Préface
p. 11-14
Texte intégral
1Nombreux ont été les peintres ou écrivains inspirés par la lecture, et qui, sur leurs toiles ou dans leurs écrits, la représentent comme une conversation silencieuse et feutrée entre le lecteur ou la lectrice et son livre, voire, au-delà du truchement de l’ouvrage, entre soi et soi. Pourtant, on se souvient comment Proust déjà, parlant de ses lectures d’enfance, aboutit au constat que voulant les évoquer, il se met à parler de tout autre chose : les paysages et la chambre de son enfance, le rayon de soleil sur la page, le bruit de la pompe à eau actionnée par la vieille Félicie, bref « l’image des lieux et des jours où nous les avons faites » : « Je n’ai pas échappé à leur sortilège : voulant parler d’elles, j’ai parlé de toute autre chose que des livres parce que ce n’est pas d’eux qu’elles m’ont parlé1. »
2La sociologie également, quand elle se met à évoquer la lecture, semble parler de tout autre chose que des lectures elles-mêmes, ou en tout cas, vient malmener cette apparente évidence de la lecture comme moment de solitude : lire ou ne pas lire, choisir tel livre ou tel autre, le lire de telle façon ou de telle autre, en discuter ou pas, l’oublier ou pas, en retenir tel ou tel élément… ne peuvent se comprendre qu’en convoquant tout ce que, justement, on ne laisse pas au seuil des pages, tout ce qui fait un.e individu.e, situé.e socialement. En cela, l’ouvrage de Viviane Albenga s’inscrit dans le droit fil de cette tradition sociologique : les lecteurs et lectrices que l’on y croise ont des métiers, des âges, des trajectoires, ce sont des hommes ou des femmes, qui ont eu des parents, des frères et des sœurs. Ils et elles ont eu des aspirations, réalisées ou pas, des hésitations, des questionnements, et c’est toute la richesse de ces parcours qui permet de comprendre le choix de s’inscrire dans une des communautés de lecture étudiées, et de saisir ce qui s’y passe. Car si les études de sociologie de la lecture sont désormais un pan assuré de la sociologie, les hommes et les femmes que l’on croise ici sont souvent restés dans l’angle mort du rétroviseur sociologique, et ce pour deux raisons. D’une part, ce sont des gens qui aiment lire et qui lisent beaucoup, des « gros » lecteurs, comme l’établit la terminologie classique. Or, la sociologie de la lecture s’est souvent attardée sur les publics fragiles : sans doute pour la même raison que la sociologie de la culture a des origines communes avec la grande volonté politique de démocratisation culturelle2, la sociologie de la lecture s’est focalisée sur celles et ceux qui justement, n’aiment pas lire, ou lisent peu : lecteurs « précaires3 », « faibles » lecteurs, adolescents4 au rapport ténu au livre, sont ceux qui alimentent les inquiétudes sociales et les enquêtes sociologiques. Rares sont les travaux qui, au contraire, s’attachent à comprendre pourquoi on lit beaucoup, comment on le fait, et ce qu’on en tire, notamment en ce qui concerne ces femmes dont on pense qu’elles lisent beaucoup « naturellement », oubliant, comme le souligne Viviane Albenga à juste titre, que la supériorité statistique des femmes dans les enquêtes quantitatives sur les pratiques de lecture ne date que de 1989… et qu’elle serait davantage due à la désertion de la lecture de fictions par les hommes qu’à un investissement massif des femmes.
3Autre originalité, paradoxale : les personnes que Viviane Albenga a rencontrées sont « banalement » pourrait-on dire de classe moyenne. Et là est un autre point aveugle de la recherche en sociologie, plus prompte à s’intéresser aux contrastes des classes populaires ou des classes favorisées. Les classes moyennes sont en effet une nébuleuse hétérogène, aux contours mal définis, difficile à saisir, peu propice aux descriptions parlantes. Et pourtant, on y voit s’y dessiner, grâce aux analyses fines et précises de Viviane Albenga, l’importance d’un déplacement, d’un déclassement, ou au contraire les traces de certaines aspirations, et les possibilités d’émancipation.
4Car on aurait tort d’attendre de ce livre un mode d’emploi descriptif des communautés de lectures. Au contraire, c’est bien d’émancipation que parle ce livre, et le contexte de ces groupes n’est finalement que le décor pour mettre à l’épreuve ce questionnement. Émancipation : un grand mot pour un petit acte, celui d’échanger des livres ou autour de livres, dans le cadre de groupes de lecture, en bibliothèque ou en bookcrossing ? C’est pourtant celui qui déjà surgissait des propos de ces lectrices de romans à l’eau de rose interrogées par Janice Radway5 : alors que la critique – littéraire ou féministe – conclurait vite au contraire à l’asservissement et à l’abrutissement des femmes par ces lectures stéréotypées et caricaturales, Janice Radway mettait en lumière combien les lectrices vivaient ces lectures comme des espaces de résistance : retarder le repas pour finir un livre, prélever une part du budget pour l’achat de ces livres, et même, lire dans ces idylles que la femme a le pouvoir, finalement, d’amender l’homme, autant de microrésistances dont Janice Radway interrogeait, néanmoins l’efficacité sociale à long terme. Car n’est-ce pas aussi par ces espaces de répit que, jour après jour, finalement, ces femmes continuent à faire le repas, faire les courses, supporter un mari dont elles espèrent vaguement qu’il s’amendera un jour ? Il faut ainsi un grand talent sociologique, et le sens des nuances, pour ne pas tomber dans les ornières des conclusions trop hâtives dès que l’on aborde les interrogations en terme de résistance, d’émancipation, ou, mot difficilement traduisible, d’« agency ». C’est cette même précaution, appuyée sur le sens de l’enquête, que déploie ici Viviane Albenga : sans rentrer dans les détails de l’analyse, on y voit se déployer des stratégies d’émancipation, qui certes ne sont pas sans reconduire, reconfigurer de nouvelles formes de dominations, ou d’impositions de normes socialement situées : l’exemple des lectures de poésie aux femmes migrantes, présenté dans le dernier chapitre en est ainsi un exemple particulièrement frappant.
5Si l’enquête s’attache au plus près des observations et des entretiens, elle se propose également de répondre à plusieurs défis théoriques : repenser « sereinement » avec et à partir de Pierre Bourdieu, pari que Viviane Albenga réussit grâce au détour par la bibliographie anglo-saxonne, à la croisée des gender et des cultural studies. Il est parfois utile, en effet, de se décentrer de nos automatismes et d’aller lire les auteurs qui nous semblent si – trop – familiers par-dessus l’épaule de leurs lecteurs et lectrices étrangères. L’exercice avec Bourdieu est étonnant : là où les Français.e.s se sont habitué.e.s à insister sur le fixisme et le déterminisme, par exemple du concept d’habitus, d’autres y voient au contraire la condition et la possibilité du changement6. Certes, les uns et les autres ne s’attardent pas sur les mêmes œuvres, mais au-delà de l’évolution de la pensée d’un même auteur, ce sont aussi les usages qui en sont faits qui pourraient donner lieu à un exercice en abyme de sociologie de la réception. Penser « sereinement » avec Bourdieu, c’est ainsi, pour Viviane Albenga, parvenir à penser l’articulation entre genre, classe et pratiques culturelles. S’appuyant sur les travaux de Toril Moi et de Beverley Skeggs, Viviane Albenga explore les possibilités heuristiques de concepts comme celui de « capital de genre » ou encore de « trajectoire de genre ». Penser le genre comme un capital permet ainsi de montrer en quoi il peut, dans certaines configurations, être considéré comme négatif ou au contraire positif : apparaît ainsi dans les propos le repoussoir de la figure de la « lectrice », peu légitime, qui ferait fuir les quelques hommes des groupes de lecture par sa présence, par les choix de livres (écrits par des femmes), ou encore par sa façon de les apprécier en privilégiant le registre émotionnel, bref « des dames avec des lectures de dames ». Contrairement à l’exhortation de Marie Baudry7, on est loin d’en avoir fini avec la « mauvaise lectrice », et celle-ci a, encore et souvent, mauvais genre.
6Mais, et les études de genre l’ont bien montré, un des axes de la définition de la notion de genre est son aspect relationnel8 : selon les moments de la trajectoire ou selon les espaces sociaux, le genre féminin ne véhicule pas la même charge de capital négatif. Dans certains cas, il peut être converti en avantage ; dans d’autres cas caractérisés par un capital symbolique spécifique important, le genre féminin n’est que très peu pénalisant. La posture féministe, par exemple, peut s’avérer un capital symbolique mobilisable : encore faut-il être diplômée et de milieu favorisé, et le faire à partir de Virginia Woolf plutôt que d’Annie Ernaux, soupçonnée de trop parler d’elle-même pour être vraiment légitime… De même, l’identification, en bas de l’échelle des légitimités des appropriations lectorales, peut également fournir des ressources, et la pratique de lecture servir de « contre-feu » au « vieillissement social », mais encore une fois, sous conditions.
7Alors, trangression ou pas transgression ? Émancipation ou pas émancipation ? Celles et ceux qui attendent une réponse ferme et définitive seront sans doute déçu.e.s : tout comme ils et elles l’auront été à la lecture de la conclusion du livre de Janice Radway :
« Il n’est pas surprenant qu’au terme de cet ouvrage le lecteur ne sache toujours pas de façon certaine s’il faut voir dans le roman sentimental un genre foncièrement conservateur ou une ébauche de contestation. Car jusqu’à présent je me suis délibérément refusée à formuler une conclusion tranchée […]. Le “flou” de cette image qui empêche la formulation d’une conclusion simple quant aux effets et à la signification des romans sentimentaux, est sans doute frustrant, mais il résulte de l’ambiguïté produite par la superposition délibérée de plusieurs images. Elles-mêmes sont le fruit des multiples perspectives retenues pour rendre compte de ce phénomène complexe, polysémique qu’est la lecture de romances. Ce flou n’est donc pas simplement le résultat d’une erreur de mise au point sur un unique objet fixe – le texte des romans sentimentaux –, saisi dans sa singularité et sa totalité9. »
8Ici aussi, on saura gré à Viviane Albenga d’avoir préféré l’exposé de la singularité, de la variété, de la complexité à la précipitation des conclusions tranchées.
Notes de bas de page
1 Proust Marcel, « Sur la lecture », préface à la traduction de Ruskin John, Sésame et les lys. Des trésors des rois, Paris, Société du Mercure de France, 1906.
2 Dubois Vincent, La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 2012.
3 Bahloul Joëlle, Lectures précaires. Étude sociologique sur les faibles lecteurs, Paris, BPI, Centre Georges Pompidou, 1987 ; Le Goaziou Véronique, Lecteurs précaires. Des jeunes exclus de la lecture ?, Paris, L’Harmattan, 2006.
4 Baudelot Christian, Cartier Marie et Détrez Christine, Et pourtant ils lisent, Paris, Éditions du Seuil, 1999 ; Octobre Sylvie, Détrez Christine, Mercklé Pierre et Bertomier Nathalie, L’enfance des loisirs, Paris, La Documentation française, 2010 ; Renard Fanny, Les lycéens et la lecture. Entre habitudes et sollicitations, Rennes, PUR, 2011.
5 Radway Janice, Reading the Romance. Women, Patriarchy and Popular Literature, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1984.
6 Par exemple : Mcnay Lois, Reconfiguring the Subject in Feminist and Social Theory, Cambridge, Polity Press, 2000.
7 Baudry Marie, Lectrices romanesques. Représentations et théorie de la lecture aux xixe et xxe siècles, Paris, Garnier, 2014.
8 Bereni Laure et al., Introduction aux études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, 2012.
9 Radway Janice, « Lectures à “l’eau de rose”. Femmes, patriarcat et littérature populaire” », Politix, vol. 13, no 51, 2000, p. 163-177, ici p. 165.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
S’émanciper par la lecture
Ce livre est cité par
- Albenga, Viviane. Bachmann, Laurence. (2020) Sexe et genre des mondes culturels. DOI: 10.4000/books.enseditions.15332
- Garcia, Marie-Carmen. (2021) Amours clandestines : nouvelle enquête. DOI: 10.4000/books.pul.35052
- Fraysse, Mélie. Garcia, Marie-Carmen. (2019) Les Thug Love : des romans sentimentaux à l’épreuve de la classe et de la race. Genre en séries. DOI: 10.4000/ges.299
- Yılmaz, Ayşe. (2022) La lecture en tant que loisir partagé : une étude sur les sociabilités des lecteurs de la série Harry Potter en Turquie. Loisir et Société / Society and Leisure, 45. DOI: 10.1080/07053436.2022.2097382
- Marpeau, Anne-Claire. (2019) « Chercher l’amour… » : les relations sentimentales de madame bovary lues et interprétées par les lycéennes. Genre en séries. DOI: 10.4000/ges.386
- François, Sébastien. Pillard, Thomas. (2018) Les écrits de la réception : pratiques textuelles des publics médiatiques. Genre en séries. DOI: 10.4000/ges.593
S’émanciper par la lecture
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3