Conclusion
p. 255-263
Texte intégral
Une sociologie du journalisme
1Notre longue enquête sur les étudiants en journalisme, depuis leurs entrées dans les écoles « reconnues » par la profession jusqu’aux sept premières années de leur vie active, apporte des éléments de connaissance sur le champ journalistique et en particulier sur l’espace académico-professionnel des formations les plus recherchées ouvrant ses portes. Elles se caractérisent par un recrutement scolaire et social élevé, une féminisation et une forte hiérarchisation tant en termes de public que de débouchés, une « petite porte » s’opposant à une « grande porte » d’entrée dans le journalisme. La force de cette division repose sur des mécanismes d’homologies structurales entre les capitaux des familles des étudiants, des écoles1, puis des employeurs du côté des rubriques, des médias ou rédactions. Mais comme dans d’autres champs de production culturelle, avec l’institutionnalisation croissante de cet univers incertain qu’est le champ journalistique, la raréfaction des postes combinée à la course au diplôme tend à sélectionner des individus de manière toujours moins indéterminée. Cette tendance renforce le rôle des capitaux hérités, culturel, économique mais aussi social dans l’accès à ces écoles et aux positions professionnelles journalistiques auxquelles elles conduisent de façon différenciée et inégale.
2En nous focalisant sur le devenir des enquêtés, nous n’avons certes pas proposé d’étude systématique du fonctionnement des marchés du travail journalistique, leur économie, les stratégies des employeurs et des employés. Il faut par ailleurs garder à l’esprit que, même dans les jeunes générations, le passage par une école ne concerne qu’une fraction – dominante mais numériquement minoritaire – des journalistes. Pour autant, notre travail est une contribution à une sociologie du journalisme, au travers d’une sociographie de la population des étudiants en journalisme et des journalistes qui éclaire indissociablement les principes de division et de hiérarchisation du champ journalistique2. Les goûts et les pratiques journalistiques, les ambitions, les débouchés et les classements professionnels de notre population, qu’ils touchent aux types de média, de rubriques, de travail, révèlent à la fois les transformations et les permanences des principes de structuration du champ journalistique. La profession se féminise par le haut mais les formes de domination masculine perdurent. Les écoles et les étudiants se multiplient et se diversifient socialement mais les formations, les parcours et les goûts s’homogénéisent et les droits d’entrée scolaires et sociaux s’élèvent. L’entrée et le maintien dans le secteur sont certes difficiles et précaires, mais pas pour tous, et s’avèrent socialement inégaux. Les hiérarchies professionnelles, entre médias nationaux et régionaux ou, à un niveau plus fin, entre les tâches techniques et les tâches plus générales du JRI ou du rédacteur, se maintiennent et redoublent là encore souvent des oppositions de classes et de fractions de classe, qu’elles contribuent à faire exister dans un univers spécifique. Le développement du journalisme web qui modifie l’économie et la structure du secteur et permet à de nouveaux entrants d’investir de nouvelles positions professionnelles, conforte aussi sous certains rapports des traits anciens du champ journalistique. Le journalisme en ligne, par exemple, qui relève plus ou moins du desk, confirme, plus qu’il ne révolutionne, l’imposition des logiques d’audience déjà repérée via la télévision. Les nouveaux entrants qui s’investissent dans ce nouveau journalisme sont souvent parmi les plus dotés et sont issus des écoles les plus réputées. S’ils se distinguent des journalistes dominants déjà en place, c’est surtout parce que les positions qu’ils cherchent à occuper sont des positions à faire, encore dominées dans le champ. L’inertie et le changement vont de pair.
3À ce titre, notre analyse du journalisme web participe d’une analyse du champ journalistique qui s’appuie à la fois sur les positions objectives qui le structurent et sur les dispositions et prises de positions subjectives qui animent les individus cherchant à les occuper et qui dessinent par l’enchaînement de leurs déplacements ou non-déplacements des trajectoires professionnelles et sociales3. Ces hiérarchies journalistiques et sociales se donnent donc à voir doublement. En particulier les oppositions entre fractions de classe d’apprentis journalistes et leur devenir social et professionnel lient leurs propriétés objectives à leurs représentations subjectives : on peut penser aux attractions-répulsions du travail en rédaction locale ou nationale, aux oppositions de pratique et de conception technique ou esthétique du travail en audiovisuel.
4Il est d’autant plus productif, pour comprendre le champ journalistique, de s’attacher à ses effets et à son poids sur l’espace académique des écoles de journalisme, que ce champ a connu très tôt un processus de « professionnalisation » qui s’intensifie aujourd’hui. Qui dit écoles – et, ici, écoles de journalisme –, dit le champ dans lequel elles s’inscrivent, puisque « dès le moment où il y a des institutions, des académies, des écoles qui reproduisent les académies, dès le moment où il y a des clubs […] et que la reproduction du capital symbolique peut être assurée par le simple contrôle des institutions4 », un champ et la lutte en son sein pour l’accumulation du capital symbolique sont en train de s’institutionnaliser. Le système et les capitaux scolaires, dont nous avons souligné le poids croissant dans l’accès aux positions journalistiques, sont décisifs dans ces phases d’institutionnalisation des champs de production de biens culturels puisqu’ils interviennent plus que jamais, comme nous le montrons en fait, dans le « mode de production des producteurs5 ».
« Réseau », capital social et institutionnalisation du champ journalistique
5Ce constat de l’institutionnalisation du champ journalistique et du poids croissant pris par le système scolaire dans le champ académico-professionnel de production des journalistes soulève de façon exemplaire la question du rôle pris par le capital social à côté des autres capitaux hérités et du capital scolaire accumulé pour les rentabiliser dans la compétition pour l’accès aux positions professionnelles qui se raréfient. C’est d’ailleurs un aspect incontournable et décisif de l’entrée et le maintien dans la profession de journaliste qui fait partie de la doxa sur ce métier et que les profanes comme les professionnels désignent sous le terme de « réseau ». Le poids de cette notion indigène est tellement prégnant que nombre d’anciens étudiants que nous avons interviewés, voyant que nous ne la mobilisions pas directement, nous rappelaient de ne pas oublier de l’aborder. Ainsi, Emmanuelle nous explique posément en plein milieu de son interview alors que nous parlions de l’ambiance dans sa promotion :
« Après c’était comme dans toutes les écoles : certains ont des réseaux plus importants que d’autres. On se rend compte qu’on n’est pas tous égaux, c’est clair.
– Dans les trajectoires à la sortie ?
– Oui, mais aussi pour les stages, pour tout. Parce que le réseau, c’est tout. Je ne sais pas si vous avez une question là-dessus mais c’est ça. »
6Cette vision du monde journalistique professionnel en termes de « réseau » est aussi dominante dans les catégories de perception et de jugement des écoles de journalisme. « Le réseau » est l’une des ressources, sinon la principale, qu’apportent les formations et les plus réputées sont inséparablement celles qui offrent le meilleur réseau de relations avec le monde professionnel pendant et après la scolarité. Ces « relations professionnelles » à l’école puis hors l’école semblent en partie échapper aux logiques strictement scolaires. Si les qualités scolaires sont décisives pour la réussite aux concours d’entrée, les formations au journalisme restent principalement tournées vers l’entrée dans le monde du travail et cherchent à « déscolariser » les étudiants6. L’importance donnée aux relations professionnelles avec les professionnels du journalisme participe de ce processus.
7Nos données confirment amplement, après d’autres travaux7, l’importance du « réseau » professionnel mobilisable pendant et après la scolarité pour l’entrée et le maintien dans la profession. Le plus souvent les relations professionnelles permettent d’obtenir, non pas directement un travail, mais l’information sur la possibilité de travail. Elle explique que l’embauche sur candidature spontanée est rare. Mais le « réseau » peut prendre des formes et des modalités tellement diverses que cette notion d’origine indigène fait obstacle à une pleine compréhension de l’entrée dans la profession. Elle est une prénotion et correspond à une vérité pratique8 mais elle pâtit de la vision individualisante, stratégique et quasi substantielle qui imprègne le sens commun dont elle est issue. Sur la base de notre enquête, nous serions tentés au minimum de parler « de réseaux », plutôt que « d’un réseau ». Les réseaux passent par des voies, ouvrent des portes différentes selon les écoles. La hiérarchie des écoles, de leurs débouchés et des trajectoires individuels d’étudiants, montre bien que les différentes formations disposent de « réseaux de relations professionnelles » (qui se manifestent dans les stages qu’elles offrent, les intervenants professionnels qu’elles emploient, les partenariats qu’elles nouent) dont le volume et la structure sont très variables selon les cas. Mais il faut aussi souligner que les réseaux diffèrent également selon les propriétés sociales des individus à l’intérieur des écoles. Les étudiants d’une même formation n’ont pas tous accès au même type et au même volume de ressources de relations avant, pendant et après leur scolarité. Surtout, tous n’ont pas les mêmes moyens et les mêmes dispositions pour les faire valoir et les entretenir. Le réseau est un ensemble de relations interpersonnelles qu’il faut savoir entretenir de façon rationnelle par un travail (coups de fils, envois de cartes de vœux, etc.) auquel les étudiants sont inégalement disposés (certains étudiants interviewés disent qu’ils ne sont « pas faits [pour l’accomplir] »), mais il s’entretient autant de façon inconsciente au travers de la sociabilité amicale, familiale ou professionnelle. Surtout, il existe des conditions sociales et structurelles de possibilité d’accéder, de mobiliser et d’entretenir un réseau. Les usages ordinaires du terme occultent ce point, et c’est d’ailleurs sans doute l’une de leurs fonctions. Le capital social comme « réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance9 » est une ressource décisive à l’entrée des écoles de journalisme, comme l’a montré l’ACM de l’espace des étudiants, aussi bien qu’à la sortie comme l’a montré le second volet de notre enquête.
8Au-delà donc de ces considérations conceptuelles, mais importantes, le rôle du capital social rappelle dans un premier temps que le journalisme, comme beaucoup d’univers professionnel, est un lieu où le diplôme ne fait pas tout puisque, bien que sortis d’une même formation, « différents individus obtiennent un rendement très inégal d’un capital (économique ou culturel) à peu près équivalent10 », et scolaire pourrait-on ajouter, et qu’il reste de ce fait un champ ouvert sous ce rapport. Mais dans un second temps, l’institutionnalisation de cet univers par l’affirmation d’un espace structuré d’école et des logiques objectivement de plus en plus scolaires de leur recrutement a aussi pour conséquence une concentration et une institutionnalisation plus poussées du capital social spécifique nécessaire à la carrière journalistique qu’offrent ces écoles à côté et en plus des familles. D’ailleurs, c’est plus largement la logique même de l’institutionnalisation d’un champ que de favoriser la concentration du capital social mais aussi symbolique, celui de la connaissance et de la reconnaissance, et la régulation de sa distribution qui tendent être détenues et opérées par les écoles qui luttent entre elles pour dominer ce processus. La lutte dans le champ journalistique peut devenir dès lors une lutte pour l’accès et le contrôle de l’accès aux instruments de production et de reproductions des journalistes que sont les écoles même si les « titres » à la fois scolaires et professionnels qu’elles délivrent, sont, de l’avis même des étudiants, une condition de plus en plus nécessaire mais pas encore suffisante pour se faire une place dans cet univers. Comme dans tout champ, et comme dans le champ du pouvoir, la lutte a pour objet l’imposition d’un capital dominant par rapport aux autres capitaux. Toute modification de la valeur relative de ses ressources dans l’univers concerné bouleverse les positions des individus par l’appréciation ou la dépréciation de leurs portefeuilles au regard de sa structure. On comprend que logiquement et classiquement, ceux qui ont les plus profité du processus d’institutionnalisation du champ journalistique, soient les plus ardents défenseurs des écoles de journalisme les plus établies et du capital scolaire et social spécifique qu’elle demande et délivre et qu’ils résistent, pas seulement dans une logique de corps et de numerus clausus ou alors comme conséquence d’une logique académique, à une trop forte dérégulation du système sous la forme en l’occurrence d’une multiplication des écoles et au primat donné au seul capital social par rapport au capital scolaire comme cela est la tendance dans tout l’enseignement supérieur. Le discours véhément que Pascal tient en faveur des écoles reconnues est exemplaire de ce point de vue. Il faut dire que Pascal a tout de l’oblat11. Issu d’un milieu ouvrier ou, plus exactement, comme il le précise, d’une fraction très particulière et dominante du monde ouvrier (ses parents étaient ouvriers qualifiés dans l’aéronautique et étaient des responsables syndicaux très actifs), il peut se présenter comme le pur produit de l’ascension sociale et professionnelle par l’école de journalisme. Il suit en effet la voie royale d’un an de classes préparatoires pour intégrer un IEP puis une école de journalisme. Il atteint entièrement son objectif, réussissant même le concours de l’une des formations les plus prestigieuses. Il connaît professionnellement une carrière brillante puisque, cas presque unique dans l’ensemble de notre population, il se retrouve huit ans après sa sortie à un poste de rédaction en chef d’un grand titre national d’information générale et politique12. Son attachement à son école de journalisme est sans doute redoublé par le fait qu’il y a rencontré sa femme, étudiante de sa promotion. En retour, il est très actif dans la vie de l’école puisqu’il est membre depuis dix ans du réseau des anciens et depuis peu du conseil d’administration. Dans les différentes instances académico-professionnelles que cette dernière fonction l’oblige à fréquenter, il défend son école mais plus largement les écoles reconnues :
« Moi, je défends ces 14 écoles-là. Je défends évidemment le conseil des écoles reconnues et je me bats malheureusement contre les autres. Je me bats contre une école scandaleuse qui est à Paris. Elle fait partie d’un grand groupe média, elle fait un battage de dingue, elle a des moyens fou et fait payer 5000 ou 6000 euros l’année aux étudiants mais ne leur donne des cours que le matin. C’est une école qui fait croire qu’on devient journaliste en écoutant une conférence de Nelson Monfort ou d’une autre tête d’affiche. Ces jeunes à qui on dit : “Tu vas voir, au bout de quatre jours, tu vas aller tourner avec une caméra.” Sauf que moi je me bats, nous, dans notre école, on se bat pour dire : “Attendez, le journalisme, c’est pas le mec qui tient une caméra, c’est le mec qui sait réfléchir, qui a de la déontologie, qui est capable de poser la bonne question.” »
9Ce discours va de pair avec une reconnaissance et une affirmation aiguë de la hiérarchie des écoles. Il est en effet « corporatiste » et participe de la défense de la position dominante des écoles de la « grande porte » dans l’espace de production des journalistes. Mais, au-delà même des clichés sur ce qu’est « un bon journaliste », sur ce qu’apporte « une vraie formation », on peut y lire la défense d’un mode de production des journalistes et de reproduction sociale où les logiques académiques et le capital scolaire ne sont pas complétement dévalués et niés face aux capitaux économique et social.
Une sociologie générale du singulier
10Tout ce que nous venons d’avancer sur le poids respectif des capitaux scolaire et social dans l’accès au métier de journaliste rappelle que notre étude engage une sociologie plus large de la production et de la reproduction des positions de l’espace social en France qui dépasse, ou plutôt complète une sociologie du journalisme. Cette dernière, telle que nous l’avons développée, ne se réduit pas à une sociologie des professions. Elle relève sous certains rapports d’une sociologie de l’éducation et des transformations de l’enseignement supérieur. Plus généralement encore, cette enquête participe de l’étude des dynamiques à l’œuvre dans la société française et en particulier des changements structuraux au sein des classes dominantes, où les ressources culturelles et scolaires se dissocient de moins en moins des ressources économiques et sociales13. De ce point de vue plus généraliste, notre population d’étude qui, à première vue peut apparaître comme partielle car constituée d’une part très limitée des étudiants en journalisme et des futurs journalistes, sa fraction dominante passée par les écoles les plus sélectives et les plus recherchées et qui a le plus de chance d’intégrer les médias les plus réputés est un prisme pertinent pour observer ses transformations des classes supérieures et des logiques et formes scolaires et sociales de reproduction14. Elle vient confirmer des transformations plus générales de l’espace social français qui concernent également la petite bourgeoisie à laquelle appartenaient globalement les journalistes dans les années 1960 et 197015. L’objet de notre étude est peut-être finalement l’espace social français actuel et ses lignes de forces tels qu’ils se donnent à voir au travers des contraintes qu’ils font peser sur les trajectoires d’individus voulant devenir journalistes qu’il s’agisse des positions qu’ils les poussent à occuper que les dispositions dont ils les dotent. Ces surdéterminations s’actualisent et deviennent visibles dans un univers spécifique, ici académico-professionnel, qui a lui aussi sa propre structure et ses propres forces. C’est pourquoi cette ambition de contribuer à une connaissance plus générale de l’espace social et de ses transformations ne doit pas faire oublier qu’elle passe ici inséparablement par une sociologie spécialisée du journalisme.
11Dans une approche généraliste et structurale, les limites d’un travail qui, comme le nôtre, repose, du fait de son ambition longitudinale, sur des données inévitablement partiellement datées doivent être relativisées. Initiée au début des années 2000 alors que l’espace des formations en journalisme se transformait16, notre recherche décrit et analyse un état que l’on peut juger ancien du champ journalistique et de l’espace des écoles. C’est le lot de tout travail sociologique que de saisir un état historique et social donné d’un univers social. Il n’en résulte pas pour autant que les analyses qu’il permet d’élaborer n’ont de valeur que pour cet « instant » et pour cet espace. Cela a déjà été indiqué mais il faut en effet rappeler que des études plus récentes sur les propriétés et le devenir des étudiants en journalisme, tendent à confirmer la robustesse et la relative permanence des résultats que nous avons dégagés. L’actualité de notre étude tient aussi à l’inertie des champs sociaux et professionnels qui n’est pas négligeable en dépit des transformations réelles qui affectent le champ journalistique. Les principes structuraux d’opposition et de classement ont tendance à se maintenir partiellement tant dans la réalité objective du monde journalistique que dans les catégories de perception subjective des étudiants, même s’ils s’appliquent à des institutions nouvelles comme l’école de journalisme de Sciences Po Paris ou l’IUT de Cannes ou des pratiques nouvelles comme la formation et les débouchés du journalisme web. Plus que des réalités individuelles ou institutionnelles, ce sont des positions et des relations à occuper mais aussi certes à faire que l’on a dégagées au-delà du nom des établissements ou des étudiants objectivés. Dès lors, notre étude garde de sa pertinence du fait de la généralité des schèmes sociologiques explicatifs mobilisés. Car si le chercheur en sciences sociales travaille nécessairement sur du matériel historique condamné, un jour ou l’autre, à devenir « daté » et sur des cas particuliers, le propre du métier de sociologue consiste à traiter ces derniers comme « un cas particulier du possible17 ».
12Finalement, ce que notre ouvrage aura peut-être essayé d’entreprendre, c’est une sociologie de ces cas particuliers du possible que sont les destins individuels des étudiants en journalisme. En effet, nous avons réalisé une sociologie à l’échelle individuelle qui, empiriquement et théoriquement, permet de vérifier, et non simplement de postuler par « une réthorique généralisante », la cohérence des dispositions qui peuvent rendre compte, et c’est là l’objectif de la science, de la trajectoire singulière d’un individu y compris ses « bifurcations », ou du moins ses anticipations et réactions à ses ruptures pas si surprenantes que cela18. C’est au prix d’une longue et longitudinale démarche théorique et méthodologique qu’apparaît la nécessité sociale derrière la singularité qui ne néglige pas pour autant la complexité et la particularité des phénomènes et individus étudiés. Car comme le posait Leibniz, si chaque être se caractérise par une singularité absolue de sorte qu’il n’y a pas deux individus semblables, il n’en constitue pas moins une réalité douée d’unité qui demeure la même à travers toutes ses transformations et dont l’action produit l’unité19. Bien sûr, comme le soulignait Maurice Halbwachs dans son commentaire de ce philosophe, un individu est une réalité trop complexe qui résulte de trop de causes, « pour qu’on puisse en connaître immédiatement, et même après un long temps, tout le contenu20 ». Ainsi pour reprendre ses termes, « si nous sommes réduits à noter ici non plus des identités, mais des ressemblances » et à travailler dans le « domaine du probable21 », la nécessité sociale des destinés individuelles n’en existe pas moins, et doit rester l’horizon de la sociologie comme science rationnelle. Nous pourrions ici reprendre des propos de Pierre Bourdieu qui, en référence explicite à Leibniz, expliquait :
« Alors que les individus biologiques peuvent être différents à l’infini selon les principes de Leibniz […], qu’il n’y a pas deux habitus semblables simplement parce que les conditionnements sociaux ne sont jamais identiques […], on peut supposer qu’il existe des classes d’habitus pour autant qu’il existe des classes de conditionnements sociaux, ce qui donne un fondement à l’analyse statistique sans pour autant faire de la sociologie la science des collectifs : il y a aussi une sociologie des habitus singuliers et par exemple […], on peut se donner comme instrument la biographie individuelle avec pour intention de ressaisir la logique singulière de la genèse d’un habitus singulier21. »
13C’est cette double intention d’une science de l’individuel et du collectif rendue possible par ce double instrument de la statistique et de la biographie, l’un étant toujours la condition de l’autre, que l’on a essayé de poursuivre au travers de notre enquête sur les étudiants en journalisme.
Notes de bas de page
1 Et, on peut le supposer, de leurs enseignants même si nous ne l’avons pas spécifiquement objectivé dans ce travail.
2 De la même façon, notre analyse des ambitions et modèles professionnels, menée à partir du questionnaire initial (G. Lafarge et D. Marchetti, « Les hiérarchies de l’information », art. cité), fait apparaître un espace des légitimités professionnelles qui renvoie également aux hiérarchies spécifiques au champ journalistique établies entre médias, journalistes et spécialités thématiques ou géographiques.
3 Notre objectif, en effet, était bien de comprendre dans une logique inséparablement objectiviste et subjectiviste le fonctionnement du champ journalistique. Comme le rappelle Pierre Bourdieu, « ce genre de modèles structuraux n’exclut pas du tout, au contraire, de comprendre comment les agents fonctionnent. Cela donne le système de contrainte à l’intérieur duquel les agents sociaux qui ne sont pas des particules vont se promener » (Sociologie générale – Volume 1, op. cit., p. 161). En fait l’analyse et la méthode que nous développons dans tout cet ouvrage cherche à se défaire des fausses oppositions telles que objectivisme/subjectivisme, mécanisme/finalisme, déterminisme/choix rationnel, contraintes/motivations etc.
4 P. Bourdieu, Sociologie générale – Volume 1, op. cit., p. 161.
5 Ibid., p. 666. En suivant Pierre Bourdieu, nous pourrions ajouter, bien que ce ne soit pas l’objet de notre travail, qu’il devient une instance décisive « de production des consommateurs ». Bien que nous n’abordions pas cet aspect dans notre étude, notre horizon qui est de penser la transformation de l’espace social et de ses classes dominantes qui se caractériseraient par une nouvelle structure du capital possédé et en particulier culturel, permet de comprendre la transformation de la production des journalistes mais aussi sûrement celle de leurs publics, réels ou visés, qui leur sont en partie homologue.
6 Y.-V. Abraham, art. cité ; D. Marchetti, « L’ajustement des écoles au marché du travail », art. cité ; F. Ruffin, op. cit.
7 D. Marchetti « Les marchés du travail journalistique », art. cité ; S. Bouron, Apprendre à penser comme un journaliste, op. cit., p 442.
8 E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1987, p. 16.
9 P. Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, no 31, janvier 1980, p. 2.
10 Loc. cit.
11 P. Bourdieu, La noblesse d’État, op. cit., p. 144.
12 Il faut certes préciser qu’il est plus sur le pôle édition et en partie « technique » de la rédaction en chef du titre.
13 J. Duval, Critique de la raison journalistique. Les transformations de la presse économique en France, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2004.
14 La démarche et la perspective de cette enquête sont très similaires à celle menée par Vincent Dubois sur les étudiants se destinant aux métiers de l’administration de la culture qui, comme il l’écrit, a pour enjeu « les modes contemporains de reproduction » (op. cit., p. 20).
15 L. Bernard, « Réflexions sur “la petite bourgeoisie nouvelle” dans les années 2000 », art. cité.
16 I. Chupin, op. cit., p. 207-263.
17 G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938, p. 58.
18 C’est une des critiques qui est régulièrement mobilisée pour dénoncer une sociologie générale du singulier qui se réduirait à « une rhétorique généralisante » laissant de côté « la complexité du singulier et des déterminations » et mettant un œuvre « un déterminisme » trop peu « subtil » (voir par exemple B. Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Fayard, 2011 ; Dans les plis singuliers du social, Paris, La Découverte, 2013).
19 G. W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, 1765 ; Lettre à Arnaud, 30 avril 1867.
20 Ibid.
21 P. Bourdieu, Sociologie générale – Volume 1, op. cit., p. 238-239.
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