, hiérarchique – les pratiques des hommes détiennent une plus-value – et évolutive – la conformité aux normes de masculinité et féminité ne pèse pas de la même manière selon les âges et les domaines de pratiques.
13En reprenant les éléments de définition qui forment le dénominateur commun de plusieurs auteures qui font autorité sur le sujet, le genre peut être défini comme un système binaire qui construit historiquement et socialement le féminin et le masculin en tant que catégories qui sont non seulement opposées, mais surtout hiérarchisées au profit du masculin (Delphy, 2001 ; Le Feuvre, 2003). Ce concept permet d’articuler des représentations symboliques de ce qui est féminin ou masculin – des professions, des pratiques artistiques et sportives, etc. – et les pratiques qui reconduisent ou subvertissent ces représentations. Dans l’Introduction aux études sur le genre, Bereni et al. (2012, p. 7) résument ainsi les différentes dimensions du concept de genre : « Le genre est une construction sociale (1) ; le genre est un processus relationnel (2) ; le genre est un rapport de pouvoir (3) ; le genre est imbriqué dans d’autres rapports de pouvoir (4). » Cette imbrication avec d’autres rapports de pouvoir nous intéresse ici dans l’articulation du genre et de la classe sociale pour les pratiques de lecture. L’articulation entre classe et genre a été théorisée par les tenantes de l’approche en termes de rapports sociaux de sexe3. Dans cette approche, les pratiques culturelles sont un enjeu secondaire par rapport à l’enjeu central du travail dans la construction de rapports de sexe et de classe hiérarchiques. À l’inverse, la théorie bourdieusienne introduit le capital culturel comme axe déterminant des rapports sociaux de classe, au même titre que le capital économique.
14Mais le genre est quasiment absent dans cette perspective, et lorsqu’il est mentionné par Bourdieu (1979, p. 119), c’est en tant que sous-facteur de la classe sociale : ainsi « les propriétés de sexe sont aussi indissociables des propriétés de classe que le jaune du citron est inséparable de son acidité : une classe se définit dans ce qu’elle a de plus essentiel par la place et la valeur qu’elle accorde aux deux sexes et à leurs dispositions socialement constituées ». En revanche, dans La domination masculine (1998), le genre est analysé en dehors de tout ancrage dans la classe sociale. L’absence de prise en compte par Pierre Bourdieu des apports des recherches sur le genre (Lagrave, 2003, p. 316-317) ne permet pas d’appréhender l’articulation théorique et empirique entre le genre et la classe à partir de ses seuls écrits.
Penser l’articulation du genre et de la classe avec et contre Bourdieu
15Dès lors, penser l’articulation entre genre, classe et pratiques culturelles invite à s’inscrire dans la démarche collective initiée par des chercheuses britanniques et nord-américaines comme Toril Moi, Leslie McCall, Beverley Skeggs4 et Lisa Adkins qui se sont réapproprié les concepts fondamentaux de la théorie bourdieusienne, tels que l’habitus, le capital culturel et le capital symbolique5. Elles s’inspirent fortement de La distinction – plusieurs d’entre elles sont d’ailleurs des analystes des biens culturels et symboliques. B. Skeggs a ainsi co-dirigé avec L. Adkins l’ouvrage collectif Feminism after Bourdieu, paru en 2004. Cet ouvrage rassemble les contributions de nombre de chercheuses sur le genre (Terry Lovell, Lois McNay, Angela McRobbie) qui discutent de la pertinence de la théorie bourdieusienne pour réintroduire, d’une part, la question de la classe sociale dans les études féministes – question qui aurait relativement disparu dans la théorie féministe britannique des années 1980 et 1990 selon ces auteures –, et pour penser, d’autre part, la dimension symbolique et culturelle des rapports de domination. En tentant de « penser le féminisme avec et contre Bourdieu », pour reprendre le titre d’un article de T. Lovell (2000), elles explorent les prémices posées par l’article pionnier de T. Moi.
16Dans son article « Appropriating Bourdieu : Feminist Theory and Pierre Bourdieu’s Sociology of Culture » (1991), Moi définit le genre comme vecteur de capital au même titre que la classe sociale, et toujours en articulation avec celle-ci. Elle propose de considérer le genre comme vecteur de capital symbolique positif ou négatif : dans la plupart des contextes, être femme ne constitue pas seulement une absence de capital symbolique, mais un capital symbolique négatif. Toutefois, selon les moments de la trajectoire ou selon les champs sociaux, la féminité n’est pas toujours un capital déprécié. Lorsque les femmes détiennent un capital important par leur appartenance de classe ou par la position qu’elles ont pu obtenir dans un champ précis, être femme n’est que très peu pénalisant. Moi prend l’exemple de Simone de Beauvoir et montre comment cette dernière a accumulé, notamment grâce à Jean-Paul Sartre, un capital social considérable qui vient s’ajouter à son capital intellectuel, et atténue les effets négatifs de son appartenance de genre.
17Skeggs approfondit cette proposition à propos du capital culturel. Dans sa contribution théorique à Feminism after Bourdieu, elle propose une redéfinition de ce concept qui s’inspire des analyses qu’elle développe dans Formations of Class and Gender. Elle souligne que la féminité peut constituer une forme de capital culturel en soi, à la condition d’être symboliquement légitimé. C’est le cas des femmes des classes moyennes supérieures, qui, dans le cadre de la division sexuée du travail de reproduction sociale, assurent la conversion du capital économique en capital culturel pour leur famille. Ce premier constat reste proche des analyses de Pierre Bourdieu. Mais Skeggs va au-delà en montrant comment le capital culturel peut englober des pratiques dominées comme le souci moral et matériel des autres (care), à partir du moment où il s’agit d’une ressource pratique :
« Puisque pour Bourdieu le capital culturel est toujours associé à des pratiques et classifications culturelles élevées, il est […] difficile de définir toutes les variantes de la féminité comme formes de capital culturel (même si cela pourrait marcher pour la féminité des classes moyennes supérieures). Il est cependant possible de retravailler le concept de capital culturel au-delà de la culture savante si l’on pense la culture plus généralement comme une ressource ou une valeur d’usage. » (2004, p. 24.)
18En reprenant la distinction marxiste entre valeur d’échange et valeur d’usage, B. Skeggs attribue une valeur sociale aux éléments de la culture populaire qui peuvent être réappropriés par d’autres classes sociales, tels que l’hédonisme, le souci des autres ou la loyauté. Ce faisant, elle ouvre une voie stimulante pour envisager la valeur sociale de pratiques des groupes dominés qui sont des modes de résistance à la domination.
19Les apports de Toril Moi et de Beverley Skeggs forment le socle théorique de cet ouvrage, permettant d’analyser les ressources qu’offrent les pratiques de lecture selon les dispositions de genre et de classe, et sur la manière dont ces ressources œuvrent à la reconfiguration du genre et de la classe au cours des trajectoires. En miroir à l’ouvrage de Skeggs qui étudie les femmes des classes populaires et la contrainte qu’exercent sur elles les femmes des classes moyennes, nous utiliserons les concepts de capital culturel et symbolique pour analyser et comprendre les pratiques de lecture de femmes et d’hommes des classes moyennes cultivées. Nous mobiliserons également un autre concept forgé par analogie avec celui de trajectoire sociale, celui de « trajectoire de genre », que nous définirons comme le parcours d’adhésion ou de distanciation à l’égard des normes de genre en vigueur de manière transversale dans la société étudiée ou dans la classe sociale d’origine. Dans la perspective que nous défendons, l’émancipation saisie dans des trajectoires n’exige pas la mise en échec des systèmes de dominations de classe ou de genre, mais suppose de redéfinir les appartenances initialement assignées et de remettre en question les frontières qui ferment l’espace des possibles.
20Cette thèse sera défendue à partir des matériaux d’une enquête réalisée pendant deux ans et demi auprès de cercles de lecture de l’agglomération lyonnaise, par observation participante et recueil de quarante-deux entretiens proches du récit de vie (voir encadré). Ces cercles de lecture ont été choisis comme terrain d’enquête pour saisir les effets de genre et de classe par la lecture car ils offraient un terrain d’observation qui constituait un miroir grossissant de ces effets. Constitué de femmes et d’hommes qui lisent beaucoup et de manière éclectique, sans grande différence générale entre les genres lus par les hommes et par les femmes (littérature, romans policiers, science-fiction, essais, poésie), la configuration des cercles de lecture présente une articulation peu commune entre rapports de genre, de classe et sociabilités culturelles. En effet, les femmes sont majoritaires dans cette pratique publique (Long, 2003), pour laquelle elles possèdent un capital culturel souvent supérieur à celui des hommes. Comme le soulignent Isabelle Charpentier et Emmanuel Pierru (2001, p. 39) : « Les pratiques de sociabilité lectorale s’affranchissent nettement, du point de vue du genre, des lois qui gouvernent les autres formes de sociabilité, culturelle et sociale. » L’étude des cercles de lecture a permis également de se déprendre d’une conception historiquement constituée de la lecture comme acte solitaire, intime, et, partant, d’une vision enchantée de l’autonomie par la lecture qui imprègne les discours recueillis en entretiens. Car les sept premiers entretiens réalisés l’ont été de manière aléatoire, auprès de lectrices rencontrées en bibliothèque et en librairie ; et c’est à la lumière des limites rencontrées par cette méthode que l’observation et le recueil d’entretiens en cercles de lecture ont été ensuite privilégiés. La richesse des résultats obtenus et vérifiés permettait de relire sous un nouveau jour les entretiens aléatoires, qui ont constitué, selon les cas, une continuité ou un contrepoint des cercles de lecture. Enfin, ce terrain d’enquête a permis de saisir des effets en termes de différences sexuées beaucoup plus fins que les clivages parfois flagrants entre des genres littéraires masculins ou féminins, du fait qu’il s’agit d’adultes détenant tous et toutes un certain capital culturel les ouvrant à un éclectisme relatif.
21La première partie mettra l’accent sur la façon dont les enjeux de mobilité sociale déterminent l’investissement dans les pratiques de lecture comme support attendu de l’émancipation. Tout en retraçant les méthodes d’enquête utilisées pour observer les lectures et recueillir des récits de trajectoires, le premier chapitre donnera à voir comment les lecteurs et lectrices investissent la lecture comme un loisir permettant de formuler et d’accomplir un souci de soi – au double sens de prendre soin de soi et de travailler sur soi – au cours de leurs trajectoires d’adultes. La centralité du souci de soi éclaire d’un nouveau jour la question de l’émancipation à l’égard des rapports de domination. Le souci de soi tel que défini par Michel Foucault (1984) fait ici référence à la connaissance et à la maîtrise de soi entretenues par la lecture. Le deuxième chapitre reconstituera les éléments conduisant à devenir lecteur ou lectrice en lien avec les effets d’injonction et de dissuasion à l’égard de cette pratique. Si l’appartenance des enquêté.e.s aux fractions des classes moyennes ou populaires est centrale, la prise en compte de la place dans la famille et dans la fratrie permet d’affiner les raisons d’un intérêt pour la lecture, façonné à la fois par une division sexuée du capital culturel et par un investissement dans la lecture lié au projet d’ascension sociale.
22La deuxième partie saisit sur le vif les pratiques de lecture observées au moment de l’enquête, en montrant comment les frontières de classe et les frontières entre masculin et féminin traversent les pratiques de lecture et sont recomposées par elles. Dans le troisième chapitre, nous verrons que l’enjeu de distinction sociale apparaît fortement marqué par le genre : celui des lecteurs et lectrices, des auteur.e.s, mais aussi des genres littéraires retenus. Mais cette distinction ne résume pas à elle seule les choix et appropriations des textes. En déplaçant le regard sur les frontières sexuées et leur transgression dans le quatrième chapitre, on constate alors que le choix des lectures et leur réception sont traversés par un clivage de genre entre lecteurs et lectrices. Les identifications à des figures transgressives ainsi que la lecture d’évasion sont des modalités par lesquelles les femmes et/ou les lecteurs et lectrices homosexuel-le-s élargissent l’espace des possibles.
23La troisième partie est centrée autour des effets de la lecture sur les trajectoires de genre situées dans l’espace social des classes moyennes cultivées. Par la lecture, les lectrices peuvent se déprendre, à des degrés divers et selon les moments de leur trajectoire, du souci des autres qui pèse sur elles, notamment dans l’espace familial. D’où une valeur émancipatoire plus affirmée donnée à la lecture par les lectrices que par les lecteurs, qui explique qu’elles recourent davantage à la lecture pour se préserver un temps pour soi et résister au vieillissement social, alors que ceux-ci utilisent la lecture comme un capital pour leurs pratiques d’écriture (chapitre v). Elles reconvertissent également leurs compétences de lectrices en compétences professionnelles, voire les reconvertissent en profession pour s’élever socialement (chapitre vi). Derrière les discours sur l’émancipation se profilent alors un renforcement des positions de classe, en même temps qu’un desserrement de la domination masculine.
Une enquête auprès de cercles de lecture
Les cercles de lecture français forment une configuration spécifique des sociabilités culturelles en raison de la prédominance en nombre des femmes dans ces sociabilités pourtant situées en dehors de la famille et du voisinage (Charpentier et Pierru, 2001). Quatre cercles ont été observés, trois ont été principalement retenus pour l’enquête qui a duré selon les cas d’un an à deux ans et demi entre l’automne 2004 et l’été 2007. Quarante-deux entretiens, répartis entre vingt-huit femmes et quatorze hommes, reconstituent les trajectoires de lecture au sein des trajectoires sociobiographiques. Les professions représentées se caractérisent par la suprématie du capital culturel sur le capital économique et la sur-représentation des classes moyennes, plus particulièrement des cadres et employé.e.s de la fonction publique et des professions intellectuelles et artistiques – conséquence partielle de la forte féminisation évoquée. Les hommes de l’enquête disposent généralement d’un capital plus élevé et notamment de davantage de capital économique : le genre oriente en effet le choix professionnel et le type de capitaux qui en découlent, structurant de ce fait l’espace des positions sociales.
Le premier cercle s’inscrit dans les activités de l’association A et se réunit à l’occasion de « trocs-lectures », c’est-à-dire de lectures à haute voix de textes publiés. Le deuxième cercle se tient mensuellement dans une bibliothèque municipale où les participants – quasi exclusivement des participantes – échangent autour de leurs « coups de cœur » à cette occasion. Le troisième groupe de lecteurs pratique le bookcrossing qui consiste à déposer des livres (à les « libérer » selon le langage indigène) dans des lieux publics afin qu’ils soient accaparés et lus par des inconnus. Un site Internet permet à chaque bookcrosseur d’enregistrer les livres qu’il a « libérés », de rédiger une fiche de présentation sur ces derniers et de constituer une « étagère virtuelle » de ses lectures. Des livres sont échangés entre bookcrosseurs via Internet ou lors de rencontres mensuelles organisées dans certaines villes, dont Lyon. Enfin, j’ai observé pendant six mois un « comité de lecture » de collégiens dans une bibliothèque jeunesse d’un quartier défavorisé de la proche banlieue de Lyon. Ce cercle était animé par une bibliothécaire, Fabienne, qui présentait, un samedi matin par mois, une dizaine d’ouvrages de toutes longueurs et de tous genres littéraires pour satisfaire, idéalement, les faibles et grands lecteurs de tous âges. Les années précédentes, les participant.e.s au comité de lecture avaient rédigé en fin d’année un recueil de conseils de lectures. Ce cercle n’a pas donné lieu au même protocole d’enquête que les autres. J’ai réalisé un entretien avec Fabienne et donné des questionnaires à remplir aux trois adolescent.e.s qui ont régulièrement participé à ce comité, marqué par une baisse de fréquentation pendant l’année de l’observation. J’ai renoncé à restituer la trajectoire de lecture des adolescents participant à ce comité, d’une part, pour respecter les réticences de Fabienne à l’égard d’éventuels entretiens, et d’autre part, parce que ces quelques enquêté.e.s auraient représenté un très petit corpus, extrêmement différent des autres selon les variables de l’âge et de l’origine sociale.
Notes de bas de page
1 Les femmes représentent 92 % du lectorat de romans sentimentaux, 82 % de celui des biographies romancées et plus des deux tiers de celui des romans contemporains ou de la littérature classique. Les hommes, quand ils lisent, privilégient plutôt les livres d’histoire, les essais, les livres de sciences et techniques, les bandes dessinées et les mangas (Donnat, 2009, p. 157).
2 On mentionnera à titre d’exemples Bobo (1988) ; Ang (1991) ; Brown (1994).
3 Les ouvrières de D. Kergoat (1982, Paris, Le Sycomore) et l’ouvrage collectif Le sexe du travail (1984, Grenoble, PUG) sont emblématiques de cette approche.
4 Auteure de l’ouvrage Formations of class and gender (1997) récemment traduit en français sous le titre Des femmes respectables (2015).
5 Sur les définitions respectives des sortes de capital chez Bourdieu, on lira avec utilité le récent ouvrage de J.-L. Fabiani (2016).
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