8. Production et reproduction difficiles
p. 237-252
Texte intégral
1Le cas de Céline ne doit pas déformer la perception des trajectoires des individus se situant dans le quart sud-ouest de l’espace des étudiants. En effet, c’est dans cette zone où se trouvent les étudiants des écoles les moins réputées et les plus récentes, mais aussi ceux qui sont moins dotés en capitaux, et notamment en capital scolaire relativement à leurs congénères, que les sorties du secteur ou les situations précaires sont nombreuses même si elles ne sont pas systématiques1. L’entrée dans le métier peut alors s’avérer difficile et les processus de reproduction sociale délicat comme pour Michaël. Les ressources économiques, sociales et journalistiques manquent à ces individus pour faire face aux rappels à l’ordre de la réalité. Certains, comme Sophie, sont exclus par force du secteur avec la violence que cela représente. D’autres se détournent de la profession par « choix », poussés par l’attraction pour les études tel Tarik qui avait intégré, dès sa sortie de terminale, un IUT. Encore une fois, les dispositions et les rapports au monde et à l’avenir, la proximité ou la distance aux univers scolaire et culturel ou journalistique, ont des effets sur les trajectoires observées à ce pôle.
Une reproduction « petit à petit »
2Michaël se situe au pôle sud de l’espace des étudiants2. Cette position se comprend si l’on se rappelle que l’une des variables qui contribuait le plus à la construction de cet axe était la possession d’un capital journalistique3. En effet Michaël est fils d’un journaliste du Parisien. Mais sa situation se caractérise aussi par la faiblesse de ses autres ressources. En matière scolaire, il est simplement titulaire du baccalauréat lorsqu’il intègre un IUT de journalisme. Il hérite de capitaux et de dispositions scolaires duales et de fait limités. Sa mère, ancienne institutrice titulaire d’une licence, est devenue directrice d’école primaire quand son père « qui n’a pas eu le bac » est secrétaire de rédaction pour les pages locales et nationales du Parisien. En dépit de son absence de diplôme, son père exerce une profession qui le rapproche du monde intellectuel mais dans un titre et à une fonction qui restent bas dans les hiérarchies professionnelles journalistiques. Sa pratique intensive du football dans sa jeunesse, son goût hérité pour Le Parisien et les romans de science-fiction qu’il lit encore aujourd’hui, son attraction initiale pour le journalisme sportif mais dont il se détournera, sont autant d’éléments qui le distinguent des étudiants des fractions les plus aisées et cultivées. Michaël est éloigné de « la grande porte » et d’individus comme Élise ou David qui possèdent un capital social dans le monde journalistique plus volumineux et de plus grande valeur, et qu’ils cumulent avec des ressources scolaires et économiques également plus importantes. Journaliste au Parisien, fils de journaliste du Parisien4, Michaël opérera une reproduction sociale familiale presque totale, mais sur un mode moins aisé qu’Élise5 ou David. Il passe par une école de journalisme dans une certaine mesure « refuge » et connaît une carrière journalistique moins prestigieuse. Sa reproduction se fera d’une certaine façon « aux forceps ».
3La trajectoire scolaire de Michaël est en effet chaotique même si elle n’est pas singulière. Dès son cursus secondaire, il doit renoncer devant la sélection scolaire par les mathématiques6 à son ambition professionnelle initiale qui était de devenir garde forestier.
« Je voulais être garde forestier, mais on est dans un pays où pour être garde forestier, il faut être bon en maths. Je n’ai jamais compris ça. Ça m’a toujours un peu meurtri. Je suis allé en section littéraire et à partir de là je ne pouvais plus accéder au concours pour devenir garde forestier. »
4À sa sortie du lycée, il s’inscrit en histoire à l’université en région parisienne, « parce qu’[il] aimait beaucoup » cette discipline. Il restera quatre ans en première année de Deug sans jamais réussir à valider cette année. Il décroche des études invoquant la distance des trajets et l’univers déshumanisé d’une grande université :
« J’avais quand même 1 h 15 de trajet. C’était un peu lourd et j’étais un peu perdu… J’avais un an avance et je déboulais un peu là-dedans. Et puis ce n’était pas la petite université de province, c’était vraiment l’usine, c’était vraiment monstrueux. »
5Il n’hésite pas à parler « d’échec scolaire » et plus largement « d’années compliquées, très très compliquées ». Il raconte explicitement, mais en se forçant un peu et sans s’étendre, « avoir manqué les cours », s’être mis « à fumer beaucoup de haschisch… et puis plein de bringues », c’est-à-dire avoir vécu une jeunesse étudiante qui le détourne des études. Ce sentiment de ne plus savoir où il en était renvoyait aussi à son avenir, puisqu’il avouait ne pas savoir ce qu’il voulait faire. Il pense un peu au journalisme quand il va à l’université et s’il décroche des études supérieures, c’est aussi qu’il s’y accroche et s’y enlise pour avoir le « bac +2 » requis pour pouvoir présenter le concours de beaucoup de formations en journalisme. Pourtant, il n’est pas capable de dire comment lui est venue l’idée de tenter les écoles de journalisme. On peut imaginer qu’il se raccroche à cette branche dans une logique inconsciente et involontaire propre aux logiques de reproduction sociale, ce d’autant plus qu’il est « perdu » à l’université, mais plus largement dans cet âge social de la jeunesse où il doit faire « des choix » et sortir de « l’apesanteur » où il s’est placé7. Ces processus de reproduction se mêlant à des processus psychologiques, ce n’est sans doute pas un hasard s’il évoque le rôle de son père sur le mode de la prise de conscience et du « réveil » : « Un moment, mon père m’a dit : “Il faudrait quand même que tu te réveilles.” » Ce rappel à l’ordre social, Michaël le vit sur le mode d’un rappel à l’ordre moral puisque c’est dans la foulée de cette phrase qu’il indique, après un silence, qu’il fumait beaucoup à l’époque. Il glisse d’une préparation « comme ça » à une préparation plus sérieuse des concours qui consiste essentiellement à lire les journaux et réussit à intégrer un IUT de journalisme.
6Sa distance à l’école et à l’univers intellectuel se prolonge dans sa formation et dans le récit qu’il fait de son apprentissage du métier où il insiste sur la différence entre les visions journalistiques « élitistes » des autres étudiants mais aussi des enseignants et son goût personnel et professionnel pour un titre « populaire » comme Le Parisien :
« Il y en a certains [des étudiants] qui étaient déjà assez élitistes, qui voulaient travailler à France Télévisions, Télérama, Le Monde […] Quand j’ai dit que je voulais aller travailler au Parisien, pour eux quoi c’est comme si je voulais aller au Nouveau Détective […] Il y en avait un [un enseignant] qui travaillait en radio locale. Il avait une certaine vision de la presse. Il nous faisait des grandes leçons sur le journalisme alors que bon… »
7Cette opposition et l’origine populaire qu’il veut se donner sont sûrement exagérées puisque, comme l’avait repéré et mal supporté Alice, beaucoup de garçons de la promotion affichent des aspirations journalistiques « simples » comme signes de distinction. Sans difficulté, il profite de la vie étudiante qu’offre son école, cultivant l’esprit de corps pour mettre à distance le sérieux scolaire. Comme il le signalait déjà dans le questionnaire dans une question sur son intégration à la promotion : « Alcool à gogo, vacances. » Il critique l’apprentissage scolastique du journalisme, comme la plupart, en affirmant « avoir plus appris de ses amis que de ses professeurs », amis qui avaient de « l’expérience dans le métier » et relisaient ses papiers. Il réaffirme cette distance avec l’univers scolaire sélectif qui est aussi celui des écoles de journalisme, en se comparant tant à certains de ses anciens camarades qu’aux nouveaux étudiants en journalisme qu’il a, à présent, comme stagiaires :
« Je n’étais pas journaliste mais j’avais travaillé. J’avais fait du boulot d’intérim avant l’IUT, pour payer mes études. Beaucoup arrivent, ils n’ont jamais travaillé. Ils arrivent en entreprise, c’est un peu la fête. Ils finissent leur stage : “Bon voilà je finis mon stage” et on n’en entend plus parler en fait. »
8Ce propos peut sembler d’autant plus surprenant à première vue que sa trajectoire à sa sortie d’IUT a été délicate et qu’il s’en est fallu de peu qu’un an après on n’entende plus parler de lui dans le métier. Mais in fine il est vrai qu’il occupe une position stable en CDI et ce depuis neuf ans dans une rédaction locale d’un titre établi qui a vu sa légitimité dans le champ journalistique s’accroître. Un indicateur de cette position est matériel : en emploi à plein-temps stable, il touche un salaire mensuel de 2700 euros net avec prime et 13e mois, ce qui est relativement élevé pour les carrières en presse écrite et supérieur à ce que gagnent par exemple Céline, Gaëlle et aussi Adèle pourtant à un poste plus prestigieux. Cette référence à sa connaissance de l’entreprise et du monde du travail indique en fait que Michaël joue moins à l’étudiant d’origine populaire qu’il ne met en avant les qualités et les ressources qui sont les siennes et qui ne sont pas d’ordre scolaire, à savoir sa familiarité et son attachement au Parisien et sa pugnacité pour s’y faire « une place petit à petit » tel un cadre qui suit une promotion maison par opposition à un cadre certifié scolairement. À ce sujet, il rapporte d’ailleurs des propos que son père lui aurait tenus quand il lui a appris qu’il voulait devenir journaliste :
« Il m’avait dit : “Si tu veux y aller tu as intérêt d’être bon !”
– Intérêt d’être bon à l’école ou dans le métier ?
– Les deux, mais surtout dans l’entreprise. »
9Michaël est effectivement « entré petit à petit au Parisien, vraiment petit à petit ». Il y fait son stage de fin d’études dans les Yvelines près de chez lui. Il ne veut pas prolonger son cursus d’IUT en licence professionnelle car il « veut travailler tout de suite ». Cette volonté est conforme à son aversion à l’univers scolaire. Il se consacre à la recherche d’un emploi et raconte avoir « rédigé 150 lettres » mais n’avoir reçu qu’une réponse positive lui proposant un entretien dans un titre de PQR de la région Centre. Cet entretien et les tests qu’il passe n’aboutiront pas. En fait, il connaît pendant un an complet, de septembre 2005 à septembre 2006, une période de recherche d’emploi, d’attente, de très rares piges au Parisien dans les pages et les rubriques les moins cotées, et surtout de travail alimentaire en intérim :
« Si, j’ai un peu bossé, mais vraiment un tout p’tit peu. Par exemple, au début je travaillais au sport dans les Yvelines. Mais le sport ce n’était que le week-end. Donc en plus, je faisais de l’intérim : n’importe quoi manutention, jardinage… Après j’ai travaillé des week-ends dans l’édition de Paris, toujours au Parisien. Après j’ai fait la météo. »
10Là encore, il s’accroche et à la façon des pigistes, il n’arrête pas de proposer ses services au Parisien :
« Dès qu’un truc se finissait, je demandais, je renvoyais des mails, je contactais. Pendant un an, j’ai donc fait du journalisme mais 80 % de mon métier professionnel, c’était de l’intérim. »
11Cette période de recherche d’emploi se distingue de celle qu’a connue Élise par sa durée (un an, et non pas un mois) comme par le moment où elle intervient (dès la sortie de l’école et non un an après). Elle justifie la formule que nous employons à propos de Michaël à savoir « s’accrocher », comportement imposé par la nécessité car c’est d’une certaine façon sa seule ressource que de se tourner vers Le Parisien et d’essayer d’y entrer par la « petite porte » quand Élise peut recourir aux ressources sociales et financières de sa famille. Michaël s’accroche d’autant plus que c’est son maintien par son entrée même dans la profession de journaliste qui se joue. Il avoue avoir manqué abandonner au bout d’un an. Il fait jouer les relations de son père qui le conduisent presque en fait à l’effet inverse de celui a priori escompté puisqu’on lui donne le conseil de chercher ailleurs :
« Est-ce que vous vous êtes un moment posé des questions ?
– Oui. Un moment, je me rappelle avoir appelé un ami, un responsable syndical qui était avec mon père. Je lui dis : “Ça fait un an, on ne me propose rien de plus qui dépasse 15 jours ou 10 jours.” Il n’y avait pas de rupture de contrat mais il pouvait me négocier une rupture de contrat. Il me dit que c’est le mieux à faire, et ensuite de chercher carrément ailleurs, d’arrêter Le Parisien. J’avoue que, là, ça m’a un petit peu… »
12En fait, il obtient alors un statut de pigiste permanent dans l’Essonne que lui propose le journal. Bien qu’habitant les Yvelines, il saute sur la proposition et connaît un an de travail intense. Il est difficile de connaître les raisons de ce recrutement. Sans doute Le Parisien doit-il faire face à un besoin assez immédiat et dispose, avec Michaël, d’un candidat prêt à le combler. Michaël qui, tout au long de l’entretien, mentionne n’avoir jamais été « pistonné » au Parisien, met en avant, sûrement à juste titre, un facteur en adéquation avec ses dispositions et ses ressources : les employeurs recherchent des personnes rapidement disponibles et opérationnelles.
« Ils m’ont dit : “Il y a ça, t’y vas ? T’es libre quand ? – Demain – “Bah, t’y vas demain.” C’est un peu comme ça au Parisien, au début […] Faut vraiment être disponible, très disponible. Ils aiment bien ça : mobile, pouvoir changer d’édition du jour au lendemain […] Ils jugent sur pièce, sur le travail fait. Partout où j’étais passé, je n’avais jamais rechigné, je n’avais jamais rien refusé. Et j’étais passé, au fur et à mesure, dans trois quarts des huit ou neuf éditions. Je suis allé en Seine-et-Marne, Val-d’Oise, Val-de-Marne, Hauts-de-Seine, Yvelines, Essonne. »
13Puis très rapidement, après un an seulement de piges régulières, il est titularisé, profitant selon lui d’une vague importante de titularisations dans le titre, quasiment la dernière en date.
14C’est une place au Parisien mais c’est aussi une place sociale que Michaël s’est faite « petit à petit ». Et c’est petit à petit qu’il a assuré sa reproduction sociale, par la « petite porte » d’entrée dans les écoles de journalisme, puis par la « petite porte » d’entrée dans les titres. Bien plus qu’il ne veut le dire, il s’est centré sur Le Parisien non pas comme il le mentionne pour le seul choix de stage de fin d’année mais plus largement pour son entrée dans la vie active et dans la vie d’adulte. Car en accédant au Parisien, d’abord comme pigiste permanent, il sort d’une certaine insécurité qui n’était pas seulement d’ordre matériel puisqu’elle engageait son avenir dans la profession. Puis comme titulaire, il vieillit socialement d’un coup malgré son jeune âge. Il indique d’ailleurs au cours de l’entretien qu’il est déjà « le plus ancien » dans sa rédaction, du fait que le journal connaît un turn-over important et favorise la mobilité. Au-delà des signes matériels de son vieillissement social que sont son statut et son salaire, c’est suite à sa titularisation qu’il clôt sa jeunesse assez rapidement. Il fréquente moins ses amis des Yvelines, il rencontre sa conjointe8, ils s’installent ensemble puis achètent un logement dans le département de sa nouvelle rédaction. Enfin ils ont un enfant qui est âgé d’un an au moment de l’entretien. Son entrée par la « petite porte » et le « choix » du Parisien en pages locales comme horizon professionnel, nécessité faite vertu, exprime certes des ambitions journalistiques mais qui restent limitées. Michaël se contente par la suite de cet avenir en presse locale et refuse même, après deux échecs, de postuler à un poste aux pages nationales. Il n’a jamais essayé, même temporairement à un moment ou à un autre de sa carrière, d’échapper à ce destin en presse régionale, auquel l’assignaient certes l’école, comme le dénonce Alice, mais surtout sa position et ses dispositions sociales initiales. Sans qu’il s’agisse d’un déterminisme mécanique, Michaël illustre à ce pôle de l’espace des étudiants un devenir « petit bourgeois » à moindre capital culturel qui le fait journalistiquement rester à sa place, sans aigreur, sans illusions et désillusions (à la différence de Sébastien) et s’accompagne d’un certain conservatisme non pas politique mais plus largement social quand, se prenant comme point de comparaison, il pointe « la naïveté » et « les illusions » des jeunes étudiants en stage qui n’ont pas compris que « la fête » était finie et qu’il allait falloir se battre pour arriver. Certes, il fait valoir ici « un principe de réalité » mais il s’oppose aussi, toujours sans aigreur et regrets, à « des ambitions » qu’il s’est interdit d’avoir.
Le rejet
15Si le champ journalistique hérite des journalistes, il peut aussi comme un champ de force rejeter et exclure hors de ces frontières des prétendants. Comme l’a montré l’analyse des tris croisés, ces derniers se situent fréquemment à la « petite porte » et dans le quart sud ouest de l’espace9. Sophie, qui a aussi été choisie comme interviewée du fait de sa position dans ce cadran, en est un exemple. Étudiante d’une école de journalisme récemment reconnue par la profession, elle se spécialise en télévision ayant déjà été attirée et formée à l’audiovisuel dans un BTS suivi après sa terminale S option cinéma. Après son CCD de fin d’études dans une rédaction régionale de France 3, elle propose, en vain pendant sept mois, ses services aux différentes rédactions régionales du groupe. Elle abandonne finalement, à bout de force, son objectif d’intégrer le planning de France Télévisions pour monter à Paris chercher du travail. Elle en trouve très rapidement dans le secteur de la communication, d’abord dans une agence de communication web, puis, trois ans plus tard, dans l’antenne parisienne d’une ONG internationale où elle est chargée de communication web depuis quatre ans. Sa sortie du journalisme n’a pas été complètement définitive puisqu’elle a participé à la création et au fonctionnement d’un magazine « féminin éthique » pendant deux ans en parallèle de ses emplois de communicante. Cependant, le titre n’a pas réussi à se pérenniser et Sophie a dû, à nouveau, abandonner ce travail journalistique, cependant bien plus satisfaisant moralement et journalistiquement que l’épisode initial de France Télévisions.
16Si Sophie aime le cinéma et choisit cette option en terminale, c’est plus en fait par la vidéo et la photo, qu’elle pratique en amateur, qu’elle est attirée. À la différence de Clara, elle aime avant tout « la technique et le sens de l’image ». À ce sujet, elle est affirmative : « Je ne parle pas d’artistique, je n’ai jamais eu une âme d’artiste. » Elle se tourne vers un BTS audiovisuel et non une faculté de cinéma car elle a envie « d’apprendre à faire des films »« pas à les analyser ». Ne trouvant pas de travail à la sortie de son BTS et « sans y mettre une énergie folle », elle prend une année sabbatique pendant laquelle elle travaille comme serveuse dans un bar à Paris. Elle a pensé déjà au métier de journaliste car la fiction l’intéresse peu et s’imagine plus avoir une certaine liberté à monter des documentaires ou des reportages. Elle reprend des études en licence de cinéma dans le seul but d’intégrer une école de journalisme « reconnue » dont elle a découvert l’existence. Elle réussira deux concours de deux écoles intermédiaires non parisiennes qui délivrent un master. Elle choisit, notamment pour des raisons financières, l’école située dans l’agglomération où résident ses grands-parents qui pourront la loger. Son père est cuisinier10. Il a travaillé dans le restaurant d’un théâtre de Seine-Saint Denis, avant de connaître une longue période de chômage puis de racheter un petit restaurant où il travaille à son compte. Sa mère est employée de la fonction territoriale dans une mairie de la proche banlieue parisienne. Si Sophie hérite d’un capital culturel limité et semble éloignée du monde journalistique, d’autres facteurs familiaux peuvent expliquer son orientation vers ce métier. Son père a été cuisinier dans un théâtre et sa mère fait partie de la fonction publique, tous les deux sont de gauche, « un peu écolo » pour le premier, « communiste » pour la seconde comme ses grands-parents. La lecture régulière du Monde et du Canard enchaîné par ses parents et l’intérêt pour la politique qui alimente de longues discussions familiales tendent à être le signe de la possession de ressources et dispositions culturelles au sens large non négligeables. D’ailleurs Sophie souligne que son père était déçu qu’elle se destine à des études courtes initialement en BTS audiovisuel, et estime que « le journalisme ça lui allait mieux » quand elle décide de s’orienter vers ce secteur. En matière audiovisuelle, c’est, non pas la fiction, mais le traitement de la réalité sous forme de reportage ou de documentaire qui l’attire. Comme beaucoup d’enfants de milieux « populaires », elle est poussée vers les études11 comme le prouve encore plus la trajectoire de son frère cadet devenu ingénieur en informatique pour qui elle a peut-être ouvert la voie.
17L’intérêt de la trajectoire de Sophie ne tient pas à sa typicité en soi d’étudiante sortie du secteur puisque nombreux sont les cas d’individus situés encore plus à la « petite porte », bachelier ou bac +1, d’origine sociale basse, inscrits dans les IUT et surtout les plus récents, qui après quelques années en presse régionale, bifurquent vers d’autres secteurs, comme la communication qui offrent parfois, mais pas toujours, plus de travail et de sécurité professionnelle. Nous avions ainsi décrit le cas d’Élodie, qui s’est tournée vers un poste de chargée de communication dans une collectivité locale, mais nous aurions pu aussi bien évoquer Sandy, qui était encore moins dotée scolairement et socialement à son entrée à l’IUT12, et qui vit de petits boulots et autres emplois en communication depuis sa sortie de l’IUT. Sophie, elle, se situe à une position assez proche de celle de Michaël. Elle s’en démarque par un cursus scolaire plus réussi puisqu’elle est titulaire d’une licence, mais elle est d’origine sociale un peu moins élevée. Surtout elle ne dispose pas de cette familiarité avec l’univers journalistique et la pugnacité de sept mois dont, elle aussi, fera preuve ne sera pas productive : elle sera définitivement exclue du planning de France Télévisions où elle n’est, en fait, jamais rentrée, et plus largement du journalisme de télévision et même du journalisme. De ce point de vue, elle est proche de Sébastien, mais l’exclusion qu’elle va connaître se produira sous une forme plus directe, plus précoce et plus définitive car elle se situe plus bas dans l’espace des étudiants (moins diplômée, d’origine sociale moins élevée et sortie d’une école moins réputée). Comme Sébastien, elle a le sentiment d’avoir fait des efforts pour intégrer ce secteur, ce qui explique la force du souvenir de cette expérience (qui tient avant tout à sa violence) qui ne s’accompagne cependant pas de ressentiment puisqu’elle a retrouvé une situation professionnelle stable. Elle connaît de fait une trajectoire d’ascension sociale mais elle ne réussit pas à réaliser ses ambitions professionnelles premières. Cet accident, qui l’a fait sortir du planning de France Télévisions, n’a rien de singulier mais s’est opéré pour elle très vite et très durement durant sept mois d’attente et de chômage. Sans nier le caractère accidentel, on pourrait même dire aléatoire, de son exclusion du journalisme13, sa position dans l’espace des étudiants laissait ouverte la probabilité de sa trajectoire et de cet accident. Comme elle le dit d’ailleurs avec les mots d’une expérience personnelle, il s’agit bien d’un fait social où des forces extérieures, celle d’un sous-champ journalistique, interagissent avec les propriétés et attentes d’un individu : « De toute façon j’allais être rejetée, car c’est un peu le message que le monde professionnel m’envoyait. »
18Tous les étudiants interviewés évoquent comme des périodes difficiles les épisodes même courts de chômage qu’ils ont connus. Élise, de façon un peu démesurée par rapport à sa situation réelle après l’arrêt de son contrat à RFI, parle d’un « moment très dur », Sébastien de « traumatisme » lorsque France Télévisions cesse de le solliciter après sept ans de planning, Adèle « d’angoisse » quand elle se lance dans une recherche de piges qui tarde à aboutir. Cécile raconte qu’après l’arrêt de ses piges à France 24 : « Au bout d’un mois et demi il y a plus rien et là c’est dur ; là c’était un moment pour le coup difficile. » Emmanuelle, qui a connu une période infructueuse de recherche d’emploi à son retour de l’étranger se souvient que « c’était très difficile, beaucoup de lettres de candidatures restent sans réponses du tout, certaines négatives ». C’est rarement aux effets matériels et financiers de ces périodes de chômage qu’est imputée la dureté de la situation. Ce sont plutôt des facteurs d’ordre moral qui sont mis en avant comme traumatisants, le fait de « n’avoir pas de réponse », de « ne rien faire14 ». L’expérience de recherche d’emploi de Sophie est marquante par son moment (à la sortie d’école), sa durée (sept mois) et son échec (aucun travail). Marquante, elle l’est encore dans le récit qu’elle en fait. Les extraits qui suivent ne se suffisent pas à eux-mêmes mais ce récit-limite d’un cas-limite peut faire ressortir, à la façon d’un idéal type, les caractéristiques de l’expérience du chômage pour un apprenti journaliste sorti d’école. L’effet des lettres de candidatures sans réponse évoqué par Cécile se trouve, par exemple, ici amplifié. Comme pour Sébastien, le traumatisme moral est celui d’un retour en arrière qui prend la forme d’un retour chez les parents dans une position antérieure et inférieure à celle précédant l’entrée en école qui n’est plus supportable à l’entrée dans l’âge adulte (comme l’avait aussi vécu Emmanuelle pendant ses années à Compiègne).
« J’ai passé des mois à appeler toutes les semaines toutes les rédactions régionales de France 3 pour dire : “Bonjour, je suis journaliste-rédactrice, j’ai travaillé là, vous pouvez me demander.” Ça se fait par téléphone. Il faut savoir quel jour de la semaine ils font le planning pour les appeler et si possible le matin, ou la veille pour leur dire : “Voilà je suis dispo, si vous avez besoin de quelqu’un.” Ça n’a jamais marché. […] J’ai fait ça plusieurs mois avec désespoir [commence à compter] : septembre, octobre, novembre, décembre, janvier, février, mars. Donc j’ai fait ça six, sept mois.
– Vous n’avez pas eu une petite pige ?
– Non, sept mois secs. Je me suis sentie hyperseule. En plus c’est une période qui est horrible : on sort de master ; moi, j’étais trop jeune pour toucher le RMI. »
« Donc je suis restée là [dans la ville de son école de journalisme] pendant que j’étais au chômage parce que la perspective de revenir, au chômage, retrouver ma chambre d’étudiante chez mes parents sans rien d’autre à faire que me morfondre toute la journée, c’était au-dessus de mes forces. »
« J’ai passé six mois horribles. Je pensais que je ne valais rien, que je n’y arriverai pas. J’aurais dû retourner faire serveuse car j’avais été serveuse neuf mois avant le master mais j’étais arrivée à un point où je me disais : “Je n’arriverai pas à rebosser car ça fait tellement de mois que je ne suis pas dans un environnement de travail que je ne suis même pas sûre que j’arriverai à me comporter comme il faut dans le cadre professionnel.” »
« Là je me souviens de m’être dit : “J’envoie trente lettres de motivation par jour mais ça ne change rien. Que je me lève le matin ou pas, que j’envoie trente lettres de motivation ou pas, ça ne change rien. Personne ne le voit et il n’y a que moi qui le vois” en pleurant toutes les larmes de mon corps devant l’ordinateur en sachant que ça ne marchera jamais. Mais je le faisais. »
« Il y a un truc mortifère dans le chômage. Les premières semaines, les deux premiers mois, on est bien en train, on y va, on se bat, on sait que ça va être dur. Et au bout d’un moment, c’est tellement dur que n’importe quoi – en tout cas j’ai l’ai vécu comme ça – me paraissait hors de portée, impossible à faire. De toute façon j’allais être rejetée car c’est le message que le monde professionnel m’envoyait. »
19Au-delà de la compréhension qu’appellent ces extraits d’entretien, sans chercher à trouver les raisons factuelles de cet échec initial, il importe d’essayer de dégager des explications à cette trajectoire. Si Sophie ne possède pas un fort volume de capitaux, elle ne dispose pas non plus de cette familiarité avec l’univers journalistique qu’elle affronte avec des ressources spécifiques réduites et des dispositions un peu décalées comme Sébastien. Pour le dire autrement, elle agit dans cet univers académico-journalistique avec un moins bon sens du placement et accumule des handicaps par rapport aux étudiants les plus dotés. S’il peut sembler, à un regard extérieur, que les formations en audiovisuel sont une voie d’entrée logique vers le journalisme, ce n’est objectivement pas le cas. Les voies principales d’accès aux écoles sont les cursus de science politique, d’histoire et d’information-communication quand l’audiovisuel ne concerne que deux étudiants sur les 328 de notre population initiale. De même, les étudiants d’école recrutant à bac +2, passés par des BTS, sont extrêmement rares même lorsqu’ils ont prolongé leur cursus comme Sophie qui a suivi une licence par la suite. L’entrée par l’audiovisuel dans le journalisme de Sophie n’a, par exemple, que peu à voir avec le cas de Clara qui « découvre la caméra » à Sciences Po Paris en tournant un documentaire. L’écart social initial entre ces deux étudiantes se retrouve dans leur expérience et vocation à l’audiovisuel. De même le choix de Sophie de la spécialisation télévision apparaît presque, en dépit de son attrait pour l’audiovisuel, comme un choix par défaut. Il répond, en effet, au fait qu’elle ne se sentait « pas à l’aise avec l’écriture journalistique écrite ou web ». L’écart est grand sur ce point avec Marine ou Clément qui s’orientent en télévision car, maîtrisant déjà l’écrit, ils souhaitent apprendre d’autres techniques journalistiques et ajouter des cordes à leur arc. Il l’est aussi avec David dont le choix de l’audiovisuel va de pair avec une grande confiance en lui produite par la sélection-élection dont il fait l’objet par ses formateurs. De ce point de vue encore, Sophie est plus proche de Sébastien dont le choix de la télévision est un calcul en partie faux. Elle fait un pari un peu raté quand elle opte pour son école de journalisme : « Certes elle était nouvelle mais l’autre [école] que j’avais eue n’avait pas de réputation particulière. Je me suis donc dit qu’entre la petite nouvelle et celle qu’on ne connaît pas, cela ne ferait de grandes différences après sur le marché du travail. » Les données objectives tendent à prouver le contraire même si les différences sont minimes. Mais elle le reconnaît, elle ne pourra pas et n’essaiera d’ailleurs pas de s’appuyer sur « le réseau », le capital social journalistique et symbolique d’une école sans ancienneté :
« Je ne me suis absolument pas tournée vers l’école : on était la première promo. Et puis pendant les deux ans, ils n’avaient pas été particulièrement bons sur l’organisation, l’encadrement, l’aide à trouver. En fait les gens qui aidaient à trouver, c’était des intervenants extérieurs. En plus notre prof en télé en deuxième année, ça faisait un petit moment qu’il n’était plus là. Et ce n’était pas le genre qui donnait l’impression qu’il était prêt à mettre son réseau en action. »
20Sa position à la marge de l’espace journalistique se donne à voir aussi indirectement par ses relations « amicales et professionnelles » et ses affinités sociales. En effet les journalistes avec lesquels elle sympathise ou travaille (au-delà des anciens de sa promotion avec qui elle est restée en contact) sont aussi à la marge du monde journalistique, ce qui s’explique, entre autres, par son appartenance à des milieux eux-mêmes connexes comme l’audiovisuel pendant ses études supérieures, ou la communication pendant sa vie active. Ainsi, elle est recrutée dans son agence de communication par une journaliste, passée par une école parisienne non reconnue et qui, ne trouvant pas de piges, s’est tournée vers la communication : elle « s’est complètement reconnue » en elle. Elles deviennent très amies. Cette collègue amie lui présente par la suite une amie qui deviendra la sienne. Elle est aussi journaliste, diplômée d’un IEP mais n’arrive à travailler qu’en communication institutionnelle. C’est à l’initiative de cette dernière qu’elles lanceront un magazine féminin. Plus récemment, envisageant de réaliser un documentaire sur la ville de Détroit, elle se tourne vers une ancienne camarade de BTS qui n’est pas journaliste mais monteuse.
21Sophie ne veut cependant pas abandonner trop vite l’espoir de travailler en télévision. Mais à la différence de Michaël, par exemple, qui s’est accroché pendant un an, elle ne veut pas renoncer à ses ambitions journalistiques. Quand Michaël accepte tous les « petits boulots » du Parisien, elle ne contacte que France 3, se refuse à travailler pour rien comme stagiaire en télévision locale notamment. Elle tient une ligne politique peut-être héritée de son éducation familiale : ne pas se brader : « Je ne voulais pas faire de stage ; à bac +5, je pensais que je valais plus de 300 euros par mois. » Même quand elle pense à un travail alimentaire, à la différence de Michaël qui fait de l’intérim de nuit, ou d’Emmanuelle ou de Cécile qui ont été hôtesses, elle dit ne pas avoir voulu être « caissière » ou, de nouveau, « serveuse » :
« J’aurais pu faire serveuse. J’avais bossé neuf mois comme serveuse à Bastille : c’était très fun. Ça m’avait aussi aidé à réaliser que je voulais reprendre mes études, parce que j’avais l’impression de sentir mon cerveau rétrécir. Du coup avoir fait une licence, un master, des concours de journalisme et redevenir serveuse, ce n’était pas possible. »
22Sans ressentiment, elle a aussi un jugement un peu similaire à Sébastien sur la non-correspondance entre son investissement dans les études et la situation professionnelle obtenue. Elle élargit finalement ses recherches à la communication où elle trouve vite un emploi. Son souci de ne pas déroger est aussi selon elle d’ordre journalistique. Elle refuse de se tourner vers la PQR dont elle critique la qualité et l’intérêt. Mais c’est plus une justification a posteriori qui recouvre son peu d’attrait d’alors pour le journalisme écrit puisqu’elle lui oppose classiquement le travail en presse magazine sur des formats et du temps longs qu’elle ne découvre et valorise que trois ans plus tard quand elle contribue à créer et faire fonctionner un magazine féminin. Elle esquive d’ailleurs la question de la qualité de la télévision régionale publique, pourtant beaucoup décriée par d’autres étudiants, et mentionne plutôt à ce sujet « sa naïveté » de jeunesse. Son exclusion du monde journalistique n’a pas été définitive puisqu’elle a réussi à travailler en presse magazine avec le projet abouti de création de magazine féminin. Si elle en garde un très bon souvenir malgré l’échec final puisque « cette aventure » a prouvé qu’elle pouvait faire du journalisme et de « qualité », on peut aussi dire qu’elle a été de nouveau rappelée à l’ordre par le réel, ou pour reprendre sa formule « rejetée » encore une fois par le monde journalistique. Et même si ce rappel n’a pas été aussi violent qu’à sa sortie d’école puisqu’elle a retrouvé l’emploi qu’elle avait dans son ONG, il n’empêche que, comme souvent pour les individus relativement les moins dotés, le retour à la réalité a été un peu difficile. Elle a connu une rupture sentimentale liée à son investissement dans ce titre et avoue tout de même « avoir eu peur du vide » et « se retrouver dans un monde sens dessus dessous » une fois le journal arrêté. Son rapport à l’avenir et en particulier l’avenir journalistique auquel elle ne renonce pas complètement a, au moment de l’entretien, quelque chose d’illusoire. Elle prépare un documentaire sur la ville de Détroit où elle a fait déjà un mois de repérage. Elle envisage aussi de partir travailler aux États-Unis ou même de faire un PhD en vue de pouvoir effectuer ce tournage. Mais tous ces projets sont au stade de l’ébauche et, elle les reconnaît, compliqués :
« Pour l’instant, on n’a pas de producteur, on n’a pas de diffuseur, on n’a rien. On est vraiment au stade de projet […] Mon projet, c’est aussi d’y vivre, d’y travailler [aux États-Unis]. J’avance un peu mais c’est extrêmement compliqué d’avoir un visa, il faut avoir un contrat de travail […] Avec les difficultés pour avoir un visa, cela en est, on va dire, au stade d’avant-projet. »
23Il faut aussi voir en ces projets ambitieux, plus ou moins réalistes, auxquels elles croient sans vraiment y croire, le signe d’un rapport à l’avenir d’un individu justement un peu à la marge d’un univers qui le domine, et qui ne peut pas prévenir l’avenir.
Une sortie prévisible et prévue
24À l’extrémité de la « petite porte », se situent les étudiants aux ressources les plus faibles et qui, pour beaucoup, ont été contraints, comme Sophie, de quitter le journalisme. Ces situations ne sont pas automatiques et d’autres trajectoires sont observables. C’est le cas de celle de Tarik qui a été interviewé en raison de sa position extrême à gauche sur le premier axe de l’ACM, quasi symétrique à celle de David. Il a objectivement les caractéristiques d’un étudiant de l’extrémité de la « petite porte ». Il fait partie des très rares individus de milieux populaires de cette population. Il est originaire de la Moselle où son père, immigré algérien sans diplôme arrivé en France en 1973, travaille comme ouvrier dans une grande entreprise sidérurgique de la région. Sa mère, aide comptable titulaire d’un CAP, arrête de travailler dès la naissance du premier enfant. Il intègre un IUT de journalisme à la reconnaissance très récente dès sa sortie du lycée en tant que boursier. Ce statut ne signifie pas qu’il a connu une jeunesse matériellement difficile comme il le précise car si ses parents ne pouvaient pas l’aider financièrement, il n’a jamais travaillé pendant ses études, étant arrivé très vite à se constituer des réserves financières avec ses CDD d’été de journaliste. Il s’éloigne progressivement de cet univers pour se retrouver, par « choix » si on peut dire, dans une situation professionnelle à la fois proche et distante de celle de Sophie. Il est adjoint à la déléguée générale d’une association de défense et valorisation de la mémoire de l’immigration en France après avoir manqué être embauché dans une ONG. Au cours de sa vie active il a successivement travaillé comme rédacteur pour la Ligue de l’enseignement, dans un réseau d’associations étudiantes, puis pour une autorité administrative indépendante de défense des droits. À la différence de Sophie, il a moins été rejeté par le monde professionnel journalistique qu’il n’a rejeté ce dernier. Il a connu une trajectoire de poursuite d’études longues jusqu’à un master 2 de sciences politiques (et même une première année d’inscription en thèse). Son orientation initiale en journalisme en IUT n’a été qu’un moyen, comme pour beaucoup d’étudiants passant par des cycles courts, de gagner l’enseignement supérieur long15. Évidemment ce n’était pas une stratégie anticipée et il affirme d’emblée, comme Adèle ou Céline par exemple, avoir choisi un IUT pour entrer vite dans la vie active :
« Je voulais devenir journaliste et je me suis dit qu’il fallait faire une école de journalisme : “Tente que ce que tu peux tenter maintenant et tu verras les résultats” […] Certains choisissent l’IUT peut-être parce que c’est court, à visée professionnalisante et pour être rapidement sur le marché du travail. Ce n’était vraiment pas l’optique que j’avais. C’était juste : je veux être journaliste, je fais une école de journalisme. »
25Sa trajectoire se distingue de fait, à un double titre, de celle des étudiants de la « grande porte ». D’une part, il a suivi ses études après, et non pas avant, être sorti de son école de journalisme. D’autre part, il a envisagé d’emblée la formation en journalisme comme un moyen de se former intellectuellement et comme une voie de passage vers des études, et non comme une façon de clore un cursus académique et de trouver un débouché professionnel. On pourrait presque dire que c’est la science politique qui l’a attiré vers le journalisme puis conduit vers des études dans cette discipline, alors que le parcours disciplinaire modal des étudiants de la « grande porte » s’opère dans le sens inverse :
« Dans mon projet professionnel, j’étais un peu intéressé par la question internationale […] J’écoutais un peu RFI que j’ai découvert quand j’étais en vacances à l’étranger. C’est des sujets dont on n’entend pas beaucoup parler ailleurs. C’est des traitements aussi différents. Ce qui m’intéressait, c’était le journalisme sur les questions internationales. »
26C’est donc logiquement, sans calcul, qu’il se sent poussé à poursuivre ses études à la fin de sa scolarité en IUT et d’ailleurs toujours, en tout cas au début, dans une perspective journalistique et avec un certain sens des réalités professionnelles :
« Je ne me sentais pas tout à fait légitime pour faire ça tout de suite. J’étais un peu jeune. Être journaliste sur les questions internationales, à 21 ans en sortant d’IUT… […] J’avais conscience que c’était déjà bouché. Je n’allais pas devenir grand reporter au Monde du jour au lendemain. Je me disais : “Ça ne peut pas te faire de mal de poursuivre tes études pour avoir plus de culture.” J’étais bien outillé à l’IUT sur les techniques. J’ai appris le métier. Mais après je me suis dit qu’il faut du fond derrière pour étayer. »
27Il semble avoir tout fait pour trouver des raisons journalistiques de s’écarter de ce qui constituait son destin le plus probable à la sortie de cet IUT : « La voix normale, c’était la PQR. Je n’avais pas vraiment une âme de localier, ça ne m’intéressait pas plus que ça sur le long terme. » Il fait son stage de seconde année au mensuel Alternatives internationales où il pratique un journalisme en affinité avec sa vision de ce métier :
« C’était à l’époque un mensuel. C’était une périodicité différente, […] C’est bien de partir sur le terrain. J’ai fait un peu ça : aller faire des reportages, des conférences de presse. Mais avoir le temps de se poser, de se documenter, d’écrire, de faire des papiers. 8000 signes, c’est un confort et un challenge. »
28Il est facile alors pour lui d’opposer cette expérience et cette pratique du journalisme à celle qu’il vivra pendant son stage de licence professionnelle de journalisme16 à Métro en région parisienne :
« Quand je suis arrivé à Paris à Métro, j’ai ressenti le côté plus frustrant [du métier]. Une rédaction parisienne aussi, ça change : les conférences de rédaction le matin, la concurrence avec d’autres titres. Il faut aller vite, il y a du stress. On m’avait confié le micro-trottoir, quelque chose que je n’appréciais absolument pas, que je détestais faire. Voilà, on arrive à la conf’ le matin, on nous donne un sujet, il faut que ce soit fait pour 5 ou 6 heures. On a une après-midi pour contacter les gens, se documenter. Donc on a l’impression d’être toujours dans la course, de faire du copier-coller de communiqués presse. Cette frustration m’a conduit à me dire : “Faut voir autre chose.” »
29« Voir autre chose », ce sera poursuivre des études de sciences politiques en master 1 puis en master 2 à l’université de Nanterre. Ce sera abandonner peu à peu le journalisme, même si pendant deux ans Tarik continue de faire des CDD d’été à Presse Océan et des piges très irrégulières à Alternatives internationales. C’est en master 2 qu’il tire un trait sur l’idée même d’exercer son métier :
« Il fallait que je trouve un stage pour mon master professionnel. Je me suis dit des stages en journalisme, il y’en a maintenant pas mal sur ton CV, c’est peut-être aussi l’occasion de voir autre chose et par un concours de circonstances, j’ai eu un stage à la délégation générale aux relations internationales de la ville de Paris. »
30Il raconte, peut-être sous l’effet de la rationalisation rétrospective qu’encourage la situation d’entretien biographique, la rupture qui s’est produite et qui n’était que le résultat d’une prise de distance continue :
« Mon travail à la Mairie de Paris m’a fait comprendre que ce qui m’intéressait dans le journalisme, c’était la synthèse, l’écriture et que ce n’était pas quelque chose que je pourrais forcément faire dans le journalisme. Et puis j’ai vu que d’autres métiers existaient. »
31Les emplois qu’il cherche à obtenir à partir de cette date ne se situent plus dans le secteur du journalisme, mais dans celui des ONG, dans les mondes administratif ou associatif.
32Ce parcours n’est pas le fruit d’une prise de conscience des limites du journalisme mais l’accomplissement de dispositions sociales. Il laisse parler ses penchants sociaux quand, après avoir déjà poursuivi en licence professionnelle journalisme, il opte pour un master :
« Fondamentalement aussi, c’était reculer l’échéance : je n’étais pas prêt à travailler. Moi les études, ça m’a toujours plutôt réussi. C’était un certain confort : ça ne m’a jamais dérangé les études. J’aimais bien ça, j’aimais bien étudier. »
33Ces dispositions, il les cultive. Pour « voir autre chose » pour reprendre sa formule, il part déjà à la sortie de l’IUT comme étudiant plus que comme apprenti journaliste un an à l’étranger au Canada dans le cadre d’un Diplôme universitaire. Il avait décidé de profiter de cette opportunité dès la présentation de cette possibilité à la réunion de rentrée de sa première année d’IUT. Il repartira dans le cadre de son master en Erasmus en Finlande. Il se prend au jeu des travaux et des cours universitaires dès l’IUT – ce qui est rare, les étudiants y plébiscitant plutôt les cours pratiques –, puis en master où il s’inscrit en master professionnel et en master recherche. Il consacre alors du temps à son mémoire sur « les poursuites contre le Soudan au Tribunal pénal international » avec comme problématique la question « des limites d’une justice qui se veut universelle ». Déjà lors de son stage de seconde année d’IUT à Alternatives internationales, il dit, peut-être encore après coup, avoir été sensible, en plus du fait de pratiquer un journalisme qui se donne du temps, à « une ambiance… On était dans les mêmes locaux qu’Alternatives économiques, avec des bibliothèques, des livres partout, de la moquette par terre. C’est vrai que cette ambiance un peu feutrée, c’était agréable ».
34Finalement, ce parcours est aussi l’accomplissement d’une trajectoire sociale assez classique, non singulière ou « personnelle » d’un enfant de milieu ouvrier, fils d’immigré qui investit dans l’école et qui, en tant que cadet, suit la voix de la poursuite d’études ouverte par son frère aîné (qui après un BTS Commerce international fera une école de commerce avant de travailler pour une société américaine au Moyen-Orient), études qui seront encore plus brillantes pour le benjamin (le jeune frère de Tarik fera une classe préparatoire scientifique au lycée Louis-Le-Grand à Paris et intégrera une école d’ingénieur)17.
Notes de bas de page
1 Des individus présentent des trajectoires similaires à celle de Céline mais dans le secteur de la presse écrite régionale.
2 Et c’est à titre qu’il a été choisi pour faire partie de l’échantillon des interviewés.
3 G. Lafarge et D. Marchetti, « Les portes fermées du journalisme », art. cité
4 Ce qui ne veut pas dire qu’il n’effectue pas cependant un léger déplacement social puisque, au-delà de l’identité nominale, la position qu’il occupe n’est pas équivalente à celle qu’occupait son père vingt ans auparavant du simple fait de la transformation de l’univers journalistique, de la position qu’y occupe ce titre, et comme nous l’avons montré des changements du recrutement social et scolaire des journalistes.
5 Même si d’une certaine façon, la sienne est aussi « difficile » même si matériellement elle l’est moins du fait des ressources sur lesquelles elle a pu s’appuyer.
6 Sur l’instauration d’une nouvelle hiérarchie des filières dans l’enseignement secondaire et la suprématie prise dans les années 1960 par les sciences et tout particulièrement les mathématiques sur les lettres au lycée voir : C. Soulié, « La recomposition des facultés et disciplines dans l’université française des années soixante », dans C. Soulié (dir.), Un mythe à détruire ? Origine et destin du Centre universitaire expérimental de Vincennes, Saint-Denis, PUV, 2012, p. 36-37.
7 G. Mauger, « Jeunesse : l’âge des classements [Essai de définition sociologique d’un âge de la vie] », Recherches et prévisions, no 40, juin 1995, p. 19-36.
8 Elle est traductrice dans un grand groupe pharmaceutique.
9 C’est quasiment 50 % de 35 étudiants que nous avons identifiés et qui sont sortis de journalisme qui sont positionnés initialement dans ce cadran.
10 Il est titulaire a priori d’un CAP bien qu’elle ne sache pas les études qu’il a faites. Elle ne connaît pas non plus le diplôme de sa mère.
11 Voir T. Poullaouec, Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, La Dispute, coll. « L’enjeu scolaire », 2010.
12 Profil atypique mais typique d’un IUT à la reconnaissance récente qui n’a pas encore normalisé et formalisé son recrutement à la sélectivité sociale et scolaire réduite, elle intègre à 28 ans l’IUT. Elle est titulaire d’un bac pro secrétariat. Son père est cordonnier.
13 Et sans tomber dans l’illusion et l’erreur d’une omniscience qui serait celle du sociologue extérieur qui aurait le point de vue sur les points de vue.
14 C’est une dimension étudiée depuis longtemps par la sociologie du chômage (voir les travaux de Didier Demaziere comme par exemple Sociologie des chômeurs, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2006). Clémence, qui a vécu une expérience très longue et également très dure de chômage, souligne qu’avoir eu une activité bénévole dans une radio associative et « gardé une vie sociale » avec son conjoint durant ses deux ans et quatre mois sans emploi a été décisif pour traverser cette période : « Moi ce qui m’a sauvée entre guillemets c’est que je maintenais cette activité un peu bénévole qui me donnait l’impression de faire des trucs intéressants, qui me donnait l’impression d’avoir des trucs à raconter le soir aux gens que je voyais. »
15 J.-F. Giret, S. Moullet et G. Thomas, « L’enseignement supérieur professionnalisé : un atout pour entrer dans la vie active », Bref du CEREQ, no 195, mars 2003.
16 Diplôme qu’il suit un an après son IUT dans le même établissement après être parti un an à l’étranger dans le cadre d’un diplôme universitaire.
17 T. Poullaouec, op. cit.
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