14. Les effets de l’action publique comme objet de sociologie politique
p. 283-297
Texte intégral
1« Il y a de la magie dans les politiques publiques. » Ce diagnostic renvoie à l’observation selon laquelle « le constat d’échec des dispositifs précédents ne conduit jamais à une remise en cause de la politique elle-même mais intervient plutôt comme prélude et exposé des motifs de nouvelles actions, qui sont autant de nouvelles raisons d’espérer » (Gaxie, 1997, p. 9). Notre contribution vise à interroger le regard que porte la sociologie politique sur l’action publique, à partir d’un angle particulier, esquissé dans le passage cité, qui interroge l’appréhension de ses effets. Si la question des effets de l’action publique peut apparaître comme spontanément « importante », tant d’un point de vue scientifique que politique, elle relève en même temps d’une forme de mystère. Cette question s’avère complexe dès lors qu’elle interpelle la façade rationnelle de l’action publique, c’est-à-dire ses registres et ses modes de justification mais aussi les principes de légitimation des gouvernants. Elle se révèle délicate dans la mesure où elle se prête à un risque de normativité autant que de consécration sociale des objets étudiés en même temps qu’elle soulève d’importants enjeux méthodologiques, par exemple en matière d’imputabilité.
2Nous proposons ici deux modes de problématisation des effets de l’action publique comme objet de sociologie politique. D’abord en revenant sur la manière dont ses effets sont pensés et éclairés dans la sociologie de l’action publique. Il existe aujourd’hui un corpus grandissant de travaux de recherche prenant pour objet l’action publique, qui ont montré que les effets produits par les dispositifs mis en œuvre se comprennent souvent indépendamment et parfois à rebours des objectifs officiels explicités dans les séquences décisionnelles.
3Mais il peut être intéressant de renverser le point de vue sur ces effets en interrogeant les manières dont les gouvernants eux-mêmes se posent (ou pas) la question des effets éventuels de leur action. Une opérationnalisation de ce questionnement peut alors consister à étudier une forme particulière d’objectivation d’une préoccupation pour les effets de l’action publique : l’évaluation des politiques publiques. Prendre les pratiques d’évaluation pour objet, c’est appréhender les conditions pratiques, techniques, cognitives et politiques du questionnement des policymakers sur les effets des actions menées et, partant, les distorsions et les limites de la « volonté de savoir » ce que produit réellement l’action publique (Gaxie et Laborier, 2003). Sans prétendre généraliser les constats, tant sont diverses les figures de l’évaluation des politiques publiques1, nous pointons ici quelques éléments d’analyse appuyés sur des observations convergentes effectuées à propos de différents cas d’évaluation, soit que nous y ayons participé, soit que nous les ayons pris comme objet d’étude dans nos recherches2.
Quand la sociologie politique éclaire les effets de l’action publique
4L’enquête collective réalisée à propos de « politiques municipales d’intégration des populations d’origine étrangère » (Gaxie et al., 1999) est assez emblématique d’une démarche de sociologie politique visant à interroger et expliquer les effets de l’action publique. Cette étude s’inscrivait dans le cadre d’une commande publique d’évaluation, passée par la Direction de la population et des Migrations du ministère des Affaires sociales. Le commanditaire n’ayant pas imposé un référentiel d’évaluation ni un protocole d’enquête particulier, notre équipe de politistes a appréhendé ces politiques comme un objet de recherche ordinaire, construisant à son propos des questionnements s’inscrivant dans ce que l’on pourrait presque appeler des « routines » de sociologie politique de l’action publique : ainsi avons-nous cherché à comprendre les logiques de structuration de l’espace social de production de ces politiques publiques, notamment en identifiant les propriétés des espaces et des acteurs qui contribuaient à la construction de ces politiques, les dynamiques de circulation d’acteurs, de dispositifs, de biens cognitifs et symboliques ; nous avons été attentifs à l’affirmation de logiques professionnelles, de spécialisations (bureaucratiques, associatives, expertes notamment) suscitant des intérêts propres et des luttes de reconnaissance de la « propriété » du problème (Gusfield, 2009) ; nous avons, enfin, tenté de repérer les enjeux révélés par les luttes de classement de divers objets sociaux comme relevant ou pas de « l’intégration », en affinité avec les travaux sur le travail de catégorisation dans l’action publique.
5Dans cette perspective constructiviste, nous avons d’emblée mis à distance aussi bien la notion d’« intégration » que les politiques publiques s’en revendiquant, en les considérant comme des produits socio-politiques. Il s’agissait alors d’interroger les logiques de construction, d’affirmation et de légitimation de ces arrangements politico-bureaucratiques. Nous avons bien entendu prêté une attention particulière à la politisation de ces objets, par exemple à la sensibilité politique des politiques d’intégration, rattachées à des enjeux, tels notamment l’immigration, qui constituent une matière propice à la production de « marqueurs » au sein du champ politique et qui est bien souvent le support de coups joués dans la fabrication collective des « identités stratégiques » (Collovald, 1988) des élus et des prétendants à la représentation. De même, sur les différents terrains locaux enquêtés, nous avons essayé de comprendre les liens entre les configurations politiques (voire électorales) locales et la construction des enjeux et des politiques municipales d’intégration (notamment leur labellisation, leur revendication explicite ou leur neutralisation).
6À l’issue d’une enquête comparative guidée par ces questionnements, nous avons pu mettre au jour des propriétés caractéristiques des « politiques municipales d’intégration ». Nous avons ainsi fait apparaître des politiques publiques structurellement faibles, inscrites dans des espaces souvent relégués des administrations, portées par des acteurs souvent dominés ; des politiques dont l’affirmation, toujours relative, est rendue possible par l’intense mobilisation et/ou l’efficacité tactique, dans un contexte donné, d’entrepreneurs de cause bureaucratiques (et, secondairement, politiques), qui s’affirment simultanément comme des « spécialistes » de l’intégration. Nous avons pu montrer que la monétisation de la cause relève aussi d’efforts de conquête d’un territoire administratif ou expert et d’une reconnaissance professionnelle. Ces politiques de l’intégration ont cependant un espace propre généralement très restreint ; elles se construisent à la marge d’autres politiques plus sectorisées et institutionnalisées. Ce sont, pour finir ce retour sur les résultats de l’enquête, des politiques publiques bureaucratiques, dans le sens où elles procèdent de facto à la mise en administration d’une question, ce qui produit, pour les opérateurs, de puissants effets de cadrage via les financements et appels à projets dédiés et, pour les financeurs, une incitation à rechercher des façons, si possible « bonnes », d’utiliser et d’affecter les budgets, d’où la recherche de « bonnes pratiques » confiée à l’évaluation (et qui a motivé le financement de notre étude). Notre enquête montrait la catégorisation instable de « l’intégration » dans les politiques municipales, la revendication différentielle selon les territoires de mener une politique d’intégration, la labellisation variable de pratiques ou de dispositifs pourtant similaires comme relevant, ou non, d’une politique d’intégration. Nos observations nous ont conduits à interpréter ces politiques aux objectifs mouvants, souvent généraux et peu explicites, au prisme des usages du flou, c’est-à-dire de ces formes d’action publique dont le flou est à la fois la condition de possibilité de l’existence et un facteur structurel de faiblesse et d’hétéronomie (Dubois, 1999a) et dont l’affirmation à travers des termes aussi polysémiques et ambigus que « intégration » emprunte à la « puissance opératoire des idéologies molles » (Jobert, 1985).
7L’analyse des modes de construction, des raisons d’être et des propriétés des politiques municipales d’intégration nous a amenés, d’une manière logique, à mettre en rapport ces caractéristiques avec les effets sociaux, en l’occurrence des effets incertains et limités, qui peuvent être prêtés à ces formes d’action publique. De fait, l’enquête établissait la difficulté à identifier des effets propres, des modifications (quelles qu’elles soient) qui soient directement imputables aux « politiques municipales d’intégration ». Elle faisait apparaître des politiques qui, telles qu’elles sont, ne peuvent être que des politiques symboliques. Parce qu’elles sont surtout mobilisées par les élus pour produire des effets symboliques (Edelman, 1977), c’est-à-dire pour affirmer une préoccupation, voire une mobilisation, mais aussi pour adresser simultanément des signaux différents, quand ils ne sont pas contradictoires, à différents types de groupes ou clientèles perçus comme attentifs, voire surveillants (Padioleau, 1981) de l’action des élus en matière d’immigration. Également parce que l’observation de l’instrumentation des politiques d’intégration révèle un tropisme vers des outils de type « culturel » ou « éducatif » ; plus généralement, la production spécifique du milieu de l’intégration identifié réside principalement dans des discours, signaux, affichages, débats, controverses, élaborations de modèles, préceptes, communications. Enfin, parce que l’analyse de ces politiques fait fortement apparaître la disproportion entre les moyens (limités, donc) spécifiquement dédiés aux politiques d’intégration et la robustesse des processus sociaux sur lesquels elles prétendent agir.
8Les travaux de sciences sociales apportent effectivement des éclairages précieux sur les effets de l’action publique, dans le sens où expliquer comment les politiques publiques sont faites est une contribution décisive et même nécessaire à la compréhension de ce qu’elles « font », c’est-à-dire des effets sociaux qu’elles produisent, indépendamment de leurs objectifs officiels3. Étudier les propriétés et l’enracinement bureaucratiques d’une politique publique (par exemple Laurens, 2009), observer les usages et les réappropriations dont un dispositif peut faire l’objet (par exemple Rozier, 2013), s’interroger sur les formes d’instrumentation du volontarisme réformateur en pointant les effets d’inertie conjointement produits par les caractéristiques propres de l’instrument et par les négociations et compromis politiques nécessaires à la construction de l’acceptabilité du changement qu’il est censé porter (par exemple Barrault-Stella, 2012), entrer dans la boîte noire d’une institution pour comprendre, par l’étude sociologique de son activité et de son affectation par des réformes managériales, les raisons objectives de son incapacité à réaliser ses missions politiquement assignées, comme lutter contre le chômage (Pillon, 2017), analyser les processus de construction des problèmes publics (par exemple Henry, 2004), s’efforcer de comprendre les raisons politiques de l’action publique (par exemple Douillet, 2007 ; Freyermuth, 2013) sont autant de démarches qui, associées à de denses et rigoureuses enquêtes, permettent de produire des savoirs utiles et même indispensables à la compréhension de l’action publique. Construite comme objet de sociologie politique, l’action publique renvoie précisément aux modes d’exercice du pouvoir et de la domination dans leur dimension politique (Dubois, 2009). Le développement de travaux qui, dans le sillage des contributions fructueuses sur la street-level bureaucracy et les relations de guichet (Dubois, 1999b ; Spire, 2005), se proposent d’étendre encore davantage le spectre d’analyse de l’action publique en y intégrant les réceptions et réactions des « gouvernés » (par exemple Avril et al., 2005 ; Barrault-Stella, 2013 ; Weill, 2013), pour certains en proposant d’interpréter les pratiques d’évitement ou de contournement de l’action publique comme des comportements politiques (Warin, 2016 ; Herlin-Giret, 2018), est prometteur d’un renouvellement et d’un étoffement des connaissances que la sociologie politique apporte à propos des effets de l’action publique.
9Pourtant, en dépit des très nombreuses illustrations de ces profits de connaissance (dont on a dû se limiter ici à n’indiquer que trop peu d’exemples, pour un ensemble d’autres références allant dans ce sens, Hassenteufel, 2011), le constat peut être fait d’une réception pour le moins mitigée des résultats des travaux de sciences sociales sur les politiques publiques par les acteurs politiques et administratifs. La restitution de l’étude sur les politiques d’intégration a, à cet égard, fait l’objet d’une réaction à la fois déçue et agacée de la part des commanditaires ministériels, qui nous renvoyèrent comme contre-exemple le travail effectué parallèlement par un cabinet privé qui avait, lui, fait œuvre utile en ne s’embarrassant pas du prisme constructiviste mais en élaborant au contraire un outil « opérationnel », en l’occurrence un « curseur » permettant de mesurer et de classer les politiques d’intégration des différentes communes étudiées. Deux hypothèses peuvent facilement être mobilisées pour expliquer cette réaction et cet « échange difficile » dont les chercheurs académiques amenés à occuper une position d’expertise sont familiers (Monjardet, 1997 ; Alam, 2011). La première renvoie au constat fréquent que l’objectivation opérée par les travaux de sciences sociales peut être ressentie comme une forme de désenchantement, voire de violence ; l’une des commanditaires, outrée, nous rétorquait ainsi : « à vous lire, on dirait que les politiques d’intégration c’est peanuts ! Mais c’est pas peanuts ! » La seconde renvoie au désajustement logique et peut-être inévitable entre une démarche critique, au sens où elle met à distance, interroge, déconstruit, et les intérêts pratiques des acteurs chargés de l’animation des dispositifs (un premier intérêt pratique résidant d’ailleurs dans la préservation de leur illusio). Ce qui est en jeu ici est bien le fait que l’usage des savoirs (ici évaluatifs) est conditionné par leur circulation entre des espaces sociaux différenciés et leurs modalités spécifiques de construction des intérêts et de valorisation des biens symboliques. La possible identification d’un profit scientifique ne recouvre pas, en tout cas pas immédiatement, un profit politique ou bureaucratique.
10Ces observations nous conduisent alors à déplacer le questionnement : il s’agit désormais de prendre pour objet la façon dont les acteurs de l’action publique se posent (ou pas) la question des effets de ce qu’ils font. Comment est-ce que les producteurs d’action publique se posent (quand ils se la posent) la question des effets de ce qu’ils font (directement ou par exemple via des financements) ? À vrai dire, c’est surtout l’observation directe, une forme d’ethnographie du pouvoir qui permettrait réellement d’appréhender au concret le statut des « effets » dans les pratiques et circuits ordinaires de l’action publique (Dubois, 2012 ; Bélorgey, 2012), y compris en cherchant à saisir la façon dont les institutions affectent les croyances des acteurs (Bezès, 2000). Ce type d’enquêtes est souvent difficile à mener faute d’accès aux espaces de fabrication de l’action publique. À défaut, une possibilité est de s’intéresser à une forme particulière d’objectivation d’une interrogation sur les effets : les démarches désignées comme participant de l’« évaluation des politiques publiques ». Nous déplaçons donc notre focale vers cette modalité spécifique de construction et de formalisation d’un tel questionnement.
Évaluer l’évaluation ? Remarques sur la construction des dispositifs de mesure des effets de l’action publique
11S’il est possible de trouver des politiques publiques pas ou faiblement évaluées4, la mise en place de démarches évaluatives connaît une dynamique de diffusion (variable selon les types de politiques publiques5), à défaut d’une systématisation. Les raisons de cette expansion sont multiples. L’une d’elles réside évidemment dans le renforcement des injonctions légales ou procédurales ; les politiques contractuelles (qui se sont généralisées dans certains types d’action publique, notamment les politiques territoriales) impliquent ainsi généralement une obligation d’évaluation. On peut citer d’autres facteurs articulés, comme la mobilisation d’entrepreneurs bureaucratiques qui a eu comme effet la création de services de l’évaluation dans certaines administrations (Okbani, 2014) ; la structuration d’une expertise et d’un marché professionnel de l’évaluation, au moins sur certaines « niches » (Matyjasik, 2013) ; la diffusion de normes managériales dans l’administration publique (Rothmayr, 2013), le souci évaluatif apparaissant comme une des modalités des prescriptions de rôle de « bons gestionnaires » (Vigour, 2006)6 ; ou encore des usages tactiques, notamment politiques, incitant à la commande d’évaluation, typiquement en situation d’alternance, en général dans une double perspective d’état des lieux pour mieux organiser l’action et de mise en forme d’une critique de l’héritage. Dans les cas où l’évaluation est programmée pour accompagner la mise en place d’un dispositif (ou, lorsqu’elle porte sur un programme expérimental, pour en déterminer les conditions de généralisation), elle peut aussi avoir vocation à servir de support de promotion d’une « nouvelle politique ». On peut citer, à cet égard, l’exemple de l’évaluation des « stages de sensibilisation aux dangers de l’usage de produits stupéfiants », créés par la loi de prévention de la délinquance du 5 mars 2007 en réaction à l’inefficacité présumée du rappel à la loi, sanction pénale majoritairement prononcée à l’encontre des usagers de cannabis et jugée insuffisamment dissuasive. En réponse à une commande du ministère de la Justice, l’évaluation s’était alors vu assigner l’objectif de « montrer que les stages répondent à un véritable besoin des juridictions », par ailleurs appelées par les pouvoirs publics à recourir massivement aux stages en vue de systématiser la réponse pénale à l’usage de cannabis présumé en voie de « banalisation » (Obradovic, 2013). L’intérêt du commanditaire était alors spécifiquement centré sur le développement de l’offre de stages au niveau national et les conditions d’application de ce nouveau dispositif.
12Enfin, on ne saurait négliger dans l’explication des dynamiques évaluatives les liens entre science et politique (Gusfield, 2009) : les démarches évaluatives sont aussi le produit d’initiatives d’acteurs issus de l’espace scientifique, qu’il s’agisse d’une volonté de promouvoir les vertus citoyennes de l’évaluation (Thoenig, 2005), de stratégies d’extraversion et de multipositionnalité (par la participation à des groupes de travail, conseils scientifiques, comités d’experts, observatoires…) possiblement associées à un gain de visibilité, de ressources symboliques ou de financements, caractéristiques de l’offre d’expertise (Massardier, 1996), de la recherche d’une position d’observation participante pour mener des recherches (Fontaine et Warin, 2000), ou de surveillance de l’action gouvernementale7. Ici encore, il faut souligner que les développements aussi bien que les errements de l’évaluation s’expliquent en partie par des mobilisations et luttes internes aux champs politique et bureaucratique, mais aussi par leur agencement avec d’autres espaces sociaux.
13Il s’agit donc de rapporter des éléments relatifs à la façon dont les dispositifs d’évaluation sont construits, en lien avec les conditions de leur élaboration.
14Un premier constat est que les dispositifs d’évaluation représentent un compromis entre les attentes de différents acteurs, les conceptions méthodologiques (Divay, 2013) et les moyens alloués à la réalisation d’un diagnostic. Ce compromis prend souvent forme dans une relation de dépendance réciproque des commanditaires et prestataires, souvent asymétrique mais dans des proportions variables, qui détermine un cahier des charges, fixant une certaine façon de questionner les effets de l’action publique.
15L’évaluation est fortement contrainte par les moyens financiers qui lui sont alloués. En effet, les équipes mandatées pour rendre compte des effets d’un programme ou d’un dispositif disposent rarement de budgets suffisants pour réaliser des évaluations d’envergure. Ainsi en est-il de l’évaluation des « stages de sensibilisation aux dangers de l’usage de produits stupéfiants », initialement programmée par le ministère de la Justice pour étudier l’impact de cette mesure sur le taux de récidive des usagers de drogues interpellés. Après avoir proposé une méthode en adéquation avec l’objectif de connaissance du commanditaire, sous la forme d’une étude de cohorte mesurant l’effet de la mesure pénale sur une population-cible définie, par comparaison avec un groupe de contrôle, l’équipe d’évaluation dont nous faisions partie s’est vu opposer une révision des termes de la commande du fait du coût d’une telle évaluation d’impact. Disposant d’un budget dix fois inférieur, le commanditaire a ainsi opté pour une évaluation « standard » d’effectivité, réalisée au moyen d’une enquête par questionnaire auprès des structures prestataires de stages et des destinataires de cette mesure. En l’espèce, la contrainte budgétaire a rétréci le périmètre même du travail d’évaluation : l’ambition première de mesurer l’impact d’une mesure nouvelle a été sacrifiée et recentrée sur l’objectif, plus limité, de rendre compte des conditions de mise en place des stages et de vérifier la conformité du dispositif à ses objectifs textuels, sans possibilité de mesurer les éventuels effets pervers, latents ou inattendus du stage, notamment en termes de récidive. Cette impasse méthodologique, motivée par des considérations budgétaires, contraint donc souvent, en pratique, les évaluateurs à évacuer toute réflexion sur l’impact des programmes étudiés. Bon nombre de travaux restent ainsi assimilables à des évaluations « de procédure », attachées à la mesure des activités administratives et à la description de ce qui a été réalisé ou de l’offre publique, tandis que les évaluations « d’effets » ou même d’adéquation aux besoins restent rares. À l’image du cas des « stages de sensibilisation », une attention en faveur de l’évaluation se manifeste plus généralement dans le champ de la politique criminelle où, avec le soutien des institutions européennes, les pouvoirs publics ont développé des instruments de mesure construits selon une méthodologie qui ne répond que partiellement aux conditions scientifiques d’une démarche de questionnement évaluatif : des indicateurs de performance visant à un contrôle de gestion plus qu’une évaluation de l’action publique ou des barèmes (Gautron, 2008).
16Si la contrainte financière se révèle souvent déterminante du champ de l’évaluation, de ses objets et de ses méthodes, d’autres facteurs peuvent peser sur l’élaboration de la démarche évaluative, notamment dans les limitations des modalités d’enquête et, partant, les limites de la compréhension du fonctionnement des programmes considérés. C’est ce que montre une enquête sur l’évaluation d’une politique territoriale contractuelle dans une métropole française8. L’étude part d’un étonnement initial : missionnée pour évaluer les activités péri-scolaires, l’auteure s’est vu opposer un refus catégorique à sa suggestion d’interroger des parents d’élèves. Le compte-rendu qu’elle propose des conditions de construction et de conduite de cette évaluation permet d’éclairer les raisons de la mise à distance des usagers même du programme (sur les aléas de la participation des usagers dans le secteur éducatif, voir aussi Buisson-Fenet, 2004), mise à distance qui peut sembler paradoxale à la fois d’un point de vue strictement « méthodologique » mais aussi du point de vue des attentes « démocratiques » souvent attachées à l’évaluation (tout au moins dans sa justification comme support de reddition de comptes par les gouvernants voire d’outil de « participation » pour les gouvernés). On voit ainsi que : la construction de l’évaluation (qui est ici une obligation contractuelle) est influencée par des luttes bureaucratiques (la direction de l’Éducation récuse l’idée d’interroger les parents, y voyant une immixtion de la direction des Politiques territoriales dans son champ de compétence) ; les questions scolaires sont spontanément identifiées par les fonctionnaires comme des questions « politiquement sensibles », appelant une attitude de prudence ; et, même quand, in fine, à force d’insistance, la question est portée auprès d’élus, la sollicitation des parents fait l’objet d’un véto ; les fonctionnaires sont affairés à de multiples tâches, laissant peu de temps et de place à la réflexivité sur les pratiques (ce qu’ils regrettent d’ailleurs) ; l’intensité de l’enjeu de l’évaluation est minorée par le fait que ses résultats soient déconnectés de la préparation du nouveau contrat. Cet exemple illustre la manière dont certaines conditions de conduite de l’évaluation obèrent d’emblée ses chances d’apporter des connaissances : loin de découler d’une simple intentionnalité malveillante, elles sont le produit d’un ensemble de logiques diverses dont la convergence renforce la relégation du questionnement évaluatif.
17Si certaines politiques publiques font l’objet d’un investissement évaluatif limité, embryonnaire voire inexistant, d’autres en revanche se voient équipées d’un appareil évaluatif dense et apparemment sophistiqué. C’est notamment le cas des politiques de développement territorial cofinancées par l’Union européenne via les fonds structurels. L’examen critique de tels dispositifs d’évaluation, en particulier des systèmes d’indicateurs sur lesquels ils reposent, peut révéler des biais significatifs (Taiclet, 2017).
18Cet examen montre d’abord que l’appareil de mesure s’avère très largement composé d’indicateurs à la pertinence douteuse (au regard des effets qu’ils prétendent mesurer), illustrant différents types de désajustement (Brunetière, 2006)9. Il montre également un net tropisme vers des indicateurs de moyens, conçus de façon statique. On est ainsi en présence d’une évaluation qui s’intéresse davantage aux outputs qu’aux outcomes, à l’image de ces indicateurs qui mesurent le nombre de mètres carrés de locaux rénovés ou créés, ce qui, dans les répertoires routinisés de l’action publique, est assimilé à un moyen de créer du développement économique, en vertu d’une croyance implicite et en partie magique dans l’accomplissement d’un enchaînement logique entre mise en place de moyens associés à un objectif et déclenchement de mécanismes produisant la réalisation de celui-ci. Ce constat est renforcé par la prégnance d’une catégorie particulière d’indicateurs (qui reçoivent une attention particulière des gestionnaires du programme et qui sont systématiquement et rigoureusement renseignés), ceux qui concernent la « performance financière du programme ». Ces indicateurs de performance véhiculent le postulat d’une incidence positive des dépenses (publiques ou privées), en même temps qu’ils opèrent un saut logique dans le lien suggéré entre le fait d’avoir mobilisé de l’argent public, de l’avoir distribué (selon certaines modalités) et les objectifs visés.
19En observant les matériaux d’évaluation utilisés pour mesurer « l’impact » des fonds structurels, on peut donc relever un ensemble d’équivalences suggérées, de causalités implicitement affirmées, selon lesquelles le simple versement des fonds structurels contribue effectivement à l’objectif annoncé et, plus généralement, une croyance dans les bienfaits de la dépense. Dès lors, la mise en œuvre de ces politiques territoriales est largement appréciée à partir de la capacité des acteurs à écouler les financements disponibles et à rendre compte de leurs activités conformément au système bureaucratique de mesure qui les encadre. L’emprise des indicateurs fait d’eux un enjeu en soi, qui affecte les stratégies des acteurs qui y sont directement exposés : la priorité devient de fluidifier les circuits de la dépense pour que celle-ci ait lieu. La réforme de l’action publique consiste, au moins en partie, dans un raffinement des indicateurs et de leur praticabilité. Cette prégnance des enjeux bureaucratiques et gestionnaires contribue à l’entretien d’une représentation de l’action publique que l’on pourrait résumer par la formule « quand dépenser c’est faire », exprimant le partage par les acteurs d’une sorte de croyance quasi magique dans les vertus et les effets de l’engagement de fonds publics dans les territoires.
20À l’image des « énoncés performatifs » décrits par Austin (1991), qui ne se contentent pas de décrire une situation ou de fournir une information mais qui sont en eux-mêmes des actes, parce qu’ils accomplissent des actions et créent des effets de réalité, l’évaluation de l’utilisation des fonds structurels revêt ici une dimension performative. Le « succès » de l’intervention des fonds est ainsi déterminé par des conditions de mise en œuvre financière dont la satisfaction induit la conclusion que le programme a effectivement atteint les effets qu’il visait. La force contraignante de l’objectif de consommation des crédits alimente, dans une sorte de glissement interprétatif, la présomption d’efficacité de ces ressources particulières d’action publique. Ces effets de croyance sont d’autant plus prégnants qu’ils correspondent aux préoccupations structurantes d’acteurs centraux dans cette politique, les acteurs bureaucratiques en charge de la mise en œuvre de la politique régionale.
21Dans ses justifications courantes, l’évaluation est réputée inciter les acteurs à opérer un retour réflexif sur leurs pratiques pour analyser de façon critique leurs modes de fonctionnement en vue de les amender si nécessaire. Ce serait bien évidemment négliger la complexité de l’action publique, la pluralité des rationalités qui la traversent, la variété des raisons d’agir des acteurs qui y participent, la diversité des intérêts mis en jeu et des tactiques qui s’y déploient et qui peuvent se trouver en tension ou en conflit avec les produits de l’évaluation. La réception des produits de l’évaluation et leurs usages (ou leurs non-usages) constituent ainsi un objet d’analyse en soi, de nature à éclairer en creux les processus de production et de légitimation de l’action publique10.
De quelques usages de l’évaluation
22Le filtrage politique est bien entendu un paramètre essentiel de la mobilisation des savoirs dans l’appréciation de l’action publique et dans son éventuelle réforme. Pour illustrer les contraintes d’usage des savoirs « critiques », en particulier lorsqu’ils concernent des questions politiquement constituées comme sensibles (Pénissat, 2012), on peut prendre l’exemple de la politique de « lutte contre l’usage de drogues » dans son versant pénal. Alors que la France se distingue par une législation parmi les plus sévères en Europe à l’égard des consommateurs de cannabis (passibles de peines allant jusqu’à 3750 euros d’amende et un an d’emprisonnement), les niveaux d’usage observés en population jeune comptent parmi les plus élevés : près de la moitié des lycéens déclarent avoir déjà expérimenté ce produit, pourtant interdit, proportion deux fois supérieure à la moyenne européenne (ESPAD Group, 2016). Face à ce constat paradoxal, corroboré par de nombreuses études démontrant par ailleurs les effets contre-productifs de la « guerre à la drogue » en général et des politiques d’interdiction en particulier, réputées inefficaces pour faire reculer les niveaux de consommation (MacCoun et Reuter, 2001 ; Room et al., 2010 ; LSE Expert Group, 2014), les pouvoirs publics sont régulièrement interpellés par les professionnels du champ médico-social, les associations d’usagers de drogues et certains entrepreneurs politiques sur l’opportunité de modifier le statut juridique du cannabis, dans le sens d’une légalisation ou, à défaut, d’une dépénalisation de la consommation et de la détention de petites quantités de produit. Dans ce contexte, pour contrecarrer tout projet de réforme, les partisans du statu quo avancent souvent l’argument d’une « dépénalisation de fait », pourtant largement démenti par les évaluations qui mettent au contraire en lumière le mouvement continu de systématisation, d’accélération et de diversification de la réponse pénale à l’usage de cannabis, sur la base de chiffres officiels (Obradovic, 2012). Ils invoquent d’ailleurs, simultanément, les « preuves scientifiques objectives » démontrant la nocivité du cannabis, à l’appui d’une rhétorique volontariste appelant à « réaffirmer la nécessité de faire appliquer la loi » compte tenu du « problème social » que représenterait l’usage de cannabis (Obradovic, Beck, 2012). Sur la question du cannabis, l’espace des prises de positions politiques se trouve ainsi structuré par l’injonction à légitimer (ou, au contraire, contester) le cadre légal d’interdiction, par la voie d’appropriation(s) sélective(s) des savoirs scientifiques constitués sur ce produit, ce qui a pour effet de disqualifier les processus concrets de réforme. La question du statut légal du cannabis connaît ainsi un certain enracinement dans l’agenda systémique, tout en se heurtant à une forte inertie de l’agenda institutionnel (selon la distinction classique proposée par Cobb et Elder, 1972). Plusieurs séquences de débat autour d’une éventuelle réforme ont ainsi été ouvertes depuis vingt ans mais aucune n’a abouti, traduisant entre autres la difficile monétisation des savoirs experts. L’exemple des drogues pose de façon exemplaire la question des conditions de conversion et de mobilisation des connaissances scientifiques dans la sphère de la décision publique, les exigences sélectives du processus de circulation et d’appropriation des références savantes dans les espaces administratifs et politiques (Fortané, 2014). Il témoigne également de la manière dont certaines politiques publiques, « basées sur des mythes plutôt que sur des faits », peuvent parfois « contribuer à constituer les problèmes qu’elles sont censées résoudre » (Becker, 2009). Cela n’invalide pas pour autant l’hypothèse d’un changement incrémental (Lindblom, 1959) : si, face à un problème complexe et controversé, les décideurs publics n’ont pas les capacités de réviser de façon rationnelle les objectifs globaux des politiques pénales à l’égard des drogues, les séquences récurrentes de débat autour de la réforme du statut du cannabis et la décision réitérée de renoncer à tout changement masquent des déplacements marginaux correspondant certes, à court terme, au moindre coût politique mais, à plus long terme, à une étape dans une évolution graduelle.
23Ce cas de figure permet aussi de souligner que l’action publique est souvent élaborée à partir d’« analyses toutes faites […] sur lesquelles les acteurs peuvent fonder ou en tout cas justifier une décision sans avoir à opérer une déconstruction et un retour aux éléments mis en relation » (Beslay, Grossetti et al., 1998). Notre perspective rejoint ici celle d’auteurs qui ont proposé de recourir à la notion de mythe pour interpréter l’action publique (Lacasse, 1995), où le mythe renvoie à « des représentations de liens de causalité entre une action gouvernementale et ses effets, représentations qui contredisent les savoirs validés et pertinents », notamment les politiques locales (Desage, Godard, 2005) et même en particulier les politiques de reconversion et de développement des territoires (Beslay, Grossetti et al, 1998)11. Cela revient à instaurer une distance avec la façade normative rationnelle de l’action publique, en montrant la prégnance de croyances d’autant plus consolidées que leur mise à l’épreuve est suspendue, cette routinisation apparaissant comme une condition qui rend possible l’action. Cette perspective incite à reconsidérer précisément le rapport des acteurs publics à l’évaluation de leur action. Au-delà de l’évacuation délibérée des conclusions discordantes et des usages tactiques, apparaît aussi un rapport à l’évaluation que l’on peut qualifier d’intermittent, dans lequel on voit que le questionnement sur les effets croise les croyances qui sont engagées dans l’action publique.
24Beaucoup de professionnels du développement économique (Taiclet, 2009), peuvent se montrer critiques à l’égard des effets des politiques qu’ils mettent en œuvre. Parmi les facteurs « décisifs » du développement, cités par les élus et les développeurs eux-mêmes, la plupart semblent difficilement pouvoir être modifiés par l’action de politiques publiques locales. Un certain nombre des facteurs cités relève en effet de propriétés morphologiques et de dynamiques de marché sur lesquelles les développeurs n’ont aucune prise et qui échappent au registre et au champ d’intervention du développement économique territorial. Ce constat semble largement intériorisé par les élus et les gestionnaires du développement territorial : la question de la marge de manœuvre « réelle » des pouvoirs publics sous-tend d’ailleurs les points de vue des développeurs, qui réenchantent leur action par la justification qu’ils lui donnent : ils font ce qu’ils « savent faire » et surtout, ce qu’ils « peuvent faire », en sachant qu’ils ne peuvent « de toute façon » pas agir sur l’essence des territoires qu’ils défendent (le « de toute façon » étant récurrent dans le discours des acteurs). Même s’il faut tenir compte des circonstances d’énonciation particulières de ces jugements sur les facteurs de localisation des entreprises, produits au cours d’entretiens, les propos recueillis convergent dans l’expression d’une certaine perplexité, de réserves, d’un désarroi parfois12, quant à leur marge de manœuvre sur les mécanismes considérés comme actifs. Les gestionnaires du développement territorial produisent ainsi, par intermittence, des jugements, des appréciations sur les effets des politiques publiques auxquelles ils participent, jugements qui relèvent plutôt d’évaluations pratiques, pas nécessairement appuyées sur des étalons de mesure bureaucratiques ou scientifiques. Dans certains cas, le déficit d’évaluation systématique peut même être considéré comme salutaire dès lors qu’il ne risque pas de menacer le sens et la rationalité prêtés à l’action publique locale :
« D’ailleurs, il faudrait faire une étude précise pour faire le bilan de quinze ans de politiques de développement économique. En fait, il ne faudrait pas le faire, parce que ça serait sûrement traumatisant pour beaucoup de monde. Mais intuitivement, je suis à peu près sûr que sur le nombre total d’implantations qui ont eu lieu, au moins la moitié se sont faites pour des raisons qui nous ont complètement échappé. La raison d’une installation, ça peut être des gens qui se connaissent, qui ont fait une école ensemble, ou qui ont des attaches dans la région. C’est souvent très aléatoire, les raisons qui motivent une décision d’implantation. Et je crois qu’on a assez peu de contrôle là-dessus. Et si on devait mesurer l’impact réel de tout ce qu’on met en place pour le développement économique, ça mettrait sûrement un sérieux coup au moral des gens qui s’occupent de ça13. »
25La réflexion distanciée sur la pratique quotidienne, favorisée par la situation d’entretien, a conduit plusieurs enquêtés du milieu du développement à faire état d’une certaine perplexité quant aux conditions de félicité du développement économique par les moyens des politiques territoriales spécialisées, allant même dans certains cas jusqu’à l’évocation d’un sentiment d’impuissance. Mais si, dans les circonstances particulières de l’entretien, les acteurs du développement font montre d’un scepticisme commun quant à leur propre emprise sur les réalités qu’ils prétendent gérer, leurs réserves n’empêchent pas l’action publique de développement d’exister et, très probablement, ne les empêchent pas de croire à ce qu’ils font dans les circonstances ordinaires d’accomplissement des pratiques professionnelles. En l’occurrence, le scepticisme n’empêche pas l’action, selon des logiques qui sont celles des régimes pluriels de vérité (Veyne, 1983), de la réduction de la dissonance cognitive (Festinger, 1957) ou de la scotomisation (Gaxie, 2005).
26Le développement territorial, l’intégration, la lutte contre l’usage de drogues ou encore contre les inégalités scolaires, pour ne citer que quelques exemples évoqués ici, s’apparentent à des politiques symboliques dans la mesure où elles reposent sur la mobilisation des gouvernants et sur le traitement des problèmes nouveaux par les instruments de l’action publique. L’engagement dans ces politiques peut dans ce sens se lire comme la réaffirmation d’un volontarisme politique, entendu comme la prétention affirmée d’une détermination et d’une capacité à mettre en œuvre rationnellement des moyens pour parvenir efficacement à l’accomplissement de fins pratiques. Cette revendication d’un pouvoir, par les moyens du politique, sur les faits sociaux exprime une forme particulière de rationalisme, caractéristique selon Max Weber des institutions de l’Europe occidentale (capitalisme, État moderne) (Weber, 1996). Cette prétention rationnelle pourrait apparaître contradictoire avec l’apparent désordre qui semble caractériser l’action publique (Gaxie, 1997) ainsi qu’avec le caractère incertain, hésitant, partiel, intermittent des questionnements sur les effets produits par l’action publique. Mais ces propriétés de l’évaluation des politiques publiques nous semblent révélatrices d’une forme particulière de rationalité de l’action publique.
27Un des enjeux révélés par l’étude des effets de l’action publique a ainsi à voir avec l’entretien d’une croyance dans la légitimité autant que dans la capacité du politique à agir sur un ensemble de faits sociaux, en particulier par les moyens de l’action publique. La sociologie de l’action publique, en s’intéressant à la façon dont certains moyens sont constitués en réponse à une multitude d’enjeux forts, conduit ainsi à rencontrer cette dimension magique prêtée à l’action publique. Les formes prises par de nombreuses politiques publiques évoquent en effet les réflexions de Marcel Mauss sur la magie14. Dans ces politiques, la suspension relative d’un questionnement approfondi sur « l’efficacité mécanique des instruments », l’amnésie partielle des séquences précédentes, la réactivation toujours renouvelée des perspectives d’action laissent entrevoir que l’illusio est entretenu par une croyance dans l’efficacité intrinsèque des gestes, des mots, des rituels de l’action publique, dans le sens où la légitimité ne repose pas sur l’efficacité mais sur la présomption d’efficacité (Lagroye, 1985).
28L’évaluation, outre qu’elle révèle les logiques concurrentielles et parfois contradictoires de l’élaboration des programmes d’action publique, met également en lumière les présomptions causales engagées par les acteurs ainsi que les points aveugles de leur appréhension des effets de l’action. Le fait que certaines politiques soient peu voire pas interrogées, ou que les effets des politiques puissent être, dans certaines circonstances, jugés par leurs producteurs eux-mêmes comme incertains, c’est-à-dire non seulement difficiles à objectiver et à traduire sous forme d’indicateurs universels, mais peut-être aussi inexistants, n’apparaît comme un paradoxe que si l’on souscrit à la façade rationnelle de l’action publique15. Or la « délégation à l’État » et l’inscription dans « l’ordre du politique » (Lagroye, 2006) reposent aussi sur l’activation et l’entretien de tout un système de croyances qui est au cœur des relations de domination politique dont l’action publique est aussi une forme d’objectivation. Dans ce sens, les effets de l’action apparaissent comme une inconnue relative, voire une « inconnue souhaitable », puisqu’elle semble être la condition de la perpétuation d’une croyance dans l’action publique, et dans la nécessité même d’une régulation par le politique.
Notes de bas de page
1 Pour un panorama développé de l’évaluation, de son histoire, de ses dispositifs et pratiques et des enjeux qu’elle soulève, on renverra ainsi à un document du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Lacouette-Fougère et Lascoumes, 2013).
2 Les réflexions proposées dans ce texte procèdent ainsi d’un « retour sur enquêtes » : le corpus est composé principalement d’une enquête collective de politistes de Paris 1 réalisée dans le cadre d’une commande ministérielle d’évaluation de politiques locales d’intégration ; d’une évaluation réalisée dans le cadre d’un Observatoire public, portant sur un dispositif pénal en matière de stupéfiants, commandée par le ministère de la Justice ; de mémoires de master en science politique sur des pratiques d’évaluation en collectivités territoriales, encadrés par l’une des auteures ; d’une enquête doctorale sur les politiques de développement économique territorial, dont entre autres les pratiques d’évaluation des fonds structurels européens ; de plusieurs enquêtes sur le statut légal du cannabis et la réponse pénale à l’usage. Elles sont complétées en arrière-fond par nos expériences respectives de chargées d’étude, sans que les différents rapports d’évaluation réalisés dans ce cadre soient explicitement mobilisés en tant que tels dans le corpus.
3 Ce qui a d’ailleurs pu être formulé comme l’une des définitions officielles de l’évaluation par le Commissariat général du Plan, dont le rapport indique qu’évaluer une politique publique, « c’est reconnaître et mesurer ses effets propres », c’est-à-dire tous ceux qui peuvent lui être imputés, au-delà des objectifs officiels (Deleau, 1995).
4 C’était par exemple le cas des politiques municipales d’intégration que nous avions étudiées. Par exemple, une des rares figures communes aux différentes communes dans ce qui était présenté comme relevant de l’intégration résidait dans le financement d’associations proposant des actions d’alphabétisation. Mais nous n’avons pas constaté de questionnements évaluatifs (même rudimentaires, consistant par exemple à compter de façon systématique le nombre de personnes touchées par le dispositif), a fortiori de démarche visant à mesurer les progrès de l’alphabétisation parmi la population, et moins encore de mise en rapport avec des effets « d’intégration ».
5 On peut observer que les politiques sociales sont plus volontiers évaluées que les politiques régaliennes - comme si leur légitimité contestée et la visibilité donnée à leurs dépenses dans les luttes politiques incitait à des stratégies de blame avoidance dont une modalité consiste à faire la preuve de leur souci gestionnaire et de leur effectivité.
6 Si l’évaluation est souvent associée spontanément à un instrument du New Public Management, les luttes de définition et les investissements dans l’EPP dans les configurations successives de réforme de l’État (Bezès, 2009) en donnent une perception plus complexe et contrastée. Certains spécialistes estiment même que le développement hésitant d’une « véritable » EPP en France s’explique notamment par la concurrence des outils univoquement gestionnaires, qui mobilisent davantage les acteurs dominants dans les activités de contrôle de l’action publique, qu’il s’agisse des grands corps de l’État ou des grands cabinets d’audit (Barbier et Matyjasik, 2010).
7 Par exemple la démarche de l’économiste Thomas Piketty qui a publié sur son blog, le 31 août 2016, un billet intitulé « Le gouvernement souhaite-t-il vraiment la mixité sociale ? » présentant et donnant une chambre d’écho à un rapport réalisé par Julien Grenet qui montre une forte disparité dans la répartition des élèves défavorisés dans les établissements scolaires parisiens, support pour le chercheur d’une évaluation critique du plan gouvernemental de novembre 2015 et de la formulation de préconisations de réforme.
8 Étude réalisée dans le cadre d’une observation participante de six mois par Léonie Vallette, L’évaluation comme instrument d’action publique : Le cas de l’évaluation du volet éducation de la convention territoriale de la ville de Lyon, mémoire de Master de science politique, université Lumière Lyon 2, 2016.
9 Des « indicateurs distordus (et distordants…) », des « indicateurs inopérants », des « indicateurs à côté de leur objet », des « indicateurs orientés vers l’administration elle-même » et des « indicateurs absents ».
10 Ici encore, notre propos ne prétend aucunement à l’exhaustivité. Quoique bien spécifique, l’évaluation comme production de savoirs s’apparente à la catégorie générale de « l’expertise » et se prête ainsi à la variété des usages qui ont pu être identifiés à son propos (voir par exemple Robert, 2008).
11 « Nous appelons de telles formes des mythes, c’est-à-dire des ensembles discursifs organisés et cohérents fonctionnant comme des entités non décomposables pouvant entre autres prendre la forme de liens de causalité. […] Cela ne signifie pas nécessairement que les liens de causalité ou les arguments développés soient faux (c’est-à-dire qu’ils contredisent des savoirs qui seraient validés et pertinents) mais qu’ils ne fonctionnent pas sur ce registre de la démonstration et de la validation » (p. 119).
12 À l’image de ces propos d’un développeur territorial : « on a l’impression de remplir un seau avec une petite cuiller, avec toujours le risque que quelqu’un arrive et mette un coup de pied dans le seau ».
13 Entretien avec Didier Mathus, député-maire (PS) de Montceau-les-Mines en 2008.
14 « Dans les techniques, l’effet est conçu comme produit mécaniquement. On sait qu’il résulte directement de la coordination des gestes, des engins et des agents physiques. […] Quand une technique est à la fois magique et technique, la partie magique est celle qui échappe à cette définition. Ainsi, dans une pratique médicale, les mots, les incantations, les observances rituelles ou astrologiques sont magiques ; c’est là que gitent les forces occultes, les esprits et que règne tout un monde d’idées qui fait que les mouvements, les gestes rituels, sont réputés avoir une efficacité toute spéciale, différente de leur efficacité mécanique. On ne conçoit pas que ce soit l’effet sensible des gestes qui soit le véritable effet. » (Mauss, 1999, p. 12.)
15 On pourrait ajouter, mais c’est ouvrir une autre perspective de questionnement, que l’hypothèse selon laquelle les électeurs formeraient leurs jugements sur la politique et leurs choix électoraux (ce qui n’est pas exactement la même chose, Gaxie et al., 2016) à partir d’une évaluation raisonnée de l’action des gouvernants renvoie de façon assez symétrique au même type de fiction rationaliste que la façade rationnelle de l’action publique.
Auteurs
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