11. « Sexe » et origines : sources d’inégalités scolaires et conséquences sur l’identité
p. 191-201
Texte intégral
1Dans le système éducatif, les élèves sont nombreux à ressentir de la discrimination liée à leur origine, or la discrimination perçue influence des processus psychologiques tels que la construction identitaire, l’estime de soi, l’affiliation aux groupe sociaux, etc. (Branscombe et al., 2012). L’impact du sentiment d’injustice sur les processus identitaires est au centre de la réflexion menée dans ce chapitre, ainsi que la dimension de genre – et son intrication avec le sentiment de discrimination lié à l’origine. En effet, de nombreuses études ont démontré la prégnance des stéréotypes de genre en milieu scolaire (filles studieuses et garçons turbulents) [Duru-Bellat, 2016]. Ceux-ci peuvent se trouver renforcés dans le cas des élèves issus de l’immigration. Afin d’analyser la relation entre ces trois variables : le sentiment de discrimination dans le pays d’accueil, le genre et les processus d’identification aux groupes culturels (d’accueil et d’origine), nous présentons deux enquêtes réalisées auprès de jeunes belges et français issus de l’immigration marocaine. Nous discutons les résultats de ces études à la lumière de la littérature relative à l’effet de l’appartenance communautaire sur les trajectoires scolaires (effet de protection ou risque pour les parcours scolaires).
Introduction
2L’origine sociale et culturelle constitue une source d’inégalités importante dans le parcours scolaire (Verhoeven, 2011). Plusieurs travaux dans le domaine de la sociologie et de la pédagogie ont, à cet égard, mis en évidence les phénomènes de ségrégation et de relégation scolaire dont sont victimes les élèves issus de l’immigration. Par exemple, en Belgique comme en France, ces élèves sont plus souvent réorientés dans des filières techniques et professionnelles que les élèves de la population majoritaire. Ces inégalités de traitement sont perçues par les élèves issus de l’immigration. Ils font part d’un plus grand sentiment de discrimination que les autres. Ainsi, l’enquête The Integration of the European Second Generation1 réalisée dans huit pays européens, a mis en évidence l’ampleur du sentiment de discrimination chez les descendants d’immigrés, notamment dans le domaine de l’éducation et de la formation.
3Le « sexe », aussi, constitue une source d’inégalités dans les trajectoires scolaires des élèves. Nombreuses sont les études ayant démontré une plus forte intégration scolaire des filles et un plus grand décrochage des garçons. Ainsi, à titre d’exemple, les indicateurs de réussite scolaire, réalisés en Belgique2 et en France3, révèlent que les filles sont plus nombreuses que les garçons à obtenir une attestation de réussite en fin d’année scolaire. De même, les filles sont plus nombreuses à obtenir le diplôme d’études secondaires. Au contraire les garçons présentent un plus grand retard scolaire et ils sont davantage concernés par le redoublement. Les filles restent, toutefois, peu nombreuses à s’orienter vers les formations les plus valorisées sur le marché du travail. Les processus de socialisation familiale et scolaire permettent d’expliquer ces parcours scolaires différenciés. Les parents, comme les professionnels de l’enseignement, ont des représentations et des croyances différenciées selon le sexe des enfants/élèves. Par exemple, les filles sont généralement perçues comme étant naturellement dociles et studieuses, contrairement aux garçons qui sont souvent décrits comme agités, perturbateurs, etc. Ces croyances affectent les pratiques pédagogiques. On parle alors de curriculum caché différencié selon le sexe des élèves (Mosconi, 2010). En d’autres termes, les enseignants, inconsciemment, n’enseignent pas de la même façon aux filles et aux garçons.
4Or, les écarts de performances scolaires constatés entre les filles et les garçons sont encore plus significatifs chez les descendants d’immigrés. En France, Brinbaum et Primon (2013) ont constaté que, parmi les élèves issus de l’immigration, la part des bacheliers était significativement plus élevée parmi les filles, toutes choses égales par ailleurs (excepté pour les descendantes de l’immigration turque).
5Comment expliquer ces écarts ? D’après les auteurs, le sentiment d’injustice et de discrimination à l’école constitue une piste pour comprendre les parcours scolaires différenciés entre les descendants d’immigrés et les natifs mais aussi entre les filles et les garçons. En effet, les stéréotypes de genre véhiculés à l’école, particulièrement à l’encontre des descendants d’immigrés – filles studieuses et garçons perturbateurs –, influencent les parcours scolaires. Il est possible que les stéréotypes positifs dont les descendantes d’immigrés font l’objet sur le plan scolaire favorisent l’investissement et l’engagement dans les études. Au contraire, les garçons issus de l’immigration sont la cible d’une double perception négative liée à leur origine et à leur sexe. Cela a pour conséquence qu’ils ressentent plus d’injustice et ils sont aussi plus désavantagés sur le plan scolaire (voir ici le chapitre de Primon). Les facteurs sexe et origine socioculturelle sont donc associés à la perception de discrimination et à la qualité des parcours scolaires (Dhume et al., 2011).
Étude 1
115 personnes d’origine marocaine ont participé à l’enquête (81 femmes et 33 hommes). Ces personnes ont été interrogées au moyen d’un questionnaire en ligne réalisé grâce au logiciel d’enquête LimeSurveya. Les questionnaires ont été postés sur des forums de discussion Internet destinés aux Marocain.e.s du monde (Atlas Vista, Bladi, Meknès, Yabiladi et Casafree) et ont circulé sur les réseaux sociaux. Les seuls critères pour y répondre étaient d’être d’origine marocaine, d’être né et de vivre à l’étranger. 82 participants ont fait des études supérieures, 32 participants ont été jusqu’aux secondaires et un participant n’a pas fait d’études du tout. Un peu plus de la moitié de l’échantillon vit en France (N = 67) et le reste en Belgique (N = 43). La plupart des participants sont âgés entre 16 et 30 ans (N = 85), le reste des participants sont âgés entre 31 et 45 ans. Bien que cette étude et la suivante portent principalement sur un échantillon de jeunes adultes, les constats réalisés permettent d’émettre des hypothèses quant à la situation des adolescents.
Environ un tiers de l’échantillon était encore aux études au moment de l’enquête, 50 répondants sont employés et 16 sont sans emploi. La plupart des participants habitent dans des quartiers où les personnes d’origine marocaine sont minoritaires (N = 92). Tous les participants sont en contact avec le pays d’origine, 62 participants disent avoir des contacts fréquents avec celui-ci.
Étude 2
136 personnes d’origine marocaine ont participé à cette étude. Comme pour l’étude précédente, le recueil des données a été réalisé au moyen d’un questionnaire en ligne.
L’échantillon de travail est composé de 66 femmes et de 70 hommes. Les participants sont âgés entre 14 et 35 ans. La quasi-totalité des participants habitent en Belgique (N = 116) et le reste en France. Contrairement à l’enquête précédente, les participants interrogés lors de cette seconde étude ont un niveau socioprofessionnel peu élevé (61 personnes ont le statut d’ouvriers, 26 sans emploi). On compte aussi 31 étudiants et 18 employés. Tous les participants sont en contact avec le pays d’origine et 75 d’entre-eux disent avoir des contacts fréquents avec celui-ci.
a. LimeSurvey est un logiciel d’enquête statistique, de sondage, et autres types de formulaires en ligne.
6Pour éclairer la liaison entre ces variables, centrons-nous ici sur l’explication psychosociale. Sur base de travaux réalisés en psychologie sociale sur les conséquences identitaires de la discrimination perçue (Branscombe, Fernandez, Gomes, Cronin, 2012), nous envisageons que les processus d’identification – affectés par le sentiment de discrimination – constituent une clé pour comprendre les parcours scolaires. En effet, il est probable que, chez les élèves percevant de la discrimination, l’affiliation au groupe culturel d’origine soit plus forte. Quelle est alors la conséquence de cette affiliation culturelle dans le domaine scolaire ? Joue-t-elle un rôle positif ou au contraire constitue-t-elle un risque pour les trajectoires scolaires des élèves ?
7Dans le cadre de cette réflexion, nous nous appuierons sur les résultats de deux études réalisées auprès de Belges et Français issus de l’immigration marocaine pour illustrer les conséquences du sentiment de discrimination sur le niveau d’identification aux groupes. Les données récoltées dans le cadre de ces enquêtes nous permettront de faire plusieurs constats sur la relation entre le sentiment de discrimination dans le pays d’accueil, le genre et les processus d’identification.
L’approche psycho-sociale des inégalités scolaires liées au sexe
8Les processus de socialisation familiale sont différenciés en fonction du sexe des enfants. En effet, dès l’annonce du sexe de leur enfant, les parents ont des attentes sexo-spécifiques envers ceux-ci, ce qui influence leurs attitudes et comportements. Ces comportements et ces croyances influencent à leur tour le développement des enfants et façonnent leur identité sexuée et l’intégration des rôles traditionnellement liés aux hommes et aux femmes (pour une synthèse, voir Dafflon Novelle, 2006). À l’école, aussi, les processus de socialisation sont genrés. Sans qu’ils s’en rendent compte, les enseignants ne portent pas le même regard sur les filles et les garçons et cela influence leurs pratiques pédagogiques. Pour désigner l’effet inconscient des stéréotypes sur les comportements, les psychologues sociaux parlent de cognition sociale implicite.
9Ce mécanisme n’est pas sans effet sur le parcours scolaire. Il a été démontré que les apprentissages, les contenus, les objectifs prescrits et « ces choses qui s’acquièrent à l’école (savoirs, compétences, représentations, rôles, valeurs) sans jamais figurer dans les programmes officiels ou explicites » (Forquin, 1985), différaient pour les filles et les garçons. Il y a donc bien un curriculum formel d’apprentissage correspondant au parcours d’enseignement prescrit caractérisé par une dimension égalitaire et un curriculum caché fortement inégalitaire. Ces différences opèrent tant dans les pratiques pédagogiques d’évaluation, de sanction, de transmission des savoirs (temps de parole, organisation spatiale de la classe) que dans les contenus pédagogiques (manuels scolaires) (pour une synthèse, voir Mosconi, 2010).
10Les stéréotypes liés au sexe qui imprègnent l’univers scolaire et la transmission des savoirs ont des conséquences négatives pour les filles – jugées moins compétentes que les garçons surtout dans les matières scientifiques et techniques, mais aussi pour les garçons – jugés comme étant plus difficiles et indisciplinés et plus souvent sanctionnés. Ainsi, encore aujourd’hui, les filles s’orientent moins que les garçons dans les filières scientifiques. Quant aux garçons, les sanctions peuvent avoir comme conséquence de les enfermer dans une identité masculine stéréotypée, risquant de renforcer les comportements de transgression, les conduites sexistes, homophobes et violentes (Ayral, 2011).
11Ces stéréotypes de genre peuvent se trouver renforcés dans le cas des élèves issus de l’immigration. Une enquête réalisée auprès de Belgo-Marocains et Belgo-Turcs a mis en évidence les stéréotypes et les représentations négatives dont les garçons issus de l’immigration se sentent être spécialement être la cible. Ils disent être plus durement jugés que les élèves de la population majoritaires mais aussi que les filles issues de l’immigration. Selon les répondants, les descendants d’immigrés seraient vus comme des « bandits » alors que les filles issues de l’immigration seraient plutôt considérées comme « soumises » et « devant être émancipées et stimulées par les études » (Torrekens et Adam, 2015, p. 135). On assiste alors à une activation des stéréotypes fréquemment utilisés à l’égard des personnes issues de l’immigration maghrébine et qui s’inscrivent dans les rapports de domination entre groupe minoritaire et majoritaire. Ce mécanisme de dévalorisation des immigrés et de leurs descendants – importé dans l’univers scolaire – affecte bien entendu les trajectoires scolaires.
12Outre les stéréotypes culturels et de genre jouant dans le système scolaire, des explications relatives à la situation d’acculturation peuvent aussi être mobilisées pour comprendre le fossé des carrières scolaires selon le genre (gender gap). En effet, les études réalisées auprès des familles immigrées, en Amérique du Nord comme en Europe, suggèrent qu’en situation d’acculturation, les processus de socialisation familiale sont fortement différenciés en fonction du sexe des adolescents (Suárez-Orozco et Qin, 2006). Ainsi, les parents attendent généralement de leurs filles qu’elles maintiennent l’héritage culturel. Ces attentes à l’égard des filles sont particulièrement importantes dans un environnement qui peut être perçu comme menaçant par rapport aux valeurs familiales traditionnelles. L’honneur familial dont les femmes sont la figure principale, et le contrôle social qui en découle, peuvent se trouver au centre des rapports sociaux dans les communautés musulmanes. Ainsi, par exemple, le comportement sexuel des filles issues de l’immigration maghrébine constitue un objet de contrôle de la part des familles. Elles sont soumises à divers principes (aïb, horma, hachma, haram4) visant à contrôler leurs pulsions sexuelles parce que c’est là que se joue l’honneur familial (Guerraoui, 1997). Dans un tel contexte, il est possible que l’investissement scolaire constitue une stratégie d’émancipation pour les filles, l’espace scolaire leur offrant une certaine liberté et leur permettant de gagner en autonomie.
13Il est aussi possible que les filles se sentent plus impliquées que les garçons par rapport au désir d’ascension sociale des parents immigrés. Ceux-ci attendent des filles qu’elles soient l’intermédiaire entre le groupe culturel et la société d’accueil et, dans ce cadre, ils investissent fortement la scolarité de leurs filles (Torrekens et Adam, 2015). Les ambitions de réussite socioéducatives des filles peuvent d’ailleurs être portées particulièrement par les mères immigrées projetant sur leur fille un projet d’émancipation qu’elles n’ont pas été en mesure de réaliser (Guénif-Souilamas, 2000).
14Pour comprendre la relation entre ces inégalités de socialisation et les parcours scolaires, les psychologues soulignent le rôle de différents mécanismes psychosociaux, comme la menace du stéréotype. Les performances sont affectées par la crainte d’être jugé sur base du stéréotype négatif attribué au groupe d’appartenance. Cependant, la relation entre les inégalités et les parcours scolaires peut aussi être appréhendée à la lumière des processus d’identification des élèves. Le sentiment de discrimination, activé par les inégalités perçues, influence ces processus. De plus, nous avons pu montrer que cette influence diffère chez les filles et les garçons.
Conséquences du sentiment de discrimination sur l’identification
15La psychologie sociale présente classiquement deux conceptions du rôle de la perception de discrimination sur l’identification au groupe discriminé. Selon la première, en situation de discrimination, le groupe d’appartenance fournit un support social et constitue une source de sécurité identitaire permettant aux individus de faire face à la discrimination perçue (Branscombe, Schmitt et Harvey, 1999). Pour la seconde, la perception de discrimination peut conduire à une prise de distance avec le groupe discriminant (Martinovic et Verkuyten, 2011).
16Nous avons dernièrement cherché à préciser cette influence, en prenant garde aux effets de genre. Deux enquêtes ont été effectuées (Heine, 2015) (voir la description ci-dessus). Nous avons interrogé des descendants d’immigrés marocains à propos de leur perception de la discrimination en Belgique et en France via des items de type :
« (Dans la société d’accueil) j’ai déjà vécu de l’hostilité ou un traitement injuste en raison de mon origine ; les gens ne nous traitent pas comme des vrai.e.s Français.e.s/Belges ; la société (d’accueil) ne reconnait pas les immigré.e.s d’origine marocaine comme des citoyen.ne.s comme les autres ; Je ne me sens pas accepté.e par les Français.e.s/Belges. »
17Nous avons aussi mesuré leur niveau d’affiliation (identification) au groupe culturel (« Être marocain.e signifie beaucoup de choses pour moi ; Je me sens marocain.e ; Je me sens très attaché.e à la communauté marocaine ; etc. ») ainsi que leur niveau d’identification à la Belgique/France (« Être français.e/belge signifie beaucoup de choses pour moi ; Je me sens très attaché.e au groupe des Français.e.s/ Belges ; Je me sens français.e/belge »).
18Dans chacune de ces enquêtes, nous avons analysé la relation entre le sentiment de discrimination, le genre, et l’identification au groupe culturel d’origine et à la société d’accueil. Des modèles de régression multiple incluant comme prédicteurs le sentiment de discrimination en Belgique/France, le genre et l’interaction entre ces variables mènent à des résultats significatifs pour le variable dépendante d’identification au groupe culturel d’origine mais pas pour l’identification au pays d’accueil (voir tableaux).
19Ces analyses suggèrent qu’en réalité, la relation entre le sentiment de discrimination et l’identification au groupe culturel est influencée par la dimension de genre. L’analyse des résultats révèle un effet d’interaction entre le genre et le sentiment de discrimination sur le niveau d’identification au groupe culturel d’origine.
20Plus précisément, il apparaît que, chez les garçons, plus le sentiment de discrimination est élevé, plus l’identification au groupe culturel est importante5. Toutefois, ces analyses corrélationelles ne permettent pas d’établir avec certitude le sens de la causalité. Ainsi, en l’état, il n’est pas possible de déterminer si c’est la discrimination perçue qui prédit l’identification groupale ou l’identification qui renforce le sentiment de discrimination6. Il est d’ailleurs fort à parier que ces variables s’inscrivent dans une dynamique circulaire. À ce sujet, il a été démontré que, si la discrimination influence le niveau d’identification (Branscombe et al., 1999) ; l’identification groupale modère également la perception de la discrimination. Une identité ethnique forte, source de fierté, pourrait constituer un rempart contre les discriminations (Verkuyten, 2002).
21Chez les filles, il n’y a pas d’effet de la discrimination perçue dans le pays d’accueil sur l’identification ethnique. Nous retrouvons cette configuration de résultats dans les deux enquêtes.
22En outre, il apparaît que ni le genre, ni le sentiment de discrimination dans le pays d’accueil n’affectent le niveau d’identification au pays d’accueil. On se serait attendu à ce que le sentiment de rejet vécu dans le pays d’accueil conduise les participants à désinvestir celui-ci. Mais ce n’est pas le cas. En situation de rejet, les participants se concentrent sur le groupe culturel d’origine. Et cette réaction de surinvestissement du groupe d’origine est le fait des garçons issus de l’immigration.
23L’analyse des processus de transmission culturelle constitue une piste pour comprendre ce gap de genre. En effet, dans un cadre de socialisation familiale traditionnelle (et donc avec des pratiques de socialisation genrées), les garçons sont encouragés à investir la sphère publique, alors que les filles sont davantage poussées à investir la sphère privée. Dans cette perspective, le sentiment de discrimination de la part de la société d’accueil constitue probablement une plus grande menace identitaire pour les garçons que pour les filles. Face à cette menace, chercher « refuge » auprès du groupe culturel d’origine peut être une stratégie adaptative efficace sur le plan psychologique.
Affiliation culturelle : facteur de risque ou de protection pour la réussite scolaire ?
24Quel est l’effet d’une forte identification au groupe culturel d’origine des parents sur les trajectoires scolaires ? Comme précédemment, deux courants d’études s’opposent sur cette question. Le premier considère l’identification au groupe d’origine comme un facteur de risque pour la réussite scolaire et le second l’envisage, au contraire, comme un facteur favorable à la réussite.
25Le premier courant date des années 1980 et du modèle écologique et culturel du développement proposé par Fordham et Ogbu (1986) pour rendre compte du rapport à l’école des élèves issus des minorités afro-américaines. Ce modèle repose sur l’idée que l’échec scolaire de ces élèves peut être une conséquence directe du traitement négatif dont les groupes minoritaires sont victimes dans la société. Face à l’oppression du système dominant, les membres de ces groupes développeraient une identité collective forte ayant pour conséquence un rejet des institutions caractérisant le groupe dominant, en ce compris le système scolaire. Dans ce cadre, les élèves appartenant à ces minorités risquent de désinvestir l’école ou encore d’adopter des comportements oppositionnels vis-à-vis de l’école afin de marquer leur loyauté au groupe culturel délégitimé dans la société.
26Dans la même idée, des auteurs ont suggéré que les élèves issus des minorités pouvaient aussi désinvestir l’école parce que c’est un domaine dans lequel le groupe culturel d’origine est perçu comme peu compétent et qualifié. Ces élèves se sentent alors stigmatisés, spécialement sur la question des capacités intellectuelles, à cause de leur appartenance culturelle (Osborne, 1997). Ils développeraient des représentations selon lesquelles, quoi qu’ils fassent, il leur serait impossible de réussir. Ces représentations les amèneraient également à désinvestir l’école.
27Le deuxième courant souligne, au contraire, le rôle positif de l’identification culturelle dans la scolarité des élèves. De manière générale, il a été mis en évidence l’effet positif d’une identification au groupe d’origine dans les processus d’adaptation psychologique et sociale (Berry, Phinney, Sam et Vedder, 2006). L’identification au groupe culturel pourrait alors jouer un rôle protecteur face aux expériences de discrimination, et ses effets bénéfiques dans le domaine scolaire ont été démontrés.
28De plus, étant donné que dans de nombreux groupes minoritaires, l’école est vue comme un moyen d’émancipation et de mobilité sociale, l’identification au groupe culturel peut jouer un rôle de levier par rapport à l’engagement scolaire et permettre de surmonter les discriminations. Une étude d’Umaña-Taylor, Wong, Gonzales et Dumka (2012) a, en outre, démontré que l’identification culturelle agissait comme un facteur protecteur face à la discrimination spécialement chez les garçons issus de l’immigration. Pour les adolescents présentant un haut niveau d’identification culturelle au groupe d’origine, le sentiment de discrimination s’associerait à une baisse des comportements d’opposition à l’école. Les résultats de cette étude sont plus nuancés concernant les résultats scolaires. Sous cet angle, l’identification culturelle ne protège pas de l’effet négatif de la discrimination perçue.
29Pour que l’identification puisse réellement jouer un rôle protecteur, encore faut-il qu’elle soit acceptée et valorisée au sein du système scolaire. Or, dans plusieurs cas, dont la Belgique francophone et la France, les mesures institutionnelles favorisant la reconnaissance de la diversité dans le contexte scolaire sont peu nombreuses.
Conclusion
30Ce chapitre est parti du constat que les trajectoires scolaires des garçons issus de l’immigration sont souvent difficiles. Ils sont aussi ceux qui perçoivent le plus de discrimination à l’école.
31Pour comprendre cette situation, nous sommes remontés aux inégalités scolaires liées aux origines et au sexe des élèves. Ces inégalités sont connues mais elles sont rarement envisagées ensemble pour saisir les facteurs d’échec scolaire. Or les descendants d’immigrés sont généralement la cible d’une double perception négative à l’école : liée à leur origine et à leur sexe. Au contraire, les filles issues de l’immigration sont perçues plus favorablement à l’école, ce qui ne les empêche toutefois pas d’être ensuite la cible de discrimination sur le marché du travail.
32Nous avons investigué les conséquences du sentiment de discrimination sur les processus d’identification au groupe d’origine et au pays d’accueil. Les résultats de deux enquêtes inédites réalisées auprès de Français et de Belges issus de l’immigration marocaine ont mis en évidence que, chez les garçons mais pas chez les filles, la discrimination perçue augmentait le niveau d’identification au groupe d’origine. Nous nous sommes alors interrogés sur l’effet de cette identification culturelle sur les trajectoires scolaires. À ce sujet, il n’y a pas de consensus dans la littérature. Si l’identification au groupe d’origine peut s’avérer être un facteur général de protection par rapport à la discrimination (amélioration du bien-être), les résultats sont moins clairs en ce qui concerne la réussite scolaire. Dans ce cas, l’identification au groupe d’origine peut aussi constituer un facteur de risque pour la scolarité. Dans le contexte des rapports de domination entre le groupe majoritaire et le groupe minoritaire auquel appartiennent les élèves, l’école peut être vécue comme une menace pour l’identité culturelle du groupe d’origine. Dès lors, le fait de s’identifier fortement à ce groupe peut mener à des conduites de désengagement ou d’opposition envers l’école.
33Étant donné que, face au rejet perçu, les garçons issus de l’immigration sont particulièrement susceptibles de s’identifier au groupe d’origine, il convient d’être attentif à ce que ces attitudes de « repli » culturel ne mettent pas en péril leur parcours scolaire. Et c’est possible. Le fait de présenter un haut niveau d’identification avec son groupe culturel est tout à fait compatible avec des parcours de réussite. On sait en effet que les personnes présentant des orientations d’acculturation de type intégration (contacts à la fois au pays d’accueil et au pays d’origine) sont moins soumises au stress acculturatif et démontrent davantage d’adaptation psychologique (Berry, Phinney, Sam et Vedder, 2006).
34Cependant, ces identités multiples, propices à la réalisation de trajectoires scolaires positives, ne peuvent se déployer que dans un contexte d’enseignement inclusif promouvant la diversité et l’égalité.
Bibliographie
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Références
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Notes de bas de page
1 Le projet TIES est un projet de recherche réalisé en collaboration et de manière comparative sur les descendants d’immigrés originaires de Turquie, d’Ex-Yougoslavie et du Maroc dans huit pays européens (Autriche, Belgique, France, Allemagne, Pays-Bas, Espagne, Suède et Suisse). Pour plus d’informations, consulter le site [www.tiesproject.eu/].
2 Les indicateurs de l’enseignement, édition 2017, ministère de la Communauté française-AGERS et ETNIC, disponibles sur le site Enseignement du ministère de la Communauté française [www.enseignement.be/indicateursenseignement].
3 Filles et garçons sur le chemin de l’égalité de l’école à l’enseignement supérieur, édition 2015, ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche [http://cache.media.education.gouv.fr/file/2015/82/6/FetG_2015_396826.pdf].
4 L’idée de horma renvoie à l’honneur. La notion de hachma se réfère à la discrétion, à la décence. Elle peut être associée à celle d’aïb qui correspond au sentiment d’angoisse et de culpabilité devant la faute ou le déshonneur. Elle peut aussi correspondre à une action jugée haram qui fait référence aux interdits religieux et sociaux (L. de Prémare, 1974-1975, cité par Guerraoui, 1997).
5 L’analyse des effets simples permet de mettre en évidence les valeurs du beta standardisé suivantes : β = 0,59 ; p < 0,01 (étude 1) et β = 0,29 ; p < 0,05 (étude 2).
6 L’analyse de la causalité impliquerait une démarche expérimentale.
Auteurs
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Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009